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Ce livre publié récemment par Clinton Westman est le fruit de plusieurs années de recherche sur l’adoption du pentecôtisme dans certaines communautés cries du nord de l’Alberta. Westman en avait fait le sujet d’une thèse de doctorat soutenue en 2008 à l’University of Alberta. Cree and Christians se présente ainsi comme une version remaniée de cette thèse qui est également bonifiée par de nombreux travaux subséquents. De l’aveu même de l’auteur, le portrait proposé dans le livre appartient déjà au passé puisque l’essentiel du matériel ethnographique présenté a été collecté entre septembre 2005 et mai 2006 dans les communautés de Trout Lake et de Peerless Lake. Cela n’empêche pas cette monographie d’être très actuelle puisqu’elle s’attaque à un phénomène relativement nouveau dans l’histoire des peuples autochtones du Nord canadien et qui a été très peu développé dans la littérature américaniste : l’adoption de variantes évangélistes du christianisme. L’enquête de Westman, en plus de compter sur une ethnographie riche en détail, s’appuie également sur une vaste enquête historique qui lui permet, d’une part, de retracer l’histoire de l’adoption du christianisme par les Cris du nord de l’Alberta et, d’autre part, de reconstruire le climat de compétition entre les missionnaires de différentes dénominations et leur accueil différencié par les Cris.

Si on retrouve des églises pentecôtistes dans un nombre assez important de communautés autochtones du nord du Canada, les communautés de Trout Lake et de Peerless Lake sont particulières en raison du fait que les pentecôtistes y sont majoritaires. À Trout Lake, l’église pentecôtiste Faith in God’s Temple est virtuellement la seule communauté chrétienne active, bien que certains habitants se considèrent catholiques. La particularité du pentecôtisme en contexte autochtone est sa propension à démoniser les pratiques animistes et catholiques. On serait donc porté à penser que la conversion au pentecôtisme représente une rupture complète avec les différentes formes d’expression religieuse qui ont marqué les communautés cries. Pourtant, Westman nous fait très bien comprendre comment le pentecôtisme cris n’est pas dans une position de rupture totale et complète avec l’animisme et le catholicisme. Fort de ses collaborations avec des chercheurs basés au Québec et de ses participations aux activités de l’Équipe de recherche sur les spiritualités amérindiennes et inuit (ERSAI), Westman met de l’avant le concept de continuité transformative (voir Bousquet et Crépeau 2012) pour comprendre comment le pentecôtisme prolonge et transforme le paysage religieux des communautés qu’il a fréquenté dans le cadre de son enquête.

Westman montre que si les pentecôtistes cris rejettent les traditions animistes, ils ne les considèrent pas fausses pour autant. En effet, ils reconnaissent très bien le pouvoir de cette tradition, mais l’associent à un pouvoir démoniaque s’opposant au christianisme : « Ainsi, la continuité du pouvoir de l’animisme est reconnue par les gens de la communauté, le christianisme étant compris comme étant en opposition à celui-ci mais puisant dans ses pouvoirs et ses affects » (194, notre trad.). D’autre part, comme le souligne l’auteur, le pentecôtisme s’accorde assez bien avec certaines particularités du chamanisme : « En terme de charisme, de performance, de guérison, de qualités discursives, d’articulation sociopolitique et d’emphase sur le pouvoir spirituel, il est profitable d’avoir le chamanisme comme point de départ pour une analyse du discours, des rituels et des dynamiques pentecôtistes » (275, ma traduction). Le succès du pentecôtisme s’explique en partie, selon Westman, par le fait que cette mouvance religieuse n’a pas cherché à « désenchanter » l’univers cris, comme ont voulu le faire les catholiques et les anglicans. Malgré certaines continuités évidentes, le pentecôtisme prend l’animisme comme un Autre auquel il s’oppose, ce qui est souvent exprimé par une guerre spirituelle et « une posture ontologique qui reconnaît explicitement le pouvoir (et l’autorité ?) des chamanes et des esprits » (277, ma traduction).

Le pentecôtisme a émergé dans les communautés de Trout et Peerless Lake à partir de la fin des années 1960 dans un contexte de compétition entre les missionnaires de différentes dénominations religieuses. Entre 1870 et la Deuxième Guerre mondiale, Westman explique que les Oblats de Marie-Immaculée – de dénomination catholique – se sont disputé la région avec les missionnaires anglicans, mais que les Oblats sont ceux qui ont le mieux réussi à s’installer durablement. Après la Seconde Guerre mondiale, la situation se complique puisque des missionnaires évangélistes du sud du Canada et du nord des États-Unis commencent à fréquenter la région et à faire des conversions. Contrairement aux catholiques et aux anglicans, les missionnaires évangélistes déployèrent beaucoup d’efforts à former les bases d’un clergé autochtone. Ce travail se retournera en quelque sorte contre eux puisque ce sont ces mêmes spécialistes rituels évangéliste cris qui se convertiront au pentecôtisme dans les années suivantes. D’autre part, Westman souligne que bon nombre de ces pasteurs pentecôtistes cris, qui jetèrent les bases dans les années 1960 et 1970 des églises pentecôtistes qu’il observa au début des années 2000, sont souvent les fils ou les petits-fils des derniers chamanes actifs dans la région. L’examen historique de Westman nous amène à comprendre que la compétition entre les différentes congrégations missionnaires a été perçue négativement par une large partie de la population crie et que l’approche décentralisée, non dénominationnelle et basée sur le leadership cris du pentecôtisme, s’est rapidement imposée comme une alternative intéressante. L’auteur conclut que « Le pentecôtisme permet aux Cris d’avoir une institution à travers laquelle ils se sentent plus canadiens, plus moderne peut-être, tout en gardant entre leurs mains le pouvoir rituel, ecclésiastique et politique relié à cette institution, loin de toute surveillance eurocanadienne » (276, notre trad.).

Cree and Christians nous propose ainsi une ethnographie riche et détaillée du pentecôtisme des Cris du nord de l’Alberta. Il me semble que Westman réussit très bien à faire comprendre à ses lecteurs comment le pentecôtisme, malgré sa propension à démoniser l’animisme et le catholicisme, s’appuie malgré tout sur ces deux autres expressions religieuses.Par ailleurs, on comprend bien aussi comment le pentecôtisme facilite l’appropriation du christianisme par les Cris en raison de sa dimension flexible et peu encadré par une autorité ecclésiastique centralisée. Cette monographie de Westman apparaît donc comme une contribution fondamentale à l’étude de l’histoire et du pluralisme religieux des Autochtones du Nord canadien. Cependant, malgré sa qualité, l’ouvrage aurait eu avantage à être plus synthétisé. On y trouve de nombreuses répétitions et, en ce qui me concerne, j’ai trouvé que la monographie ne commençait à prendre son envol qu’au chapitre 3, soit environ à la moitié de l’ouvrage. Un lecteur un peu moins dédié aurait peut-être laissé tomber l’aventure. Il n’en demeure pas moins que Cree and Christians est un ouvrage de qualité qui s’imposera certainement comme une référence incontournable en ce qui a trait à l’étude du pluralisme religieux dans les communautés autochtones des Amériques.