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Introduction

Si, d’aventure, l’on aborde le langage juridique comme un processus culturel et social, l’étude de l’utilisation des termes et des concepts du droit révèle une histoire particulièrement haute en couleur. Dans le cas du Canada, à la jonction de différents systèmes de droit, c’est une véritable épopée. Juristes, linguistes et traducteurs oeuvrent à la formulation d’un récit épique — celui du voyage dans le vortex transsystémique et multilingue canadien[1].

Le vortex désigne en principe un phénomène physique et météorologique, soit un tourbillon dans lequel un certain volume d’air ou de fluide est supposé stable, avec un sens et une direction constants. Ce volume en mouvement se structure par rapport à un référentiel au lieu d’être seulement en translation, telle la structure juridique hybride et spécifique résultant de l’interaction entre les langues et les systèmes de droit au Canada[2]. Cette création vectorielle, avec un sens et une direction propres, implique en permanence une « négociation interlinguistique et culturelle[3] », et fait du cas du Canada « un phénomène quasi unique en son genre[4] ». De ce processus créatif naissent représentations et concepts juridiques propres à la trame narrative formant l’identité juridique culturelle du Canada. Le défi majeur dans la pratique juridique reste de savoir comment naviguer dans un tel vortex — pour éviter de s’échouer sur les récifs des langues et des cultures en interaction ou encore sur les rivages étrangers des systèmes de droit visés, que ce soit en France, en Angleterre ou aux États-Unis[5].

De manière à relever le défi quotidien du français juridique des étudiants-mousses comme des juristes-marins avertis au Canada, le professeur Jean-Claude Gémar a élaboré, sur la base de ses travaux avec Madame Vo Ho-Thuy, un précieux manuel de navigation jurilinguistique, intitulé Nouvelles difficultés du langage du droit au Canada –– Dits et maux de Thémis (ci-après « Manuel de navigation[6] »). Considérant que « la technique juridique aboutit, pour la plupart du temps, à une question de terminologie[7] », le professeur Gémar, en capitaine-éclaireur, met à jour le parcours et les identités des mots du droit, dont la source est dans la langue courante. Les éditions précédentes du petit guide antérieur, intitulé Difficultés du langage du droit au Canada[8], ont été complètement repensées, revues et augmentées. Le Manuel de navigation réunit maintenant 240 termes et expressions problématiques, provenant de l’expérience de la pratique juridique, comprenant l’enseigne-ment, la traduction et la terminologie. Vaste exercice de stylistique comparée, le Manuel de navigation fait oeuvre normative en recommandant certains usages, en dénonçant les barbarismes, les anglicismes, les pléonasmes et les solécismes, et en suggérant des solutions au cas par cas, afin de garder le cap propre au droit canadien et au droit québécois.

I. Le Manuel de navigation

En retraçant la route prise par les mots du droit et de la langue commune, le Manuel de navigation permet de repérer les écueils et les pièges de la mer, et de déterminer les référentiels magnétique et astronomique de la navigation dans le vortex canadien. La spécificité des usages des termes juridiques selon les contextes est mise en relief. En effet, on y met en lumière la structure conceptuelle et logique du discours juridique grâce à l’étude de l’histoire et de l’évolution des termes et des concepts dans les langues (français, anglais et latin) ainsi que dans les systèmes de droit civil et de common law. Législation, décrets, règlements, décisions de justice, doctrine juridique et doctrine jurilinguistique – tous les contextes sont explorés. L’idée est de tenir compte des variables de la langue courante, de la nomenclature juridique, du vocabulaire de soutien, du niveau d’abstraction et de spécialité du langage. La « démarche doit s’inspirer de considérations à la fois diachroniques et synchroniques » et « doit être à la fois comparative et contrastive, son but étant de conduire à des solutions normatives acceptables[9] ».

Ces cartes, ces repères et ces outils de navigation sont devenus indispensables au regard de l’évolution majeure du droit au Canada — citons seulement les travaux de normalisation de la terminologie française du vocabulaire de la common law entrepris en 1981[10], ainsi que l’incidence jurilinguistique de l’harmonisation des lois fédérales avec le droit civil du Québec, notamment avec la réforme du Code civil du Québec de 1991 (ci-après « C.c.Q. »). Ces consignes de navigation permettent, en outre, de contourner les courants marins tumultueux et de ne pas perdre sa route. Un exemple d’amarinage est celui de l’emploi du terme « verdict » (p. 635) qui, en raison de son caractère bilingue et de sa polysémie, ne devrait pas servir à désigner une décision rendue par un juge. Le Dictionnaire du droit québécois et canadien (Reid) énonce que le verdict est une décision rendue par un jury. Pour éviter les confusions, il faut distinguer entre le discours spécialisé du droit et le discours général, celui des médias notamment. Dans cette optique, la cohérence de la langue juridique s’avère un facteur important, en particulier dans la communication et dans l’administration de la justice.

C’est pourquoi il faut ajouter à ces éléments la connaissance des mécanismes de fonctionnement de la langue de spécialité, c’est-à-dire les règles présidant aux relations entre les mots : les structures profondes et superficielles du langage, les structures conceptuelles et logiques du discours, les aspects socio-linguistiques du discours et l’effet « thémis » de distanciation par rapport au langage courant. D’après cette perspective, il convient d’établir, dans un premier temps, le contexte culturel et pratique de la langue du droit propre au Canada et au Québec, au regard de l’histoire du système et du langage juridiques à la fois en français et en anglais. Dans une perspective transsystémique, il importe aussi de connaître le fonctionnement et l’évolution de ces systèmes selon une approche de jurilinguistique comparée[11]. Dans un deuxième temps, il est question non seulement de s’intéresser à un terme et à son contexte, mais également de prendre en considération son rôle dans l’élaboration du récit juridique et son évolution, en examinant les représentations qui le fondent, la structure conceptuelle et logique[12]. Dans un troisième temps, grâce à ces connaissances, il est alors possible d’étudier les cas de hiatus au sein des représentations dans l’évolution de la forme du langage, à travers « la création de nouvelles structures dysfonctionnelles[13] », ainsi que les incohérences du récit et les nouvelles formes de conscience juridique. C’est seulement avec un tel accastillage et cette expérience de la mer que le marin peut affronter tempêtes et ouragans du vortex transsystémique et multilingue. Mieux encore, il peut déceler les Charybde et Scylla conceptuels, les Circé des imports théoriques, les sirènes des calques et des emprunts linguistiques, afin d’éviter la dérive et de maintenir le cap!

II. Les modes et les instruments de navigation jurilinguistique

Dans la détermination du bon usage des termes du droit, il existe diverses ressources : les listes d’équivalents en français à partir d’échantillons de termes en anglais, les dictionnaires bilingues, les dictionnaires en matière de droit québécois et cana-dien, les manuels des difficultés dans la langue courante[14]. Puisant dans ces ressources, le Manuel de navigation offre une étude systématique des mots et des expressions problématiques qui comprend une position du problème, avec la mise en contexte des termes dans plusieurs citations, la présentation étymologique et historique d’un terme, son analyse notionnelle et linguistique de même que des recommandations quant à son emploi. Une fois à la barre, et le gouvernail bien en main, tout marin se doit de savoir distinguer précisément différents modes de navigation jurilinguis-tique.

A. La navigation côtière

La navigation côtière a pour principal souci d'éviter les dangers représentés par la côte, les récifs et les faibles fonds, et d’établir des distances de sécurité. La délimitation des côtes, comprises comme référents des langues et des systèmes de droit, est concernée par la proximité entre le vocabulaire anglais, en raison de ses emprunts importants au latin et au français au Moyen Âge (65 % du fond lexical de l’anglais vient du français, et donc aussi du latin) – une difficulté de la langue « rapaillée[15] ». Désormais, la cohabitation serait inversée avec l’anglais en fond dominant et le français en fond servant, avec les dangers des calques et des barbarismes, « mais souvent des archaïsmes, plutôt que des anglicismes[16] ». Les instruments de navigation côtière permettent ainsi le cabotage en évitant les écueils. L’expression « aviseur légal » est, semble-t-il, le pire exemple d’échouage : c’est un barbarisme[17]. En effet, d’après le Manuel de navigation, ce calque de l’anglais legal adviser, avec double faute flagrante de sens linguistique et juridique, est malheureusement très répandu, comme en atteste son emploi dans différents textes juridiques[18]. Cette expression, tout comme celle du calque sémantique « conseiller légal », est unanimement condamnée. La Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ) et le Juridictionnaire recommandent la tournure « conseiller juridique » de manière générale, ou encore « avocat » ou « notaire » de manière plus spécifique.

Un autre exemple de mauvaise manoeuvre, présenté dans le Manuel de navigation, est celui de l’emploi de l’expression « représentant légal », généralement qualifiée d’anglicisme[19]. C’est alors le calque de l’anglais legal representative, qui est en usage dans le Code civil du Bas Canada (ci-après « C.c.B.C. ») (art. 1028 et 1030) et qui est la quasi-reproduction textuelle de l’article 1122 du Code Napoléon, employant l’expression juridique française « ayant cause ». Aujourd’hui, le Code civil du Québec a recours à l’expression « ayant cause » (art. 1448), mais l’anglicisme « représentant légal » apparaît encore à l’article 2288, dans lequel l’usage prêterait à confusion d’après le Dictionnaire de droit privé[20]. À noter que l’expression « représentant légal » existe en droit français depuis 1694, dans le contexte des successions. L’Encyclopédie (1751) évoque « celui qui représente une personne du chef de laquelle il est héritier ». Dès 1680, le représentant légal « a désigné une personne, qu’une personne morale, une société, choisit pour agir en son nom[21] ». Il importe alors de faire la distinction entre le représentant « dont le pouvoir résulte d’une disposition de la loi (tuteur, curateur) » (Dictionnaire de droit privé au Québec – DDP 1991) et le représentant qui est un « ayant cause à titre universel » (DDP 1991, 2003). C’est pourquoi la synonymie entre ces deux termes est déroutante. Aussi, dans le contexte des successions, vaut-il mieux s’en tenir à l’expression « ayant cause » ou « ayant cause universel » plutôt qu’à la tournure « représentant légal[22] ».

Une autre difficulté se présente avec l’homonymie anglaise, comme dans le cas du terme « adjudication ». Utilisé en français au sens de « décision de justice », cet anglicisme doit être remplacé par « jugement » ou « décision ». Dans son usage juridique spécifique en français, le terme « adjudication » s’emploie dans le domaine de la vente aux enchères (« adjuger ») pour désigner l’acte par lequel un bien est attribué à celui qui a fait l’enchère la plus élevée (art. 1757-1762 C.c.Q.; DDP). L’emploi du terme « adjuger » au sens de condamner est un archaïsme[23]. Ce sont là quelques manoeuvres permettant de louvoyer pour éviter les récifs.

Un commentaire peut être formulé au regard de ces indications du Manuel de navigation relatives à la navigation côtière. Considérant l’élaboration du vocabulaire juridique de la common law en français et de sa normalisation, il peut aussi venir s’ajouter à la distinction dans l’usage des termes juridiques en français en droit civil et dans la common law, notamment selon les provinces.

B. La navigation à l’estime

La navigation à l’estime est la méthode qui consiste à déduire sa position de sa route et de la distance parcourue depuis la dernière position connue. Pour les marins ayant déjà une certaine formation et pratique, elle permet de s’éloigner des côtes et repose sur les instruments mesurant le cap du navire, sa vitesse et le temps, en évaluant l’impact des courants et des vents sur sa marche. Le cap est principalement maintenu grâce au compas et à la boussole, déterminant le nord magnétique. L’utilisation de ces instruments repose sur la connaissance de la spécificité du droit canadien et québécois, et de son évolution. Les fortunes de mer et autres périls de l’évolution du discours juridique peuvent alors être contournés ou affrontés. C’est le cas, par exemple, de l’expression « ordre-en-conseil », forgée d’après l’anglais order-in-council, lorsque jadis, le roi siégeant en conseil privé prenait une décision après avoir consulté ses conseillers[24]. Si c’est aujourd’hui un archaïsme en français, le terme recommandé pour désigner une décision administrative du Conseil des ministres a évolué dans le temps de l’« arrêté en conseil » au « décret». L’expression apparaît dans la jurisprudence, par exemple, dans l’affaire Pelletier c. Canada (Procureur général)[25], mais c’est depuis 1980 que le terme « décret » a été officiellement retenu (voir notamment le site de l’Assemblée nationale du Québec). Il reste difficile de distinguer entre un arrêté et un décret dans l’usage canadien avant 1980, car les décrets du gouvernement du Québec étaient appelés auparavant « arrêtés en conseil ». Toutefois, le décret est à distinguer au Québec de l’arrêté ministériel qui est un « acte par lequel un ministre règle une question dans l’exercice d’un pouvoir que lui confère une loi[26] ». Selon l’article 47 du Code civil du Bas Canada, le décret est un acte qui « constitue une délibération du Conseil des ministres ». Il peut aussi arriver que le Cabinet se prononce par décret, avec portée administrative.

Un autre exemple présenté dans le Manuel de navigation, qui relate des risques de dérive, est celui du terme trust car, « contrairement à la langue, […] qui ne connaît pas les frontières, l’aire juridique est circonscrite au droit local[27] ». S’il existe une convention internationale au sujet des dispositions communes sur la loi applicable au trust[28], son interprétation et son application varient selon la culture et l’histoire juridique propres à chaque système de droit. Au Québec, ce terme n’est plus employé en français : il est plutôt question de « fiducie » (art. 1260 et 1262 C.c.Q.), avec une définition propre au Québec, différente sur le plan conceptuel du trust de la common law. La fiducie était déjà définie dans le Code civil du Bas Canada : « la fiducie ne pouvait être constituée qu’à titre gratuit, étant créée par une donation ou un testament ou par la loi ». Avec le Code civil du Québec, la fiducie « peut naître également d’un contrat ou d’un jugement », se distinguant ainsi du trust. Il s’agirait de ne pas la confondre non plus avec la fiducie dans son acception en droit français (Code civil de France, art. 2012, depuis 2007), selon laquelle la fiducie est établie par la loi ou le contrat, et de manière expresse. Il est donc important de discerner l’usage de ces différents termes selon le cadre visé. Précisons que le terme « fiducie » est normalisé dans la common law en français et dans le Code civil du Québec.

Le cas de l’« action collective » est un exemple d’embardée, qui peut générer des confusions. Il s’agirait, selon le Manuel de navigation, d’un néologisme juridique qui s’inspirerait de l’expression américaine class action. Au Canada, et notamment au Québec, l’usage des termes « action » et « recours » serait souvent confondu (art. 233 C.p.c.; art. 326 et 1338 C.c.Q.). Le terme « action » est pourtant solidement établi en droit privé, bien qu’au sens strict il signifie le droit de saisir un tribunal. Et « recours » est le terme spécifique qui sert en droit public et administratif, pour le contentieux, et qui est davantage employé dans la pratique par le législateur (par exemple, dans la Loi sur le recours collectif[29]), par le juge (dans l’arrêt Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton[30]) et par l’auteur de doctrine. L’emploi du terme « recours » est propre au Québec et se distingue de son usage en France, là où l’expression « action collective » a un autre sens et désigne « l’action qu’un groupement, doté de la personnalité juridique, intente en son nom pour faire valoir des droits qui lui appartiennent en propre ou pour défendre les intérêts de la collectivité ». Selon le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu, le concept de class action est désigné en France par les termes « action de groupe ou de classe[31] ».

Une fois la navigation à l’estime maîtrisée, le marin jurilinguiste peut s’aventurer en haute mer et dessiner sa course à l’aide des étoiles.

C. La navigation hauturière

La navigation hauturière s’appuie traditionnellement sur les méthodes de navigation astronomique, qui requièrent de savoir reconnaître les astres, utiliser un sextant, consulter des éphémé-rides et effectuer des calculs qui permettent de déterminer la position estimée du navire. La maîtrise de tous ces instruments en droit canadien et en droit québécois repose sur l’expérience relative au développement spécifique des principes et de l’approche trans-systémiques. Elle implique aussi les connaissances permettant de repérer les représentations sur lesquelles est fondée la structure narrative du récit juridique, ainsi que les cas de hiatus dans les représentations et les concepts[32]. La combinaison de ces instru-ments avec ceux des autres types de navigation permet d’appréhender à la fois les cas de traduction horizontale (d’une langue à une autre et d’un système de droit à l’autre), les cas de traduction verticale (d’un domaine de connaissance à un autre)[33], les cas de traduction comparée dans le cas du transsystémisme, de même qu’un autre niveau de traduction concernant l’emprunt d’une théorie juridique dans une certaine doctrine, par l’usage d’un concept ou d’une famille de concepts, dans une autre langue et système de droit[34].

Il est un cas pratique en haute mer pour illustrer l’utilisation de ces instruments, et ayant nécessité un déballastage stratégique du navire : le terme « corporation[35] ». D’après le Manuel de naviga-tion, depuis son entrée dans le Code civil du Bas Canada en 1866, le terme a toujours fait débat et a été dénoncé tour à tour comme anglicisme, terme à éviter et calque sémantique de l’anglais corporation lorsqu’il est employé dans le sens de personne morale. De manière à ne pas empanner et à garder le navire à flot, ce terme a été remplacé en français au regard de ses implications profondes sur le raisonnement juridique. Le nouveau Code civil du Québec l’a « remplacé par le nom société qui, sauf dans l’expression de société de personnes, s’entend désormais de toute personne morale (en 1991, c.64, P.I 125, Livre premier : Des personnes; Livre cinquième : Des personnes morales, Chapitre 1er; De la person-nalité juridique. Voir art. 298 et s.) ». En anglais, le terme corporation désigne « à la fois une personne morale et un ordre professionnel ». De la même manière, l’emploi du terme « incorporer » est dénoncé par la plupart des autorités linguistiques du Canada[36]. Il est malgré tout encore employé par certaines insti-tutions comme l’Agence du revenu du Canada ou encore le Multi-dictionnaire. Ce serait un anglicisme lorsqu’on l’emploie dans le sens de « constituer une société ayant une personnalité morale[37] », pour désigner la « constitution d’une société commerciale » (voir Gérard Dagenais, le Termium). Le Dictionnaire de droit québécois et canadien recommande l’utilisation du terme « constitution » au lieu du terme « incorporation[38] ». Cependant, la présence de ces termes, du fait du poids de la common law sur le droit civiliste du Québec, véhiculerait une notion qui n’existe pas dans la langue d’arrivée, et soulèverait, sur le plan linguistique et juridique, un problème de droit comparé.

Le Manuel de navigation souligne que, si le terme « corporation » apparaît en français dans l’Encyclopédie en 1751, il est défini alors comme un « corps politique que l’on appelle ainsi en Angleterre, parce que les membres dont il est composé ne forment qu’un corps – le terme le plus proche en français est communauté ». Initialement emprunté au latin médiéval corporatio (qui veut dire « se former, prendre corps »), il désigne en français un ordre professionnel. Il serait employé à mauvais escient, sur le modèle américain, comme synonyme de compagnie ou de société. Le Dictionnaire de droit privé au Québec le définit comme personne morale qui tient son existence d’un texte législatif exprès ou d’un acte du pouvoir exécutif (par exemple, les municipalités, les sociétés par actions). Et le Dictionnaire de droit québécois et canadien le présente comme une entité légalement constituée, dotée d’une personnalité juridique indépendante de celle de ses membres et à qui la loi reconnaît des droits et des obligations. Le Dictionnaire précise aussi que, dans les lois fédérales et le Code civil du Québec, on emploie l’expression « personne morale ». Dans les textes juridiques canadiens, « corporation » désigne autant un corps politique qu’une entreprise commerciale (les deux avec personnalité juridique distincte), mais aussi un groupement professionnel[39]. Le Manuel de navigation indique que le terme corporation se traduit désormais par « personne morale », et l’expression business corporation, par « société par actions » au fédéral et par « compagnie » au Québec, mais en matière de fiscalité on parlerait plutôt de « société[40] ».

III. Carnet de voyage en mer

En commentaire à cette difficulté du langage du droit soulevée dans le Manuel de navigation, nous souhaitons apporter un éclairage particulier sur les dangers de l’emploi des termes « corporation » et « incorporer » en français. Ils peuvent conduire à dévier de route en changeant la structure narrative du récit, au regard de l’importation des concepts et des théories de la doctrine juridique sur la personnalité. En effet, le plan de la théorie juridique a une influence sur l’importation d’un concept et son usage selon un certain raisonnement juridique[41]. Ainsi, l’étude de l’importation du discours juridique sur la personnalité morale/corporation impli-que celle des théories qui les fondent. Et dans ce cas, il semblerait que, à la suite de la codification du droit allemand, la théorie de la personnalité corporative ait été importée dans la doctrine juridique britannique et dans la doctrine juridique américaine[42]. L’approche initiale allemande s’appuie sur la Willenstheorie, qui fait du droit subjectif un « pouvoir de volonté », transposant ainsi le raison-nement sur les personnes physiques aux personnes dites morales[43]. La notion de volonté collective a « été invoquée pour contrebalancer la théorie de la fiction et fonder la réalité de la personne morale[44] ». Alors qu’en France et dans le reste de l’Europe la controverse réalité-fiction s’est éteinte avec l’affirmation du concept de personnalité comme technique de la science juridique[45], du fait des théories et de leurs emprunts, les débats sur la réalité et la fiction de la personnalité ont continué à se développer au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada. Les théories visées sont celles de la personnalité fictive ou artificielle, celle du contrat, de l’agrégat ou partenariat, et celle de la personnalité réelle ou naturelle (la réalité sociale d’un groupe en fait une personne juridique)[46]. Ces trois théo-ries sont fondées sur le mode de représentation et le procédé de la personnification[47], et résultent des trois figures stylistiques possi-bles de ce mode de représentation dans le langage : la métaphore, la synecdoque et la métonymie, qui ont été débattues par Hobbes, Wolff et Pufendorf[48]. Ces trois théories ont conduit à adopter diffé-rents raisonnements juridiques quant à la personnalité morale et à la responsabilité, et ont été importées avec des motivations différentes de leur contexte initial. Alors qu’en Allemagne la théorie de la réalité[49] était avancée pour promouvoir la liberté d’association, au Royaume-Uni et aux États-Unis, la même théorie était avancée pour exposer la responsabilité civile des syndicats aux poursuites des employeurs[50]. Dans ce sens, la notion de corporate personhood aux États-Unis est comprise comme métaphore pour la personnifi-cation (comme mode de représentation) impliquant l’appréhension de la corporation comme une personne dans le raisonnement juridique[51]. Il est intéressant de noter que le terme corporation a évolué différemment en Angleterre et aux États-Unis. La pratique actuelle en Angleterre emploie ce terme pour des entités publiques ou gouvernementales, et celui de company, de manière générale pour le domaine des affaires. Une autre complication vient de l’usage du terme corporation en Amérique du Nord, comme équivalent de la company en Angleterre. Un tel cas peut être considéré comme un « terme lié à un système », qui désigne des concepts et des institutions spécifiques à la réalité juridique d’un système de droit[52]. Dans ce sens, les implications sur le raisonne-ment juridique relatives à l’emploi littéral et métaphorique du terme « personne » dans le xive amendement américain ont conduit à une jurisprudence étendant les protections constitutionnelles aux corporations, c’est-à-dire aux entreprises. De là est née une opposition virulente à la personnalité des entreprises du fait de l’instrumentalisation de leur statut juridique et du manque de moyens pour les condamner.

Ces questions sont aussi l’objet de vifs débats au Canada depuis 1985, date à laquelle l’opération ayant pour objet d’attribuer la personnalité morale à une entreprise a été définie dans la Loi canadienne sur les sociétés par actions[53]. Cela peut être fait au niveau fédéral ou provincial, et différentes modalités s’appliquent. Le cas du Québec se distingue, car celui-ci a élaboré une acception particulière de la personnalité morale des entreprises ou corporate personality – à la fois provenant de la tradition civiliste et créant une nouvelle approche de manière à combler les lacunes du Code napoléonien : unique syncrétisme de théorie et pratique juridiques du Québec, en particulier à travers la jurisprudence[54]. Cette nouvelle approche reconsidère le fondement classique de la personnalité morale et l’unité du patrimoine, et elle remet en question les théories de la fiction et de la réalité de la personnalité[55].

C’est pourquoi l’emploi du terme « corporation » en français, comme le terme employé en anglais dans le système de la common law au Royaume-Uni et aux États-Unis, est un cas d’« emprunt linguistique complexe[56] », qui demande de prendre en considération les théories et les relations entre les termes juridiques dans chaque langue de spécialité et système de droit[57]. Le Code civil du Québec a opéré une manoeuvre salutaire lors de sa réforme en abandonnant l’usage de ce terme.

Conclusion

En s’intéressant à la spécificité canadienne et québécoise, le Manuel de navigation précise les limites des modèles linguistiques et juridiques français de droit civil, et anglais et américain de common law. Il affirme de ce fait le rôle déterminant de la doctrine juridique canadienne et québécoise dans la définition, l’emploi et la formulation des concepts du droit au Canada. Le Manuel de navigation souligne ainsi l’importance de la doctrine en matière juridique et jurilinguistique, et pointe la nécessité de mettre en relation ces deux types de doctrine et de les articuler.

Parmi les apports directs du Manuel de navigation, force est de constater qu’il établit un nouvel outil de mesure des courants et des contraintes qui s’exercent dans le vortex transsystémique et multilingue canadien, outil que nous pourrions appeler l’« échelle de DMT » (Dits et maux de Thémis). En mode de navigation côtière, à l’estime ou hauturière, cette échelle permet non seulement d’évaluer les difficultés et les dangers encourus, mais aussi de connaître les courants variables et les manoeuvres d’évitage. Nul doute que l’échelle de DMT pourra inspirer les réflexions dans le contexte d’autres processus transsystémiques et multilingues, par exemple sur le plan régional et international.

Enfin, sur la ligne d’horizon, au regard de l’évolution des droits autochtones au Canada et du processus de réconciliation, se posent la question de la prise en considération des langues et des systèmes de droit autochtones dans le vortex canadien, et celle de leur impact sur la langue juridique au Canada.