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Entre 1712 et 1738, la Nouvelle-France est en guerre avec les Mesquakies, une nation algonquienne originaire de la baie des Puants située sur la rive ouest du lac Michigan. Ceux que les Français nomment à l’époque les Renards refusent d’intégrer l’alliance politique et économique que la France a signée en 1701 avec l’ensemble des autres nations autochtones du Pays d’en Haut. Ce conflit larvé, ponctué de phases inégales de violence parfois brutale, est remis au premier plan de l’historiographie francophone dans L’empire face aux Renards de Raphaël Loffreda. Fruit d’une décennie de recherches qui a débuté à l’Université Paris-Sorbonne avec l’obtention d’un master en histoire impériale et coloniale, Loffreda, au diapason de l’histoire coloniale, impériale, atlantique et moderne, renouvelle la manière d’appréhender la guerre comme sujet d’étude historique.

Les guerres des Renards ont habituellement été abordées dans l’historiographie selon le cadre colonial, mais Loffreda les réinsère dans l’espace atlantique français. Telle une lentille capable de changer de distance focale, il positionne l’échelle spatiale de ces guerres d’abord au plus haut niveau de l’empire, c’est-à-dire là où se conçoivent les politiques concernant les Renards : dans le bureau du ministre de la Marine en métropole et du gouverneur général en colonie. La seconde échelle est celle de la Nouvelle-France où les pouvoirs locaux, ceux des colonies du Canada et de la Louisiane collaborent ou s’opposent en regard à la marche à suivre concernant la guerre contre les Renards. Enfin, le dernier niveau d’observation est celui du Pays d’en Haut où les décisions politiques s’incarnent et s’exécutent. À travers de ces trois échelles d’analyse, Loffreda s’intéresse au processus décisionnel entre la métropole et la colonie quant à la gestion politique du conflit. Selon lui, la conduite politique des guerres Renards résulte d’une élaboration atlantique. Loffreda utilise le cadre conceptuel de François-Joseph Ruggiu qui avance que les colonies participent au développement de l’État royal par une politique impériale intégrée élaborée dans le bureau des colonies. Pour l’auteur, la gouvernance des guerres Renards a été largement décidée par la Nouvelle-France, relativisant ainsi les prétentions absolutistes de Versailles qui en définit tout de même les contours.

C’est donc sans surprise que Loffreda a étudié la correspondance officielle entre Versailles, le Canada et la Louisiane afin d’identifier l’évolution de la pensée politique de ces acteurs au fil de ces trois décennies de conflit. Trois parties organisent l’ouvrage de Loffreda. La première sert de pierre d’assise aux deux autres et retrace l’histoire complexe des relations entre les Français, leurs alliés et les Renards. L’auteur cherche notamment à confirmer si ces derniers ont été victimes d’une politique génocidaire de la part des Français. La seconde partie analyse les processus d’élaboration de la documentation sur laquelle s’appuient les autorités françaises pour définir leurs politiques et la manière dont elles se traduisent concrètement dans l’empire. La dernière partie, quant à elle, cherche à déterminer le poids de la colonie et de la métropole dans l’élaboration d’une ligne politique face aux Renards.

La première partie du livre s’appuie essentiellement sur l’historiographie des guerres Renards. Le premier chapitre revient sur la création de l’alliance que les Français forgent avec une majorité des Algonquiens de la région des Grands Lacs à partir du milieu du xviie siècle. Reprenant les travaux de Richard White et de Gilles Havard, Loffreda souligne que cette alliance est une vraie poudrière, puisqu’elle regroupe une constellation de nations aux intérêts divergents. Ennemis historiques des autres nations algonquiennes, les Renards sont invités par les Français au début du xviiie siècle à rejoindre l’alliance. Pari risqué, car les autres membres ne sont aucunement intéressés à les intégrer craignant perdre leur relation commerciale privilégiée avec les Français au détriment d’anciens ennemis. Le second chapitre est consacré à la chronologie des deux phases ou, deux guerres Renards. De 1712 à 1716, les Français jouent leur rôle de médiateur sur deux plans. D’un côté, ils tentent de retenir les Renards dans l’alliance et de l’autre, tentent en vain de circonscrire les velléitées de leurs alliés, réfractaires à l’inclusion d’un nouveau membre. Cependant, lorsque les hostilités reprennent entre 1727 et 1735 un changement de cap s’opère de la part des autorités qui misent cette fois sur la violence politique afin de dicter les paramètres de l’alliance à leurs alliés et aux Renards. Si l’auteur n’analyse pas ce conflit complexe, le récit qu’il en fait comble un trou béant dans l’historiographie francophone. Une chronologie bien utile en annexe facilite le suivi des nombreux retournements d’alliance. Au troisième chapitre, Loffreda revient sur la terrible violence perpétrée dans les années 1727 à 1735 par les Français et leurs alliés envers les Mesquakies. Par le passé, plusieurs historiens s’inscrivant dans la New Indian History ont qualifié ces guerres de génocide. Si Loffreda reconnaît que certains aspects des guerres Renards puissent s’en rapprocher (chute drastique de la population, massacres, discours d’anéantissement, déshumanisation de l’ennemi), ils ne sont pas suffisants pour conclure à la thèse du génocide. Loffreda en fait la démonstration en contextualisant le vocabulaire de l’époque, en analysant les actions des Français, de leurs alliés, ainsi que les ordres qu’ils ont reçus des autorités coloniales qui, même au pic des violences, envisageaient la paix avec les Renards. Pour preuve, dès que la guerre se termine, les Renards sont réintégrés à l’alliance. Tout compte fait, ce sujet pourrait faire l’objet d’une thèse comparative avec les exactions de guerre à l’époque moderne.

Dans la deuxième partie de son livre, Loffreda tente de cerner le type d’information sur lequel les autorités coloniales et métropolitaines s’appuyaient pour élaborer leur politique concernant les Renards. En Amérique du Nord, les commandants de postes de traite de fourrures sont les principaux producteurs d’informations qui, de l’Ouest, font acheminer des rapports concernant la guerre jusqu’au gouverneur du Canada (et de la Louisiane à partir de 1720) pour finalement les voir arriver au bureau des colonies, à Versailles. Tout au long de ce voyage, l’information relayée subit de nombreuses transformations, mais des mécanismes sont en place afin de s’assurer de sa fiabilité. En étudiant le conflit des Renards, Loffreda a été en mesure de révéler une « mémoire administrative » (158) dans les bureaux des colonies à Versailles. C’est-à-dire que les commis développent une expertise du dossier Renard grâce à un accès aux archives du bureau qui leur permet d’émettre des recommandations au ministre. En reprenant la grille d’analyse que Sylvain Fortin a utilisée pour les guerres iroquoises, Loffreda démontre que les autorités utilisent à nouveau l’information pendant les guerres des Renards comme arme politique et militaire afin de confondre leurs propres alliés et l’ennemi. Malgré cela, les défaites françaises ont été nombreuses et l’auteur identifie les stratégies rhétoriques des officiers et du gouverneur dans le but d’éluder leur incompétence ou leur manque de jugement.

Loffreda fait la démonstration dans la troisième partie du livre que les autorités coloniales parviennent, grâce à un habile discours, à imposer leur programme politique à Versailles. Toute prise d’initiative en amont de Versailles est justifiée par une urgence couplée par la correspondance saisonnière et les grandes distances parcourues par les courriers. Devant le fait accompli, le ministre ne peut qu’approuver, ou condamner lorsqu’elles échouent, les expéditions militaires entreprises contre les Renards. L’absolutisme est donc éprouvé en ce sens où les élites coloniales détiennent, dans les faits, une grande marge de manoeuvre politique. Cependant, Versailles ne reste pas passif et on assiste plutôt à une « élaboration véritablement atlantique de la politique impériale » (235) concernant les Renards. Cela se vérifie surtout durant la première phase du conflit (1712-1718) alors que le ministre Pontchartrain impose une ligne politique pacifiste au gouverneur Vaudreuil qui, lui, préfère une intervention armée pour mater les Renards. De plus, la réouverture des postes de traite dans l’Ouest après 1716 est décidée par Versailles et Québec au terme d’une décennie de négociation pour répondre notamment, mais pas uniquement à l’urgence Renard. À partir de 1720, ce sont surtout les acteurs coloniaux qui impulsent à Versailles la ligne politique à suivre mais la métropole s’assure que les politiques du Canada ne nuisent pas à la Louisiane. Enfin, l’exécution des politiques mises en place par les autorités dépend du contrôle qu’elles ont sur leurs agents. La vénalité étant absente du corps des troupes de la Marine, leur carrière est entre les mains du gouverneur général et leur promotion dépend de leur mérite. Si cela a déjà été largement étudié, Loffreda aurait pu approfondir les liens de patronage qui unissaient les gouverneurs et leurs agents.

Au terme de son livre, Raphaël Loffreda a contribué à dépoussiérer les guerres Renards en exposant la manière dont les autorités coloniales et métropolitaines dirigeaient une guerre à partir de leurs bureaux respectifs et comment ils élaboraient une politique conjointe relative qui se faisait ressentir jusqu’à la baie des Puants. Malgré les moyens de communication restreints et les distances gigantesques, il existait à l’époque des guerres Renards une volonté de la part des autorités françaises de dominer un espace et des populations. L’empire est une idée qui se concrétise par la guerre qui incarne cette réalité. L’analyse de fond des sources et leur croisement sont convaincants tout au long de l’ouvrage. Cependant, certains exemples sont repris pour différentes analyses et rendent quelque peu répétitive la dernière partie. Les mauvaises langues voudront reprocher à l’auteur de ne pas avoir assez exposé l’agentivité des Renards face à ces politiques, mais tel n’était pas son propos. L’empire face aux Renards est une invitation. La machine froide et implacable de l’empire français exposée, une analyse profonde des causes ethnoculturelles et géopolitiques de ce long conflit, qui semble avoir échappé tant au contrôle des Mesquakies que des Français, reste à faire.