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Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’État canadien adopte une approche plus « active » à l’égard des populations autochtones (McPherson 2003 : 229), souhaitant qu’elles passent du statut de tutelle à la citoyenneté et qu’elles s’intègrent à l’ensemble de la population canadienne (Shewell 2004). Cette redéfinition du rapport colonial se discerne notamment dans son assistance médicale et sa réorganisation du Service de Santé des Indiens (SSI) au sein du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social (MSNBES) en 1945. Alarmé par les épidémies de tuberculose dans plusieurs communautés autochtones et par les possibles contagions susceptibles d’affecter les populations blanches (Kelm 1998), le nouveau programme du SSI mise sur l’expansion de son réseau hospitalier, la construction de dispensaires en territoires excentrés et la mise en place de vastes campagnes de vaccination et de dépistage de la tuberculose. Cette implantation rapide des services médicaux touche particulièrement les Innus de la Minganie et de la Basse-Côte-Nord. Les années 1950 marquent pour eux le début d’une importante période de transition, caractérisée par la création des réserves, l’ouverture du pensionnat de Mani-Utenam et le passage progressif des tentes aux maisons (Charest 2020). La présence plus intensive du SSI sur leur territoire s’inscrit directement au coeur de cette période de transformations.

Cette note de recherche présente les premiers constats qui découlent de notre mémoire de maîtrise (Lévesque 2022). En interrogeant la pratique des infirmières du SSI dans quatre communautés innues au cours des années 1950, nous nous sommes intéressée au travail des infirmières sur le terrain et avons exploré les rapports soignants qu’elles ont établis avec les familles innues. Nous souhaitions également mesurer l’apport du SSI et des infirmières dans le processus de sédentarisation et de médicalisation des Innus. Pour ce faire, nous nous sommes appuyée sur les photographies de l’infirmière Pauline Laurin, prises entre 1949 et 1960. En tant que surintendante des infirmières du SSI pour la zone du Québec et des Maritimes, elle participe, dès la fin des années 1940, à l’implantation des services de santé fédéraux dans plusieurs communautés autochtones de la province. Son fonds photographique, conservé aux Archives nationales de Sept-Îles (ANQ) et au Musée régional de la Côte-Nord (MRCN), documente l’arrivée du SSI dans les communautés d’Ekuanitshit, Nutashkuan, Unamen Shipu et Pakua Shipu et met en lumière le rôle qu’y ont occupé les infirmières (ANQ et MRCN, Fonds Pauline Laurin[1]). Les 299 clichés qui constituent notre corpus identifient, pour la plupart, le nom des personnes photographiées, la date et le lieu. En nous appuyant sur d’autres études photographiques, nous avons privilégié une analyse des clichés par thèmes et fréquences (Kerbiriou 1994 :117). Dans cette note de recherche, nous avons croisé les photographies à des articles de presse, un cahier souvenir d’une Conférence des infirmières du SSI en 1953 (ANQ, Fonds Pauline Laurin) et des chroniques de la revue Angèle vous parle[2] (ANQ, Fonds Alexis Joveneau).

Figure 1

« Jeanne d›Arc Gagnon, infirmière, procure les soins nécessaires à Thérèse Cartouche », La Romaine, août 1953

« Jeanne d›Arc Gagnon, infirmière, procure les soins nécessaires à Thérèse Cartouche », La Romaine, août 1953
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin, [P60, S1, SS1, P097] ; Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Pauline Laurin, [1994.234]

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En 1998, l’historienne Marie-Ellen Kelm démontre que la médecine et les politiques étatiques en matière de santé ont été des instruments dans la formation des relations coloniales au Canada, ainsi que des outils d’acculturation des peuples autochtones de la Colombie-Britannique (Kelm 1998 : 127). Reconnaissant l’importance d’évaluer le rôle des infirmières dans le processus de colonisation en Amérique du Nord, Katherine McPherson soulève quelques années plus tard que les infirmières ont contribué, en tant qu’émissaires de la médecine moderne, au déclin des pratiques et des savoirs des populations autochtones (McPherson 2003 : 4). Notre analyse, centrée sur la Minganie et la Basse-Côte-Nord, vise à approfondir le rôle qu’ont eu les infirmières dans ce processus, tout en faisant ressortir la complexité et l’ambivalence de leur travail sur le terrain.

En étudiant la création de la réserve de Nutashkuan, la chercheuse Aude Maltais-Landry avance que tout comme pour l’envoi des jeunes au pensionnat ou à l’école de jour, il était bénéfique pour les services de santé que les familles soient rassemblées dans un même lieu pour offrir un service plus complet (Maltais-Landry 2015 : 118). L’anthropologue Paul Charest estime pour sa part que la mise en place d’un réseau de dispensaires dans les réserves et établissements innus à partir des années 1950-1960 peut avoir joué un rôle dans leur sédentarisation. Néanmoins, puisque l’offre de soins permanents a pris place aux côtés d’autres transformations, il est difficile d’établir le poids qu’elle a réellement eu dans le processus (Charest 2020 : 875-876). En suivant les thèses de Maltais-Landry et de Charest, nous explorerons la gestion des épidémies de tuberculose chez les Innus de la Minganie et de la Basse-Côte-Nord dans les années  1950. Nous verrons qu’avant même l’établissement de dispensaires et de postes permanents dans la région, différents moyens sont mis en oeuvre par le SSI et ses infirmières pour rejoindre les familles innues. À des degrés différents, ces interventions ont pu agir comme facteurs de sédentarisation (Charest 2020).

Le Service de santé des Indiens

Au cours des années 1950, les quartiers généraux du SSI sont situés à Vancouver, Edmonton, Regina, Winnipeg et Ottawa. La grande zone du Québec et des Maritimes est quant à elle supervisée par des surintendants régionaux et divisée en 17 « agences indiennes » (MSNBES 1955 : 86 ; Conf. infirmières 1953). Dans les régions où le territoire s’étend vers le nord des frontières provinciales, comme le Nunavik au Québec, l’équipe en charge administre également, dès 1955, les Services de Santé du Nord. La prévention, le dépistage et l’immunisation pour contrer des maladies contagieuses sont au coeur des objectifs du SSI (MSNBES 1950 : 86). Pour ses représentants, l’amélioration des conditions de santé des Autochtones et leur intégration sociale et économique à la société dominante convergent dans un but ultime : l’indépendance économique (MSNBES 1948 : 44). La recherche d’« égalité » entre les Canadiens et les Autochtones ne reflète donc pas uniquement l’accès égalitaire à des services médicaux, mais aussi « l’effacement des responsabilités fédérales inhérentes au statut spécial des peuples autochtones » (McCallum 2005 : 114). Ainsi, en prenant part au projet colonial plus large du gouvernement fédéral, le SSI s’insère directement dans les objectifs d’assimilation et de colonisation de l’État canadien (McPherson 2003). La position paternaliste que prend l’État à l’égard des populations autochtones lui assure que l’assistance offerte est temporaire et qu’elle sera prise en charge par les communautés elles-mêmes lorsqu’elles auront intégré la « civilisation » (Meijer Drees et McBain 2001 : 49).

Étant donné l’absence d’infrastructures sanitaires dans la région, l’immensité du territoire et « l’inaccessibilité » des groupes nomades pendant une grande partie de l’année, le SSI doit s’adapter, par nécessité, au mode de vie et aux déplacements des Innus. Le mot d’ordre du service, qui est de rejoindre un maximum de personnes et de saisir « […] toutes les occasions de pouvoir les atteindre » (MSNBES 1948 : 46), l’amène à diversifier ses méthodes d’interventions et à s’implanter à un rythme différent dans chaque communauté.

Une assistance saisonnière est ainsi offerte sur le terrain par des infirmières, qui sont postées dans les communautés pour une période variant entre quelques jours et quelques mois. La tuberculose et les autres maladies contagieuses touchant particulièrement les enfants, comme la variole, la diphtérie, la coqueluche ou la fièvre typhoïde (MSNBES 1948 : 46) sont surtout traitées lors des tournées médicales où sont réalisées, pendant quelques jours, les campagnes de dépistage et de vaccination. Les Innus nécessitant des soins spécialisés sont ensuite envoyés dans des établissements médicaux de la province.

Les soins sous la tente : là où l’infirmière « rayonne »

Les postes infirmiers saisonniers forment la pierre angulaire du Service de Santé des Indiens. Ce modèle d’organisation repose sur la flexibilité et la mobilité des infirmières et permet de desservir un large territoire en épargnant les coûts d’un personnel médical nombreux (McPherson 2003 ; Rousseau et Daigle 2013). À maintes occasions, les infirmières dorment et soignent sous la tente. Elles possèdent une clinique de santé en toile et organisent des visites à domicile – en l’occurrence, des visites sous la tente (fig. 1) (Jeanne d’Arc Gagnon, Conf. Infirmières 1953). À Ekuanitshit, les infirmières ont accès à « une vieille maison qui garde son toit “haut” en dépit des intempéries... qui tendent à l’abaisser » (Jeanne d’Arc Gagnon, Conf. des infirmières 1953). C’est dans ce premier dispensaire que Pauline Laurin séjournait lors de ses premières années de pratique dans les années 1940 (Charest 2020 : 850 ; Fonds Pauline Laurin P60, S1, SS2, P036). Le bâtiment était aussi utilisé comme école de jour et résidence de l’Agent des Affaires indiennes (fig. 2). À Nutashkuan, une grande tente sert de chapelle, école de jour, autel et clinique de l’infirmière dès 1951 (fig. 3). À Unamen Shipu, la tente de toile est privilégiée jusqu’à la construction des premières « roulottes » de santé par les SSI en 1955 (Fonds Pauline Laurin : P60, S1, SS1, P051). Des postes permanents remplacent les postes saisonniers de la région au cours des années 1960, avec la construction de nouveaux dispensaires à Unamen Shipu, Nutashkuan et Ekuanitshit (MSNBES 1959-1961 ; Charest 2020). La communauté de Pakua Shipu doit, quant à elle, attendre en 1971 pour être desservie à longueur d’année par un dispensaire, au moment même où son territoire est délimité et reconnu comme établissement par les Affaires indiennes[3] (Charest 2020 : 822). Les différentes conditions sur le terrain amènent en outre le Service à desservir différemment les communautés : les infirmières sont postées tout l’été à Unamen Shipu, Nutashkuan et Ekuanitshit dès le début des années 1950, alors qu’elles visitent encore Pakua Shipu de manière sporadique au cours des années 1960 (Thérèse Fortin 1966, Angèle vous parle).

Figure 2

« Premier dispensaire et école de Mingan, en 1951, 1ère infirmière Pauline Laurin, en 1944. Elle travaillait dans une petite garde-robe chez M. John Maloney, agent des indiens »

« Premier dispensaire et école de Mingan, en 1951, 1ère infirmière Pauline Laurin, en 1944. Elle travaillait dans une petite garde-robe chez M. John Maloney, agent des indiens »
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin, [P60, S1, SS2, P036]

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Figure 3

« Tente utilisée comme chapelle, école de jour, autel et clinique de l›infirmière », Nutashkuan, 1951

« Tente utilisée comme chapelle, école de jour, autel et clinique de l›infirmière », Nutashkuan, 1951
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin, [P60, S1, SS3, P024] ; Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Pauline Laurin, [1994.85]

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Les infirmières sont appelées à faire « rayonner » les principes du Service et les bonnes habitudes sanitaires au sein des familles et des collectivités (MSNBES 1953 : 37). En tant qu’intervenantes de premier plan, elles sont au « centre du programme local » du SSI (MSNBES 1956 : 92). Leur rôle premier concerne la prévention, l’éducation sanitaire et les soins prénataux, infantiles et maternels (MSNBES 1951). Elles doivent aussi consigner des fiches et amasser des données statistiques sur la santé des personnes qu’elles soignent (Thérèse Fortin, Conf. Infirmières 1953). Le dépistage, l’immunisation et la vaccination sont également priorisés. En 1951, Laurette Tardif[4] est la seule infirmière au Québec à administrer le test de BCG[5] pour la tuberculose (Tardif 1991 : 49). Pendant trois ans, elle est postée dans plusieurs communautés comme « infirmière volante » pour faire de la prévention et de l’immunisation.

Les infirmières travaillant en postes saisonniers sont souvent les seules répondantes sur le terrain. Elles sont amenées à donner des médicaments et à poser des actes considérés comme étant médicaux, comme effectuer des petites chirurgies, arracher des dents ou faire des accouchements (Jeanne d’Arc Gagnon, Conf. infirmières 1953). Leur travail s’étend aussi à l’extérieur des limites des communautés. En dehors de la saison estivale, des « tournées d’hiver » sont réalisées dans les camps de chasse des Innus, près des rivières ou dans d’autres lieux de rassemblement (fig. 4). Au début des années 1950 sur la Côte-Nord, c’est Pauline Laurin, accompagnée d’une aide-infirmière, qui assure ces tournées (Jeanne d’Arc Gagnon, Conf. infirmières). Enfin, d’autres visites plus spontanées sont effectuées d’octobre à avril pour diverses raisons, comme le retour d’un patient hospitalisé ou une urgence médicale (Fonds Pauline Laurin : P60, S1, SS1, P009, P60, S1, SS4, P023).

Figure 4

Pauline Laurin et des enfants lors d’une visite au camp d’hiver à l’intérieur de la rivière Saint-Augustin, camp de chasse de quelques familles montagnaises, janvier 1952

Pauline Laurin et des enfants lors d’une visite au camp d’hiver à l’intérieur de la rivière Saint-Augustin, camp de chasse de quelques familles montagnaises, janvier 1952
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin, [P60, S1, SS4, P027] ; Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Pauline Laurin, [1994.125]

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Le dépistage de la tuberculose et les tournées médicales

En 1956, 24 équipes sont envoyées dans l’ensemble du Canada pour effectuer des campagnes de dépistage. Elles recueillent un total de 94 000 plaques radiographiques (MSNBES 1957 : 87). Ces tournées médicales sont rythmées par l’impératif du SSI de « s’attaquer » au fléau de la tuberculose chez les populations autochtones (MSNBES 1952 : 54). Lors des rassemblements annuels estivaux des Innus, une équipe généralement formée d’un médecin, d’un technicien en radiologie, d’infirmières et autres spécialistes, débarque dans les communautés par voie aérienne ou maritime. En quelques jours, ils effectuent des radiographies pulmonaires de la population, vaccinent et font des suivis médicaux[6]. En tant que surintendante des infirmières, Pauline Laurin détient la responsabilité d’organiser ces tournées et y participe activement pendant la décennie 1950-1960 (Fonds Pauline Laurin, S1 ; Lux 2016 : 95) [fig. 5 et 6].

Figure 5

« Campagne de dépistage de la tuberculose en 1952 », La Romaine

« Campagne de dépistage de la tuberculose en 1952 », La Romaine
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin, [P60, S1, SS1, P078] ; Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Pauline Laurin, [1994.215]

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Les photographies des campagnes de dépistage conservées dans le fonds de Pauline Laurin frappent l’imaginaire et donnent une forte impression de rupture, d’une part dans le paysage de la communauté, et de l’autre, dans le rythme quotidien des Innus. Un témoignage du missionnaire en poste à Unamen Shipu en 1957 dans Angèle vous parle illustre bien le déroulement de ces interventions dans la communauté. Après un télégramme de Pauline Laurin annonçant sa visite, l’équipe médicale débarque sur le territoire dans les jours qui suivent :

Au moment où plus personne ne s’y attendait, le ronronnement sourd d’un avion éveilla d’abord l’attention des enfants. [...] l’avion des Ailes du Nord fit un beau rond au-dessus de la réserve, puis un second, plus bas, au-dessus des tentes puis inclina les ailes pour saluer. Alors il n’y eut plus de doute possible. Tout le monde courut au plus vite, tous sortirent des tentes, et avant que l’avion pût s’approcher du quai, la réserve était assise sur les roches, maintenant ensoleillés, tandis que les dernières mamans arrivaient, une couple de bambins sur les bras, et tâtant de temps à autre leur bonnet pour s’assurer que leur pipe y était toujours, malgré la précipitation de tant d’évènements imprévus… Une heure plus tard, l’école des Indiens était transformée en vaste salle d’attente au milieu de laquelle se montaient les appareils de rayon X. 

Puis, l’équipe médicale se met au travail :

La Garde-malade en chef se trouvait en dessous des toiles noires qui lui servaient de chambre ; Marcelle, devant une grande liste numérotée avait vite dévisagé le minois qui s’avançait et inscrivait sur la main du patient le numéro en question correspondant à ses feuilles. Chacun savait qu’il devait s’avancer à la queue-leu-leu vers la grande plaque contre laquelle il fallait appuyer fortement la poitrine... Suzanne, tout auprès, n’oubliait jamais de clamer : « mishte nene » « respire fort »... Et tous arrivaient, lentement mais sûrement, par groupe de cinq ou six, par groupe de douze ou quinze, les enfants enfoncés timidement dans les jupons de leur maman, les grands garçons s’amusant à comparer les numéros inscrits sur leurs mains et comptant tout haut.

Alexis Joveneau 1957, Angèle vous parle, ANQ

La chronique de Joveneau met en lumière le rythme précipité des tournées médicales et les bouleversements qu’elles engendrent dans le quotidien de la communauté. L’arrivée soudaine de l’équipe ambulante et la transformation du paysage en un espace médical s’établissent de manière beaucoup plus intrusive que les postes saisonniers. Comme pour une clinique de vaccination, ces tournées de dépistage « consist[ent] en des tâches standardisées et répétitives qui doivent être exécutées rapidement. Alors que les soins comportent un contact direct et prolongé avec le corps de la personne soignée, la vaccination se fait en un temps éclair » (Rousseau et Daigle 2013 : 395).

Cette approche de masse apparaît nécessaire dans un contexte d’absence d’infrastructures médicales et de faibles effectifs sur le terrain. La plupart du temps, les infirmières sont déjà dans la communauté lorsque l’équipe médicale arrive pour le dépistage. Lors de la tournée de 1957 à Unamen Shipu, les infirmières Suzanne Boismenue et Marcelle Villeneuve en sont à leur deuxième été en poste dans la communauté (Fonds Alexis Joveneau, S6, 1956-1957). Malgré tout, l’orientation spécifique des interventions vers le dépistage, le traitement et les vaccinations, et la rapidité que prennent les tournées, offrent probablement peu de temps au reste de l’équipe pour créer des liens avec les membres des communautés. Ce sont d’autant plus des procédures qui mènent parfois à l’hospitalisation à l’extérieur de la région, ce qui explique que certains individus aient été réfractaires aux examens (MSNBES 1952 : 52). En effet, plusieurs études ont documenté les expériences difficiles et les traumatismes qui ont accompagné l’hospitalisation de patients autochtones (Sandiford G. Pat 1994 ; Lux 2016 ; Maltais-Landry 2015). Même si les rapports annuels du MSNBES incitent le personnel à employer « la persuasion douce » plutôt que la force « pour encourager à se présenter aux cliniques » (MSNBES 1952 : 52), des correspondances de l’époque et des témoignages d’Innus révèlent d’autres perspectives.

Figure 6

« La photographie montre au premier plan : la génératrice (absence d›électricité), à droite, au deuxième plan : enregistrement (Pauline Laurin), à gauche : appareil de rayons X Philipps avec technicien, et à l›arrière : le Docteur Binet », Nutaskuan, été 1954

« La photographie montre au premier plan : la génératrice (absence d›électricité), à droite, au deuxième plan : enregistrement (Pauline Laurin), à gauche : appareil de rayons X Philipps avec technicien, et à l›arrière : le Docteur Binet », Nutaskuan, été 1954
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin, [P60, S1, SS3, P027] ; Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Pauline Laurin, [1994.88]

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Lorsque « les efforts protecteurs n’ont pas réussi à prévenir le mal » : hospitalisation et soins en institutions

L’absence d’établissements médicaux dans les communautés amène les Services à s’appuyer sur d’autres institutions pour offrir des soins plus spécialisés aux Innus :

[...] là où les efforts protecteurs n’ont pas réussi à prévenir le mal, on a admis les malades dans les établissements ministériels de traitement ou on a pris les mesures de faire donner les soins par les services professionnels et hospitaliers des localités rapprochées de la demeure du malade.

MSNBES 1952 : 52

Figure 8

« Damien Napish de retour de l’Hôtel-Dieu de Québec après son hospitalisation », Ekuanitshit, février 1953

« Damien Napish de retour de l’Hôtel-Dieu de Québec après son hospitalisation », Ekuanitshit, février 1953
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin [P60, S1, SS2, P022] ; Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Pauline Laurin, [1994.28]

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Au cours des années 1950 en Minganie et en Basse-Côte-Nord, l’hospitalisation de patients et les traitements spécialisés sont pris en charge aux hôpitaux d’Harrington Harbour, d’Havre-St-Pierre et de Lourdes-de-Blanc-Sablon (Fonds Pauline Laurin ; Frenette 1996 : 409). Les personnes ayant besoin de soins prolongés sont, quant à elles, transportées par avion ou par bateau dans de plus grands établissements de soins, comme l’Hôtel-Dieu, l’Hôpital du Parc Savard à Québec, ou les sanatoriums de Gaspé et de Mont-Joli par exemple (fig. 7) (Jeanne D’Arc Gagnon, Conf. Infirmières 1953 ; Fonds Pauline Laurin). Les photographies du fonds Pauline Laurin illustrent ainsi la fréquentation d’établissements médicaux par quelques Innus : des enfants, des adolescents et des adultes sont photographiés au départ ou au retour d’un centre hospitalier régional, provincial ou fédéral (fig. 8) (Fonds Pauline Laurin).

Recevoir un diagnostic positif pour la tuberculose signifie qu’une personne devra séjourner plusieurs mois, voire des années, dans un sanatorium de la province. Les témoignages recueillis par Aude Maltais-Landry auprès d’Innus de Nutashkuan en 2015 montrent bien les réticences de certains lors des tournées médicales et la séparation associée à l’hospitalisation en sanatorium :

J’ai montré cette photo des rayons X à une femme qui avait elle-même quitté Nutashkuan étant enfant pour se faire soigner au sanatorium. Elle m’a dit que, parfois, « les gens se sauvaient dans le bois pour éviter la radiologie, pour ne pas aller à Gaspé, au sanatorium, s’ils savaient qu’ils étaient malades. Ceux qui étaient en bonne santé, ça ne leur dérangeait pas ».

Maltais-Landry 2015 : 115

Les Innus qu’elle a interrogés et les archives qu’elle a consultées font également état de l’intervention de la police pour contraindre certains individus à aller se faire soigner en institutions (Maltais-Landry 2015 : 116). En effet, si les Sanatoriums ne gardent généralement pas les patients contre leur gré, un amendement apporté à la Loi sur les Indiens en 1953 permet « l’hospitalisation et le traitement obligatoire pour les maladies infectieuses chez les Indiens » (Lux 2016 : 116).

En février 1953, deux articles de presse font mention de l’intervention de la Gendarmerie Royale pour contraindre des patientes autochtones à rester au sanatorium : deux femmes innues, originaires de Pessamit, s’enfuient du Sanatorium de Gaspé dans l’objectif de retourner chez elles. Mme Jean-Baptiste « Themesk » et Mme Pierre Vachon, âgées de 70 et 42 ans selon Le Progrès du Golfe, marchent jusqu’à Rimouski en suivant le chemin de fer pour être finalement arrêtées à l’hôtel Normandie. Considérées comme des « fugitives », elles doivent passer trois nuits dans une cellule de l’hôtel de ville de Rimouski avant d’être raccompagnées à Gaspé (Le Progrès du Golfe 1953 ; L’Action catholique 1953).

Bien que des allochtones aient aussi séjourné dans des sanatoriums, l’expérience des patients autochtones est généralement marquée par une barrière langagière et culturelle. L’hospitalisation engendre une rupture avec le territoire, en restreignant par exemple les départs de certains pour la chasse (Charest 2020 : 851), mais affecte aussi les liens avec la famille et la communauté, en particulier pour les enfants. Une chronique d’Angèle vous parle indique à ce propos qu’en 1964, Pauline Laurin :

[…] ramène de Québec Mme Charles Bellefleur ainsi que la petite Simone de trois ans partie l’été dernier. Près de l’avion qui reprend son envol et nous aveugle de neige, la mère et l’enfant essayant de se comprendre, mais déjà ne parlent plus le même langage…

Angèle vous parle 1964 : 6

Le transfert à l’hôpital ou au sanatorium est généralement la responsabilité des infirmières, qui assurent les suivis entre la communauté et l’établissement (Jeanne d’Arc Gagnon, Conf. Infirmières 1953). Visitant fréquemment les personnes hospitalisées, Laurin transmet des nouvelles aux familles par le biais des missionnaires, des infirmières, ainsi que lors de ses visites dans les communautés (Fonds Alexis Joveneau 1955-1963). Des drames de proches disparus, ou décédés, sans nouvelles à la suite d’une hospitalisation ont toutefois été rapportés par des Innus lors de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées en 2017 et, plus récemment, par la journaliste Anne Panasuk (ENFFADA 2017 ; Panasuk 2021). Ainsi, bien que les expériences des Innus dans les établissements hospitaliers doivent être étudiées en profondeur et que peu de témoignages récoltés jusqu’à présent par d’autres chercheuses concernent la décennie des années 1950, nous constatons que les tournées de dépistage de la tuberculose et les hospitalisations prolongées ont généré, au même titre que les pensionnats, d’importants bouleversements et ruptures intergénérationnelles dans les communautés innues de la Minganie et de la Basse-Côte-Nord.

Conclusion

Le Service de Santé des Indiens s’implante en territoire innu dans l’objectif initial de répondre à une crise sanitaire et d’amener les populations locales à intégrer l’ensemble de la société canadienne. Les différentes approches du Service, soit l’assistance par des infirmières sur le terrain, les tournées médicales et l’hospitalisation de patients, ne bouleversent toutefois pas le paysage et le quotidien des Innus de la même manière. Si les interventions sur le terrain amènent les infirmières à s’adapter, par nécessité, au nomadisme des Innus, les campagnes de dépistage sont intrusives et peuvent entraîner d’importantes coupures entre les familles.

En suivant la thèse déjà avancée par Charest, nous estimons que le SSI et ses infirmières ont contribué à la sédentarisation des Innus, et ce, avant même la permanence des services fédéraux dans les communautés. Toutefois, si le programme du SSI s’inscrit directement dans une visée d’assimilation des peuples autochtones, le rôle qu’y ont joué les infirmières est plus complexe et ambigu. En tant que figures intermédiaires et souvent seules représentantes du SSI sur le terrain, les infirmières ont contribué à faire rayonner la « médecine des Blancs » au détriment des médecines traditionnelles innues (Charest 2020 : 868). En s’intéressant aux stratégies d’enseignement des infirmières du SSI dans le Nord canadien, Judith Bender-Zelmanovits constate néanmoins que tout en représentant l’État et ses politiques coloniales, les infirmières souhaitaient surtout, par leur travail d’éducation, « réparer ou minimiser les torts du passé en arrêtant la propagation des maladies infectieuses introduites dans les communautés par des agents externes » (Bender-Zelmanovits 2010 : 31). De même, l’historienne Lesley McBain souligne, en étudiant la pratique infirmière au nord de la Saskatchewan, que malgré le fait que les infirmières aient, collectivement, représenté les politiques coloniales du SSI, leur contribution individuelle doit aussi être mesurée en fonction des approches, expériences et personnalités de chacune (McBain 2010 : 299). En privilégiant une approche locale de la pratique des infirmières, nous pensons qu’il est possible de mettre en évidence les multiples dynamiques qui ont caractérisé leurs rapports soignants avec les Innus au cours de la décennie 1950-1960.

Figure 8

« Damien Napish de retour de l’Hôtel-Dieu de Québec après son hospitalisation », Ekuanitshit, février 1953

« Damien Napish de retour de l’Hôtel-Dieu de Québec après son hospitalisation », Ekuanitshit, février 1953
Archives nationales à Sept-Îles, Fonds Pauline Laurin [P60, S1, SS2, P022] ; Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Pauline Laurin, [1994.28]

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