Comptes rendus

Robert Flaherty, une mythologie documentaire. Cinéma et anthropologie, Stéphane Pichelin. Presses universitaires de Rennes, Rennes, 202 p., 2020[Record]

  • Raphaël Preux

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  • Raphaël Preux
    Doctorant en anthropologie, Université de Montréal

Robert Flaherty (1884-1951) occupe une place paradoxale dans l’histoire du cinéma. D’une part, il a été désigné comme le father of documentary (Rotha 1934). Mais d’autre part, les effets de fiction que l’on trouve dans ses films ont fait l’objet de nombreuses critiques, au nom de l’idéal normatif de la tradition documentaire qu’il est reconnu avoir contribué à fonder. Si bien que dans Robert Flaherty, une mythologie documentaire, Stéphane Pichelin propose de renouveler d’une façon stimulante le questionnement sur le réalisateur. La question ne sera plus : qu’est-ce qui appartient à la fiction, mais plutôt : qu’y a-t-il de documentaire dans ce cinéma ? En prenant pour appui l’approche sémiopragmatique des études cinématographiques, l’auteur adopte une démarche typologique visant à identifier les modes de lecture à l’oeuvre dans les films de Flaherty. À travers cela, il cherche à dépasser l’opposition stricte entre, d’une part, la « cohérence du récit » et la « consistance diégétique » (28) propres au mode de la fiction, et d’autre part, une conception positiviste de l’empreinte documentaire qui réclame a minima un énonciateur réel, sans toutefois nécessiter ni cohérence ni consistance. En répondant à cette question par l’analyse de trois oeuvres emblématiques – Nanook of the North (1922), Man of Aran (1934) et Louisiana Story (1948) – l’auteur remet en question, dans un premier temps (partie 1), le mythe du réalisateur Flaherty seul face à son oeuvre, ainsi que celui de l’unicité de cette oeuvre (l’invention du genre documentaire). Une analyse détaillée des collaborations du cinéaste avec les monteurs et les compositeurs met en effet en lumière des aspects peu connus et essentiels à la réception de ces films, en ce qu’elles permettent d’expliquer leurs différents modes de lecture. Le remontage par Charles Golb de Nanouk of the North pour Pathe Exchange en 1922 aide à comprendre le passage du film d’un montage tout d’abord anomique à un montage dramatique de type « griffithien » (chap. 1). L’intervention de John Goldman, adepte du constructivisme russe, sur le montage de Man of Aran, permet d’identifier la fidélité du film à la théorie du montage organique d’Eisenstein. La faiblesse narrative de Man of Aran est ainsi laissée de côté au profit de sa musicalité (rythmique, tonale, harmonique), construite à la fois par la référence aux chants des Araners dans la musique composée par John Greenwood, et par le montage polyrythmique et les translations entre les thématiques fuguées de l’océan et de la terre, qui forment la « version audiovisuelle d’une rapsodie » (83, chap. 2). Enfin, le montage visuel et sonore de Hélène Van Dongen sur Louisiana Story, replacé dans le contexte des premières expériences de musique concrètes de Pierre Schaeffer, donne lieu à une analyse de la fonction architectonique du son (musique, bruits, voix) palliant la narration visuelle fragmentaire qui rend si difficile la lecture de ce film (chap. 3). Les analyses des montages sonores, et des rapports entre bande-son et bande-image, et leurs nombreuses attentions aux ruptures, aux halètements, au « ballet des lascars » (88) ou aux dissonances, au dodécaphonisme, etc., sont d’une grande finesse et facilité de lecture et encourageront le lecteur à réécouter les films de Flaherty. Dans un second temps (partie 2), Pichelin déplace la notion de documentaire en cherchant à comprendre comment le réel fait trace sur le récit filmique, selon « une façon très spéciale de documenter, qui rend moins compte de réalités empiriques que de devenirs spirituels et politiques » (163). En se reposant sur le tournant ontologique en anthropologie pour Nanouk, sur la psychanalyse pour Man of Aran et sur la théorie de …

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