Abstracts
Résumé
Ce texte propose un commentaire critique sur le plus récent livre de François OST : « À quoi sert le droit? Usages, fonctions, finalités ». La réflexion philosophique de François Ost l’a mené à la conclusion que l’importance sociale du droit réside essentiellement dans sa contribution à la poursuite de l’idéal humaniste. La tradition juridique occidentale a fait du droit une institution de second degré dont la fonction primordiale est de constituer symboliquement chaque être humain en sujet de droit et citoyen. Dans les rapports entre justiciables comme dans le fonctionnement des institutions politiques, le droit impose des exigences réflexives et procédurales qui traduisent l’aspiration de l’être humain à la liberté, à la rationalité et à l’engagement responsable au sein d’une communauté politique. L’autorité et la centralité du droit paraissent aujourd’hui décliner au profit de nouvelles normativités et techniques de régulation qui influencent les comportements sans faire appel à la conscience individuelle ni à la délibération démocratique. Dans ce contexte, la valeur morale et politique de l’humanisme juridique est indéniable. Il convient toutefois d’ajouter à la réflexion philosophique de François Ost une analyse foncièrement sociologique pour appréhender avec plus de réalisme la contribution du droit au fonctionnement des sociétés occidentales. Loin d’être incompatible avec les calculs pragmatiques, la mobilisation du droit contribue aujourd’hui à l’essor d’une régulation plus instrumentale que symbolique dans la plupart des sphères sociales, y compris dans les activités de l’État. Dans le contexte de la modernité avancée ou de la postmodernité, le droit se conçoit davantage comme une ressource pour l’action rationnelle en finalité qu’à titre de référence idéale pour l’action rationnelle en valeur. Certes, l’humanisme classique s’exprime encore en théorie du droit et dans certaines grandes décisions judiciaires fortement médiatisées. Mais, il ne faut pas se méprendre sur la portée sociologique de ces manifestations symboliques. Elles n’ont pas pour effet de soumettre l’action sociale ou politique au contrôle souverain du droit. Elles offrent plutôt aux élites et aux citoyens ordinaires un refuge psychosocial contre les vertiges moraux et existentiels qui vont de pair avec les avancées de la société technologique.
Abstract
This paper proposes a critical commentary on François OST’s most recent book: “À quoi sert le droit? Usages, fonctions, finalités”. Ost’s philosophical inquiry has led him to conclude that the social importance of law essentially turns upon its contribution to the pursuit of a humanist ideal. The Western legal tradition has established the law as an autonomous institution whose primary function is to symbolically constitute every human being as a legal subject and a citizen. In private relations between social actors as well as in the functioning of state institutions, the law imposes reflexive and procedural requirements which express the aspiration of human being to freedom, to rational action and to responsible membership within a political community. Today, the authority and centrality of the law seem superseded by new normativities and regulatory techniques that tend to govern the behavior of social actors without appealing to individual conscience nor to democratic decision-making. Notwithstanding its obvious moral and political value in the present context, Ost’s idealist philosophy must be supplemented by a truly sociological analysis in order to appreciate more realistically the contemporary significance of law. Far from being incompatible with pragmatic considerations, the mobilization of law contributes today to the primacy of instrumental over symbolic regulation in most social spheres, including state institutions. In the context of advanced modernity or postmodernity, law is better apprehended as a technical resource for purposive action than as a reference model for value-rational conduct. Admittedly, the ideal of classical humanism is still present in jurisprudence and often plays a determinant role in highly publicized judicial decisions. However, the sociological significance of the current symbolic manifestations of law needs to be properly assessed. Those manifestations do not amount to subjecting social or political processes to the preponderant control of law. Rather, they provide elite members and ordinary citizens with a psychosocial refuge from the moral and existential vertigos which accompany the advancement of a technological society.
Article body
La parole articulée et la pensée vive comme le vent, les passions qui fondent les cités, l’homme se les a apprises à lui-même… Bien entendu, il en est l’héritier… mais de cet héritage culturel…, il est sommé de faire un projet en première personne.
Fr. Ost, À quoi sert le droit?, p. 263
A. Soi-même comme un héritier de l’humanisme juridique
L’oeuvre produite par François Ost depuis une quarantaine d’années est tout simplement exemplaire. L’envergure et la profondeur de sa contribution à la théorie du droit forcent l’admiration. Quiconque entreprend une recherche sur le droit, que son ambition disciplinaire soit juridique, philosophique ou sociologique, peut être assuré de trouver dans cette oeuvre une intuition, une idée générale, un concept, un mode de pensée, une problématique, voire un cadre théorique, développée avec rigueur et érudition, avant d’être exposée avec clarté et élégance.
L’ouvrage publié en 2016 sous le titre À quoi sert le droit? révèle les mêmes qualités de fond et de forme que l’oeuvre générale de François Ost[1]. Peut-être même l’articulation de la pensée, la richesse de la réflexion et l’esthétique de l’exposé y atteignent-elles des sommets inégalés. Cela pourrait tenir à la question posée qui est à la fois simple et redoutable. Simple puisqu’elle épouse parfaitement le sens commun contemporain : dans un monde saturé d’objets techniques et obnubilé par la gestion pragmatique des problèmes tant individuels que collectifs, quoi de plus normal que de s’interroger sur l’utilité du droit, ses fonctionnalités techniques et ses coûts, par comparaison avec les instruments qu’on pourrait lui substituer? Question redoutable aussi, car les porteurs savants et professionnels de la culture juridique n’ont pas été habitués à devoir démontrer la valeur ou l’importance du droit comme si c’était une chose matérielle sans grandeur évidente et donc justiciable d’une analyse coûts-avantages ordinaire.
Du fait de cette question particulière et parce que François Ost s’est imposé de réfléchir à nouveaux frais et sans préjugés pour y répondre, son plus récent ouvrage peut se lire indépendamment de toute l’oeuvre antérieure, ce que je ferai moi-même dans le présent commentaire critique. Avant de procéder à cette analyse, je soumets toutefois que l’ouvrage de 2016, au-delà de ses mérites intrinsèques, me semble avoir un statut particulier au regard de l’oeuvre dans son ensemble. Publié au moment où s’achève formellement la carrière universitaire de François Ost, ce livre peut s’interpréter comme un testament qui s’ajoute à l’oeuvre précédente pour mettre en évidence les convictions essentielles acquises au fil d’une vie intellectuelle consacrée à l’étude du droit et pour communiquer à ses successeurs l’état d’esprit avec lequel il souhaiterait que son héritage soit reçu désormais.
La quatrième de couverture invite elle-même à conférer une valeur en quelque sorte testamentaire à l’essai sur l’utilité du droit :
[P]our la première fois, nous envisageons le scénario d’une société post-juridique […] Au carrefour des sciences sociales, du droit et de la philosophie, cet ouvrage aborde ces questions dans toute leur radicalité […] Saisissant le droit dans sa profondeur historique comme dans ses procès les plus récents, cet ouvrage, fruit de quarante ans de recherche, représente la synthèse la plus pénétrante sur la place et le rôle du juridique dans la société contemporaine. En dialogue avec la philosophie politique et morale, voilà enfin un ouvrage qui prend le droit au sérieux.
Devant le risque sans précédent d’un « droit dissous dans un océan de normativité indistincte, déterritorialisée et managériale » la lutte pour le droit exigerait aujourd’hui que soient renouvelées la conscience de sa fonction anthropologique fondamentale et la confiance dans les vertus spécifiques que la manière juridique de faire les choses peut encore conférer à la pratique de la démocratie, à la recherche de la justice et surtout à la poursuite de l’idéal humaniste.
Le spectre d’un avenir postjuridique imposerait que l’on prenne le droit au sérieux, moins avec l’intention d’en montrer les insuffisances et les contradictions qu’avec le souci de mettre en valeur un acquis de civilisation plus menacé que jamais. C’est donc avec un sentiment d’urgence et dans un esprit de continuité civilisationnelle que François Ost a entrepris sa réflexion sur l’utilité du droit. C’est avec le même sentiment et dans le même état d’esprit qu’il souhaiterait, me semble-t-il, que l’ensemble de son oeuvre soit reçu par ceux et celles qui entendront se consacrer à la théorie du droit.
Dans la préface de son recueil d’essais intitulé La crise de la culture, la philosophe Hannah Arendt citait un aphorisme de René Char : « Notre héritage n’a été précédé d’aucun testament[2]. » Le poète français avait intensément vécu la résistance à l’Occupation allemande. Dans le feu de l’action et en communion bien sentie avec les camarades partageant le même engagement, l’artiste avait fait l’expérience de la liberté en acte et de la conscience commune d’agir pour le bien public. Cette expérience exaltante était son trésor personnel et celui de tous les résistants. Cependant, au sortir de l’action, au vu du retour en force des professionnels de la politique et des luttes factieuses qui brisaient l’élan amorcé sous l’Occupation, René Char, comme sans doute beaucoup d’autres compagnons de la Résistance, constatait avec amertume que leur héritage risquait fort de ne pas avoir d’avenir, faute d’avoir été légué avec un testament. Aucun testament n’avait nommé le trésor accumulé, dit aux héritiers ce qui leur appartiendrait légitimement, indiqué où se trouvait la véritable richesse à conserver et à transmettre, exhorté les légataires à se souvenir des leçons du passé et à les opposer aux forces antagonistes de l’avenir.
En livrant magistralement le bilan de sa réflexion sur l’utilité du droit, François Ost s’est assuré de ne pas éprouver un jour l’amertume de René Char. L’interlude inséré au milieu de sa dissertation (« Quel homme pour quel droit? », p. 249-297) n’est pas seulement le « détour anthropologique » qui prépare la réflexion de la troisième partie sur les finalités du droit (p. 329-555). C’est aussi la synthèse d’une conviction normative, pour ne pas dire d’une profession de foi, en faveur de l’humanisme juridique, une conviction qui inspire tout aussi bien l’observation critique des usages du droit souvent non conformes aux attentes (p. 49-93), la compréhension interne des techniques du droit positif et de leur fondement anthropologique (p. 123-246) que l’analyse presque cynique des procédés de normalisation des comportements et de l’imaginaire qui prolifèrent de nos jours (p. 297-326). D’un bout à l’autre de l’ouvrage, François Ost s’affiche clairement comme un héritier de l’humanisme juridique légué par la civilisation gréco-romaine, christianisé, redécouvert à la Renaissance, enrichi au Siècle des lumières, réaffirmé aux xixe et xxe siècles dans les constitutions démocratiques et les déclarations des droits de la personne. François Ost a entrepris et conclu sa réflexion en ne cachant ni sa dette envers les prédécesseurs de l’humanisme juridique, ni sa volonté d’agir à son tour comme un héritier fiduciaire qui s’impose la tâche d’imaginer le redéploiement contemporain de l’héritage culturel pour mieux contribuer à son avenir.
B. La mythologie et la philosophie pour penser le « passage au droit »
François Ost annonce que son périple intellectuel autour de l’utilité du droit privilégiera le chemin d’une « expérience de pensée » interrogeant la signification et la portée du « passage au droit » (p. 38). Considérant les conclusions auxquelles ce chemin l’a mené et les matériaux symboliques et conceptuels qu’il a mobilisés pour les justifier, son expérience de pensée m’apparaît pouvoir se décrire comme une véritable odyssée philosophique.
Une odyssée comme cette aventure périlleuse d’Ulysse aux frontières du monde connu, comme la navigation entre Charybde et Scylla à la recherche d’une troisième voie qui sera celle d’un lieu habitable pour l’être humain, comme la découverte de mondes nouveaux dont les attraits séduisent bien des contemporains, mais qui n’auront pas raison d’Ulysse, parce qu’il est le héros du retour à la patrie d’origine, parce qu’il n’a pas oublié la valeur de son héritage et son devoir de fidélité. Pour réaliser son « entreprise parsemée de difficultés » (p. 18), pour éviter les « nouveaux pièges » (p. 31) qui guettent la démonstration de l’utilité du droit, pour illustrer les finalités intrinsèques de l’humanisme juridique et leur importance cruciale dans l’évolution actuelle de la démocratie et de la justice, François Ost fait large emploi des leçons de la mythologie, grecque principalement : « La vocation des mythes fondateurs est d’éclairer les situations structurelles qui ne cessent de se reproduire » (p. 262). Les leçons de la mythologie suggèrent que l’idéal humaniste reste, malgré les obstacles et les fantasmes actuels, l’aiguillon nécessaire de la lutte pour le règne du droit et sa médiation entre la force et le bien (p. 398). En complément des récits de la mythologie, François Ost s’inspire des oeuvres classiques de la littérature européenne qui les ont relayés ou réinterprétés. Il prolonge ainsi son importante contribution personnelle au courant « droit et littérature » qu’il a brillamment croisé avec ses travaux de théorie du droit.
La réflexion de François Ost sur l’utilité du droit est, d’autre part, fortement structurée par les emprunts à la tradition philosophique occidentale et à certains courants de la philosophie contemporaine, notamment l’herméneutique du sujet et la pragmatique des actes de langage. D’entrée de jeu, il précise que sa perspective d’analyse est « celle d’un juriste doublé d’un philosophe » qui se veut animé d’un « souci d’interdisciplinarité et d’ouverture à l’égard des sciences sociales », ce qui ne le « conduit pas pour autant à adopter la perspective de ces disciplines » (p. 28). L’annonce identitaire est honnête et appropriée, mais il convient de la préciser pour mieux faire ressortir le rôle très structurant de la discipline philosophique et ses effets épistémologiques qui ne vont pas exclusivement dans le sens d’une connaissance réaliste des phénomènes de passage au droit et de leurs enjeux.
L’auteur se réfère volontiers aux observations des socio-logues pour savoir ce que les acteurs sociaux font avec le droit. Cependant, cet exercice de sociologie prend un tour authen-tiquement philosophique dès lors que les usages observés, au lieu d’être expliqués ou compris à partir d’autres faits sociaux, sont jugés positifs ou négatifs du point de vue des valeurs épousées par le droit, conformes ou non conformes au « devoir-être […] qui fait partie du phénomène droit, même si l’idéal ne se réalise que très partiellement dans la réalité » (p. 26-27).
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, François Ost se fait explicitement juriste en adoptant le point de vue interne de celui dont la profession est de prendre au sérieux le discours du droit, les règles et les techniques du jeu juridique. Toutefois, sa compréhension interne du passage au droit devient plus philosophique que professionnelle lorsque l’examen « monte en généralité » pour mieux discerner les fonctions du droit (p. 224). L’exercice ne relève plus alors de l’habitus technique du juriste qui formule des propositions de droit ou des avis juridiques, par exemple sur la validité d’un usage du droit au regard des règles en vigueur dans tel ou tel ordre juridique. L’analyse généralisante est plutôt celle d’un théoricien du droit s’efforçant de systématiser la vision juridique du monde et de mettre en valeur sa portée symbolique spécifique. Sur cette lancée, la perspective théorique s’inscrit assez rapidement dans le sillon d’une philosophie métaphysique qui découvre, en deçà du langage et des techniques juridiques, le fondement anthropologique du droit, sa vocation à instituer l’être humain comme sujet dynamique d’une communauté politique. Conscient des dangers d’une définition essentialiste du droit (p. 34), l’auteur n’en a pas moins conservé l’ambition de fonder solidement son utilité en cherchant sa contribution particulière à la promotion de l’humanité en l’individu et dans la société.
La structuration philosophique de la pensée s’affiche de façon pleinement assumée dans la troisième partie de l’ouvrage. Le but est alors d’énoncer les finalités intrinsèques du passage au droit et de mettre en valeur leurs apports spécifiques dans la poursuite des finalités extrinsèques valorisées par les sociétés occidentales (démocratie, ordre, justice, protection de la dignité humaine, etc.). Puisque les usages du droit et les mobilisations de ses techniques sont susceptibles « d’opérer en vue du meilleur ou du pire », François Ost revendique la légitimité d’une « perspective normative » qui se départit d’un devoir de neutralité pour mieux affirmer les orientations souhaitables parmi toutes les avenues concevables (p. 329). L’exercice de pensée s’engage résolument dans les voies de la philosophie morale et politique pour guider les agents du système politique et juridique ainsi que les citoyens et les justiciables sur la double voie du respect des finalités intrinsèques du droit et de l’invention de modalités adaptées aux enjeux contemporains.
Une dernière structuration philosophique, et non la moindre puisqu’elle concerne la méthode privilégiée par François Ost pour mener son expérience de pensée, réside dans l’option en faveur d’une logique dialectique et paradoxale qui ne désarmera pas quelles que soient les questions abordées. Cette option procède du refus d’enfermer la compréhension des choses dans la logique classique des polarités ou des antinomies mutuellement exclusives et de leur évolution linéaire. Considérée de façon dialectique et paradoxale, la réalité n’est jamais intégralement ceci ou cela et rien d’autre. Elle peut être à la fois ceci et cela, prendre la forme tierce d’un enchevêtrement des contraires, osciller d’une polarité à l’autre, pousser dans le sens d’une aspiration, mais emprunter des voies qui la contrarient, prendre pour un temps une forme définie et se métamorphoser ensuite, se stabiliser dans tel état phénoménal, mais garder en elle l’aptitude à devenir autre chose, l’anticipation d’un autre état possible, la virtualité d’un avenir pire ou meilleur, d’une régression ou d’une progression au-delà de ce qui est hic et nunc. Outre qu’elle est fortement encouragée par les récits de la mythologie, l’option philosophique en faveur de la logique dialectique et paradoxale ne saurait surprendre quiconque, car le droit dont il s’agit de comprendre l’utilité se conçoit d’emblée comme une création humaine. Sa réalité ne peut donc que reproduire les mouvements dialectiques et les paradoxes de l’être humain, un « sujet divisé » capable de faire alternativement sinon concurrem-ment l’ange ou la bête (p. 256-263).
C. Entre sens et puissance, concentration et dispersion : quelle humanité du droit, aujourd’hui, en Occident?
Se voulant informée par les sciences sociales, mais refusant d’adopter leur perspective, la pensée mythologique et philosophique du passage au droit relève-t-elle de la croyance ou de la connaissance? Tient-elle de la véridiction de principe ou de la vérification empirique? Les usages conformes ou non conformes au droit, l’institution de l’être humain comme sujet libre et responsable dans la Cité, le respect de la procédure et des garanties juridiques dans l’exercice de la démocratie et de la justice existent-ils dans l’ordre virtuel des attentes normatives, de la vocation idéale et des paris risqués, ou s’observent-ils plutôt dans la réalité factuelle des choses, comme résultats effectifs des actions, dans un certain état réalisé d’une structure sociale particulière, à un moment donné de sa dynamique?
En formulant ce questionnement critique, je n’ai aucune-ment l’intention de discréditer la pertinence morale et politique de la théorisation livrée par François Ost. Je n’hésite pas à dire mon adhésion très large à sa défense et illustration de l’utilité du droit dans la conjoncture présente[3]. Mes questions ne procèdent pas non plus d’un positivisme radical qui nierait toute réalité ou toute factualité aux croyances, aux idéaux ou aux valeurs dans le fonctionnement des sociétés et dans la vie des individus. Ces choses invisibles comme l’idée du « droit », la croyance professionnelle et populaire dans ses bienfaits, l’adhésion à l’idéal de l’humanisme juridique, sont des états d’esprit, des orientations rationnelles en valeur, des affects ou des espérances qui se qualifient comme des manières de penser et de sentir plus ou moins répandues; elles influencent plus ou moins les conduites et les aspirations. La perspective des sciences sociales ne conduit pas, en effet, à dénier toute réalité à l’ordre symbolique du droit et à la philosophie humaniste qui l’anime.
La compréhension mythologique et philosophique du pas-sage au droit tend à lui conférer une existence abstraite, en quelque sorte universelle et transhistorique (p. 29). À son encontre, la perspective des sciences sociales engage à vérifier et à mesurer les manifestations concrètes, contingentes et relatives du passage au droit dans une société particulière sinon dans une existence individuelle. L’helléniste Jean-Pierre Vernant reconnaissait lui-même que le savoir historique s’acquiert souvent en pensant contre le récit mythique, même si cela ne l’empêchait pas de croire que les leçons de la mythologie grecque avaient à notre époque encore une pertinence salutaire[4]. Avec une verve plus polémique, l’historien des sciences Marc Joly raconte comment le développement des sciences sociales au xxe siècle, en particulier celui de la sociologie, a contraint la philosophie à se donner un nouvel objet propre, celui du sujet humain et de sa constitution symbolique à travers le langage, l’intersubjectivité et le rapport aux institutions[5].
Le fait que la réflexion de François Ost a emprunté une voie foncièrement philosophique n’enlève rien, je le répète, à la valeur politique et morale de sa conception de l’utilité du droit. Son humanisme juridique est d’ailleurs professé largement dans le discours politico-juridique et ardemment revendiqué par beaucoup de militants de la démocratie et de la justice. Toutefois, en se refusant à adopter aussi la perspective des sciences sociales, ne serait-ce qu’au nom de la dialectique, on s’empêche de connaître l’état des lieux de l’humanisme juridique, ici et maintenant, sa force d’attraction dans le « grand tout culturel » (p. 7) contemporain, ses chances de réalisation ou de non-réalisation dans un univers spirituel où toute la vie symbolique ne se ramène pas au seul jeu du droit, dans une dynamique sociale où le droit lui-même peut faire système avec d’autres visions du monde que l’humanisme hérité du passé.
Du point de vue des sciences sociales, la conception humaniste du passage au droit se construit comme un fait justiciable d’une connaissance historique, sociologique et psycho-logique. L’humanisme juridique est à saisir comme une variante de l’idée du droit dont les manifestations dans le temps et l’espace obéissent à des déterminations sociales qu’il convient de mettre en lumière. Il est bien question d’un héritage culturel légué par l’histoire des sociétés occidentales, mais qu’en reste-t-il de nos jours? Quels en sont les porteurs actuels et quelle est leur fidélité à l’héritage? L’État, les administrateurs du système juridique, les praticiens du droit, sont-ils encore humanistes? Si la culture politico-juridique du contrat social, sans parler de la culture religieuse monothéiste et chrétienne, n’est plus l’épistémè de notre époque, alors quelle est la culture dominante avec laquelle la symbolique du droit doit composer ou même faire système? Si l’air du temps n’est plus à la valorisation de l’individu cherchant ses repères dans les institutions, mais à l’affirmation d’une personnalité authentique en quête d’un destin singulier, quelle place la symbolique du sujet de droit peut-elle encore tenir dans les stratégies du gouvernement de soi? Certes, Ulysse n’a pas été oublié, mais Ithaque est-elle encore une royauté? L’agora est-elle encore dominée par les citoyens libres? Le héros légendaire peut assurément revêtir à nouveau les anciens habits symboliques. Cependant, sa sagesse et ses ruses ont-elles gardé le pouvoir d’impressionner ses contemporains? Après tant d’aventures et de découvertes, le héros est-il encore lui-même inspiré par l’esprit philosophique et la culture juridique des Anciens?
Les sciences sociales ont contribué à la réflexion de François Ost. Elles lui ont permis de constater les écarts fréquents entre les usages du droit et les idéaux qu’il professe. Elles l’ont surtout amené au sentiment que le droit parvient difficilement à maintenir son emprise dans la concurrence actuelle des normativités. La régulation sociale des comportements et de la vie psychique s’effectuerait de plus en plus à travers des procédés de norma-lisation qui ne font pas appel à la conscience des destinataires, à leur libre arbitre, à leur responsabilité morale et à leur sens civique. Les nouvelles formes de gouvernement ou de gouvernance s’appuieraient plutôt sur la force contraignante de dispositifs techniques et communicationnels dont les effets disciplinaires semblent tenir du conditionnement béhavioriste et de la mani-pulation des esprits (p. 297-326).
L’ambition de François Ost n’était pas de contribuer à la sociologie de la culture contemporaine par l’approfondissement des liens entre ces nouvelles normativités et le progrès plus général de la rationalité instrumentale au détriment de la rationalité en valeur. Lancée sur cette voie, une enquête sociologique aurait pu mener à l’hypothèse d’une nouvelle version de l’humanité de l’individu[6]. Dans la modernité avancée, à la faveur de la technique et de la science devenues idéologies dominantes[7], l’être humain réaliserait-il son humanité en devenant plus puissant grâce au progrès des connaissances, en aspirant légitimement à l’apprentissage des techniques qui lui procurent un meilleur contrôle de son environnement, de son corps et de sa vie intérieure? Dans cette hypothèse, l’idéal humaniste ne serait plus celui du citoyen solidaire de sa communauté politique, encore moins celui du croyant conscient de son besoin d’assujettissement à un ordre symbolique. La quête de puissance aurait pris le pas sur la quête de sens comme attribut distinctif de l’humanité de l’être humain.
S’il avait poursuivi sa réflexion dans la perspective d’une sociologie du droit informée par la sociologie générale, François Ost aurait pu se demander si le droit contemporain ne contribue pas lui-même de façon significative aux avancées de la rationalité instrumentale et à l’avènement d’une conception postmoderne de l’humanité. La finalité des règles de droit, les activités du système juridique, l’intervention professionnelle des juristes, en somme les différentes dimensions du passage au droit, participent-elles aujourd’hui de la logique des ressources utiles à l’action orientée vers l’atteinte d’un but, et ce, davantage que de la logique des références symboliques nourries par l’adhésion aux ordres normatifs traditionnels et la fréquentation des grandes oeuvres de civilisation[8]? Une sociologie historique attentive à l’évolution de la culture juridique au xxe siècle permettrait de savoir si le droit a été lui-même un agent de transformation de la culture générale vers la rationalité instrumentale, s’il a constitué, au contraire, une force de résistance, à quel point sa logique interne s’est laissée colonisée par la culture technoscientifique dominante, dans quelle mesure elle est restée fidèle aux influences spirituelles de la prémodernité et à la culture politique de la première modernité.
François Ost ne s’est pas demandé si les usages actuels du droit et les nouvelles normativités techniques pouvaient se concevoir objectivement, sinon positivement, comme des manifestations parmi d’autres d’une nouvelle conception de l’humanité et d’une version neuve de l’humanisme juridique. Il les a plutôt compris et jugés comme des pratiques de déviance à l’égard de l’esprit, voire la lettre du droit, comme des procédés sans âme, en rupture avec la culture juridique, et pour tout dire diaboliques plutôt que symboliques (p. 260). Le dialogue avec la sociologie lui aura permis de constater le chaos normatif contemporain au sein duquel l’héritage du droit occidental serait en péril de décentrement, de marginalisation, peut-être même de dissolution. La culture contemporaine serait en définitive porteuse de déshumanisation ou d’inhumanité plutôt que d’un nouvel huma-nisme.
La teneur désenchantée de son constat sociologique et le sentiment d’urgence qui en résulte permettent de mieux comprendre l’effort énergique déployé par François Ost pour revisiter le fondement anthropologique du passage au droit et pour réimaginer la mobilisation de ses finalités spécifiques au service de la démocratie et de la justice. Son périple intellectuel me paraît avoir été inspiré par la conviction que l’humanisme juridique classique reste un idéal qu’il ne faut pas dépasser, dont l’indisponibilité doit être défendue à l’encontre des atteintes utilitaristes et gestionnaires contemporaines, dont l’utilité fondamentalement symbolique doit être réaffirmée et réactualisée (p. 449-450).
Cela dit, je suis d’avis que l’aspiration à défendre l’humanisme juridique classique a conduit François Ost à une conception exagérément symbolique de l’utilité du droit et à une perception trop concentrée de son action dans la société. Le passage au droit supposerait que les acteurs sociaux s’extirpent mentalement, sinon physiquement, de leur cadre d’action habituel pour accéder à un lieu symbolique fortement différencié et très autonome, le monde second du droit. En retrait, en surplomb ou à un niveau distinct de la réalité sociale ordinaire se jouerait une représentation dramatique gouvernée par le langage, le rituel et la rationalité propres au droit. À bonne distance des autres sphères de la culture et de l’activité sociale, le jeu juridique imposerait aux acteurs une orientation en valeur et des finalités spécifiques, même lorsqu’il se déroule en dehors des instances officielles de l’État.
Puisque sa fonction anthropologique fondamentale l’assigne au domaine du sens, de la construction symbolique de l’individu et de la société, le droit ne saurait se maintenir qu’en affirmant l’indisponibilité de certains principes de base et leur intangibilité à l’encontre des calculs entretenus par les acteurs en quête de puissance. Plutôt que d’être dispersé dans les interstices de la société et solidaire des logiques qui s’y déploient, le droit constituerait un ordre de sens séparé du reste de la société et capable, pour cette raison, d’opérer selon sa logique propre, presque pure, en tout cas très concentrée. La perspective de François Ost est, en somme, celle d’un face-à-face du droit et de la société plutôt que celle d’un droit ancré dans la société. Selon la distinction de Paul Ricoeur reprise par François Ost, le droit s’envisage, dans le premier cas, comme une « instance inclusive » de la société, à l’image d’un tout, et, dans le second cas, telle une « région incluse » dans le social, pour ainsi dire une partie (p. 116). La forte autonomie du droit, en quelque sorte son insularité, serait indispensable à la réalisation de ses fonctions et finalités spécifiques. Sans la distanciation du jeu juridique par rapport aux jeux sociaux, le droit ne pourrait maintenir sa contribution décisive à la défense et à la promotion de la vraie humanité qui serait morale et politique.
Dans les trois sections qui suivent, je résumerai d’abord les conclusions auxquelles François Ost est parvenu quant à l’utilité du droit considéré comme une force opérant primordialement dans le registre du sens ou de la référence symbolique. J’esquisserai ensuite les grandes lignes de ce que pourrait être l’utilité du droit envisagée, au contraire, dans le registre de la puissance et des ressources pour l’action. Je terminerai sur une note allégorique, suivant en cela l’exemple de François Ost, en me référant à une oeuvre théâtrale québécoise pour interpréter l’évolution de la culture contemporaine et faire la part des rationalités instrumentale et symbolique dans cette évolution.
D. Un théâtre symbolique : le monde second du droit, ses fonctions et ses finalités
Selon la mythologie grecque, l’univers était à l’origine dans un état de chaos. L’apparition de la terre-Gaïa aurait introduit un ordre cosmique favorable à la coexistence des dieux et des êtres humains. L’univers aurait ensuite connu une expansion par le haut (le ciel) et par le bas (les mers). François Ost propose une théorisation de la place et des fonctions du droit dans l’univers social qui n’est pas sans rappeler cette mythologie. Devant le chaos des intérêts et des normes sur les scènes primaires de l’activité sociale, l’office du droit s’effectuerait dans un espace-temps second, sur une autre scène régie par un ordre symbolique solidement structuré où pourront être rejoués, reconfigurés et réconciliés les conflits et les incompatibilités du premier monde. « Institution au second degré » (p. 123), servi par une capacité de traduction générale de tous les langages spécialisés (p. 383), apte à un « arbitrage omnicompréhensif » des tensions qui déchirent le tissu social (p. 404), le droit constituerait un théâtre symbolique s’offrant comme un supplément, un doublement et un dépassement de la vie sociale ordinaire.
Il ne sera pas possible de rendre justice à la multiplicité des questions abordées par François Ost pour illustrer la variété des contributions du droit à la production de l’ordre social et à sa transformation réglée. La mise en évidence des fonctions et des finalités spécifiques du droit s’étend sur plus de 400 pages. Elle s’effectue à travers une succession d’analyses portant sur des problèmes de philosophie générale ou de philosophie du droit, de théorie du droit, de doctrine juridique ou d’actualité sociopolitique. Toutes ces analyses s’appuient sur une pensée structurée qui ne craint pas d’afficher la récursivité et l’imbrication dialectique de ses principales composantes. La compréhension de l’ensemble est bien servie par une table des matières suffisamment élaborée, mais il faut regretter l’absence d’un index qui fournirait des repères plus précis sur les nombreux concepts mobilisés pour mener la réflexion. Ces précautions étant exprimées, je me propose de résumer les principales conclusions de François Ost en mettant en évidence six utilités du droit qu’il désigne soit comme des fonctions, soit comme des finalités. Je suivrai grosso modo l’ordre des parties 2 et 3 de l’ouvrage.
1. Seconder les institutions sociales primaires
Avant le droit, et indépendamment de lui, une société existe avec ses normes, ses valeurs et ses institutions; des communautés et des individus y entretiennent des relations tantôt pacifiques, tantôt antagonistes. Quand il s’affirme lui-même comme institution, et même au stade le plus avancé de sa structuration, le droit n’a pas pour fonction de se substituer au social antérieur à lui et extérieur à son fonctionnement. L’utilité de la machinerie juridique est plutôt de rendre possible le passage à un espace fictionnel de reconnaissance et de représentation qui s’ajoute au réel préexistant pour à la fois le stabiliser et le dépasser.
François Ost revisite et enrichit la théorie de la « double institutionnalisation » (p. 138-169) élaborée par l’anthropologue Paul Bohannan : le droit assure des fonctions primaires de pilotage des actions sociales, d’une part, en conférant une autorité supplémentaire à des normes en particulier ou à quelques-unes de leurs interprétations (pilotage par encodage), d’autre part, en consacrant certaines valeurs comme fondatrices de la société (pilotage par ancrage).
Le passage au droit produit un enchevêtrement des normes et des valeurs sociales avec les règles et les principes de l’ordre juridique. L’instance juridique devient le théâtre d’une internormativité dynamisée par des effets de catalyse qui inhibent le remplacement des normes instituées ou accélèrent l’affirmation des normes instituantes (p. 114-120). De même, la transposition des relations sociales sur la scène seconde du droit peut produire des effets de réembrayage des rapports désarticulés. Le pilotage juridique réalise ainsi deux macrofonctions symboliques : le tissage ou le renouement des liens sociaux et le bornage des actions par la fixation de limites ou d’interdits.
Le rituel du procès et les autres actes de procédure du droit s’inscrivent dans un temps second qui impose aux acteurs sociaux un retour réflexif sur les circonstances et les enjeux de leurs conflits. Requalifiant les faits et les arguments à la lumière de la raison juridique, rappelant les valeurs à protéger et les règles à respecter, le processus de réflexivité juridique relève peut-être davantage d’une pédagogie institutionnelle que de l’exercice d’une autorité de commandement.
2. Instituer le jeu juridique performatif
Au-delà des fonctions primaires révélées par la théorie de la double institutionnalisation, une autre théorie, celle du juriste H. Hart, permet de découvrir le potentiel de dépassement juridique du social ordinaire à la faveur des fonctions secondaires que réalise la machine symbolique du droit quand elle parvient à s’autonomiser suffisamment de la dynamique sociale. La scène méta du droit devient alors le théâtre d’un jeu proprement juridique, en prise seulement indirecte avec les processus sociaux, mais qui peut néanmoins contribuer de façon décisive à la reproduction de l’ordre social ou à sa transformation. Il n’est plus question alors de réviser la normativité sociale primaire ou de soumettre les problèmes sociaux à un traitement juridique réparateur, mais de participer activement à une reconstitution virtuelle de la société et de ses processus, à une mise en scène originale des acteurs sociaux et des résultats de leurs actions. En nommant à sa façon les personnes, les choses et leurs relations, en disant qui peut produire telle ou telle catégorie d’actes juridiques, en établissant les conditions de validité de ces actes et en prévoyant les sanctions du respect ou du non-respect des règles du jeu juridique, l’instance tierce du droit crée, à ses propres fins et au bénéfice des acteurs sociaux, un « cadrage fictionnel qui est la porte d’entrée dans l’univers enchanté du performatif juridique » (p. 235).
La théorie des actes de langage performatif, « qui vaut son pesant d’or » pour la compréhension du droit moderne (p. 194), et la sociologie de la culture, qui montre que les représentations de la réalité agissent sur le fonctionnement de la société (p. 231), permettent de concevoir l’utilité sociale d’une surréalité juridique où « dire c’est faire » , où l’on produit, dans l’ordre du discours symbolique, des effets de droit dont l’efficacité repose pour l’essentiel sur un imaginaire partagé. Les répercussions concrètes du jeu juridique pris au sérieux sont d’autant plus significatives que le pouvoir de créer du droit nouveau par le maniement du langage performatif n’est pas monopolisé par les autorités politiques. Il échoit aussi dans une large mesure aux simples justiciables.
Une grande partie du droit contemporain prend ainsi la forme de règles dites « constitutives » qui n’ont pas pour fonction de régir directement les conduites sociales ou politiques, mais plutôt d’organiser l’exercice centralisé ou décentralisé de jeux juridiques performatifs. Ces règles circonscrivent le théâtre d’opération des jeux de droit en les séparant formellement de la trame sociale primaire. Elles déterminent les actes de langage à travers lesquels les statuts et les relations juridiques peuvent être validement établis et changés aux yeux du droit. Elles pourvoient à l’archivage des documents juridiques qui faciliteront la preuve de la réalité juridique ainsi produite et légitimeront la transformation ultime de la réalité sociale concrète.
2. Instituer chaque être humain comme sujet de droit et citoyen de la société politique
C’est l’utilité fondamentale du droit moderne, celle qui rend possible la réalisation des autres fonctions du droit et qui en constitue la finalité la plus importante selon François Ost. Au-delà du monde premier des pulsions plus ou moins conscientes et des rôles assumés bon gré mal gré dans les structures sociales, le passage au droit procure à l’individu une seconde naissance. Il le fait accéder à l’espace structural d’une expérience symbolique indispensable au dépassement de l’incomplétude humaine ordinaire (p. 261). En interaction avec les autres sujets du même ordre juridique, l’individu échappe aux risques du solipsisme et de la solitude à deux en entrant symboliquement dans un rapport avec autrui placé sous l’égide de l’instance tierce du droit et de la loi commune. Le statut abstrait et universel de sujet de droit nourrit la conscience d’un lien social anonyme et d’une identité partagée au-delà des appartenances sociales différentes. Citoyen apte à s’engager dans les affaires de la Cité en interaction avec ses concitoyens, chacun apprend à s’élever rationnellement au-dessus des intérêts familiaux ou claniques pour travailler, dans l’espace public, à la poursuite de l’intérêt général des membres de la même communauté politique (p. 269). En conférant démocratiquement le statut de citoyen, le droit moderne éloigne le risque d’une « société incivile » (p. 347). La reconnaissance démocratique de la person-nalité juridique et de la citoyenneté égales pour tous permet à chacun d’accéder à la qualité d’acteur dépendant, mais libre, conscient de son assujettissement à la loi commune et à l’intérêt général, mais titulaire du droit fondamental de « s’attribuer à lui-même ses propres fins » (p. 295).
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Les trois utilités-fonctions qui viennent d’être décrites ont, dans l’esprit de François Ost, un caractère foncièrement juridique plutôt que politique. L’efficacité symbolique du passage au droit serait proportionnelle à la distance que le monde second du droit réussit à garder non seulement à l’égard de la société, mais aussi par rapport aux détenteurs du pouvoir. Selon François Ost, cela est clairement attesté par l’invention historique du droit romain (p. 150-158) et son prolongement dans les principales traditions juridiques occidentales, en particulier dans le droit commun des juridictions de droit civil et dans les codifications du droit privé. Si le droit est devenu un univers très abstrait de concepts et de formes, une sorte de « mathématique sociale » selon F. Savigny, c’est parce qu’il a été dans une large mesure l’apanage de la classe des juristes plutôt que l’expression de volontés directement politiques. Droit savant et jurisprudentiel (ius) distinct du droit directement politique (lex), sa sophistication rationnelle « témoigne de l’ampleur du chemin que peut parcourir un imaginaire qui s’autonomise de son terrain initial » (p. 157).
Les trois utilités-finalités que je résumerai maintenant ont un caractère nettement plus politique. François Ost le reconnaît volontiers, tout en se fixant pour objectif de montrer que l’exercice du pouvoir dans le respect des principes et des actes de procédure juridique obéit à des finalités spécifiques qui auraient peu de chances de s’imposer si l’art politique d’aménager et de garantir le vivre-ensemble d’une communauté n’était pas couplé à l’art juridique inspiré par la recherche de l’équilibre, de la mesure, de la prévisibilité, de la prudence réflexive et du respect de la dignité humaine.
Dans la troisième partie de l’ouvrage, François Ost vise à préciser comment les valeurs épousées par le droit occidental à partir de ses assises romaines peuvent et doivent faire la différence entre l’exercice arbitraire du pouvoir et son exercice conforme au droit. La mise en évidence de la supériorité morale des manières juridiques de pratiquer la politique se réfère le plus souvent aux institutions législatives, répressives et judiciaires de l’État-nation, mais la démonstration de l’auteur se veut également applicable aux instances politiques moins traditionnelles, celles de la communauté supranationale ou celles de la société civile (p. 362-369). Qu’il soit question d’exercer les pouvoirs d’un gouvernement souverain, d’assurer la gouvernance d’une organisation ou celle d’un réseau de partenaires, la référence obligée aux critères et aux actes de procédure du droit permet d’espérer une pratique du pouvoir plus conforme à l’idéal humaniste de la première modernité.
4. Arbitrer les conflits sociétaux en visant un équilibre général
La quatrième utilité du droit est éminemment politique puisqu’elle « opère sur fond agonistique », à partir du désordre des intérêts, des rationalités et des valeurs (p. 393-395). La spécialisation fonctionnelle des acteurs et la différenciation de la société en sous-systèmes ou en sphères d’activités dont les priorités sont différentes et les critères de référence incommensurables rendent la régulation politique de plus en plus complexe. À l’encontre des thèses de F. Hayek, on ne peut espérer qu’un ordre satisfaisant se dégage spontanément de la concurrence des normativités. Cependant, on ne peut non plus compter en ce moment sur la force de ralliement d’une culture commune faite de valeurs substantielles largement partagées, comme c’était le cas dans les sociétés traditionnelles. Dans le contexte contemporain d’un pluralisme culturel irréductible, la chance d’une médiation politico-juridique des conflits sociétaux est de pouvoir faire fond sur la valorisation commune des exigences procédurales au-delà des préférences substantielles qui divisent les acteurs. Il appartient cette fois à l’autre grande tradition juridique occidentale, la common law, d’avoir prolongé l’expérience historique du droit romain en reconnaissant la valeur spécifique des rituels et des procédés formalistes pour canaliser les conflits que les institutions sociales primaires ne parviennent pas à résorber (p. 407-414). Au cours du xxe siècle s’est affirmée de plus en plus cette philosophie qui magnifie la vertu procédurale du droit comme vecteur privilégié d’un « arbitrage général le plus respectueux possible des virtualités de chaque sphère sociale spécialisée » (p. 111).
D’éminents théoriciens (Niklas Luhmann, Michaël Walzer, Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Pierre Bourdieu) sont pour le moins sceptiques à l’égard de cette capacité particulière du droit de réaliser un arbitrage là où les autres institutions sociales ont échoué. Le droit serait lui-même un sous-système, une sphère ou un champ professionnel obéissant à sa propre logique autopoïétique. Il serait incapable d’en sortir véritablement pour présider avec succès à l’établissement d’un ordre général au moins provisoire. François Ost ne partage pas cette thèse d’une différenciation sociale et culturelle insurmontable qui condamne-rait les sociétés contemporaines à évoluer dans le désordre ou à travers des ordres uniquement partiels, en proie à des conflits pratiquement insolubles. Comme d’autres penseurs, notamment Jürgen Habermas et Cornelius Castoriadis, il considère que le couplage structurel de la politique et du droit peut encore être constitutif d’un monde commun et réaliser une médiation sociale générale si les exigences de la démocratie pluraliste et du procéduralisme juridique sont authentiquement respectées (p. 381-392). À ces conditions, on peut espérer que l’espace public s’impose comme une « case blanche » qui n’appartient à personne, où la parole circule librement, qui se tient au milieu de toutes les prétentions normatives (p. 360). Dans ce no man’s land pourrait prévaloir la recherche de l’équilibre général à travers la négociation et la consolidation des compromis nécessaires. Dans ce « vide constitutif » qui garantit la liberté de chacun pourrait s’instituer un ordre moral et politique offrant des chances d’émancipation aux perdants de la dynamique sociale (p. 391), sans verser pour autant dans une administration totalitaire du bien commun (p. 410).
5. Garantir un exercice légitime et libéral de la contrainte publique
Aujourd’hui, comme au temps de Thomas Hobbes, la société civile n’est pas à l’abri d’un Léviathan qui se comporterait comme un automate politique programmé pour maintenir mécaniquement l’ordre social (p. 427). L’impossibilité de fonder l’équilibre général sur une culture homogène fait en sorte qu’aucune communauté politique ne peut se dispenser d’exercer à l’occasion une contrainte pour forcer le respect des compromis négociés dans l’espace public. Le fonctionnement de l’État n’est jamais totalement exempt de la violence primitive qui entretient la méfiance, voire la terreur dans l’esprit des citoyens.
Le droit est lui-même une force publique, une forme de violence institutionnelle, appelée à exercer au besoin une coercition génératrice de peur. Cependant, l’expérience moderne de la démocratie a montré ce qu’une communauté politique peut gagner à soumettre l’exercice de la contrainte publique au respect des principes fondamentaux du droit et à ses procédés d’examen ou de révision de la validité des mesures coercitives appliquées. La possibilité de recourir à des mécanismes juridiques de contrôle transforme et civilise l’exercice de la répression. Elle permet le passage de la violence primitive à la violence légitime (p. 425 et 443). L’institutionnalisation de l’État de droit participe d’un idéalisme politique qui promeut la sécurité juridique contre l’exercice arbitraire de la puissance publique. L’État lui-même en bénéficie puisque la sécurité juridique produit dans l’esprit des citoyens un sentiment de confiance qui s’ajoute à la peur pour soutenir le respect des mesures imposées (p. 431-434).
La sécurité juridique procure aussi un bénéfice social majeur dans l’ordre des rapports de droit privé. Elle assure le respect des contrats et des autres actes juridiques produits par les justiciables dans l’exercice de leur autonomie. Le soutien institutionnel du droit aux promesses et aux engagements volontaires augmente la propension des acteurs à innover pour ouvrir de nouveaux possibles et à prendre des risques pour construire un avenir meilleur. Le droit mobilise à fond la force normative des actes de langage performatif pour traduire symboliquement les volontés de commencement et les élans des instigateurs du progrès économique et social. Il enregistre les promesses de changement et protège l’énergie initiale des acteurs contre les défections éventuelles (p. 434-439).
Acte fondateur de l’État de droit, la constitution démocra-tique moderne offre, selon François Ost, une protection précieuse contre le spectre d’une société managériale abandonnée à l’autorité des experts qui visent l’efficacité sans s’embarrasser du respect de la légalité et qui accaparent la conduite des opérations sans faire appel à l’initiative des premiers intéressés (p. 442).
6. Favoriser la remise en cause rationnelle et encadrée des équilibres sociaux existants
Après leur contribution à l’établissement pacifique de l’équilibre social et à l’imposition légitime de mesures coercitives, les vertus procédurales du droit sont mobilisées ici au service de la contestation sociale. Il convient d’aménager des voies d’expression de cette contestation parce qu’elle est souhaitable dans l’intérêt bien compris de la société. Cependant, il faut aussi la canaliser et l’encadrer, car elle est sujette à des dérives qui peuvent porter atteinte au fonctionnement de la démocratie et à la protection publique des droits de la personne qui sont pourtant les fondements du droit de mettre en question les équilibres établis. François Ost considère que le double défi d’aménager et d’encadrer la contestation sociale s’impose avec une acuité particulière dans le contexte de la postmodernité culturelle. Les revendications individuelles et collectives pour le respect public de l’autonomie privée et des différences identitaires fragilisent les équilibres sociaux en engageant la société sur la voie de l’« hyper-individualisme » et de l’« ultra-démocratie » (p. 446).
Conscient des exigences et des périls du contexte actuel, François Ost élabore une « théorie générale de la remise en cause juridique » des équilibres sociaux (p. 459-485). Il montre à quel point les spécificités de la culture juridique occidentale et les habiletés développées par les juristes au cours d’une évolution deux fois millénaire ont une pertinence et une utilité remarquables pour l’aménagement des voies de contestation sociale. Le droit occidental a poussé très loin les pratiques de la controverse argumentée, de la mise en doute systématique des prétentions normatives, de l’auto-interrogation et de l’auto-distanciement de l’ordre juridique par rapport à ses propres acquis, de l’ouverture constante à la réfutation des vérités établies, de la contestation surveillée des solutions antérieures et de leur révision avec un souci égal de préserver les possibilités d’évolution et d’assurer qu’elles se réalisent graduellement, en continuité profonde avec l’esprit du droit.
La vocation du droit à organiser utilement la remise en cause des équilibres sociaux est ici encore facilitée par la mobilisation exceptionnelle des ressources du langage dans le monde second du droit. Les conflits sociétaux y sont « mis en mots et en intrigues » (p. 456). Les débats y sont menés à la lumière d’une raison graphique et d’arguments doctrinaux qui éloignent de la logique spontanée des acteurs. La remise en cause prend la distance, la hauteur et le niveau d’abstraction qui conviennent mieux à l’usage public de la raison (p. 447).
Après avoir livré cette systématisation théorique, François Ost aborde de front les enjeux et les risques de la pratique contemporaine des débats parlementaires et des actes de procédure judiciaire (p. 485-555). La délibération législative et le procès n’épuisent aucunement l’arsenal des moyens de remise en cause que le droit peut offrir et offre effectivement de plus en plus. Cependant, ce sont les deux procédés dont la pratique subit le plus fortement les contrecoups de l’avènement des droits de la personne comme forces créatrices du droit et justifications de la contestation sociale. Le droit fondamental de soumettre les lois régulièrement votées à un contrôle de constitutionnalité et la revendication de décisions judiciaires qui appliquent les règles générales en se souciant de leur contextualisation réaliste et de leur interprétation équitable mettent à mal les principes traditionnels de souveraineté parlementaire, de décision majoritaire et de méfiance envers les jugements d’équité. François Ost propose des pistes de solution favorables à des avancées nouvelles, par exemple en matière de désobéissance civile et en faveur d’un raisonnement judiciaire qui réhabilite l’art ancien de la casuistique. Il met toutefois en garde contre les excès de la démocratie constitutionnelle et de la judiciarisation de la vie politique et sociale.
E. Une ressource pour l’action : les mondes primaires du juridique
Le point de vue philosophique de François Ost l’a mené à concevoir ce que devrait être l’utilité du droit si les législateurs, les juges et les fonctionnaires se tenaient à la hauteur de l’humanisme juridique. Les fonctions et les finalités qu’il a discernées prescrivent à l’intention des agents du système juridique, et plus largement des citoyens, ce qui devrait inspirer, en théorie ou en principe, la mobilisation publique du droit.
Le point de vue sociologique que je propose en complément de la réflexion philosophique de François Ost conduit plutôt à concevoir le droit comme une ressource que les acteurs sociaux mobilisent pragmatiquement pour atteindre des buts qui peuvent avoir un caractère aussi bien privé que public. Au-delà des seuls agents officiels du système juridique, ce sont souvent les justiciables sans mandat officiel qui décident alors de ce que sera leur usage effectif du droit, sans vraiment se soucier des fonctions et des finalités idéales prescrites par l’humanisme juridique. Je me référerai ici à un texte célèbre d’un disciple du réalisme juridique américain pour illustrer à quel point la conception de l’utilité du droit change, à l’intérieur et a fortiori en dehors du système juridique officiel, lorsqu’on quitte la perspective idéaliste et le monde de la pensée pour emprunter la vision instrumentale des acteurs concrètement engagés dans les mondes de l’action.
En 1949, Lee Loevinger, jeune avocat engagé dans la pratique du droit de la concurrence, publiait un article intitulé « Jurimetrics. The Next Step Forward ». Il y soutenait avec une vigueur impressionnante que les performances du système juridique américain et la contribution des avocats à la solution des problèmes de la société étaient bien inférieures aux attentes du public. Cette anomalie criante découlait, à son avis, du fait que les institutions et la communauté juridiques restaient empêtrées dans une approche philosophique ou transcendantale au lieu de s’ouvrir à l’approche scientifique et pragmatique qui avait déjà triomphé dans la plupart des autres domaines de la connaissance et de l’action :
The next step forward in the long path of man’s progress must be from jurisprudence (which is mere speculation about law) to jurimetrics – which is the scientific investigation of legal problems. In the field of social control (which is law) we must at least begin to use the same approach and the same methods that have enabled us to progress toward greater knowledge and control in every other field. The greatest problem facing mankind at this midpoint of the twentieth century is the inadequacy of socio-legal methods inherited from primitive ancestors to control a society which, in all other aspects, is based upon the powerful techniques of a sophisticated science. The inescapable fact is that jurisprudence bears the same relation to a modern science of jurimetrics as astrology does to astronomy, alchemy to chemistry, or phrenology to psychology. It is based upon speculation, supposition and superstition; it is concerned with meaningless questions; and, after more than two thousand years, jurisprudence has not yet offered a useful answer to any question or a workable technique for attacking any problem[9].
Il y a une filiation évidente entre la charge de Loevinger et celle de ses prédécesseurs du réalisme juridique (legal realism) contre les positions conservatrices de la Cour suprême des États-Unis et des élites de la profession juridique dans la tourmente sociopolitique qui avait accompagné la crise économique des années 30 et la mise en oeuvre du New Deal promu par le président Franklin D. Roosevelt. Dans un cas comme dans l’autre, la critique des jeunes turcs contre la culture juridique officielle était une claire manifestation de « ces explosions périodiques d’exaspération passionnée contre la raison, la pensée et le discours rationnel qui sont les réactions naturelles des hommes qui savent par leurs propres expériences que la pensée et la réalité ont divorcé, que la réalité est devenue opaque à la lumière de la pensée …[10] ».
Dans l’esprit de Loevinger, le divorce était, en effet, consommé entre la théorie générale du droit héritée des querelles sans fin de la tradition philosophique et la réalité d’une société moderne résolument engagée dans la solution de ses problèmes par la mobilisation du savoir théorique et des techniques d’intervention fondées sur la connaissance scientifique et la recherche expérimentale. La pensée dominante du droit puisait encore ses fondements, ses repères et ses justifications dans les théories des philosophes du droit, alors que l’opinion publique réclamait des actions juridiques dont l’utilité et l’efficacité reposeraient sur une connaissance empirique de la nature des problèmes à résoudre et de la qualité des résultats atteints grâce aux techniques d’inter-vention utilisées.
L’exaspération contre la pensée philosophique et la ferveur scientiste exprimées par Loevinger confèrent à la fois de la force et de la faiblesse de conviction à sa thèse. Il le reconnaissait lui-même en constatant que la croisade de ses précurseurs réalistes, si elle avait favorisé des changements remarquables dans le système juridique, par exemple, le développement du droit administratif fédéral pour faire contrepoids au droit privé libéral, si elle avait trouvé des alliés ou des disciples dans la communauté juridique, notamment parmi les adeptes des nouvelles approches scientifiques du droit (droit et société, économie du droit, droit et informatique, etc.), restait tout de même très loin d’avoir mis fin au règne des écoles de pensée philosophique. Ces dernières s’étaient maintenues ou renouvelées, y compris en définissant le droit dans une perspective téléologique et plus ouverte au raisonnement scien-tifique. Les idées anciennes ou nouvelles, bien plus que les faits scientifiquement établis, demeuraient les références symboliques principales du discours des élites sur le droit, ses fonctions et ses finalités.
Quoi qu’il en soit de ses forces et de ses faiblesses, le texte de Loevinger me paraît exemplaire, par son radicalisme même, d’une conception authentiquement moderne du droit et de son utilité. Cette conception a pris racine dans les sociétés occidentales du xixe siècle marquées par les révolutions démocratiques, par le positivisme scientifique et par l’érosion de la culture traditionnelle confrontée aux manières modernes de penser et d’agir. Dans ce contexte, la « Société » s’invente et se conçoit, en antinomie avec « la bonne société » de l’Ancien Régime, comme une entité démocratique apte à décider de ce que sera son avenir et capable de se donner des institutions et des instruments de changement qui lui procureront ce devenir. Après avoir été longtemps considérés positivement ou négativement comme des instances de reproduction de l’ordre social traditionnel, l’État et son droit positif seront de plus en plus perçus comme des vecteurs privilégiés des changements sociaux collectivement choisis et sans cesse remaniés.
Les idéologies sociopolitiques et les sciences humaines ont pris racine dans les brèches de la culture traditionnelle pour amplifier et soutenir les aspirations au progrès scientifiquement orienté. En rétrospective, on peut dire qu’elles ont promu une culture existentialiste de la société qui a précédé et rendu possible l’affirmation ultérieure de la conception postmoderne de l’individu et de sa liberté existentielle. Dans cette culture d’autotrans-formation de la société et de l’individu, l’utilité du droit, ses fonctions et ses finalités ne se conçoivent plus en rapport avec un modèle essentialiste fixant un devoir-être transhistorique et universel auquel chaque droit positif devrait s’efforcer de correspondre. Elles dépendent plutôt de façon très concrète des tâches précises qui ont été assignées à telle ou telle instance du système juridique, des mandats particuliers confiés aux juristes et de la contribution attendue des interventions juridiques dans la réalisation d’une stratégie d’action orientée en fonction d’un but d’intérêt public ou privé.
Comment Loevinger aurait-il jugé la démarche intellectuelle de François Ost et ses propositions sur l’utilité du droit? Quel jugement aurait-il porté, d’abord, sur l’exercice de pensée qui se voulait « expérimental » selon François Ost (p. 36) puisqu’il était déterminé à pratiquer une autocritique de tous les instants, une dialectique qui ne désarmerait jamais, une ouverture constante au surgissement des paradoxes? Loevinger en aurait probablement reconnu la lucidité et la rigueur, comme il avait salué celles de Rudolf von Jhering (p. 460), mais il l’aurait tout de même rangé dans la catégorie des «spéculations de fauteuil » (armchair speculation) (p. 472) produites par une pensée, aussi brillante soit-elle, qui ne se confronte en définitive qu’avec elle-même et avec les spéculations d’autres auteurs. L’exercice de pensée philosophique procède, en effet, d’une idée à une autre idée, par exemple de l’idée de démocratie, de justice ou d’être humain à l’idée de droit ou d’État de droit. L’investigation scientifique prônée par Loevinger s’en distingue radicalement en ce que la pensée du chercheur doit affronter les faits empiriquement observés par lui-même ou par d’autres chercheurs et rectifier ensuite la théorie initiale à la lumière des données de l’expérience. « Essai-erreur-changement » (p. 474-475), telle serait la dynamique d’une approche scientifique qui soumet chaque utilité hypothétique à un test de vérification expérimentale. Telle ou telle théorie du droit sera dès lors tenue pour vraie, amendée ou rejetée selon ce que révélera la connaissance empirique du rapport entre l’objectif recherché et le moyen juridique proposé pour l’atteindre.
Comment Loevinger aurait-il reçu la théorie du « passage au droit » conçu comme l’entrée dans un monde second où s’exercerait, au bénéfice de la société et de l’individu, une construction symbolique de la réalité, du rapport à autrui, de la communauté politique et de la personne libre et responsable qui assume dignement sa condition humaine? Les fonctions générales que François Ost attribue au droit, après avoir pris au sérieux la mécanique interne du jeu juridique, lui auraient probablement rappelé la thèse d’un Thurman Arnold définissant le droit comme un « réservoir de symboles » et lui reconnaissant une fonction commune à toutes les institutions sociales, celle d’exprimer et d’entretenir les rêves et les aspirations d’une collectivité (p. 472). Toutefois, Loevinger aurait aussitôt fait remarquer que cette insistance sur la fonction symbolique ne fait que poursuivre la traditionnelle quête de la pierre philosophale du droit (p. 472). Il est encore question, en effet, de concevoir le droit et son utilité à partir d’un « arrière-monde » transcendant qui serait la source symbolique, le garant en validité et le critère de légitimité du droit positif et des usages plus ou moins satisfaisants auxquels le destinent les acteurs publics ou privés.
Loevinger avait pris soin de résumer (p. 457-467) l’évolution de la tradition philosophique à travers la succession des conceptions de cette arrière-monde du droit fondées d’abord sur les idées de « Dieu », de « Nature » et de « Raison », renouvelées à l’ère moderne avec les idées de « Nation », d’« État » et de « Société », se référant plus volontiers aujourd’hui à l’idée d’« Humanité » dont participe notamment l’humanisme juridique de François Ost. Ces diverses conceptions philosophiques ne peuvent qu’être récusées par une approche scientifique, car l’utilité qu’elles confèrent au droit se déduit de l’idée centrale autour de laquelle se structure l’arrière-monde du droit, au lieu de se constater à la lumière des faits observés. Conçue à partir d’un arrière-monde symbolique, l’utilité du droit devient elle-même une idée qui se valide à travers son rapport logique avec la valeur érigée en fondement du droit. Elle acquiert ainsi une valeur normative, en tant qu’« utilité attendue » qui permet de juger les usages concrets du droit, d’en critiquer la non-conformité à l’idéal, d’en décréter même l’inutilité ou la nocivité de principe. L’acceptabilité d’un usage du droit participe alors de la décision d’une autorité officielle ou du jugement théorique des savants qui sont réputés maîtriser le mieux la connaissance interne de l’arrière-monde philosophique. L’utilité du droit ne se constate pas dans le consensus d’une communauté de chercheurs prenant acte des mêmes résultats expérimentaux, comme un fait de connaissance scientifique. Elle se proclame dogmatiquement ou s’interprète doctrinalement, tel un fait de croyance, à l’intérieur d’une communauté de convertis, soit ceux qui sont « passés au droit ».
Comment Loevinger aurait-il considéré les trois finalités intrinsèques qui seraient, selon François Ost, les apports spécifiques du droit à l’exercice de la démocratie, de la justice et de la défense de la dignité humaine : arbitrer les conflits sociétaux en favorisant l’équilibre général des valeurs et des systèmes de référence? Garantir un exercice légitime et libéral de la contrainte publique? Canaliser et encadrer la remise en cause des équilibres établis? Loevinger aurait vraisemblablement fait le rapprochement entre ces finalités et les idées principales qui avaient animé le courant de la jurisprudence sociologique (sociological jurisprudence) et la pensée de son chef de file Roscoe Pound qui définissait le droit comme « forme hautement spécialisée de contrôle social dans une société développée et organisée politiquement » (p. 463). Toutefois, Loevinger n’en aurait pas moins jugé que cette définition de la nature du droit par la mise en évidence de ses finalités intrinsèques pose des questions qui ne peuvent recevoir de réponses ou faire l’objet d’un assentiment que sur une base conventionnelle et en définitive arbitraire : « Whatever the definition, it is an arbitrary one, as it exists only by virtue of general agreement, and cannot be « proved » or « disproved », since it cannot rationnally be called either « right » or « wrong » [...] The nature of law is whatever we define the term to mean, and we may define it as suits our pleasure and convenience[11]. »
Loevinger aurait pu convenir que les finalités intrinsèques indiquées par François Ost sont en consonance substantielle avec la représentation du droit que les juristes, les élites et même le public contemporains aiment entretenir, à plus forte raison quand elle convient à leurs projets et à la défense de leurs intérêts. Cependant, quel que soit le rayonnement conventionnel de ces finalités, elles n’en demeurent pas moins des assertions générales, abstraites, sujettes à débat et « statiques » dans la mesure où elles ne peuvent être validées que par une autorité compétente dont la décision aura valeur de vérité établie (p. 488-489). En tant que telles, ces assertions ne sont pas susceptibles d’une vérification expérimentale. Comment définir et mesurer l’« équilibre social général », la « contrainte publique légitime », la « remise en cause réglée »?
Le programme de recherche esquissé par Loevinger montre à quel point les questions de la jurimétrie qu’il préconise sont spécifiques, concrètes, opérationnalisables et « dynamiques », car elles ne pourront recevoir qu’une réponse expérimentale appelée à changer au fil des recherches empiriques effectuées. Les exemples suivants suffiront à montrer l’écart saisissant entre la conception de l’utilité du droit de Loevinger et celle que propose François Ost : quelles sont la fiabilité statistique et la validité (expérimentale) des méthodes actuelles de détection du mensonge chez les personnes témoignant en justice? Quelles mesures statistiques résumeront de manière appropriée le comportement des juges dans les diverses catégories de litiges qui leur sont soumis? Quels procédés pourraient être institués dans les assemblées législatives en vue de procurer aux législateurs des données pertinentes et fiables concernant les sujets à l’étude? Quels procédés sémantiques peuvent être utilisés pour faire du jargon juridique un moyen de communication utile? Comment les délais de la procédure judiciaire, au stade de l’audition ou du jugement, peuvent-ils être éliminés ou minimisés? Quelles techniques et institutions peuvent être mises en oeuvre pour offrir des chances de développement normal aux enfants de parents divorcés ou de foyers délinquants? Comment les tendances pathologiques de certaines personnes peuvent-elles être détectées avant que ne se produisent des problèmes sérieux? Quelle est l’efficacité du droit commun de la responsabilité civile comme réponse aux besoins des victimes d’accidents?
Cette énumération non exhaustive aura sans doute permis de comprendre au moins deux choses concernant l’utilité du droit envisagée par Loevinger. Premièrement, elle se conçoit et se mesure du point de vue d’une action stratégique orientée vers l’avenir : une « lacune » a été mise en évidence dans le fonctionnement du système juridique ou un « problème social » est publiquement reconnu; quelle est l’utilité de la solution juridique actuellement préconisée pour traiter ce problème et quelle serait celle d’une solution alternative de nature juridique ou non? Deuxièmement, les applications utiles du droit se révèlent aussi innombrables et diverses que les problèmes dont on a confié la solution au système juridique ou aux avocats et ceux qu’on leur confiera à l’avenir.
En quittant l’arrière-monde symbolique qui menait à concevoir pour le droit quelques fonctions ou finalités peu nombreuses mais assez grandioses, la quête de l’utilité du droit dans le monde premier de l’action pragmatique fait découvrir un nombre illimité et en bonne partie insoupçonné de pratiques juridiques assignées à des buts qu’on ne songerait pas à désigner comme des fonctions, des finalités ou des valeurs générales et transcendantes. Ces buts pourront être jugés d’importance sociale relative ou même triviale ou encore certains paraîtront inspirés par des ambitions naïves ou moralement douteuses, mais ils auront tous, en principe, la légitimité d’avoir été choisis par des acteurs exerçant le pouvoir ou l’autonomie juridique qui leur sont reconnus. Dans cet univers de l’action, le droit n’a pas l’importance symbolique d’une oeuvre de civilisation plus que millénaire ni la grandeur d’une institution sociopolitique centrale. Son usage prend la dimension bien plus modeste de la tâche précise à effectuer dans un contexte d’opération le plus souvent ordinaire et sans grande visibilité sociale. Ses applications sont celles d’un « droit à tout faire[12] » dont on ne peut découvrir le plein potentiel utilitaire qu’en suivant les acteurs dans les méandres sans fin de la vie sociale.
La démarche philosophique de François Ost invite à entrer dans le monde second de la pensée où se produit et se joue une idée très concentrée ou très pure du droit et de son utilité sociale. La perspective jurimétrique de Loevinger invite, au contraire, à sortir de ce monde symbolique pour pénétrer dans les mondes primaires de l’action où les diverses potentialités du droit sont appropriées, et au besoin inventées, comme des ressources utiles, voire nécessaires à l’atteinte d’un but dont la rationalité extrajuridique surdétermine la rationalité interne du moyen de droit mobilisé.
Encore faut-il noter que le texte de Loevinger ne fournit qu’une image réductrice du potentiel de mobilisation du droit au service de l’action. Ses questions de recherche ne concernent manifestement que la sphère de l’action publique, traditionnelle lorsqu’elle s’exerce à l’intérieur des institutions judiciaires et législatives, plus novatrice lorsqu’elle s’étend, conformément aux revendications des juristes réalistes, à l’ensemble des moyens mis en oeuvre pour réaliser des politiques publiques de prise en charge étatique des problèmes sociaux. Cette vision réductrice se comprend bien à la lumière du contexte sociopolitique et des engagements professionnels de Loevinger. Cependant, elle a l’énorme inconvénient de suggérer que la mobilisation du droit comme ressource pour l’action n’aurait commencé qu’au milieu du xxe siècle et n’aurait servi que les politiques de l’État social. Ce serait évidemment oublier la mobilisation massive du juridique au service de l’action privée. Elle est au moins aussi ancienne que la pratique professionnelle libérale du droit[13] et s’est poursuivie au xxe siècle en s’adaptant au droit étatique interventionniste. Elle trouve présentement un champ d’application qui s’accroît au rythme de la mondialisation, dans une conjoncture néolibérale qui n’a rien à envier à la période du libéralisme classique. Il y a eu et il y a encore, pour les juristes praticiens, de multiples façons de servir juridiquement les stratégies d’action économique, personnelle, familiale, communautaire, politique ou religieuse des individus et des groupes : le contrat nommé ou innommé, la société par actions, le testament, l’acte de fiducie, la constitution d’une personne morale à but non lucratif, les tactiques judiciaires, le lobbying auprès des instances législatives ou exécutives de l’État…
À cet égard, la perspective proposée par François Ost se révèle plus large et féconde que celle de Loevinger. D’abord, parce qu’il prend au sérieux la science des juristes, la prolifération des branches du droit positif et les multiples spécialisations professionnelles des juristes aussi bien dans le champ du droit privé, du droit économique et du droit social que dans celui du droit public national et supranational ainsi que, de plus en plus, dans celui du droit transnational ou global. La réflexion de François Ost a aussi cet avantage insigne de souligner l’importance capitale du langage performatif dans la théorie et plus encore dans la pratique du droit moderne. On ne dira jamais assez à quel point la convention à la fois professionnelle, politique et sociale qui rend possible et légitime le fait de changer la situation juridique des personnes et des choses par des actes de langage performatif conformes aux conditions de validité posées par le droit en vigueur est un acquis de civilisation dont la culture moderne s’est emparée pour mieux disposer de la culture traditionnelle en liant le destin du droit aux processus publics et privés de changement planifié.
La science authentiquement moderne du droit existe et, contrairement à ce que Loevinger semblait croire, elle a entrepris dès le xixe siècle, comme les autres sciences humaines, mais à sa façon propre, de se détacher de la culture philosophique du droit à la faveur d’un pari positiviste qui lui a fait circonscrire son objet d’étude aux actes performatifs publics et privés, sans s’embarrasser de l’ancienne théorie générale du droit ou des philosophies autres que le positivisme juridique. Cette rupture culturelle s’est progressivement confirmée dans la doctrine savante, dans l’enseignement du droit et plus encore dans sa pratique profes-sionnelle. La grande majorité des juristes considèrent aujourd’hui que la connaissance théorique du droit positif et le maniement professionnel des techniques du langage juridique performatif ne requièrent pas un consensus sur la nature du droit et ses finalités. Beaucoup d’entre eux sont même enclins à penser qu’il vaut mieux se départir des idées générales et des croyances sur les finalités du droit pour exercer correctement leur métier, en laissant aux clients ou aux commettants le choix et la responsabilité des buts qu’on leur demande de servir en mobilisant les ressources du droit.
L’évolution de la science juridique et de la pratique professionnelle du droit depuis les débuts de la modernité s’est effectuée dans le double sens de la libéralisation du pouvoir de produire des actes de langage performatif et de la diversification de leurs formes ou techniques. L’État et ses trois pouvoirs constitutionnels en ont été les premiers détenteurs et conservent encore le monopole des actes qui ont la plus grande visibilité sociale et le plus de portée juridique : la loi, la décision judiciaire et l’acte administratif. Cependant, depuis la Magna Carta et au rythme de progression du libéralisme, les classes sociales supérieures, les personnes morales de droit privé et une proportion croissante des citoyens ont pu mobiliser à leur profit les ressources du langage juridique performatif.
Au fur et à mesure de cette évolution s’est exercé un effet de désymbolisation et de désinstitutionnalisation de la pratique des actes juridiques[14]. Loin de l’univers de sens et des rituels institués auxquels continue d’obéir, en principe du moins, la production publique du droit à travers ses sources formelles éminentes, la mobilisation du langage juridique performatif dans les mondes primaires de l’action en fait un procédé opératoire parmi d’autres procédés permettant de progresser méthodiquement vers l’atteinte du but visé. L’acte juridique est bien sûr une ressource différente des autres, car sa validité et donc son intérêt stratégique sont cautionnés par l’intervention de juristes et restent sujets à un contrôle judiciaire ou administratif. Mais, c’est une ressource assignée directement à la poursuite du même but concret au service duquel d’autres ressources fondées sur d’autres institutions et d’autres savoirs sont également mobilisées.
L’organisation, qui est devenue la forme dominante de structuration de l’action dans la plupart des sphères de la société, depuis l’économie jusqu’à l’administration publique, sans oublier la culture et la science, est sans aucun doute l’instance qui réussit le mieux à mobiliser les techniques de la performativité juridique, comme d’ailleurs bien d’autres techniques, pour augmenter sa puissance opératoire. Ses performances supérieures à celles des autres participants dans les jeux juridiques institutionnalisés, notamment judiciaires, sont bien connues des sociologues du droit et largement soupçonnées dans l’opinion publique. Toutefois, la supériorité la plus déterminante de l’organisation réside dans sa capacité d’endogénéiser la pratique des actes juridiques et de créer le « droit maison » qui répond précisément aux exigences de son action[15]. La réglementation interne, les contrats types imposés à ses agents ou à ses partenaires, la justice et la discipline domestiques qu’elle peut soustraire largement au contrôle des instances étatiques, avec ou sans le consentement des assujettis, sont des manifestations parmi d’autres d’un ordre juridique organisationnel qui assure son fonctionnement à l’ombre ou en marge du droit de l’État ou des États, en utilisant paradoxalement comme leviers les moyens performatifs que ces derniers mettent à sa disposition.
L’individu postmoderne est lui aussi un agent significatif de la désymbolisation et de la désinstitutionnalisation du langage juridique performatif, pour autant du moins qu’il veuille exercer pleinement son droit constitutionnel à la vie privée et à la différence identitaire[16]. Le contrat taillé sur mesure pour encadrer un mode de vie atypique, l’acte juridique qui permet de changer le nom patronymique ou la désignation du sexe, le testament ou la fiducie qui institue un animal de compagnie comme bénéficiaire du patrimoine ou bien les directives de fin de vie adressées aux proches ne sont probablement que des signes précurseurs et encore militants d’une évolution culturelle qui mènera l’individu à concevoir et à administrer son ordre juridique personnel. Sa première ambition n’est pas de participer aux jeux de droit institutionnalisés à titre de personne juridique égale aux autres. Il entend plutôt mobiliser le langage juridique performatif pour exprimer et soutenir une stratégie de vie et une morale personnelles fondées sur la recherche de l’authenticité, de la singularité, du moi multiple et changeant[17]. Quand on y pense bien, cette mobilisation existentialiste du droit s’inscrit dans le prolongement du « grand désencastrement de l’individu » qui a trouvé son impulsion dans l’avènement de la culture moderne[18]. La fabrique de soi à travers le choix délibéré des appartenances et l’interprétation personnelle des contraintes sociales progresse au rythme d’une sécularisation qui ne s’exprime pas seulement à l’égard de la religion, mais aussi du droit et vraisemblablement de toutes les autres sphères de la culture.
Les acteurs de la société traditionnelle avançaient lentement en gardant un oeil fixé sur le rétroviseur où se trouvait réfléchi un condensé rassurant de leur culture héritée. Ceux de la société moderne se déplacent rapidement, les yeux grands ouverts sur un horizon de mouvements optionnels, dans des directions multiples et vers des destinations inconnues. Le droit traditionnel participait d’une « culture instituée » pourvoyeuse de significations et de références symboliques pour la collectivité et ses membres. Le droit moderne tient plutôt d’une « culture dispersée » dans d’innom-brables microcosmes au sein desquels les acteurs produisent leur existence et leur droit, en suivant des plans organisationnels ou des choix individuels qui sont leurs références particulières, leur culture fabriquée.
Dans l’univers de sens traditionnel, une cosmologie articulée faisait prévaloir une certaine idée de l’Homme, de la Société et du Droit évoluant dans un monde symbolique bien circonscrit. Dans tous les lieux où s’exerce désormais la puissance technique de produire les modalités de l’existence humaine et ses théâtres d’opération, l’ancienne cosmologie consensuelle du droit a fait place à la dispersion et à l’hétérogénéité des vécus juridiques fabriqués.
F. Un refuge contre le vertige : l’homme de la technologie et l’héritage de l’humanisme juridique
On ne répondra pas adéquatement à la question de l’utilité contemporaine du droit en adoptant de façon exclusive la philosophie idéaliste de François Ost ou la jurimétrie réaliste de Loevinger. Nul besoin d’être fin sociologue pour constater que la société de la modernité avancée ou de la postmodernité reste le théâtre d’un discours public et de pratiques institutionnelles fortement médiatisées qui magnifient les vertus sociales du droit et de sa rationalité spécifique. En même temps, la société contemporaine se fractionne en d’innombrables microcosmes d’action dominés par l’appropriation technique de tous les savoirs, y compris celui des praticiens du droit. La mobilisation du juridique y perd la pureté et la grandeur d’une symbolique institutionnelle, mais elle y gagne les bénéfices d’une connivence dynamique avec l’action transformatrice des acteurs sociaux.
Fernand Dumont – était-il philosophe ou sociologue? – a proposé plusieurs pistes de réflexion et quelques concepts-clés pour rendre compte de cette dualité ou de cette fracture dans la société et la culture modernes. À la suite de Friedrich Nietzsche et de Max Weber, il reconnaissait d’emblée que l’avènement de la culture technique a entraîné le basculement des esprits dans « un univers désenchanté » :
Nous ne savons plus ordonner les impératifs économiques selon des finalités… Nous habitons une Cité dont les moyens d’action sont de mieux en mieux visibles, tandis que se dérobe à nos prises la « république des fins » dont parlait Kant. En dépit de toutes les techniques dont nous disposons, nous ne pouvons plus apprivoiser les rêves au point où ils s’accorderaient avec nos pratiques rationnelles et leur prêteraient une raison d’être, un avenir[19].
Cependant, Dumont affirmait aussitôt sa conviction que, dans ce monde où dominent la « production » des choses et des existences, l’« horizontalité » ou l’immanence des actions straté-giques et la « régulation » des opérations sur la base de normes abstraites, il y a encore de « grands poèmes collectifs » (des idéologies) et des pratiques tournés vers la « signification » ou la représentation, vers une « verticalité nouvelle » ou une « transcen-dance sans nom », vers l’aspiration éthique à une « qualité plus ou moins élevée des moeurs ».
Le sort ou la « tragédie de la culture » contemporaine se joue, selon Dumont, dans cette « coprésence » de la puissance technique et des croyances symboliques. Elles sont les deux polarités opposées, mais complémentaires d’une culture inédite, comme l’envers et l’endroit d’un tissu social à double face, pour ne pas dire schizophrénique. Pour compenser ou supporter l’intransigeance de la culture technique qui surdétermine les conditions empiriques de leurs existences, les individus entretiennent des « vécus parallèles » qui leur permettent tantôt de participer à l’existence collective sous le mode de la procuration, tantôt de s’échapper dans des imaginaires plus ou moins originaux. Dans l’ordre des comporte-ments, les vécus parallèles sont ceux du travail astreint à la contrainte technique et du loisir librement pratiqué. Dans l’ordre du langage coexistent la communication des informations requises pour l’exercice de la raison instrumentale et la « poétique » où peut s’exprimer et se rassurer la « raison ardente, inquiète et espérante » de ceux qui ne trouvent pas leur compte dans la civilisation technologique.
Le droit contemporain me semble lui aussi un univers de « vécus parallèles ». Le travail doctrinal de la plupart des juristes universitaires consiste à systématiser la connaissance du droit positif et à procurer ainsi à la communauté juridique une information exacte et la plus exhaustive possible. À l’occasion, leur exposé du droit en vigueur est complété par la proposition de réformes qui seraient souhaitables pour mieux répondre aux objectifs visés. Le travail professionnel des praticiens prend surtout la forme d’avis juridiques et de documents rédigés au bénéfice de clients ou d’employeurs publics ou privés aussi nombreux et diversifiés que le sont les contextes de l’action organisationnelle et individuelle. Pour la majorité d’entre eux, la représentation des commettants dans les institutions judiciaires et législatives, à plus forte raison au plus haut niveau, n’occupe qu’une portion modeste de l’activité professionnelle. Pour l’essentiel, ces « travailleurs de la preuve » répondent aux exigences d’une connaissance et d’une mobilisation techniques du juridique considéré comme une ressource pour l’action stratégique. C’est la part de l’« homme de la technologie » (homo techno-logicus) et de sa rationalité instru-mentale. Après avoir « hominisé la nature » par sa présence envahissante, après avoir « spiritualisé la matière » par une action transformatrice appliquant les lois scientifiques et la logique mathématique, l’« homme de la technologie » investit l’univers du droit. Il l’assigne à la poursuite de buts utilitaires et changeants au lieu d’y chercher des vérités éternelles. Son ambition est de contribuer à ce que le droit fasse effectivement le bonheur des êtres humains au lieu de les maintenir dans l’illusion d’être heureux[20].
En parallèle se déploient au sein des facultés de droit et dans la pratique professionnelle d’autres activités de connaissance et d’intervention qui sont loin d’occuper une place aussi importante, mais dont le rayonnement universitaire et la visibilité sociale surpassent souvent ceux de la connaissance et de la pratique ordinaires. Des universitaires s’autorisent de leur liberté critique pour remettre en question l’idée de droit ou les phénomènes juridiques en s’affranchissant autant que possible de « la grisaille de la science normale ». Des praticiens engagés se réclament de la lutte légitime pour le droit et plus récemment de la politique des droits fondamentaux en évitant le plus souvent possible la pratique routinière de la profession. L’engagement des premiers dans la recherche fondamentale et celui des seconds dans la représentation judiciaire ont en commun de miser à fond sur la dimension symbolique du droit pour la soumettre à une interrogation théorique ou à une utilisation professionnelle qui pactisent le moins possible avec les contraintes de la rationalité instrumentale. C’est la part de l’homo juridicus, celle des « travailleurs de l’imaginaire » qui aspirent à soutenir librement l’idéal spécifique d’une science et d’une pratique du droit se tenant à bonne distance des mondes primaires de l’action pour mieux affirmer leur utilité symbolique.
La société contemporaine soutient et sollicite l’un et l’autre de ces deux vécus parallèles[21]. Cependant, comment s’articule la coprésence des utilités instrumentale et symbolique? Quel est le rapport dialectique entre la mobilisation du juridique au service de l’action ou de la puissance et celle du droit au service de la représentation ou du sens? Dans « un monde dont le modèle officiel n’est pas poétique mais technique », il me paraît de bonne logique sociologique de postuler que l’utilité instrumentale a la préséance sur l’autre. Elle vient en premier et contribue à la structuration générale de l’existence collective et individuelle. L’utilité symbolique arrive en second et produit des effets de psychologie collective ou individuelle qui réparent et font oublier tant bien que mal les ratés ou les excès de la rationalité instrumentale. Le passage des théâtres d’opération du juridique instrumentalisé au théâtre symbolique du droit institutionnalisé est loin d’avoir l’insignifiance utilitaire que lui prêtait Loevinger. Toutefois, les fonctions générales et les finalités spécifiques que François Ost attribue au monde second du droit institutionnalisé ont moins à voir avec la longue tradition culturelle du droit occidental qu’avec les répercussions de la pensée technique qui domine dans la culture contemporaine.
Ma thèse personnelle est que le théâtre symbolique du droit produit à l’époque actuelle des représentations de la réalité et des jugements de valeurs dont la fonction primordiale est de pallier le vertige collectif et individuel qui va de pair avec la production technique de l’existence. La mise en scène et la solution juridique officielles des problèmes de la civilisation technologique, particulièrement à travers la mobilisation des plus hautes instances de justice, offrent un refuge symbolique pour ceux et celles dont la conscience et l’intelligence ne peuvent supporter que l’action et la vie se plient désormais à des instruments qui ont pris congé de la culture humaniste héritée[22].
La mise en scène de l’humanisme juridique s’offre d’abord comme un refuge contre le vertige moral que beaucoup de contemporains éprouvent encore devant les usages de la technique dont les répercussions heurtent violemment la conscience. J’en vois une illustration archétypale dans la conduite des procès de Nuremberg pour sanctionner l’Holocauste pratiqué méthodique-ment par les militaires allemands et peut-être aussi pour restaurer la crédibilité morale des États-Unis après l’autre solution finale appliquée techniquement aux populations civiles d’Hiroshima et de Nagasaki…
Les usages de la technique ne versent heureusement pas en général dans de telles barbaries. Cependant, ses applications courantes produisent d’autres sortes de vertiges, y compris et peut-être surtout lorsque les résultats sont jugés positifs en eux-mêmes. Le comédien et dramaturge Robert Lepage décrit ces vertiges de façon saisissante dans une pièce de théâtre intitulée La face cachée de la lune. Jouée pour la première fois en 2000, cette pièce est représentative de la civilisation technologique tant par sa mobilisation scénique des objets techniques et du multimédia que par sa thématique des sentiments contradictoires du personnage principal à l’égard des avancées scientifiques et techniques qui le fascinent et le font pénétrer dans un monde déconcertant[23].
À 40 ans, Philippe s’acharne encore à terminer un doctorat en philosophie de la culture. Sa thèse porte sur les phénomènes scientifiques et leur impact sur la culture populaire au xxe siècle. Il s’intéresse plus particulièrement aux répercussions culturelles des programmes d’exploration spatiale qui le passionnent depuis son enfance. Il voue une profonde admiration aux savants dont les prouesses théoriques et techniques ont permis de propulser des humains dans la stratosphère, dépassant ainsi la force gravitationnelle de la terre. Philippe est bien au fait des découvertes que l’exploration spatiale a rendues possibles et promet encore pour la connaissance de l’espace extraterrestre. Toutefois, il constate avec tristesse et indignation à quel point la culture populaire ne s’est imprégnée de la culture scientifique que d’une façon très superficielle et grotesque. Après l’excitation causée par la course entre les Américains et les Soviétiques, après la spectaculaire télédiffusion des premiers pas sur la lune, le commun des mortels s’est désintéressé de l’exploration spatiale. Il n’en voit l’utilité que pour l’amélioration des prévisions météorologiques qu’il consulte quotidiennement. Pour le reste, il continue d’entretenir ses anciennes illusions sur la place de la terre dans l’univers. Il pratique toujours allègrement les mêmes bassesses : la jalousie, l’insensibilité à l’inégale répartition des richesses entre les populations du globe, l’amertume ou l’orgueil blessé qui empêche de réconcilier les peuples ou les individus, la vanité et le narcissisme, l’attrait pour l’argent et la consommation. Le plus affligeant pour Philippe a peut-être été de constater que les programmes d’exploration spatiale ont eux-mêmes été motivés, « non pas par la curiosité et la soif de savoir, mais bien par le narcissisme » (Lepage, p. 16). L’issue de la course pour la conquête de la lune ne cesse de le hanter : les astronautes américains, parce que leur recherche des étoiles est mieux financée, y sont arrivés avant les cosmonautes soviétiques inspirés par la recherche de l’ordre harmonieux ou de la beauté de l’univers (Lepage, p. 46-47).
Philippe garde malgré tout sa curiosité scientifique, sa conscience universelle et sa compassion pour les humains, même s’il est parfois jaloux de l’insouciance nombriliste de ses proches. Il partage toujours la philosophie de son idole Konstantine Edouardovitch Tsiolkovski (1857-1935), ingénieur, mathématicien, inventeur de la fusée à combustion liquide et de la combinaison spatiale qui protégera l’être humain durant ses sorties dans l’espace : « La terre, disait le savant russe, est le berceau de l’homme, mais l’homme ne va quand même pas passer toute son existence dans son berceau » (Lepage, p. 19). Philippe souscrit à l’idéal d’arrachement de l’être humain à son existence purement terrestre et à sa compréhension mythologique de l’univers. La science et la technique, secondées par l’art et la poésie qui ne sont nullement incompatibles avec les premières, appellent l’être humain à sortir de son monde natal pour élargir ses horizons à la mesure de l’univers.
Philippe connaît toutefois les vertiges qui accompagnent l’élargissement de la conscience. Le vertige de la petitesse humaine lui est familier. Se sachant confiné dans « un système solaire tout à fait quelconque […] en banlieue de l’univers » (Lepage, p. 50-51), l’homme instruit par l’astronomie et les télescopes vit mal son quotidien (Lepage, p. 47) : « Comment tu fais pour réconcilier l’infiniment banal, l’infiniment petit avec l’infiniment grand, l’infiniment essentiel? » Au cours d’une observation de la lune stimulée par l’expérience du LSD, Philippe a imaginé un jour qu’une espèce de lien de sang ou de lien de famille existe entre la lune et tous les éléments qui composent l’univers :
Et je me suis interrogé sur mon propre lien de sang avec le reste du cosmos. Je me souviens que c’est à ce moment précis que j’ai pris conscience que j’étais fait de la même matière que les étoiles que je pouvais voir briller dans la nuit, que chaque atome de mon corps faisait partie d’un système pas mal plus complexe et pas mal plus vaste. Comme si j’avais un rôle à jouer dans l’univers, comme si j’étais moi-même une petite idée à l’intérieur d’un immense cerveau. C’était une constatation tellement vertigineuse que j’ai eu soudainement très peur et que j’ai décidé de retourner à la maison où les liens de sang et les liens de famille sont plus faciles à mesurer et à comprendre[24].
Philippe appréhende aussi le vertige du vide et de l’apesanteur qu’éprouveront les humains quand ils pourront accéder au « château de l’espace » imaginé par Tsiolkovski en 1895. Son idée était de construire une structure assez haute pour dépasser la stratosphère et se rendre dans l’espace. On pourrait alors offrir à toute la population la possibilité d’observer l’univers en s’affranchissant de l’ancien point de vue terrestre. Les humains découvriraient ainsi que les corps célestes se déplacent aléatoirement dans l’espace « comme des vêtements tournant dans une sécheuse » (p. 50). Philippe a raffiné le projet en proposant qu’on aille construire la tour d’observation sur la lune où la force gravitationnelle est relativement faible. Le bénéfice culturel des observations ainsi rendues possibles serait incommensurable :
[…] ici sur terre, on vit tous nos vies comme des poissons dans un bocal! On se déplace de long en large avec cette absurde illusion que, tous les jours, on découvre de nouveaux horizons alors que tout ce qu’on fait, c’est tourner en rond. Et quand on ose regarder vers le ciel, on s’attend à ce qu’il nous renvoie notre propre image! [...] j’allais proposer qu’on construise l’ascenseur de l’espace sur la face cachée de la Lune, là où c’est pratiquement impossible de voir la Terre. De cette façon, on serait obligés d’arrêter de se regarder le nombril. Et on serait forcés de se contempler dans le vide et de faire l’expérience d’un ultime vertige. Un vertige comparable à celui qu’on éprouve quand on a perdu ses parents et qu’on découvre que, sans le vouloir, ils nous cachaient la vue et nous empêchaient de voir l’horizon[25]!
L’utilité symbolique du droit contemporain est de contribuer au maintien d’une vision humaniste du monde qui protège la collectivité et ses membres contre les vertiges associés à l’expérience du progrès scientifique et technique. La culture juridique médiatise leur perception de l’horizon et la confine dans un cadre bien délimité. Peut-être même l’humanisme juridique est-il devenu le plus important refuge de la tradition humaniste.
Contre le vertige de la petitesse, la symbolique du droit célèbre la grandeur de l’être humain. Par la parole, l’intelligence et l’esprit, il s’élève au-dessus des choses qui ne sont que matière et des animaux qui n’obéissent qu’à leurs instincts. Les progrès de sa conscience morale et de sa raison lui font entretenir le projet de réconcilier les égoïsmes au nom de la paix et de répartir la richesse terrestre au nom de la justice. Si le progrès fulgurant des technologies peut engendrer la « honte prométhéenne » dans l’esprit des humains[26], l’humanisme juridique lui fait contrepoids pour entretenir la fierté d’appartenir à l’humanité qui a été et veut rester la mesure du monde.
Contre le vertige du vide et de l’apesanteur, la symbolique du droit entretient la croyance collective dans l’existence d’un monde plein et fini aussi bien que la certitude individuelle d’être ancré dans une généalogie et une communauté d’appartenance. La terre n’est pas condamnée à n’être qu’une « grosse pizza où les gens ont de la difficulté à se réconcilier » (Lepage, p. 49). Elle est une juxtaposition de territoires politiquement organisés et un espace global de plus en plus appréhendé à l’aune d’une indispensable communauté universelle. Les liens de sang et les rapports familiaux que le droit enregistre pour mieux les protéger ne sont pas condamnés à dégénérer en affrontements de « frères cherchant continuellement dans le regard de l’autre un miroir pour y contempler leurs propres blessures ainsi que leur vanité » (Lepage, p. 15). Le droit reconnaît la valeur de ces liens et les assigne à un idéal d’intersubjectivité et de solidarité tant civique que familiale.
La culture populaire d’aujourd’hui est-elle plus réceptive aux leçons de l’humanisme juridique qu’elle ne l’est aux enseignements de la science? On peut soupçonner qu’elle ne s’imprègne que superficiellement et épisodiquement du premier comme de la seconde. Si c’est bien le cas, il faudrait conclure que l’utilité symbolique du droit, aussi bien que son utilité instrumentale, concerne à titre principal les détenteurs de la puissance et les élites de la culture. Tout comme sont indispensables les ressources de la puissance pour mobiliser les sciences et les techniques au service de la croissance, de même faudrait-il détenir des positions d’influence pour prétendre opposer la mythologie du droit aux forces malveillantes[27].
G. Postlude : s’exercer à penser et à vivre le droit dans la brèche du présent
Chaque génération s’inscrit de façon inédite dans la trame de l’histoire. Chacune inaugure une brèche nouvelle entre le passé qui l’a précédée et l’avenir qui lui survivra. Chacune pense et vit différemment l’antagonisme entre les forces du passé qui soutiennent la pertinence de la tradition et celles de l’avenir qui militent pour la fabrication d’un monde meilleur. Dans le domaine du droit, comme ailleurs dans la culture contemporaine, la crise de la culture se conçoit et s’éprouve comme un antagonisme radical entre l’héritage humaniste et le progrès technologique. Pour notre génération, celle à laquelle François Ost et moi-même appartenons, les événements contradictoires qui ont marqué les esprits sont notamment les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la conquête de la lune et mai 68, l’expansion des nouvelles technologies de la communication et le néolibéralisme triomphant, la chute du mur de Berlin et la construction de l’Union européenne.
En s’imposant l’expérience de penser l’utilité du droit, François Ost s’est installé de plain-pied dans la brèche du temps présent. La crise de la culture juridique contemporaine lui a semblé prendre la forme d’un combat à finir entre la tradition de l’humanisme juridique et une gestion de l’activité sociale empruntant à son tour le chemin technologique et sans âme qui s’est imposé depuis longtemps dans la fabrication et le contrôle des objets. Le spectre d’« une société post-juridique dont le droit serait dissous dans un océan de normativité indistincte, déterritorialisée et managériale » lui est apparu vraisemblable. Aussi s’est-il engagé dans une démonstration approfondie de ce que représente le passage au droit et dans la mise en évidence de ce qui se perdra si cet acquis historique est abandonné. Pour la société : la perte d’une ré-institutionnalisation juridique qui reconnaît les normativités sociales en leur imposant une réflexivité critique. Pour les individus « jetés dans le monde » : la perte d’un ordre symbolique qui fixe les critères et les limites d’une sociabilité augmentée. Pour le système politique avec lequel le droit moderne a tissé une relation privilégiée : la perte des garanties d’un État de droit sans lesquelles les pratiques politiques ne soutiennent plus la confiance des citoyens dans les institutions responsables du Bonheur public.
En accomplissant son périple autour de l’utilité du droit, François Ost a assumé pleinement l’« appel à la pensée » qui se fait entendre dans un étrange entre-deux […] entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore[28] ». Il a pris sur lui de revisiter la tradition de l’humanisme juridique occidental afin qu’il reste une « conscience pour hériter et questionner, méditer et se souvenir, […] raconter l’histoire et en transmettre le sens[29] ». Il a ravivé le souvenir de l’héritage humaniste pour que ses trésors ne se perdent pas. Il s’est imposé le devoir d’actualiser l’héritage en proposant des adaptations qui aligneront la poursuite des finalités intrinsèques du droit sur l’évolution des mentalités et des défis, plus particulièrement dans les manières de légiférer et de rendre jugement.
Au moment de fixer les paramètres de sa réflexion, François Ost a eu la lucidité et la modestie de reconnaître que sa perspective de « juriste-philosophe » ne lui permettrait de parcourir qu’une moitié du chemin. Il invitait les chercheurs des sciences sociales à réfléchir aussi à l’utilité du droit en partant d’une perspective différente sinon opposée pour faire l’autre moitié du chemin[30]. Mon commentaire sociologique s’est voulu une réponse personnelle et amicale à cette invitation. Elle n’a manifestement pas l’envergure et la profondeur de l’ouvrage de François Ost, mais j’espère qu’elle aura néanmoins suffi à indiquer le point de départ et la direction générale d’une vision alternative de l’utilité du droit.
Cette vision alternative est celle des acteurs sociaux qui répondent à l’appel de l’action davantage qu’à celui de la pensée. Si la vision symbolique de François Ost a pour elle la tradition philosophique qui mène à concevoir le droit comme un instrument de réflexivité individuelle et collective, la vision instrumentale peut se réclamer de la culture moderne qui incite à s’approprier le droit comme un instrument de la volonté de puissance et du désir de participer à la vie sociale sous un mode authentiquement personnel. L’organisation technocratique et l’individu postmoderne sont les deux forces mobilisatrices ou même instituantes de cette utilité moderne du droit. Mis au service de la volonté et du désir, le droit participe de la poursuite des bonheurs privés. Il y contribue à sa façon, par l’ajout du langage de la performativité juridique aux langages de la performance organisationnelle et de l’épanouis-sement personnel.
On se méprendrait en pensant que la vision instrumentale du droit ne s’impose que de l’extérieur du monde juridique. Elle est, au contraire, soutenue de l’intérieur par la rupture moderniste que les juristes ont eux-mêmes opérée depuis le xixe siècle en concevant et en exerçant le droit de façon strictement positiviste, c’est-à-dire affranchie de la tradition philosophique et des conceptions pré- ou extra-scientifiques de l’utilité du droit. La science juridique positiviste s’est donné pour mission de connaître les sources formelles du droit dans toutes leurs ramifications. La pratique positiviste du droit procure aux organisations et aux individus les interventions professionnelles requises pour que le langage performatif juridique facilite l’action en levant les obstacles que la réalité sociale ou même le droit étatique peuvent opposer à la poursuite des buts privés. À l’instar de tous « les techniciens qui […] ont fait descendre sur terre les résultats des savants[31] », les praticiens du droit moderne ont mis les ressources de la performativité juridique dans les mains des justiciables, du moins dans celles des plus puissants et des plus militants. Mobilisé dans tous les territoires de l’action rationnelle en finalité, le droit ne s’y dissout pas, puisqu’il y contribue par son utilité spécifique. Cependant, il est largement dispersé dans la société plutôt que concentré dans les institutions du système juridique officiel. Il y perd une visibilité publique que la plupart de ses utilisateurs privés ne revendiquent pas!
La démultiplication et la dispersion des usages du droit ne sont pas diaboliques en elles-mêmes. Elles ont ajouté une dimension positive à l’action organisationnelle et au désir individuel en leur conférant la possibilité de s’exprimer dans et par le langage du droit. Certes, la science du droit, comme toutes les autres sciences animées par la raison moderne, s’est affranchie des « préoccupations anthropocentriques, c’est-à-dire authentiquement humanistes[32] ». Le progrès de la connaissance du droit positif et de ses applications pratiques était à ce prix-là. Toutefois, ce progrès qui entraîne le droit dans des directions multiples et incertaines a lui-même un prix que l’on mesure de mieux en mieux : la volonté de puissance de l’organisation peut dépasser la limite au-delà de laquelle les individus qui la servent versent dans la servitude; le désir d’authenticité peut dégénérer en passion destructrice de soi-même. On aperçoit ainsi que les forces de l’avenir peuvent repousser les êtres humains vers le passé humaniste après les avoir poussés trop fortement vers l’avant. Ce paradoxe justifie que soient transposées à présent dans la sphère des organisations et des individus les exigences réflexives et éthiques de l’État de droit[33].
La culture juridique moderne augmente, en somme, la capacité des êtres humains d’étendre leur environnement. Toutefois, parce qu’elle ne leur confère pas l’immortalité, elle les ramène tôt ou tard à la conscience de leurs limites et aux revendications humanistes. Tous ceux qui sont engagés dans l’action, au service de la volonté et du désir, comme les organisations et les individus, ou au service du bien public, comme les législateurs et les juges, ne devraient pas attendre le dépassement de ces limites pour s’intéresser à l’« expérience de pensée » de François Ost. La sagesse commande, au contraire, qu’ils prennent son ouvrage au sérieux dès à présent, qu’ils en considèrent attentivement les conclusions et les mises en garde, qu’ils méditent les leçons d’humanité dont il s’est fait l’interprète et le messager. Au grand profit et au plus grand bonheur de tous!
Appendices
Notes
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[*]
Professeur émérite, Université McGill.
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[1]
François Ost, À quoi sert le droit? Usages, fonctions, finalités, coll. « Penser le droit », Bruxelles, 2016.
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[2]
Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. de l’anglais sous la direction de P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 12.
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[3]
Jean-Guy Belley, « L’imaginaire anti-juridique de notre temps », dans Jean-François Gaudreault Desbiens et autres (dir.), Convergence, concurrence et harmonisation des systèmes juridiques, Montréal, Éditions Thémis, 2009, p. 213.
-
[4]
Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines, Paris, Seuil, 1999, p. 8 et 10.
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[5]
Marc Joly, La révolution sociologique. De la naissance d’un régime de pensée scientifique à la crise de la philosophie (XIXe-XXe siècle), coll. « Laboratoire des sciences sociales », Paris, Éditions La Découverte, 2017, p. 408-462.
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[6]
Robert Legros, « Qu’en est-il de l’humanité de l’homme? », dans Yves Dupont (dir.), Dictionnaire des risques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 192; Alain de Vulpian, avec la collab. d’Irène Dupoux-Couturier, Éloge de la métamorphose. En marche vers une nouvelle humanité, Paris, Éditions Saint-Simon, 2016.
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[7]
Reste incontournable, pour la compréhension générale des tensions entre la rationalité en valeur et la rationalité en finalité dans la société contemporaine l’ouvrage de Jürgen Habermas, La technique et la science comme « idéologie », trad. de l’allemand par J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973.
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[8]
Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit?, Paris, Gallimard, 2015, p. 39-93. Le titre du chapitre II circonscrit parfaitement la problématique envisagée ici (p. 66) : « Du droit référence au droit ressource : la dualité de la légalité ».
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[9]
Lee Loevinger, « Jurimetrics. The Next Step Forward », (1949) 33-5 Minnesota Law Review 445, 483.
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[10]
H. Arendt, préc., note 2, p. 15.
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[11]
L. Loevinger, préc., note 9, 468.
-
[12]
Pierre Noreau, « Et le droit, à quoi sert-il? Étude des usages étatiques et des fonctions du droit contemporain », dans Pierre Noreau (dir.), Le droit à tout faire : explorations des fonctions contemporaines du droit, Montréal, Éditions Thémis, 2008, p. 205. François Ost se réfère plusieurs fois à cette étude (p. 20, 34, 64, 90 et 226).
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[13]
Gerry R. Rubin et David Sugarman, Law, Economy and Society, 1750-1914: Essays in the History of English Law, Abingdon, Professional Books, 1984.
-
[14]
En devenant un vaste ensemble d’organisations affectées à la mise en oeuvre des politiques publiques, l’État contribue lui-même à la désymboli-sation et à la désinstitutionnalisation du droit moderne. Cela influe tout particulièrement sur la symbolique républicaine de la laïcité et de la citoyenneté, comme le souligne Monique Castillo dans « La laïcité comme spiritualité », (2016) 4223 Études 57, 67 :
Comme l’État a laissé s’atrophier son pouvoir symbolique au bénéfice de son pouvoir économique, le besoin d’une refondation de son pouvoir de faire sens est exigé, aujourd’hui, par les nouvelles inégalités, qui ne sont plus tant des inégalités de revenus ou d’accès aux services publics que des inégalités langagières, des inégalités d’ordre symbolique et culturel. Le prolétaire d’aujourd’hui est celui à qui manquent les moyens de s’exprimer, de traduire ses sentiments, de maîtriser les codes; l’inégalité langagière creuse un fossé entre ceux qui savent se faire comprendre et ceux qui ne le savent pas.
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[15]
Voir à ce sujet le dossier de recherche de Jérôme Pélisse, « Se donner le droit : la force des organisations face à la loi », (2011) 77 Droit et Société 5. Aussi Mark C. Suchman et Lauren B. Edelman, « When the Haves Hold Court: Speculations on the Organizational Internalization of Law », (1999) 33 Law and Society Review 4, 941.
-
[16]
Jean-François Perrin, Le droit de choisir. Essai sur l’avènement du « principe d’autonomie », Genève, Schulthess Éditions romandes, 2013.
-
[17]
Jacques Marchand, Autonomie personnelle et stratégie de vie. Essai de morale fondamentale, Montréal, Liber, 2000.
-
[18]
Charles Taylor, L’âge séculier, trad. de l’anglais par Patrick Savidan, Montréal, Boréal, 2011, p. 263-286.
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[19]
Fernand Dumont, Récit d’une émigration. Mémoires, Montréal, Boréal, 1997, p. 258. Dans les pages qui suivent, les expressions entre guillemets, de même que les notions précédemment utilisées de « culture instituée » et de « culture dispersée », sont tirées des trois derniers chapitres du livre posthume de Dumont (id., p. 167-265).
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[20]
Yves Gingras, Éloge de l’homo techno-logicus, coll. « Les Grandes Conférences », Montréal, Fides, 2005, p. 28-29. Cet auteur se réfère aux concepts d’« hominisation de la nature » et de « spiritualisation de la matière » forgés respectivement par le frère Marie-Victorin et le père Teilhard de Chardin. Gingras rappelle aussi que la défense des techniciens contre le mépris des savants a été entreprise dès les xviie et xviiie siècles, notamment par Francis Bacon et Denis Diderot. Dans un article de l’Encyclopédie, Diderot dénonçait l’injustice qui fait qu’on loue davantage « les hommes occupés à faire croire que nous étions heureux, que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet… Quelle bizarrerie dans nos jugements! Nous exigeons qu’on s’occupe utilement et nous méprisons les hommes utiles » (id., p. 22-23).
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[21]
La conception du rôle des juristes théoriciens et praticiens diffère fortement selon qu’on adopte la perspective philosophique de F. Ost, préc., note 1, p. 547-555, ou celle de la sociologie politique du droit préconisée par J. Commaille, préc., note 8, p. 94-155.
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[22]
Le repli des instances judiciaires supérieures dans une fonction éthique ou dans un rôle de « conscience morale de la société » pourrait être corrélatif au remplacement du droit par les sciences sociales dans la gestion de l’État. C’est la thèse soutenue par W. Timothy Murphy, The Oldest Social Science? Configurations of Law and Modernity, Oxford, Clarendon Press, 1997. La fonction instrumentale du droit, quant à elle, serait exercée par les avocats dont la pratique consiste dorénavant à administrer les affaires juridiques de leurs clients ou commettants dans le secret de leur cabinet bien plus que dans la représentation judiciaire (id., p. 186-210).
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[23]
Robert Lepage, La face cachée de la lune, Québec, L’instant même et Ex Machina, 2007.
-
[24]
Id., p. 61.
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[25]
Id., p. 68.
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[26]
Aldo Haesler, « Obsolescence de l’homme », dans Y. Dupont (dir.), Dictionnaire des risques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 282. L’auteur signale la thèse du philosophe Günther Anders (1902-1992) selon laquelle le « technomorphisme » contemporain condamne l’être humain à la « honte prométhéenne » : « Être imparfait et non fiable dans un univers d’objets de plus en plus performants, être manquant d’imagination pour voir et prévoir les conséquences de son action, être jeté innocemment dans un monde qu’il doit détruire pour paradoxalement y survivre, le seul sentiment correspondant à cette série de frustrations existentielles est la honte » (id., p. 285).
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[27]
La mythologie du droit moderne peut elle-même être considérée comme une force malveillante du point de vue historique et anthropologique de ses rapports avec les cultures prémodernes et avec celles qui ont subi la colonisation occidentale. Voir, en ce sens, Peter Fitzpatrick, The Mythology of Modern Law, coll. « Sociology of Law and Crime », Londres, Routledge, 1992. Aussi Stanley Diamond, « The Rule of Law versus the Order of Custom », dans Donald Black et Maureen Mileski (dir.), The Social Organization of Law, New York, Seminar Press, 1973, p. 318.
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[28]
H. Arendt, préc., note 2, p. 19.
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[29]
Id., p. 15.
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[30]
F. Ost, préc., note 1, p. 28.
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[31]
H. Arendt, préc., note 2, p. 347.
-
[32]
Id., p. 338.
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[33]
La transposition serait d’autant plus justifiée que les aspirations respectives des organisations et des individus s’entrechoquent souvent, au détriment des secondes, dans le contexte du juridique dispersé ou pluriel : Jean-Guy Belley, « The Protection of Human Dignity in Contemporary Legal Pluralism », trad. du français par Dia Dabby, dans René Provost et Colleen Sheppard (dir.), Dialogues on Human Rights and Legal Pluralism, New York, Springer, 2013, p. 99. La version française originale a été publiée sous le titre suivant : « La protection de la dignité humaine dans le pluralisme juridique contemporain », (2010) 8 Cahiers de recherche sur les droits fondamentaux 117.