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Les années 2019-2021 auront été, à n’en pas douter, une période charnière. En marge de l’immensité des pertes humaines, socioculturelles et économiques avec lesquelles nous avons eu à composer en lien avec la pandémie de COVID 19, des millions de personnes se sont trouvées bouleversées par la visibilisation des conséquences meurtrières du racisme systémique à travers, notamment mais non exclusivement, la mise en images de la mort de l’Américain George Floyd le 25 mai 2020 et celle de l’Atikamekw Joyce Echaquan le 28 septembre 2020. Quelques mois plus tôt, les départs successifs des anthropologues Rémi Savard le 20 décembre 2019, puis de Sylvie Vincent, le 30 avril 2020, n’ont pas manqué pour leur part de secouer la scène « amérindianiste » du territoire devenu québécois, précédant ceux de Serge Bouchard, le 11 mai 2021, et de José Mailhot le 24 mai 2021, laissant ainsi en deuil grand nombre d’amis, collègues, étudiants, collaborateurs et communautés de toutes les nations du territoire. Si ces deux séries de tristes événements se distinguent par leur nature et leur causalité, elles peuvent néanmoins entrer en dialogue, au coeur d’une réflexion articulée autour de la documentation, l’analyse et la lutte au racisme systémique.
Tout au long de sa carrière, Sylvie Vincent a cherché à comprendre la source des préjugés et de l’ignorance des Québécois envers les peuples autochtones (voir notamment Vincent et Arcand 1979 ; Vincent 1977, 1986a et 1986b, 1992, 1995). Renversant le point d’analyse, l’ouvrage de Vincent et Arcand, L’image de l’Amérindien dans les manuels scolaires du Québec ou Comment les Québécois ne sont pas des sauvages, est représentatif de cette démarche. Les anthropologues ont étudié cent soixante-dix-sept manuels d’histoire utilisés au cours des années 1970 pour comprendre comment s’est construite dans la conscience collective l’image des « Amérindiens » – qui servent, « par leur primitivisme, de miroir à la grandeur de la civilisation » (Vincent et Arcand 1979 : 380). Sous la forme d’un dialogue entre deux chercheuses, la présente contribution propose de broder une réflexion à quatre mains à partir de ce décentrement postural qui invite à regarder le rôle du système colonial dans la construction du rapport de force entre les populations autochtones et allochtones du territoire. Notons que ce renversement du regard s’inscrit au coeur d’un grand nombre de recherches contemporaines sur le racisme, y compris certains travaux des chercheuses émergentes qui prendront part au dialogue qui suit. Emanuelle Dufour a réalisé son mémoire de maîtrise sur les besoins de sécurisation culturelle des étudiants autochtones au niveau postsecondaire (Dufour 2015) avant de mener une recherche-création doctorale à partir de sa propre expérience de citoyenne québécoise allochtone à l’intérieur du système colonial et de celles de plus d'une cinquantaine de contributeurs autochtones et allochtones (Dufour 2021a). Ayant grandi en France, Léa Lefevre-Radelli a pour sa part dû procéder à une « enquête par dépaysement » (Beaud et Weber 2010 : 37) pour comprendre la relation entre les peuples autochtones et québécois dans le cadre de son doctorat (Lefevre-Radelli 2019). Dans un cas comme dans l’autre, les écrits de Sylvie Vincent ont eu une influence marquée sur leur compréhension du phénomène de non-rencontre entre les peuples.
À travers cette proposition, les chercheuses souhaitent mettre à contribution ce legs intellectuel en abordant la question du racisme à l’égard des populations autochtones dans une perspective réflexive, relationnelle, expérientielle et socialement située, qui est notamment favorisée par plusieurs chercheurs au sein des méthodologies de recherches autochtones (Drawson, Toombs et Mushquash 2017 ; Kovach 2010). Il nous est également apparu que présenter ce texte sous la forme d’un dialogue entre deux collègues de recherche et amies permettrait de souligner la grande importance du travail d’échanges collaboratifs au sein de la carrière de Sylvie Vincent, pour ne citer que ses fructueuses associations avec Bernard Arcand, Joséphine Bacon, Rémi Savard, José Mailhot et Serge Bouchard, ainsi qu’avec l’équipe de la revue Recherches amérindiennes au Québec.
L’image de l’Amérindien dans les manuels scolaires du Québec ou Comment les Québécois ne sont pas des sauvages
Léa — Je crois, Emanuelle, qu’il serait pertinent de commencer par expliquer le point de départ de notre réflexion sur le racisme envers les peuples autochtones. Tu te rappelles certainement que, malgré le fait que les anthropologues « amérindianistes » s’intéressent depuis longtemps aux relations entre Québécois et Autochtones, le racisme n’était pas au centre des réflexions scientifiques (ni des débats publics) lorsque nous avons commencé nos études en anthropologie sur les réalités autochtones. Ce que je trouve intéressant, c’est que nos deux parcours se complètent sur cette question. Nous avons toutes les deux dû cheminer, toi à travers une approche réflexive et interdisciplinaire, moi à travers une thèse plus « classique » sur l’expérience des étudiants autochtones dans les universités québécoises, à partir d’un regard extérieur. Je te l’ai souvent répété : quand je suis arrivée de France pour mon doctorat en 2013, je n’avais pas conscience de la réalité du racisme envers les peuples autochtones au Canada. J’avais plutôt en tête des stéréotypes européens, qui sont en partie liés à l’étude des textes des philosophes des Lumières dans mes cours de littérature. Je pense bien sûr au mythe du « bon sauvage » de Rousseau. J’avais une grande curiosité (qui reposait aussi en partie sur une idéalisation stéréotypée) envers les Autochtones et je n’arrivais pas à imaginer que les Québécois, ou les Canadiens en général, avaient été élevés avec une tout autre vision des peuples autochtones. J’ai progressivement constaté la prévalence de la représentation homogénéisante et racialisée des peuples autochtones, qui tourne autour de quatre figures bien décrites par Cotton (2008) : « l’Indien violent », « l’Indien onéreux » (qui « profite » de l’argent de la société), « l’Indien saoul » et « le noble sauvage ».
Emanuelle — Oui, et je peux en témoigner, car je suis moi-même issue de ce système. C’est un peu ce que j’essaie de déconstruire à travers la trame réflexive de la bande dessinée Des histoires à raconter : d’Ani Kuni à Kiuna que j’ai réalisée dans le cadre de ma recherche-création doctorale (et ensuite publiée aux éditions Ecosociété). Je voulais en quelque sorte plonger dans ma propre expérience de non-rencontre en tant que citoyenne allochtone éduquée et socialisée à l’intérieur d’un écosystème québécois – celui de la rive-sud de Montréal au cours des années 1980-1990 – pour entrer en résonance avec celles d’autres citoyens allochtones et autochtones issus de ce même système.
Pour mieux illustrer ce mensonge colonial, je prends pour point de départ l’iconographie visuelle des manuels scolaires des années 1930-1970 qui a marqué l’imaginaire de plusieurs générations, en appuyant les attributs discriminatoires de « cruels sauvages, victimes, primitifs » recensés par Vincent et Arcand (1979) dans leur ouvrage L’image de l’Amérindien dans les manuels scolaires du Québec ou Comment les Québécois ne sont pas des sauvages. Je cite l’imaginaire des saints martyrs, les pères Lalemant et Brébeuf, tel que véhiculé dans les livres d’histoire de nos parents et grands-parents. À cette iconographie viennent se greffer, entre autres, des images de bandes dessinées et de films stéréotypés, celles de la couverture sensationnaliste des médias québécois lors du siège de Kanehsatake en 1990, en passant par le fameux tableau ethnolinguistique essentialisant les nations dites iroquoiennes (sédentaires, matriarcales, agraires, etc.) et algonquiennes (nomades, patriarcales, chasseurs-cueilleurs, etc.). Autant d’ingrédients qui ont contribué à la construction d’une représentation partielle, évolutionniste, réductrice et préjudiciable des réalités historiques et contemporaines du territoire. À travers le partage de mémoires et des citations de plus d’une cinquantaine de contributeurs autochtones et allochtones, j’ai tenté d’illustrer deux univers qui se côtoient sur un même territoire, à l’intérieur d’un même système, sans jamais se rencontrer réellement. Ma recherche-création vise donc à proposer une réflexion critique informée par des témoignages provenant des deux côtés du miroir colonial pour inviter le lecteur à visiter ses propres « angles morts » (Vincent 2010).
L.L.-R. — On peut ainsi dire que les travaux de Vincent et Arcand nous ont toutes deux amenées à actualiser et à remettre en question l’influence des systèmes scolaires québécois et français au sein de nos parcours respectifs. On en arrive donc inévitablement à se questionner sur l’invisibilité des véritables conséquences de la colonisation au sein du parcours scolaire québécois comme des curriculums français. J’ai pour ma part été très surprise et choquée de constater que je n’avais rien appris en France sur les conditions des peuples autochtones dans le monde. J’avais étudié les mouvements de colonisation et de décolonisation, mais toujours d’une manière désincarnée et plutôt restreinte au continent africain, sans que cela amène la classe à une remise en question du rôle de la France en tant que puissance coloniale. J’ai ensuite progressivement compris que cette ignorance face à la situation coloniale et à l’expérience des peuples autochtones a été historiquement construite. Les propos de la chercheuse féministe américaine Nancy Tuana sont éclairants à cet égard. Selon elle, « l’ignorance, comme la connaissance, se situe dans un contexte donné [« situated knowledge » en anglais]. Comprendre les diverses manifestations de l’ignorance et leur intersection avec le pouvoir nécessite de prêter attention à la façon dont l’ignorance varie selon les contextes » (Tuana 2006 : 3, notre trad.). En ce qui concerne notre expérience commune, il s’agit bien d’une « ignorance », qui ne peut se comprendre autrement que dans une lecture politique de ce que Tuana appelle l’« épistémologie de l’ignorance ». Cette expression fait référence au fait de « ne pas savoir », obligeant à examiner « les façons dont le non-savoir est maintenu et parfois même construit » (ibid.) Autrement dit, notre ignorance est inscrite dans des constructions politiques et des perceptions collectives véhiculées par une idéologie nationale, (re)produites dans nos parcours scolaires, notre milieu familial, etc. Il faut donc passer d’une vision individuelle (où l’on peut regretter notre ignorance et nos préjugés) à une vision plus collective, interrogeant le rôle de nos institutions.
E.D. — Tout-à-fait ! D’ailleurs, si au moment de publier ma première note de recherche chez Recherches amérindiennes au Québec en 2013, j’ai utilisé les termes « indifférence » et « ignorance » pour décrire le produit d’une non-rencontre enracinée à même nos institutions éducatives, il me semble évident qu’aujourd’hui, en 2021, j’utiliserais plutôt les notions de « racisme systémique » et d’« invisibilisation programmée » pour témoigner de ce système discriminatoire, construit et infusé depuis des générations à même nos institutions scolaires, culturelles et politiques. Cela ouvre d’ailleurs inévitablement la porte à la question de nos responsabilités individuelles et collectives face à cette ignorance construite. Pour plusieurs autrices autochtones telles que Marie Battiste, Sheila Cote-Meek et Elizabeth Fast, respectivement Mi’kmaw, Anishinabe et Métisse, reconnaître l’existence de privilèges inégaux et se responsabiliser en tant qu’individu et que société face à la perpétuation des violences coloniales, constitue la base même du processus de rencontre. Je pense que c’est aussi un des filons sur lequel a travaillé Sylvie Vincent tout au long de sa carrière même si son cadre référentiel était différent. Par exemple, dans son article « De la nécessité des clôtures. Réflexions libres sur la marginalisation des Amérindiens » (Vincent 1986a), elle décrit les stratégies de légitimation identitaires des Québécois autour de deux pôles d’invisibilisation, soit la « mort de l’autre » (ou sa mise à distance) ou l’assimilation (ou l’intégration complète). Au sein des postures antiracistes et critiques, l’ignorance est d’ailleurs souvent identifiée comme une stratégie coloniale institutionnellement sanctionnée permettant de minimiser les expériences du passé et la pertinence de leur évocation, oblitérant ainsi toute responsabilité contemporaine envers le groupe opprimé. Cette vision rejoint d’ailleurs le concept de harm-doing qui considère que le simple fait de profiter (à son insu, de manière active ou passive) des privilèges du système contribue à perpétuer les inégalités et les violences du système. Si ce concept présente une géométrie variable, il me semble que le plus important est de se rappeler que prendre ses responsabilités en reconnaissant ses propres privilèges ne signifie pas porter le fardeau colonial du Canada, mais plutôt s’investir dans un processus de reconnaissance et d’engagement. Je pense que c’est d’ailleurs là toute l’importance d’investir dans les différentes initiatives éducationnelles, comme l’a fait Vincent en 1984 à travers la co-rédaction de l’outil pédagogique Pour parler des Amérindiens et des Inuit : guide à l’usage des professeurs du secondaire, histoire et géographie : bibliographie sélective commentée, aux côtés de Serge Bouchard et de René Bourque, ainsi qu’à travers sa participation à titre de relectrice de la première édition du célèbre Mythes et réalités sur les peuples autochtones (2002) de l’anthropologue Pierre Lepage et de l’Institut Tshakapesh. En permettant l’identification des facteurs systémiques à l’origine de la (non)-rencontre entre les peuples du territoire – et donc, en reconnaissant une responsabilité collective plutôt qu’individuelle – on peut éviter de faire porter inutilement l’intégralité du poids de cette ignorance par les individus en processus « d’éveil » et, donc, éviter de déclencher une série d’émotions et attitudes non constructives trop souvent associées à la culpabilité coloniale, soit le repli défensif, le déni, le retrait, l’appropriation de la souffrance, la justification, etc.
« Comment peut-on être raciste ? »
L.L.-R. — Avant d’aller plus loin dans la discussion, il me semble important de clarifier ce que l’on entend par « racisme ». Dans la vision courante, on associe le racisme à un acte individuel, commis volontairement par une personne « mauvaise » ou « déviante ». Dans les sociétés occidentales contemporaines, marquées par le discours de la tolérance et du multiculturalisme, le qualificatif « raciste » est une insulte que tout le monde préfère éviter ! Le problème avec cette définition, c’est qu’elle repose sur l’idée que, mises à part certaines personnes déviantes, la société traiterait de manière égalitaire les personnes, quelle que soit leur origine ethno-raciale. Cela empêche à mon avis de prendre la mesure de l’ensemble du système discriminatoire sur lequel repose la société. Pour ma thèse, je me suis plutôt tournée vers des penseurs de la décolonisation comme l’écrivain tunisien, juif et français Albert Memmi, le psychiatre et auteur martiniquais Frantz Fanon, ainsi que des auteurs antiracistes américains (notamment Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, militants afro-américains des droits civiques qui ont formalisé le terme « racisme institutionnel », et, plus récemment, l’autrice américaine Robin DiAngelo, qui a contribué à populariser la notion de « privilège blanc » et de « fragilité blanche »). Il pourrait paraître surprenant, dans un premier temps, de prendre comme point de référence des théories formalisées par rapport aux populations noires. Cependant, comme le souligne le Conseil en éducation des Premières Nations (CEPN 2006 : 3), les peuples autochtones sont d’autant plus victimes de racisme qu’ils se trouvent dans une situation de dépossession due au colonialisme de peuplement. De manière générale, la hiérarchisation des races est l’idéologie ayant justifié l’esclavage et le processus d’appropriation des terres. En naturalisant la supériorité d’une « race », cette idéologie « balise et légitime une dominance » (Memmi 1994 : 106) et dote l’entreprise de domination d’une légitimité culturelle, historique, religieuse et politique.
Toujours selon cette approche, le racisme peut se décliner en deux niveaux. Au premier niveau, on identifie les préjugés et les actes discriminatoires envers les personnes racisées. Les études en psychologie ont montré que ces préjugés sont en fait souvent inconscients et non intentionnels. Tout le monde peut avoir des préjugés ou commettre des actes discriminatoires selon un biais ethno-racial. Cependant, pour qu’on puisse parler de racisme, il faut que cela se conjugue avec un deuxième niveau, soit le pouvoir d’imposer et de reproduire la discrimination à travers les institutions (c’est-à-dire les gouvernements, l’école, les médias, les corps de police, etc.). Ainsi, le racisme institutionnel est inscrit de manière structurelle dans des normes et des pratiques institutionnelles « dont l’effet est d’exclure ou d’inférioriser » certains groupes et il a pour effet de maintenir certains groupes ethno-raciaux « dans une situation d’infériorité grâce à des mécanismes non perçus socialement » (Wieviorka 1998 : 27). Sylvie Vincent avait d’ailleurs fait elle-même la synthèse des différents niveaux de racisme et repris cette acception du racisme, selon laquelle celui-ci « est considéré comme un phénomène social et non individuel [qui] provient des institutions et de l’ensemble de la culture » (Vincent 1986b : 13). L’alliance de ces deux niveaux (individuel et institutionnel) constitue ce qu’on appelle le « racisme systémique ». Cette différence dans la conceptualisation du racisme peut amener à des confusions. Selon les auteurs et les contextes, la qualification de « racisme » peut faire référence soit uniquement aux préjugés et comportements individuels (ce qui correspond au premier niveau décrit), soit au racisme systémique.
E.D. — Il faut comprendre que la posture que tu décris, soit l’approche antiraciste, s’inscrit en quelque sorte en porte-à-faux avec l’éducation interculturelle québécoise qui nous a été inculquée très tôt au sein de notre scolarité. En effet, si l’éducation interculturelle québécoise tente de promouvoir des notions d’universalisme, de tolérance, d’égalité, de rencontre et de solidarité dans la lutte au stéréotype pour promouvoir le vivre-ensemble et la cohésion sociale, l’antiracisme suppose qu’il est d’abord essentiel de reconnaître « les rapports de pouvoir issus du colonialisme et de l’esclavage, leurs séquelles dans la colonialité contemporaine, la domination, la répression et l’exploitation liée à la racisation des populations » (Eid et Labelle 2013 : 19). Un tel changement de paradigme ne s’effectue pas sans d’importantes remises en question et sans inconfort, mais je pense qu’il s’avère nécessaire puisqu’il vise à une transformation en profondeur du système colonial.
L.L.-R. — Oui, moi aussi, j’ai été élevée avec cet idéal de tolérance et de « vivre-ensemble », mais avec ma thèse, j’ai pris conscience que je faisais partie des privilégiés dans ce système de discrimination. C’est un cheminement personnel de plusieurs années qui m’a permis de mieux comprendre quel est ce « système » auquel font référence les auteurs antiracistes, et la manière dont j’en bénéficie.
E.D. — Sur le plan théorique, les écrits de Vincent (Vincent et Arcand 1979 ; Vincent 1986a, 1986b, 1991, 2010) m’ont aussi aidée à conceptualiser ce que constitue le racisme institutionnel et, plus largement, systémique. Sans qu’elle utilise la terminologie associée aux approches antiracistes, cette mise en relation des différents organes contributifs du système – et notamment du rôle central des institutions scolaires dans la reproduction de la méconnaissance, de l’ignorance et du racisme – est ancrée dans une vision systémique. Poursuivant la réflexion amorcée par Arcand et Vincent dans leur analyse des manuels scolaires contemporains présentés aux élèves québécois, du moins jusqu’en 2017, l’historienne Helga Elisabeth Bories-Sawala (2015 ; Bories-Sawala et Martin 2020) a montré que les stéréotypes y ont été légèrement gommés dans les dernières décennies. Les Autochtones n’y sont plus traités de « sauvages », comme dans les manuels étudiés par Vincent et Arcand en 1979, mais le mythe colonial demeure cependant hégémonique et largement incontesté. Ainsi, un des problèmes majeurs réside dans ce qui ne s’y trouve toujours que trop peu enseigné : la dépossession des terres, la Loi sur les Indiens et la mise en tutelle, la marginalisation des Autochtones, la création des réserves et la sédentarisation forcée, le massacre des chiens de traîneau, le déplacement forcé des communautés, les pensionnats autochtones, etc. En privant les élèves, puis les étudiants d’une véritable rencontre avec leur propre histoire, en oblitérant les « angles morts » de notre système colonial et en refusant de reconnaître notre responsabilité collective face aux enjeux contemporains que vivent les peuples autochtones, on entrave à mon avis la construction d’une citoyenneté québécoise critique et responsable.
« Identité québécoise : l’angle mort »
L.L.-R. — Je pense que tu abordes un aspect très important de la discussion. Sylvie Vincent (1986a) et Rémi Savard (voir Vincent 2010) se sont intéressés à l’impact de la situation minoritaire des francophones au Canada dans leur rapport aux Autochtones. J’ai trouvé aussi que c’était un sujet particulièrement difficile à aborder au Québec où, très souvent, les personnes me disent : « Oui, mais nous, on est opprimés par les anglophones ». Il y a une vraie difficulté à reconnaître que tout en étant dans une situation de vulnérabilité politique par rapport au Canada anglais, on est également dans une situation de domination coloniale par rapport aux peuples autochtones. En dépit du fait que le Québec et le Canada se conçoivent « comme des communautés politiques multiculturelles et multinationales » (Salée 2005 : 56), les rapports de pouvoir entre les peuples autochtones et l’État québécois et canadien demeurent profondément inégalitaires. Le retour historique m’a aidée à mieux comprendre cette réaction de plusieurs amis québécois. Au moment de la Révolution tranquille, dans les années 1960, le discours souverainiste québécois « identifi[ait] la cause francophone à celle des Noirs américains ou aux processus de décolonisation en cours » (McAndrew 2004 : 204 ; Austin 2015). La conception de la (dé)colonisation du Québec ne prenait pas en compte la possibilité que les Québécois francophones puissent eux-mêmes représenter une puissance colonisatrice. Les termes « racisme », « colonialisme » et « impérialisme » étaient alors au coeur des discours sur la situation des francophones québécois par rapport au groupe blanc anglo-saxon (la domination étant pensée comme provenant du Canada anglais ou des États-Unis), ce qui n’a pas manqué de susciter des interrogations auprès de figures de la décolonisation comme Albert Memmi ou l’homme politique et essayiste franco-martiniquais Aimé Césaire. À partir des années 1970, l’accession des francophones à un statut majoritaire à l’échelle du Québec – qui se traduit notamment par le contrôle des institutions (dont l’éducation) au niveau provincial et par l’instauration officielle de la langue française comme langue officielle du Québec (en vertu de la Loi 22 de 1974 et de la Loi 101 de 1977) – cohabite avec un statut minoritaire à l’échelle du Canada et des tensions concernant les rapports de pouvoir réels entre anglophones et francophones à l’intérieur de la province. À cet égard, on peut concevoir les francophones comme une « majorité fragile », selon l’expression de la professeure des sciences de l’éducation Marie McAndrew (2010).
E.D. — C’est d’ailleurs cette fragilité identitaire profondément inscrite au sein du mythe fondateur québécois qui me semble notamment à l’origine de ce réflexe protectionniste qui semble trop souvent rivaliser avec les sentiments d’identification, d’empathie et d’inclusion envers les autres minorités de son territoire, qu’elles soient autochtones ou issues de différentes vagues d’immigration plus diversifiées et plus récentes. C’est aussi à ce « récit à trois temps » (Vincent 1995 : 1), voire à cette version de l’histoire coloniale nationaliste, ethnocentrique et incompatible avec celles des différentes nations autochtones (dont les Innus), que s’est notamment intéressée Sylvie Vincent (1977 et 1992).
L.L.-R. — La reconnaissance du racisme et du colonialisme représente en quelque sorte une menace pour la légitimité même de l’établissement sur le territoire et de l’existence en tant que nation. Le témoignage d’Anna, dans ta recherche-création, est très révélateur à cet égard lorsqu’elle déclare, en anicinape et en français : « Ce n’est pas moi qui suis née au Québec, c’est le Québec qui est né dans mon pays. » (Dufour 2021a : 94) J’imagine à quel point cette phrase peut être déstabilisante pour un Québécois ! Ce débat prend une tournure d’autant plus polémique que l’histoire nationale s’est construite sur l’idée que, dans les premiers temps de la colonisation, « les Amérindiens [étaient] particulièrement heureux de la présence des Canadiens français » (Vincent et Arcand 1979 : 305), ce qui donne « une image très rassurante de l’intégrité du territoire national ». Selon ce récit, le « settler privilege » (Gilio-Whitaker 2018 : n.p.) serait l’apanage des anglophones, les francophones ayant été eux-mêmes dépossédés de leurs territoires légitimes lors de la prise de possession, par les Britanniques, des colonies françaises en Amérique du Nord, dans la seconde moitié du xviiie siècle. Visiblement, cette vision des choses est encore prévalente aujourd’hui, si j’en crois les débats informels qui agitent les milieux intellectuels et médiatiques francophones.
E.D. — Il me semble que cette construction narrative n’est peut-être pas étrangère à la différence de postures théoriques qu’on observe encore aujourd’hui entre les universités anglophones et francophones de Montréal, et notamment au sein des départements d’études autochtones. On en a souvent discuté ensemble, avec les collègues autochtones et allochtones également, sans pouvoir jamais trouver une documentation scientifique satisfaisante.
L.L.-R. — J’ai senti cette différence quand je cherchais un cadre théorique pour mon doctorat. Quand j’ai commencé ma thèse dans le champ de l’anthropologie et de l’éducation autochtones, en 2013, il y avait un vide intellectuel autour de ces questions. À l’époque, la littérature sur le sujet en français était très parcellaire. Plusieurs auteurs québécois que tu as déjà cités avaient abordé la question des préjugés envers les peuples autochtones et remis en question la nature des relations entre les Québécois et les Premières Nations, mais la perspective autour du racisme et du racisme systémique restait très marginale. Dans son analyse de pratiques muséales concernant la représentation des histoires et cultures autochtones publiée en 2016, Laurence Desmarais-Tremblay émet l’hypothèse de l’existence d’un racisme institutionnel, mais précise qu’il ne s’agit que d’une piste exploratoire étant donné qu’« aucune étude au Québec ne traite de l’ application de ce concept en ce qui concerne les Autochtones » (Desmarais-Tremblay 2016 : 129). À cet égard, Sylvie Vincent était précurseure, car, dans un article de 1986 intitulé « Comment peut-on être raciste ? », elle réalisait une revue de littérature sur le racisme, en mobilisant les théories antiracistes américaines. Ce n’est pas un hasard si je me suis tournée vers ces théories au bout de seulement quatre années de thèse, car les autres théories tournaient plutôt autour de la reconnaissance des spécificités culturelles des peuples autochtones. Pourtant, les deux approches ne sont pas incompatibles : on peut reconnaître l’importance de respecter les différences culturelles, tout en étudiant les mécanismes par lesquels les groupes porteurs de certaines cultures sont maintenus dans une position d’infériorité politique, économique, culturelle, sociale. Comme tu le disais, avec les événements récents et les résultats de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, les débats autour du racisme et du racisme systémique ont pris de l’ampleur et deviennent de plus en plus audibles dans les médias. Je pense que ce débat suscite beaucoup de controverses et de peurs, en partie parce que, sur le plan individuel, il implique de se montrer vulnérable. Ce que tu montres bien à travers ta recherche-création, c’est l’importance du processus réflexif, de nos démarches individuelles face à ces enjeux sociaux. Je me rappelle que nous avons eu beaucoup de conversations sur notre difficulté à trouver notre place dans ce débat, d’accepter le malaise et l’inconfort que cela nous faisait vivre. Depuis qu’on travaille ensemble on a aussi beaucoup discuté du sentiment d’imposteur en tant que chercheuses non autochtones.
E.D. — Oui, dans mon processus doctoral, j’ai voulu affronter sans détour cette gamme de ressentis partagés par un très grand nombre de Québécois et pourtant trop rarement déconstruits au sein de la société francophone. Pour reprendre les explications de Paulette Regan, autrice allochtone de l’ouvrage Unsettling the Settler Within; Indian Residential Schools, Truth Telling and Reconciliation in Canada (2010) :
Les récits des colons en tant que contre-récits qui créent un espace de décolonisation sont à la fois intérieurs et relationnels. En tant que tels, ces récits nous obligent à prendre le risque de nous révéler en tant que « non-connaisseurs » vulnérables, prêts à examiner notre double position de colonisateur-acteur et d’allié du colonisateur.
Regan 2010 : 28 ; notre trad.
Ryan Koelwyn, doctorant en éducation à l’Université de York – qui s’intéresse au potentiel transformateur, mobilisateur et didactique de la honte à travers l’art autochtone et la réconciliation entre les peuples –, rappelle que, si la honte constitue une émotion inconfortable et néfaste sur les plans identitaire et relationnel lorsqu’elle est internalisée ou instrumentalisée, elle peut également s’avérer un moteur de mobilisation autrement puissant lorsqu’elle est efficacement canalisée.
L.L.-R. — Je suis vraiment d’accord. La démarche à laquelle fait référence Regan peut sembler à première vue lourde et porteuse de culpabilisation. Mais je pense qu’en réalité elle invite à une redéfinition de soi qui peut être libératrice. Dans un sens, cela m’a apaisée de pouvoir mettre des mots, de comprendre intellectuellement et émotionnellement quelle pouvait être ma place dans le système québécois, ayant été élevée par une mère immigrée – et étant moi-même immigrée au Québec mais ayant le privilège blanc. Prendre nos responsabilités, c’est aussi une manière d’avancer, de comprendre que l’on peut (humblement) avoir un rôle à jouer dans la société.
E.D. — Rappelons que l’argument central de ce discours ne vise aucunement à culpabiliser ou à essentialiser les populations allochtones, mais plutôt à insister sur l’importance de la prise de conscience, de la reconnaissance et de l’engagement dans la lutte contre le racisme à l’égard des peuples autochtones. Cette prémisse s’inscrit d’ailleurs en concordance avec le discours de Marie-Ève Bordeleau, commissaire aux relations avec les peuples autochtones de la ville de Montréal, concernant le devoir de responsabilisation de l’ensemble de la population dans le processus de réconciliation (Dufour 2021a : 167). En ce qui me concerne, mon processus de recherche-création a permis d’ouvrir un espace sécuritaire pour mieux examiner certains enjeux relationnels à l’intérieur d’un dialogue continu avec des contributeurs autochtones mais également allochtones, que j’aime et que j’admire pour une myriade de raisons. Je pense que la proposition de nouveaux modèles qui puissent s’avérer nourriciers en termes de positionnalité critique et réflexive tout en ouvrant sur des occasions d’échanges, de partages et de collaborations, peut possiblement contribuer à tracer de nouveaux sentiers vers le chemin de la décolonisation.
Appendices
Notes biographiques
Léa Lefevre-Radelli est titulaire d’un doctorat en cotutelle entre l’Université de Nantes (département de sciences de l’éducation) et l’UQAM (département de sciences des religions) [2019]. Ses recherches portent sur l’expérience des étudiants autochtones dans les universités francophones de Montréal. Dans le cadre de son doctorat, elle a réalisé une recherche partenariale avec le Cercle des Premières Nations de l’UQAM, avec le soutien du Service aux collectivités de l’UQAM. Ces travaux ont notamment contribué à la mise en place de services de soutien pour les étudiants autochtones à l’UQAM. Membre du RIQEDI (Réseau interuniversitaire québécois en équité, diversité et inclusion), elle poursuit ses travaux sur les thèmes de l’inclusion, de la sensibilisation aux préjugés et de l’éducation antiraciste.
Emanuelle Dufour est titulaire d’une maîtrise en anthropologie de l’Université de Montréal (2015) axée sur la sécurité culturelle autochtone en contexte postsecondaire, avec un intérêt particulier pour l’histoire de l’autonomisation de l’éducation autochtone au Québec et le modèle « par et pour » proposé par l’Institution Kiuna. Elle a également complété un doctorat en éducation artistique à l’Université Concordia (2021), dans le but d’explorer le potentiel des mémoires graphiques dans le processus de rencontre entre les nations du territoire devenu québécois. Sa recherche-création doctorale, qui s’articule autour d’un projet de bande dessinée réflexive et conversationnelle à laquelle ont contribué près d’une cinquantaine de personnes autochtones et allochtones, a été publiée sous le titre de « C’est le Québec qui est né dans mon pays : Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna » (Éditions Écosociété, 2021). Récipiendaire de la Médaille d’or du Gouverneur général pour son doctorat, elle oeuvre en tant que consultante et illustratrice pour des projets de rencontre et d’éducation, en plus de travailler comme chargée de cours au programme de DESS en récits et médias autochtones de l’UdeM et conseillère pédagogique Équité, diversité et inclusion au Collège Ahuntsic.
Références
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