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Depuis 70 ans, les centres d’amitié autochtones canalisent les énergies de milliers de femmes des Premiers Peuples qui travaillent, ensemble, à l’amélioration de leurs conditions de vie et de celles de leurs enfants, de leur famille et de leur collectivité d’appartenance. Ces femmes contribuent, malgré les obstacles qu’elles rencontrent, à faire connaître leurs cultures, leurs compétences et leurs savoirs au sein des villes où résident désormais en grand nombre des populations autochtones aux origines diverses. Enfin, elles oeuvrent sans relâche à la réconciliation entre les Autochtones et les autres membres de la société canadienne et québécoise à travers les nombreuses initiatives qu’elles mettent de l’avant afin de combattre le racisme et le sexisme auxquels les membres des Premières Nations et du Peuple inuit sont encore confrontés. Il ne fait aucun doute que la ville est devenue une composante géopolitique majeure de l’agenda autochtone à travers le pays. Si les statistiques existantes permettent d’en apprécier la portée à l’aide des chiffres et des pourcentages qui reflètent une présence de plus en plus marquée des Autochtones à l’extérieur des communautés territoriales[2], il reste que l’action collective des centres d’amitié autochtones et le rôle déterminant qu’y ont joué − et jouent toujours − les femmes sont encore sous-estimés et grandement méconnus.

L’intention première de cet article est de faire état des différentes dimensions de cette action collective, de les remettre en perspective sous l’angle social et communautaire et de les inscrire à l’enseigne de l’histoire récente et de la modernité autochtone. À l’heure où plus de 50 % de la population totale des Premières Nations et du Peuple inuit réside dans les villes du Québec, et alors que les situations d’exclusion et de discrimination à l’encontre des personnes autochtones se conjuguent au quotidien, les autrices de ce texte − autochtones et non autochtones − participent à une entreprise de visibilisation des réalités autochtones urbaines afin de les faire connaître d’abord, mais aussi de mieux en circonscrire les contours, les trajectoires, les défis et les enjeux. Ces autrices travaillent ensemble depuis plusieurs décennies afin de proposer, tant au monde autochtone qu’au monde universitaire, une lecture plus nuancée et plus étayée des réalités qui retiennent leur attention ; des réalités encore trop peu documentées, passées sous silence, voire ignorées. Elles ont mené, de concert, plusieurs enquêtes auprès de la population autochtone urbaine et participé à plusieurs projets de coconstruction des connaissances. Leur démarche volontairement inductive, constructive et compréhensive emprunte à l’ethnographie de proximité.

La présente contribution se situe au carrefour de résultats de recherche qualitatifs, quantitatifs, analytiques et socialement ancrés. Elle débutera par une présentation du profil sociologique de l’urbanité autochtone contemporaine au Québec. Elle mettra en lumière par la suite la nature et la portée de l’action collective du mouvement des centres d’amitié, la vision communautaire partagée par ses actrices, de même que l’offre de services en constante redéfinition de ces organismes communautaires autochtones. En travaillant à améliorer les conditions de vie de la population autochtone des espaces urbains, le mouvement des centres d’amitié favorise à la fois l’affirmation identitaire, l’équité culturelle, la reconnaissance de genre et la justice sociale. À travers l’histoire coloniale, au détour de lois assimilatrices et sexistes, mais aussi en réponse à des politiques sociales insuffisantes et au coeur des débats actuels sur la gouvernance autochtone, le mouvement des centres d’amitié autochtones s’est frayé un chemin à force d’engagement et de conviction de la part de femmes inspirées. Si ce mouvement a aussi été marqué dans le temps par le travail d’hommes autochtones engagés et éclairés, il demeure depuis ses débuts l’oeuvre principale de femmes leaders, intervenantes, accompagnatrices, visionnaires qui en protègent aujourd’hui la mémoire institutionnelle et en assurent la pérennité. Il nous est ainsi apparu tout à fait légitime et dans l’ordre des choses de faire état de la contribution de ces femmes à la hauteur de leurs réalisations et de leurs actions.

Profil sociologique de l’urbanité autochtone contemporaine

Des chiffres et des lieux

Il fut un temps où la population autochtone qui résidait dans les villes québécoises était volontairement oblitérée des recensements officiels. Du côté gouvernemental, on ignorait tout simplement cette présence et si l’on en tenait compte, les personnes concernées n’étaient plus considérées comme Autochtones du seul fait de résider hors des territoires réservés aux Premières Nations par la loi fédérale. Du côté autochtone, il était courant également de ne plus tenir compte de ces personnes venues vivre en ville, même lorsqu’elles étaient encore affiliées à une Première Nation particulière et y conservaient des liens familiaux importants. Ne plus résider sur le territoire signifiait clairement ne plus faire partie du groupe. Semblables lectures étaient largement partagées en milieu universitaire alors que la sortie des communautés de résidence territoriales était examinée sommairement à travers le prisme conceptuel et évolutionniste de l’urbanisation, une formule de mobilité associée ici à un gain civilisationnel.

À la faveur des mouvements d’affirmation identitaire, politique et territoriale des Peuples autochtones et grâce à certains travaux de chercheurs de renom tels que Evelyn Peters et David Newhouse, les perceptions et les représentations de cette nature ont tranquillement commencé à se transformer (Newhouse 2008 ; Newhouse et al. 2012 ; Newhouse et Peters 2003 ; Peters et Andersen 2013). Les travaux de la Commission royale sur les peuples autochtones des années 1990 ont fortement contribué à ce revirement en mettant en scène diverses dimensions de la réalité autochtone urbaine. Dans la foulée, depuis le début des années 2000, les travaux scientifiques relatifs à la population autochtone urbaine ont connu une progression significative au Canada et au Québec et ont permis de mettre au jour de nouvelles réalités, enjeux et conditions d’existence jusque-là passés sous silence (Abitbol et al. 2012 ; Anderson 2013 ; Blanchet-Cohen et Trudel 2014 ; Cloutier et al. 2009 ; Desbiens et al. 2016 ; Desbiens et Lévesque 2016 ; Lainé et Lainé 2011 ; Lévesque et al. 2015). Cependant, en dépit de ces avancées, il est encore fréquent au sein de la communauté scientifique de faire abstraction de ces apports à la connaissance. Trois raisons principales expliquent cette situation. D’abord, la présence autochtone dans les villes est sous-estimée, non seulement en termes démographiques, mais aussi et surtout sur le plan de sa contribution à la gouvernance sociale et culturelle des Peuples autochtones. Ensuite, les femmes et leurs enfants sont plus nombreux dans les villes que les hommes. Celles-ci sont donc souvent associées, à juste titre, à un univers féminin, trop souvent jugé de moindre intérêt encore de nos jours. Finalement, les villes sont encore vues par plusieurs instances, autochtones et non autochtones, comme des lieux de passage occasionnels pour les personnes autochtones et non comme des milieux de vie durables.

Pourtant la présence autochtone permanente dans les villes du Québec est une réalité sociologique reposant sur des évidences ethnographiques qui s’inscrivent dans la durée. En dépit des limites méthodologiques qui entourent les sources statistiques officielles[3], la population urbaine formée des membres des Premières Nations et du Peuple inuit au Québec compose, en 2016, au moins 50 % de la population totale de ces groupes selon Statistique Canada (Lévesque et al. 2019b). De plus, en vertu des données du Registre des Indiens qui compile la totalité des membres des Premières Nations (identifiés comme Indien inscrit/Indienne inscrite), le taux de croissance de ceux et celles qui ne résident plus au sein des communautés territoriales croît deux fois plus rapidement que dans le cas contraire depuis le début des années 2000. Pour leur part, les femmes des Premières Nations sont plus nombreuses à résider à l’extérieur des territoires autochtones (53,4 %) et elles se retrouvent en plus grand nombre en situation de monoparentalité.

Par ailleurs, selon Statistique Canada, le taux de croissance annuel moyen entre 2001 et 2016 de l’ensemble de la population des Premières Nations et du Peuple inuit à l’échelle de la province est établi à 3,9 % alors qu’il est de 6,9 % en milieu urbain. La population des villes a connu une augmentation de 171,2 % depuis 2001. Toujours selon Statistique Canada, 36,9 % des membres des Premières Nations résidaient en ville en 2001 et plus de 55 % en 2016. Dans le cas particulier du Peuple inuit, la présence des femmes parmi l’ensemble de la population inuit urbaine est encore plus marquée. On compte en moyenne sept femmes pour cinq hommes, soit une proportion de 58,8 %. L’écart entre les sexes atteint un sommet dans la ville de Montréal avec près de neuf femmes inuit pour cinq hommes, soit une proportion de 64 % pour ces dernières. Nos travaux récents ont aussi permis de constater que les personnes de 55 ans et plus sont deux fois plus nombreuses à résider en ville plutôt qu’en territoire autochtone, alors que les effectifs âgés de moins de 15 ans sont un peu plus nombreux dans les communautés territoriales (Lévesque et al. 2019b) ; une situation qui s’explique par un taux de natalité plus élevé.

On compte au Québec 49 villes ou villages au sein desquels la population combinée des Premières Nations et du Peuple inuit constitue au moins 5 % des effectifs globaux, et 30 villes qui concentrent au moins 300 personnes déclarant une affiliation reconnue aux Premières Nations ou au Peuple inuit. Les villes de Gatineau, de Montréal et de Québec rassemblent à elles seules 26,3 % de l’ensemble de cette population. À l’exception de ces grandes villes, ce sont les villes de Saguenay (incluant la municipalité de Saint-Honoré), avec 3,2 % de la population résidente, de Laval (2,3 %), de Longueuil (2,2 %) et de Trois-Rivières (1,9 %) qui regroupent les proportions les plus élevées de membres des Premières Nations et du Peuple inuit.

Une composante territoriale de l’histoire ancienne et récente

Si cette présence des Autochtones en ville est devenue incontournable, elle n’est pourtant pas nouvelle. La ville, comme l’expliquent Kermoal et Lévesque (2010), est aussi un lieu de mémoire significatif et structurant de l’histoire autochtone. L’urbanité autochtone est le résultat d’au moins quatre trajectoires populationnelles qui se sont déployées au fil des siècles et dont les manifestations ont traversé les époques jusqu’à aujourd’hui : le refoulement, la dispersion, le rejet et la cohabitation. Ce sont ces trajectoires parallèles qui ont en quelque sorte façonné l’histoire autochtone et dont la caractérisation permet de circonscrire les dimensions culturelles, sociales, politiques, économiques, territoriales et juridiques de l’urbanité autochtone contemporaine.

Le refoulement des groupes autochtones de leurs territoires ancestraux vers la périphérie est sans aucun doute la trajectoire la plus connue. Nommer cette trajectoire permet d’abord de rappeler que toutes les villes québécoises, à l’instar de nombreuses villes canadiennes, ont été implantées sur des territoires autochtones qui ont rarement fait l’objet de traités ou d’ententes spécifiques. Son déploiement précède l’implantation du système des réserves à partir du début du xixe siècle, alors que celui-ci deviendra le bras territorial de l’entreprise coloniale. Ses impacts, qui se font encore lourdement sentir, ont contribué à créer cette dichotomie, voire cette opposition, entre les communautés territoriales autochtones où résident des membres de nombreuses Premières Nations d’une part, et les espaces urbains associés uniquement à des non-Autochtones d’autre part. Les populations autochtones ont été marginalisées dans des réserves dont les frontières ont été volontairement restreintes par la loi fédérale. Les espaces utilisés pour la chasse de subsistance et le mode de vie nomade ont, en revanche, tout simplement été considérés comme étant du domaine public québécois et réquisitionnés, en conséquence, pour le développement industriel, hydroélectrique, forestier, gazier ou minier. Ils font aujourd’hui, pour la plupart, l’objet de revendications de la part des différentes Nations autochtones.

Cette trajectoire populationnelle a toutefois connu des modalités différentes selon les endroits et les territoires concernés. En effet, alors que les colonies de peuplement canadiennes-françaises devenaient permanentes, le refoulement dans les régions méridionales de la province a entraîné des concentrations de familles autochtones à proximité des villes et villages québécois. Cela a été le cas, par exemple, avec les Nations huronne-wendat, kanien’kehá:ka, mi’gmaq ou w8abanaki dont les membres circulaient (et circulent encore) d’un lieu à l’autre pour différentes raisons personnelles ou professionnelles. La situation était, par ailleurs, différente avec les Nations anicinape, atikamekw nehirowisiw ou innue localisées plutôt en milieu rural et pour lesquelles les relations avec les villes avoisinantes étaient freinées par la distance, les mauvaises conditions routières ou encore les manifestations d’exclusion sociale ou économique. De la même façon, il faut tenir compte des trajectoires spécifiques des groupes plus nordiques : eeyou, naskapi et inuit, dont les lieux de rassemblement traditionnel se sont peu à peu transformés en centres de services sous l’effet du commerce des fourrures et de l’évangélisation, avant de devenir des communautés sédentaires à partir des années 1950. Ces groupes ont signé, dans les années 1970, des traités modifiant ou reconnaissant leurs titres sur le territoire.

La deuxième trajectoire constitutive de l’urbanité autochtone, la dispersion, tire aussi son origine de l’histoire des siècles précédents. Dans certains cas, l’accaparement des terres à des fins de développement a eu comme principal impact de disloquer les groupes d’une même origine en les privant définitivement de toutes les terres qui leur avaient préalablement été reconnues, ou de toute velléité de reformer par la suite une communauté de résidence à part entière. Cela a notamment été le cas de la Nation wolastoqiyik wahsipekuk. Le statut des terres de Viger reconnues dès 1827 aux membres de cette Nation a été peu à peu contesté par l’action combinée de l’Église et de l’État souhaitant les mettre à la disposition des colons. En 1870, les terres furent rétrocédées ce qui engendra un mouvement de dispersion des familles un peu partout dans la province, même si plusieurs d’entre elles s’établirent dans la région immédiate du Bas-St-Laurent. En 1876, le gouvernement offrit en compensation la réserve de Whitworth où aucun regroupement communautaire ne fut possible. Après s’être fait reconnaître le statut de Nation en 1989 par le gouvernement québécois, ses leaders tentent aujourd’hui de récupérer ces titres sur une partie du territoire ancestral (Calderhead 2011 ; Calderhead et Klein 2013 ; Johnson 2009). D’autres exemples peuvent éclairer notre propos ici, tel celui de la communauté mi’gmaq de Ges’peg dont les familles ont essaimé dans la région de Gaspé et de Port-Daniel au début du xxe siècle et qui vise aujourd’hui à reconstituer sa base communautaire.

Le rejet constitue la troisième trajectoire dont l’impact sur la présence autochtone dans les villes a engendré des répercussions tant politiques que juridiques et sociales. Il est question ici des clauses discriminatoires de la Loi sur les Indiens dans sa version de 1876 d’abord, et maintenues par la suite dans les versions ultérieures, en vertu desquelles les femmes des Premières Nations qui se mariaient avec des non-Indiens devaient quitter leur communauté d’appartenance et renoncer à leur statut d’Indienne inscrite. Celles-ci, dans la foulée, ne pouvaient plus transmettre leur statut à leurs propres enfants et ne pouvaient plus résider sur les terres réservées au groupe. Si cette disposition de la loi traduit clairement l’idéologie coloniale de l’époque selon laquelle il faut à tout prix éteindre la culture et les langues autochtones au profit d’une assimilation complète dans les rangs de la société canadienne-française, elle consacre le caractère sexiste de cette discrimination en privilégiant la filiation patrilinéaire au détriment de la filiation matrilinéaire[4]. Bien qu’en vigueur dès la fin du xixe siècle, le nombre de femmes et de familles concernées est demeuré relativement peu élevé jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale[5]. Cependant, des amendements significatifs à la Loi sur les Indiens, de même que la création du Registre des Indiens[6] en 1951, eurent comme effet combiné de renforcer la mise en application de cette loi de la part de nombreux Conseils de bande qui, dès lors, ont exclu de leurs territoires réservés ces femmes et leurs conjoints non autochtones. Plusieurs familles se sont alors installées dans les villes et villages, rejoignant parfois d’autres familles autochtones apparentées ou amies qui y étaient installées depuis longtemps. Si à la faveur des modifications légales apportées à ces clauses en 1985, 2010 et 2017[7] quelques familles ont pu retourner s’établir au sein de leurs communautés territoriales d’origine, la vaste majorité d’entre elles est demeurée en ville. Établies depuis au moins quatre générations, elles composent de nos jours le noyau central de la présence autochtone urbaine.

La quatrième et dernière trajectoire populationnelle se traduit par une dynamique de cohabitation au sein des villes favorisant la rencontre d’Autochtones et de non-Autochtones à des fins économiques, commerciales, sociales ou éducatives. Contrairement aux trois autres trajectoires, cette dernière prend sa source dans le monde autochtone lui-même et n’est pas pour autant récente. Dans ce cas, les déplacements vers la ville ne sont pas le résultat de lois ou de mesures discriminatoires extérieures. Ils découlent du fait que certaines familles ou certains individus ont, pour diverses raisons, fréquenté la ville, parfois sur de grandes périodes, avant de s’y établir de façon permanente.

L’exemple le plus percutant est sans aucun doute celui de ces générations d’hommes kanien’kehá:ka qui sont devenus les réputés travailleurs du ciel dès la fin du xixe siècle. Ils ont contribué à la construction de grandes villes nord-américaines dont notamment New York (Kermoal et Lévesque 2010). Les exemples qui relatent une main-d’oeuvre autochtone employée dans les villes canadiennes à différents endroits et à différentes époques sont nombreux. Il n’y a qu’à penser à la construction du chemin de fer transcanadien qui a permis de relier l’est et l’ouest du pays et qui a mobilisé, entre autres groupes de travailleurs, des Autochtones de diverses provenances. À une autre échelle, gardons en mémoire l’existence des routes de commerce entre le sud du Québec et le nord-est des États-Unis, parfois fréquentées bien avant l’arrivée des Européens, et ayant permis la circulation des biens et des personnes jusqu’à présent. L’implication des membres des Nations huronnes-wendat, kanien’kehá:ka, wolastoqiyik wahsipekuk et w8banaki dans le commerce artisanal, de même que dans une économie de proximité, se poursuit encore de nos jours. Depuis les années 1970, la cohabitation s’est aussi traduite par un intérêt de plus en plus grand pour la poursuite des études supérieures dans les grandes villes, l’attractivité du marché du travail et la préférence pour la vie familiale urbaine. Avec les siècles, les décennies et les années, il est certain que cette cohabitation, indépendamment de sa nature, a engendré son lot de discrimination et de racisme[8].

L’identification de ces quatre trajectoires populationnelles, bien que succincte dans le cadre du présent texte, ouvre la porte à une compréhension plus ancrée de nombreuses réalités autochtones qui perdent en sens et en portée lorsqu’elles sont diluées dans un amalgame généraliste. A contrario, le but n’est pas pour autant de laisser place à une diversification qui empêcherait toute analyse destinée à proposer des clés d’explication susceptibles de guider à la fois la réflexion et l’action. Telle qu’elle se présente aujourd’hui, l’urbanité autochtone contemporaine n’est pas le résultat d’une seule situation ou d’un seul phénomène. À l’instar des faits sociaux d’autres natures, elle se situe à la confluence d’un ensemble de facteurs humains et de conditions sociales et économiques constitutifs des enjeux qui caractérisent aussi bien l’agenda géopolitique autochtone que l’exercice de l’autodétermination.

C’est sur ce socle que s’est érigé peu à peu le mouvement des centres d’amitié autochtones, à l’échelle canadienne d’abord à partir des années 1950 et 1960, et à l’échelle québécoise par la suite à partir des années 1970. Dans le cas du Québec, c’est en 1969 que le premier centre organisé voit le jour dans la ville nordique de Chibougamau. L’année est à retenir pour plusieurs raisons. C’est en effet cette année-là qu’est proposé par le gouvernement canadien le bien connu Livre Blanc dont la visée première a clairement été de mettre fin à ce qu’on nommait alors « le problème indien ». Il fallait, pour ce faire, retirer aux personnes autochtones leur statut considéré comme particulier, abolir la Loi sur les Indiens, favoriser par tous les moyens leur assimilation au sein de la société canadienne, fermer le ministère des Affaires indiennes et transférer cette compétence aux provinces (Cardinal 1970). Un tollé de protestations, émanant du monde politique autochtone comme de nombreux milieux universitaires canadiens et québécois, a rapidement entraîné le retrait de cette Politique indienne, même si sa visée et ses dispositions ont perduré dans le temps. Le chercheur David Newhouse considère pour sa part que l’année 1969 marque le début d’une nouvelle ère pour les Peuples autochtones, celle de l’activisme politique et de l’action publique (2008). Cette date représente aussi à ses yeux la fin de l’assaut colonial, à l’intérieur duquel les voix autochtones, sans avoir été nécessairement silencieuses jusque-là, n’en étaient pas moins absentes de l’arène politique fédérale et des sphères décisionnelles. Les années suivantes, encore imprégnées de l’idéologie coloniale, verront cependant apparaître des changements dans la direction des affaires autochtones et le début d’une transformation sociétale majeure.

Le mouvement des centres d’amitié autochtones : agir, innover, transformer

Le sens de l’appartenance

Au moment où le Centre indien cri (eeyou) de Chibougamau (aujourd’hui connu sous le nom de Centre d’amitié eenou de Chibougamau) voit le jour en 1969, on estime que les membres des Premières Nations et du Peuple inuit qui résident dans les villes québécoises composent approximativement 15 % de la population totale de ces groupes[9]. Très peu de gens, incluant les populations autochtones elles-mêmes, avaient alors entendu parler de l’existence de tels lieux déjà établis dans quelques villes canadiennes depuis les années 1950. C’est au cours des années 1970 que le Mouvement québécois des Centres d’amitié prend son essor. À la fin de la décennie, on compte déjà six établissements dans autant de villes de la province (s’ajoutent à Chibougamau les villes de Montréal, Val-d’Or, La Tuque, Senneterre et Québec). Une association provinciale voit le jour en 1976, dans la foulée de la création de l’association nationale mise sur pied en 1972. À cette époque, les centres d’amitié jouent deux rôles principaux : ils servent d’abord de points de ralliement pour les Autochtones des villes dont les conditions de vie sont souvent caractérisées par la pauvreté, l’isolement et un très faible accès aux services publics ; ensuite, ils constituent des lieux d’accueil pour les personnes des communautés territoriales éloignées dont l’état de santé requiert une hospitalisation ou des soins spécialisés hors communauté[10].

Sans surprise, les femmes sont déjà majoritaires dans ce mouvement, non seulement du fait de l’histoire qui les a exclues des communautés et des centres de pouvoir, mais aussi et surtout parce que la philosophie du mouvement prend ancrage dans le soin et la sollicitude, des activités et des tâches qui échoient généralement aux femmes. De nos jours, on pourrait facilement constater que les centres d’amitié autochtones ont été à l’avant-garde du « care » comme mode relationnel d’accompagnement en proposant des services teintés de valeurs éthiques et culturelles. Il faut toutefois attendre les travaux de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA 1996) des années 1990 pour que leur action soit connue et que leur contribution à la promotion et au maintien de l’identité et des cultures autochtones soit reconnue officiellement (Lévesque 2016a).

C’est en effet sous l’impulsion des recommandations de la Commission que les programmes gouvernementaux destinés à la population autochtone des villes connaîtront une actualisation significative, tant sur le plan des orientations que des apports financiers désormais plus substantiels. La présence autochtone dans les villes canadiennes dépasse alors 45 % des effectifs globaux du pays ; la proportion au Québec se situe autour de 30 %. Avec les années 2000, le mouvement québécois des centres d’amitié autochtones connaît un second souffle puisque huit autres centres seront inaugurés entre 2001 et 2018[11]. Cette croissance s’accompagne, comme nous le verrons dans les prochaines pages, d’un leadership novateur et inspirant qui mise sur l’engagement, la justice sociale et la gouvernance communautaire et citoyenne. Prendre la mesure de l’action collective du mouvement des centres d’amitié autochtones, c’est d’abord se pencher sur son ancrage communautaire. L’existence d’un centre, il y a 50 ans comme aujourd’hui, résulte toujours d’une mobilisation locale de personnes qui souhaitent se donner collectivement les moyens d’améliorer leurs conditions de vie et confirmer leur appartenance à une communauté d’action et d’engagement. Organismes à vocation sociale et citoyenne, les centres d’amitié sont devenus avec le temps des endroits sécurisants et performants où les personnes autochtones de tous genres et de tous âges ont à la fois la possibilité de se faire entendre, de mettre en valeur leurs savoirs, leurs compétences et leurs aspirations, d’acquérir de nouvelles habiletés dans la conduite de leur vie personnelle, familiale et professionnelle, mais aussi de regagner une place légitime au sein de la société.

Si ces orientations visent d’abord à réparer autant que faire se peut le préjudice colonial à l’encontre des Peuples autochtones, elles proposent également de combattre les inégalités et les injustices qui ponctuent la vie contemporaine des populations autochtones, quelles qu’elles soient. Pour ce faire, les centres créent en continu du lien social et reproduisent dans l’action les conditions propices au maintien et à la consolidation de ce lien. En d’autres mots, ils redonnent vie au lien social. Bien qu’ils répondent à des besoins légitimes en matière de santé, de services sociaux, d’éducation, de logement ou d’employabilité, leur intention première est de favoriser la reconstruction des relations entre les individus et les ensembles sociaux au sein desquels ces derniers interagissent : la famille, la génération, le groupe de pairs, l’entreprise, l’école, la collectivité, la société. Une des principales conséquences du colonialisme aura donc été la rupture de ces liens de filiation, d’attachement, de solidarité ou de transmission entre les personnes alors même que les fondements de l’organisation sociale, économique et politique des Peuples autochtones ont été fortement ébranlés sous l’impact des politiques assimilatrices, du régime des pensionnats et de la mise en réserve. La somme de ces ruptures a engendré des traumatismes sociopsychologiques majeurs qui sont passés de génération en génération et dont les effets perdurent à travers le temps (Menzie 2010 et 2013 ; Yellow Horse Brave Heart et al. 2011).

Dès lors, les centres d’amitié agissent comme des moteurs de cohésion sociale au sein des villes ou des municipalités où ils sont établis physiquement et, par extension, dans leur région respective compte tenu de leur rayonnement à l’extérieur des villes où ils sont implantés. En effet, les travaux de l’Alliance ODENA ont démontré que les centres, notamment en région, accueillent des personnes des Premières Nations ou du Peuple inuit qui ne sont pas nécessairement résidantes de la ville d’accueil concernée. Ils entretiennent des liens structurants avec divers groupes et communautés territoriales autochtones, voire avec d’autres villes, sur la base d’ententes de services ou de partenariats.

La mobilisation communautaire à l’origine de leur action et de leur engagement permet de traduire en services, en programmes et en activités, les valeurs intégratrices du mouvement : intégrité, engagement, respect, équité, solidarité et fierté. Ces valeurs structurantes s’incarnent dans le Mino Madji8in[12], une philosophie d’existence permettant de restaurer l’équilibre entre l’individu et son groupe d’appartenance.

[…] Le Mino Madji8in évoque à la fois un état d’esprit et une certitude que le mieux-être consiste à cultiver notre volonté d’être en harmonie en tout, dans le temps et dans l’espace. Cette quête du mieux-être, individuel et collectif, repose sur un équilibre des différentes dimensions du Cercle de la vie et des interactions entre celles-ci. Cette quête du mieux-être s’incarne dans un mouvement perpétuel qui sait s’ancrer dans la vie sans jamais être figé.

RCAAQ 2012 : 8-9

La principale qualité du Mino Madji8in est de reposer sur un double ancrage – à la fois identitaire et individuel d’une part, collectif et communautaire d’autre part – qui positionne l’individu, en toutes circonstances, au sein d’une collectivité, en tant que membre apprenant, agissant et réflexif de cette collectivité. Cette démarche est résolument holistique dans le sens où elle traduit un équilibre dont les différentes dimensions et forces se déploient de manière combinée et intégrée sur les plans individuel, familial, communautaire, territorial et cosmogonique. En conséquence, isoler la personne (qu’elle ait 5 ou 80 ans) de son univers de significations et de relations engendre une rupture dans son développement et son plein épanouissement et vient rompre le cercle de transmission des connaissances et des compétences qui assure la connexion avec le Mino Madji8in

Cloutier et al. 2018 ; Lévesque et al. 2019a ; Newhouse et al. 2012 ; RCAAQ 2012

Par ailleurs, après un demi-siècle de persévérance et de résilience, force est de constater que les centres d’amitié ont aussi contribué directement à construire les assises de la modernité autochtone à l’échelle de la province tout entière, bien au-delà des frontières des villes elles-mêmes. Ce sont des milliers de femmes autochtones, de toutes les Nations et de toutes les régions, qui ont forgé la destinée de ce mouvement par leur travail, leurs convictions et leur leadership, parfois même de mère en fille. Pendant longtemps, les centres ont fait partie des rares employeurs d’une main-d’oeuvre autochtone en milieu urbain. Dans certaines villes, ils étaient même les seuls. En phase avec leur mission de service public, ils sont devenus peu à peu des lieux d’apprentissage et d’accomplissement privilégiant les qualités humaines autant que les compétences techniques ou administratives. Aujourd’hui, plusieurs centaines de personnes sont à l’emploi dans ces centres. Leurs compétences de base sont multiples et diversifiées à l’image des nouveaux profils de carrière, mais leur quête commune demeure celle de la justice sociale.

Le fonctionnement des centres d’amitié autochtones est donc double puisqu’il est à la fois de nature institutionnelle et de nature populationnelle. À l’échelle institutionnelle, les centres sont des structures de développement social et communautaire réunissant des actrices et des acteurs qui mettent leurs compétences et leurs expertises au service de la communauté autochtone locale et régionale. Ils sont devenus des entreprises d’économie sociale à part entière, animés par l’action collaborative et l’exigence du mieux-être collectif. À l’échelle populationnelle, les centres sont directement orientés vers la prestation de services publics au bénéfice des familles, des jeunes, des Aînées et des Aînés. Ces services, loin d’être une simple réponse à un besoin donné, sont façonnés de manière à faciliter l’affirmation identitaire et l’accomplissement personnel. Ils s’inscrivent dans une visée autonomiste.

Les défis d’une offre de services renouvelée à l’heure de la sécurisation culturelle

Bien que des changements aient été apportés à de nombreux programmes sociaux au cours des dernières décennies, les cibles de réduction des inégalités et des injustices qui visent les Peuples autochtones sont encore loin d’être atteintes. En effet, il subsiste toujours d’importants écarts entre les conditions de vie sociale, économique et sociosanitaire de la population autochtone au Canada d’une part, et celles de la population canadienne et québécoise dans son ensemble, d’autre part (Allan et Smylie 2015 ; Boyer 2015 ; CCDP 2013 ; Greenwood et al. 2015 ; Martin et Diotte 2010). Dès leur naissance, les Autochtones de toutes origines s’exposent à des risques, pour la santé et la qualité de vie, qui sont supérieurs dans toutes les sphères de leur vie personnelle, familiale et sociale. Dans les villes, peuvent s’ajouter à cela le manque de soins et de ressources appropriés à leur condition, l’accès entravé aux services de santé du réseau canadien ou québécois, l’isolement social, la surreprésentation parmi la population itinérante et en milieu carcéral, les conditions de logements insalubres et non sécuritaires, l’insécurité alimentaire et les déficiences nutritionnelles, les situations répétées de racisme et de discrimination, le chômage chronique, etc. Les expériences malheureuses, parfois tragiques, des personnes autochtones aux prises avec les institutions de la société québécoise qui interviennent en santé, en éducation ou en justice, et qui sont confrontées à des situations de maltraitance ont notamment été relatées lors de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics qui s’est tenue de 2016 à 2018 (CERP 2019). À cette occasion, les femmes leaders du mouvement québécois des centres d’amitié autochtones ont témoigné des embûches qui caractérisent leur action, mais aussi de plusieurs initiatives qui ont vu le jour sous l’impulsion du Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec. Instance fédératrice des onze centres d’amitié réunis sous sa bannière provinciale[13], le Regroupement a aussi connu une croissance et un déploiement significatifs au cours des deux dernières décennies au fur et à mesure que l’État, à travers ses programmes sociaux, proposait d’élargir et de diversifier l’offre de services publics destinés aux populations autochtones. Dans ce contexte, le Regroupement a développé d’étroites collaborations avec plusieurs instances gouvernementales à l’échelle provinciale, comme à l’échelle régionale et municipale, dans le but d’arrimer ses actions (et par extension, celles des centres) aux politiques publiques en vigueur dans la province.

Un tel arrimage requiert toutefois une vigilance constante de la part du Regroupement afin que les démarches, intérêts, besoins et aspirations des populations autochtones soient connus d’une part, mais surtout compris d’autre part. Comment, en effet, s’assurer que les politiques publiques en vigueur dans de multiples domaines à l’échelle de la société québécoise puissent rejoindre les attentes des Autochtones et prendre en considération leur parcours exclusif dans l’histoire et dans le présent ? Cette question est au coeur même de l’agenda politique et social autochtone, non seulement au Québec et au Canada, mais aussi en Nouvelle-Zélande et en Australie alors que les relations entre les Peuples autochtones et les gouvernements centraux, plombées par le colonialisme, demeurent inscrites dans des inégalités de pouvoir flagrantes.

Cette vigilance se manifeste notamment dans le cadre d’une participation active à des tables gouvernementales de concertation et de coordination des services à l’intention des Autochtones en milieu urbain. Elle donne lieu à la production régulière de mémoires et de présentations publiques lors des commissions parlementaires et est entretenue dans l’espace public par une prise de parole constante, orientée et documentée. Elle se nourrit de travaux de recherche qui misent sur la coproduction et la mobilisation des connaissances et sur la rencontre entre savoirs scientifiques et savoirs autochtones. Mais plus encore, une telle vigilance prend appui sur une démarche conjointe de sécurisation culturelle qui constitue en quelque sorte le bras institutionnel et opérationnel du Mino Madji8in.

La sécurisation culturelle comme vecteur de la réconciliation

Conçue à l’instar d’un outil de justice sociale, d’équité culturelle et d’affirmation identitaire, cette démarche rejoint directement la mission du Regroupement et celle des différents centres affiliés. Elle vise à réduire les écarts et les inégalités sociales entre les Autochtones et les non-Autochtones et à transformer les rapports de pouvoir existants entre les uns et les autres. Ce cadre explicatif et compréhensif : a) reconnaît la légitimité de la différence sociale et culturelle autochtone selon qu’elle se manifeste en termes de connaissances, de pratiques, de compétences ; b) considère les effets durables de la colonisation, du racisme systémique et du traumatisme historique et transgénérationnel ; c) contribue à créer des environnements et des écosystèmes sociaux sécurisants, accueillants et pertinents pour la population autochtone en différents domaines ; d) favorise le déploiement de services et d’initiatives en concordance avec les modes d’accompagnement, de transaction sociale et d’appréhension du réel issus du monde autochtone ; e) conduit à une révision des politiques et programmes destinés à la population autochtone ; f) s’inscrit dans une action claire et légitime d’affirmation politique et identitaire et de gouvernance autochtone. Cette démarche est devenue ces dernières années un des moteurs de la réconciliation entre Autochtones et non-Autochtones au Québec, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande (Blanchet-Cohen et al. 2018 ; Wepa 2005). Elle a l’avantage, au regard du mouvement des centres d’amitié autochtones, de canaliser l’action dans une même direction à partir d’une problématique commune.

La démarche de sécurisation culturelle a déjà été identifiée par le gouvernement québécois, dans le cadre du Plan d’action gouvernemental pour le développement social et culturel des Premières Nations et des Inuits 2017-2022 (Gouvernement du Québec 2017), comme une des pistes de solution à une amélioration de l’offre de services destinée aux populations autochtones et au développement du pouvoir d’agir des individus et des collectivités.

Cependant, la compréhension de ce qu’est la sécurisation culturelle varie grandement selon les actrices et les acteurs institutionnels concernés. Alors qu’elle a été conçue et élaborée au départ pour engendrer des changements de nature structurelle dans la prestation et la gouvernance des services publics destinés aux Peuples autochtones, cette démarche est encore trop souvent cantonnée dans des mesures accessoires et circonstancielles dont les impacts demeurent nécessairement ponctuels. Elle est aussi, selon les termes mêmes de ce Plan d’action, destinée aux prestataires de services eux-mêmes, alors que c’est à la hauteur des systèmes qu’il importe d’agir. Le défi du Regroupement à cet égard est de veiller à ce que l’application de la sécurisation culturelle ne se pose pas en opposition avec sa mission communautaire première, mais vienne au contraire appuyer sa capacité de transformation sociétale, tout en permettant sa reconnaissance pleine et entière comme instance autochtone de coopération et de délibération démocratique. Le Regroupement agit en effet à l’instar d’un véritable réseau moderne, innovant et réflexif, contrairement à un mode de fonctionnement plus hiérarchique (et partant plus traditionnel) davantage centralisé et pyramidal.

Dans cette optique, les centres d’amitié ont mis sur pied ces dernières années, à l’intérieur de leurs murs, des cliniques de santé autochtone qui sont l’occasion d’une redéfinition des soins et des stratégies de prévention et de suivi. Des centres de la petite enfance ont vu le jour dans leurs locaux. Des projets de périnatalité sociale, des programmes de formation de la main-d’oeuvre autochtone, des cercles de paroles avec les Aînées et les Aînés, des ateliers intergénérationnels de transmission des savoirs et des compétences, des partenariats avec des communautés autochtones territoriales, des écoles, des commissions scolaires, des municipalités, ou encore des centres intégrés de santé et de services sociaux ont donné lieu à de nouvelles initiatives prometteuses. Dans tous les cas cependant, l’esprit participatif du mouvement demeure le même puisque ses actions sont façonnées par un souci de partage et une visée collective du mieux-être. Alors que les politiques néolibérales d’activation instrumentalisent de plus en plus le soutien social destiné aux individus les plus vulnérables afin d’accroître leur participation à la société dominante, le mouvement des centres d’amitié poursuit son chemin vers l’affirmation d’une différence égalitaire. L’objectif est de restaurer l’équilibre entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective d’une part, et de concilier la gestion gouvernementale avec les finalités sociales et culturelles autochtones d’autre part.

L’approche des capabilités élaborée principalement par Amartya Sen (2012) et Martha Nussbaum (2012) permet de caractériser efficacement la posture du mouvement en mettant l’accent sur les effets néfastes des politiques d’égalité à saveur universaliste qui guident l’action publique au sein des États modernes et engendrent, à leur tour, leur lot de discrimination en cherchant sans répit à uniformiser les réponses publiques. En ne ciblant que les manques ou les lacunes à combler chez l’individu qui se bat contre l’adversité, on perd de vue les contextes sociaux, culturels, économiques, juridiques et politiques à l’origine des conditions d’injustice qui marquent le parcours de cet individu et de tous les autres. Autrement dit, on fait abstraction des effets délétères de la colonisation que l’on relègue à l’histoire, sans voir leur inscription continue dans toutes les sphères de la vie contemporaine. Mais du même coup, on se prive de solutions efficaces qui pourraient ouvrir la porte à de réels gains sociétaux partagés entre la société québécoise et les sociétés autochtones. Comme le souligne de façon très pertinente le philosophe Charles Taylor, la culture politique moderne tourne autour d’une exigence de reconnaissance égalitaire alors qu’il faudrait, au contraire, miser sur une reconnaissance de la différence (1994). Dans cette perspective, il importe pour les centres d’amitié autochtones de créer les conditions d’un dialogue le plus fructueux possible entre leur action publique autochtone et l’action publique gouvernementale. Une offre de services renouvelée visant les populations autochtones ne saurait faire l’économie d’une reconnaissance des facteurs structurants de l’action publique telle qu’elle se déploie sous l’égide du Regroupement : la régénérescence des pratiques de soins et d’accompagnement autochtones ; l’appartenance à une collectivité solidaire ; la trajectoire citoyenne de ses membres ; la participation équitable à la prise de décisions.

Conclusion : sous le signe de l’agentivité et de la gouvernance communautaire

Des origines à aujourd’hui, le mouvement des centres d’amitié porte un réel projet social autochtone fondé sur un développement combiné des individus, des familles et des groupes d’appartenance, à travers une offre de services diversifiés en phase avec ses valeurs fondatrices de partage et d’entraide. Mais ce mouvement repose aussi sur la compétence de ses ressources humaines et techniques qui maintiennent actifs des dispositifs étayés d’adhésion et de cohésion sociale. Il propose à ses membres des moyens de construire (ou de reconstruire) leurs liens sociaux et de consolider leur liberté d’agir et de choix en tant que citoyennes et citoyens autochtones.

Ce projet social propose une nouvelle articulation et dans la foulée, de nouvelles interfaces de solidarité, entre le central (représenté par le Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec) et le local (les différents centres affiliés) dans leur recomposition des rapports avec l’État. Son action s’inscrit désormais dans une institutionnalisation bienveillante qui n’a jamais renié son ancrage communautaire premier (Abitbol et al. 2012).

Des défis demeurent cependant. Ils viennent ébranler occasionnellement le processus de mise en commun et de partage privilégié par le mouvement en matière d’action publique. La lourdeur des problématiques sociales auxquelles font face les intervenantes de terrain, la croissance de la demande compte tenu de la hausse significative de la présence autochtone dans les villes, la difficulté à trouver un équilibre entre la mission communautaire et l’accomplissement personnel, comptent parmi les difficultés les plus courantes de la gestion organisationnelle interne. Quant aux relations avec les partenaires extérieurs, elles sont souvent complexifiées par le manque d’informations relatives au monde autochtone, à ses héritages, à ses trajectoires, à sa modernité, et par la difficulté à traduire dans la pratique des intentions de rapprochement souvent fort louables. Néanmoins, les assises participatives et collaboratives du mouvement constituent à la fois un rempart sécurisant pour ses femmes leaders et le personnel, de même qu’un tremplin vers une actualisation constante des pratiques.

Aux quatre trajectoires populationnelles constitutives de l’urbanité autochtone contemporaine dont il a été question dans la première partie du présent texte, le mouvement des centres d’amitié autochtones, par son histoire, son répertoire d’actions collectives et sa contribution au devenir des sociétés autochtones, est à l’origine d’une cinquième trajectoire : celle d’une coexistence marquée par l’engagement et l’agentivité. En se faisant peu à peu reconnaître une légitimité de parole et d’action, les actrices de ce mouvement transforment les vecteurs qui sous-tendent l’action publique en apportant une réponse directe à la colonisation et aux politiques universalistes qui caractérisent, de nos jours, l’action publique gouvernementale. Sous couvert d’intégration et d’inclusion, ces politiques véhiculent encore trop souvent l’idée d’une société, certes formée d’une diversité de citoyennes et de citoyens, mais qui n’en réduit pas moins l’exception autochtone à une expression culturelle parmi d’autres. En effet, ces politiques renferment une charge assimilatrice contraire aux velléités de réconciliation dont elle se réclame aussi par ailleurs. Les Peuples autochtones appartiennent à la terre d’ici ; ils en sont les premiers occupants et ils doivent être les artisans de leur propre devenir. La colonisation, malgré les atteintes répétées à leur intégrité, n’a pu effacer ce parcours unique et exclusif. De la même manière, il est impossible de faire abstraction de l’urbanité autochtone dans l’agenda géopolitique global de ces Peuples.

Cette trajectoire moderne de la coexistence instaure sur son parcours de nouveaux ponts de collaboration entre les villes et les communautés autochtones territoriales, entre les centres d’amitié et ces mêmes communautés, entre des organisations autochtones et non autochtones, autour d’enjeux qui transcendent les frontières imposées par la loi. Elle donne lieu à des maillages entre les différentes Premières Nations puisque la communauté autochtone urbaine est formée de personnes aux origines variées. Elle repose, dans de nombreux domaines, sur une offre de services qui vient s’ajouter à celle déployée dans les communautés territoriales. Aussi, elle ne met pas seulement en présence des membres des Premières Nations et du Peuple inuit d’une part, et des membres de la société québécoise d’autre part. À la faveur de nouvelles formules de mobilité qui ont vu le jour au cours des dernières décennies, les personnes autochtones elles-mêmes adoptent de nouveaux modes de vie qui transcendent les frontières administratives, juridiques et sociales : certaines résident dans une communauté territoriale autochtone tout en travaillant dans une ville suivant des formules quotidiennes, hebdomadaires, mensuelles de déplacement ; d’autres résident dans les villes et travaillent au sein d’une communauté ; d’autres encore, accompagnées de leur famille, s’établissent dans des villes pendant l’année scolaire pour ensuite rejoindre leurs territoires familiaux au cours de l’été. Pour des milliers d’Autochtones, la ville est devenue une composante structurante de leur existence ; l’époque où la présence dans une ville était associée à la perte de son identité et de sa culture est désormais révolue. L’action des centres d’amitié autochtones a été au coeur de ce changement sociétal.