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Dans cet ouvrage à la jonction de la « recherche universitaire et de la prise de parole politique » (p. 11), sont réunis des universitaires, des acteurs politiques autochtones, ainsi que des défenseurs des droits de la personne. Les auteurs et autrices y analysent de manière transversale et comparative des situations et des enjeux liés aux politiques de mémoire et des demandes de vérité sur les crimes ayant été commis dans les Amériques.

Or, loin de l’intention des auteurs de brosser un portrait « triomphaliste » de ces initiatives. On propose plutôt une étude « réaliste » qui dénonce souvent l’inertie des institutions et le climat d’impunité qui y règne. Afin de subvertir le pouvoir en place et de fonder une justice sociale durable, les auteurs et autrices étudient les limites des réformes institutionnelles et des modèles de réconciliation des États, qui sont – non sans paradoxe – à la fois juge et partie de ces mêmes démarches.

Des dictatures du Cône Sud, en passant par les guerres civiles en Amérique latine, jusqu’aux pensionnats autochtones au Canada, les auteurs et autrices questionnent à la fois les espoirs et les tensions que suscitent les modèles d’excuses et de réparation face à ces exactions, de même que le rôle de la mémoire dans la revendication des victimes pour leurs droits à la justice, à la vérité et à la réparation. Selon eux, le devoir de mémoire se situe dans l’exigence de dépassement de la vision actuelle de la société à travers l’accréditation, la validation et la légitimation de la mémoire des subalternes, de sorte que ne se reproduisent plus les violences commises à leur égard et que des mesures de restitution de leur dignité soient établies.

Les différents textes qui composent l’ouvrage adoptent des approches multidisciplinaires et sont le fruit d’enquêtes empiriques ou de réflexions sur des travaux antérieurs. L’ouvrage comporte deux parties : la première est consacrée au Canada et la seconde s’intéresse à l’Amérique latine – la Colombie, le Guatemala, le Honduras et le Pérou.

Dans la première partie, les auteurs mettent l’accent sur l’insuffisance des démarches de réconciliation, dont le terme présente de nombreuses limites. Le gouvernement canadien, reconnu pour sa facilité à s’excuser et à présenter les problèmes comme étant toujours presque réglés, est dépeint dans son incapacité à générer de véritables changements.

Pour la militante et activiste Ellen Gabriel, il faut avant même de parler de réconciliation – qui émerge, après tout, d’une demande des colonisateurs – cautériser la blessure de la colonisation. La restitution est, comme le dit le titre de ce premier chapitre, le prérequis de la réconciliation. Sans cela, les institutions perpétuent une culture du « politiquement correct » où les intérêts économiques « priment sur tout » (p. 20). Gabriel soutient que seule la créativité permettra la mise à terme de la reproduction des institutions coloniales et de ses conséquences dévastatrices.

Ghislain Picard rappelle au second chapitre que la réconciliation implique autant les peuples autochtones que divers paliers gouvernementaux allochtones. Or, l’acception actuelle de la réconciliation ne semble pas conciliable, ni tenir compte des significations données par les premiers peuples à ce terme. Afin de parvenir à la réconciliation sous tous ses plans – politique, gouvernemental et sociétal – Picard lance un appel à la militance des Premiers Peuples et à l’écoute d’un parti comme de l’autre.

Au troisième chapitre, Martin Hébert questionne la flexibilité des institutions et pointe les limites du processus de pluralisation d’une institution, dont la transformation structurelle exige bien plus qu’une « simple mise à jour » (p. 40). La pluralisation des institutions dominantes n’augmenterait-elle pas leur acceptabilité sociale ? Par-là, ne pacifieraient-elles pas les luttes des subalternes, à l’avantage des entreprises qui souhaitent opérer dans un environnement social stable, prévisible et qui leur est avantageux ? Ces stratégies discursives et sémantiques – voire, les « auto-félicitations » du gouvernement canadien par rapport aux prétendues avancées en matière de réconciliation – concourent à la reproduction même des institutions néolibérales et des conditions imposées par les systèmes politiques, juridiques, économiques et scolaires actuels.

Nicolas Renaud repère au quatrième chapitre d’autres stratégies de disqualification des voix autochtones, de même qu’un ensemble de dispositifs narratifs normalisant le privilège social et épistémique des « Blancs ». Par son analyse des mouvements de contestation du film Of the North (2015) et de la pièce Kanata (2018), Renaud illustre brillamment les manières par lesquelles se manifeste l’oblitération de la pensée et de l’expérience vécue des subalternes. En fait, il décrit une série d’attitudes (néo)coloniales qui, au nom de son « universalisme », ne parvient pas à voir malgré ses « bonnes intentions » (p. 46) que ses comportements reproduisent les structures de pouvoir existantes, en l’occurrence des structures de pouvoir coloniales.

Le cinquième chapitre, qui conclut la première section, propose un tour d’horizon historique des pensionnats autochtones à travers le cadre interprétatif de ses Survivants et Survivantes cris d’Eeyou Istchee. Brieg Capitaine et Karine Vanthuyne s’intéressent particulièrement aux dimensions symboliques et performatives de leurs témoignages qui accordent ultimement une nouvelle signification aux pensionnats et à leur histoire. Elles composeraient encore une nouvelle identité sociale prenant socle dans la catégorie de Survivant et de Survivante.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, les textes se concentrent sur l’Amérique latine et pénètrent de manière plus affirmée le territoire des imaginaires politiques et sociaux. Ils s’intéressent aux luttes pour la mémoire, c’est-à-dire à la conflictualité inhérente aux récits des victimes et aux récits de l’État responsable des crimes ayant cours sur son territoire. Dans ces chapitres, l’incapacité d’oublier des victimes devient un pivot pour restituer leur intégrité.

Au chapitre six, Ludivine Tomasso lance un appel à l’émergence de mémoire « plurielles, inclusives et complexes » (p. 109), cela dans l’espoir de renverser les multiples rapports de pouvoir ayant rendu possible l’exercice de violences sexuelles et reproductives contre les femmes au Guatemala et au Pérou. Elle rappelle que le climat d’impunité qui règne toujours à ce jour perpétue, parfois sous d’autres formes plus insidieuses, ces violences. Laura Marcela Serrano Vecino, au chapitre suivant, s’intéresse également à l’expérience des femmes. Elle étudie pour sa part l’Organisation féminine populaire en Colombie et ses luttes pour l’autonomie et la possibilité d’exister par le recours aux symboles et aux symbolisations. Elle fonde ultimement le droit à la symbolisation au coeur même de la démocratie.

C’est probablement au chapitre huit de Leila Celis que l’argument épistémologique au coeur de l’ouvrage, c’est-à-dire celui de faire de la mémoire et de la souffrance des victimes des sources épistémiques légitimes, est le mieux défendu. À partir du cas des déplacés forcés en Colombie, Celis soutient que la mémoire et les témoignages de souffrance des Survivants et Survivantes permet d’échapper la répétition des crimes de masse. Détenteurs et détentrices d’un savoir qui échappe aux groupes dominants – voire qui est réprimé par ces derniers – les Survivants et Survivantes possèderaient un privilège épistémique dans la lutte pour la vérité : la mémoire traumatique et le savoir situé qui y est associé sont présentés comme de véritables « remparts contre l’oubli » (p. 135).

Au chapitre neuf, David Longtin interroge la capacité réelle de deux Commissions de vérité et de réconciliation mises en place au Honduras après le coup d’État de 2009 à dire le vrai et le juste. Il le fait en décrivant ces Commissions comme des dispositifs d’énonciation misant sur différents types d’interprétation, juridique ou politique, dont le sens donné aux violences vécues varie inévitablement suivant le schème de l’interprétation.

Marc-André Anzueto pointe encore des limites du modèle de justice transitionnelle et plus précisément de la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala. À travers le concept de la « sécuritisation », l’auteur montre en quoi l’implication du Canada dans cette commission s’inscrit bien plus dans le cadre de la lutte contre la corruption – de manière à faciliter l’expansion de ses projets d’exploitation minière – que contre les injustices du passé.

Le dernier chapitre de l’ouvrage permet de ficeler l’ensemble des chapitres, en liant le droit à la vérité au devoir de mémoire à travers le thème des disparitions forcées dans les Amériques. Dans ce texte, Bernard Duhaime s’intéresse aux droits à la vérité et à la mémoire tels qu’ils sont conceptualisés en droit international des droits de la personne.

Du Canada à l’Amérique latine, les apories de la réconciliation sont décrites de manière convaincante. En revanche, on pourrait se demander pourquoi l’arrangement officiel du passé − pour reprendre l’expression de Ricoeur (1983) − n’a-t-il pas été davantage confié aux victimes et aux Survivants et Survivantes de ces exactions qui demandent maintenant réparation aux États. En effet, si le directeur et la directrice du numéro annoncent qu’un privilège à la fois politique et épistémique est accordé à la contribution des Survivants et Survivantes et des défenseurs des droits de la personne dans l’avancement des connaissances sur la vérité, la justice et la réconciliation, il semble que les témoignages des Survivants et Survivantes soient présentés à plus forte raison de manière médiate.

La force de l’ouvrage se situe plutôt dans la capacité de chacun des chapitres à pointer les limites de la réconciliation comme mode de résolution des injustices historiques dont ont été victimes les populations subalternes. Il étudie également ses formes possibles de perversion, par exemple la dépolitisation des luttes des subalternes et la pacification des conflits. Ceci aurait pour effet de créer les apparences de justice alors que les privilèges des groupes dominants perdurent. À cet effet, si l’ouvrage met l’accent sur l’importance de l’établissement d’une justice sociale pour tous et toutes, il laisse peut-être trop − à notre avis − dans son angle mort la question de la justice territoriale et de la restitution territoriale. Comme le rappelle avec justesse Alfred (2009), ces visées ne doivent pas être confondues, au risque d’entraver la résurgence politique « authentique » des peuples autochtones.