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Tout au long de sa carrière, Sylvie Vincent a mis en lumière l’importance de la ritualité (Vincent 1973), du droit foncier (Vincent 2016), de la mémoire historique (Vincent 1991, 1992, 2002, 2009) et des récits d’origines (Vincent 1976) des Innus du Québec et du Labrador. À nos yeux, l’apport le plus fondamental de ces contributions aura été de mettre de l’avant la dimension normative des concepts autochtones. L’oeuvre de Sylvie Vincent s’inscrit ainsi dans un courant anthropologique plus large, qui propose une reformulation du champ politique en insistant sur l’importance des concepts religieux dans les processus d’affirmation et de revendications (voir Goulet 2008 ; Laugrand et Crépeau 2015 ; Graeber et Sahlins 2017). Ces travaux anthropologiques nous montrent en quoi les concepts autochtones issus du chamanisme, ou encore d’un mode traditionnel de subsistance et d’occupation du territoire, continuent encore à ce jour d’agir comme matrice référentielle de l’affirmation politique et juridique contemporaine des Premières Nations. À cet égard, la contribution de Sylvie Vincent peut être considérée comme une oeuvre pionnière. Ainsi, dans son article sur « La présence des gens du large dans la version montagnaise de l’histoire », elle démontre admirablement comment les Innus en sont venus à concevoir le « Gouvernement » en des termes analogues à ceux utilisés pour concevoir les entités-maîtres des animaux (Vincent 1991 : 136-137). Considérant ce dernier aspect, cet hommage à Sylvie Vincent se veut une opportunité de proposer une réflexion sur les liens existant entre les entités-maîtres des animaux et le concept algonquien de manitu[1]. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de perdre de vue la diversité des conceptions de la notion de manitu dans les cultures algonquiennes. Comme l’ont démontré Westman et Joly (2017), cette notion est constituée d’une richesse pratique et sémantique qui fait que sa compréhension par les populations algonquiennes est constamment renouvelée. D’un point de vue anthropologique, il nous semble important d’appréhender le manitu dans ses rapports avec d’autres notions, et plus particulièrement celle d’entité-maître[2]. Ce faisant nous empruntons la voie tracée par Sylvie Vincent et ses collaborateurs et collaboratrices innus en postulant que la clé de ce genre de « problème » réside dans « la connaissance et la reconnaissance du droit coutumier propre à chacune des Premières Nations » (Vincent 2016 : 101). En effet, nous entendons montrer ici que les notions de manitu et d’entités-maîtres seraient mieux décrites et traduites en adoptant un point de vue interne propre aux cultures algonquiennes qui considèrent ces notions et ces entités comme des sources de règles et de droits selon lesquelles les membres de la collectivité doivent idéalement se comporter. Les règles constituent des « modèles au regard desquels les actions individuelles peuvent faire l’objet d’une appréciation critique » (Hart 2005 : 52). De plus, les règles sont conçues comme conférant des pouvoirs aux personnes qui les respectent et les appliquent dans la pratique ; bref elles sont sources de puissance d’être et d’agir pour ceux et celles qui les acceptent comme modèles pour diriger leur vie (Johnston 1995 : 4). Le juriste anishinaabe Aaron Mills décrit ce point de vue interne de façon fort éloquente :

Le droit ne réside pas dans un ensemble de règles abstraites extérieures à nos vies ou chez un petit groupe d’arbitres dûment élus ou soigneusement formés. Il vit à l’intérieur de chaque citoyen. Dans nos corps, nos consciences, nos coeurs et nos esprits. L’entraide – le partage de nos ressources pour répondre aux besoins des uns et des autres – s’incarne dans nos pratiques de soi.

Mills 2017 : 233, notre trad.

En adoptant une conception essentiellement magico-religieuse, la très vaste majorité de la littérature anthropologique classique consacrée à la notion de manitu depuis le début du xxe siècle a, de notre point de vue, sous-estimé sa dimension juridique.

Les entités-maîtres chez les Algonquiens

Pour capturer un gibier, les chasseurs innus doivent entrer en relation avec les entités-maîtres qui contrôlent et protègent les animaux. En principe, chaque animal est contrôlé par un maître et ce, que ce soit par un maître d’ordre générique – qui contrôle tous les animaux d’un même domaine comme l’eau ou la terre – ou par un maître spécifique dont le contrôle est limité à une seule espèce. Par exemple, Missinaku est le maître de tous les animaux aquatiques, tandis que Minai est, plus spécifiquement, le maître de toutes les espèces de poissons (Bouchard et Mailhot 1973 ; Armitage 1984 et 1992 ; McNulty 1996). Papakassiku[3], le maître des caribous, est le maître le plus important et peut exercer un pouvoir sur l’ensemble des animaux. De façon générale, l’acte de tuer un animal est compris par les Innus comme le don d’une entité-maître. Il reste possible de « forcer » le prélèvement en utilisant des stratagèmes pour tromper la vigilance des animaux et de leurs maîtres (Duchesne, sous presse). Bien que la réciprocité soit l’attitude la plus valorisée dans la pratique et le discours, la prédation fait aussi partie des paradigmes de mise en relation des êtres humains avec les entités-maîtres (voir Tanner 2014 [1979] ; Brightman 1993). L’anthropologue William Duncan Strong notait en 1927-1928 que, selon les Innus du Labrador, le maître du caribou « voit tout ce qu’un homme fait et peut savoir à quoi il pense. Conséquemment, si un homme fait du mal, particulièrement s’il enfreint les tabous du caribous, il n’aura pas de chance à la chasse et va probablement mourir bientôt » (cité dans Leacock et Rothschild 1994 : 144). Comme l’explique Peter Armitage, aux yeux des Innus les évènements tragiques sont souvent liés à des infractions associées au manque de respect envers les maîtres des animaux : « Même les catastrophes horribles qui arrivent dans d’autres pays comme les tornades et l’ouragan qui a ravagé la Nouvelle-Orléans en 2005 sont attribuées à un manque de respect généralisé envers les maîtres des animaux. » (2008 : 4, notre trad.) Pour établir et maintenir une relation réciproque avec les entités-maîtres, un chasseur doit se conformer à une série de règles qui lui permettent de rester dans les bonnes grâces des différents maîtres (Bousquet 2002 : 66). C’est pourquoi nous tenterons de comprendre les entités-maîtres dans une perspective juridique qui se manifeste dans le caractère triadique de la relation entre le chasseur, une entité-maître et l’animal-gibier (voir Crépeau 2015 : 245). Du point de vue du chasseur, la mise à mort d’un animal implique une relation avec une entité-maître qui doit rendre possible et légitimer l’acte de prédation et d’appropriation du gibier. Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, tout acte de prédation se rapporte à des normes et des règles de respect qui permettent de réguler la mise en relation des existants du cosmos et qui favorisent l’entraide et la coopération sociale.

La Relation de 1634 du jésuite Paul Le Jeune est la source écrite la plus ancienne que nous ayons concernant les entités-maîtres en contexte algonquien. Le Jeune revient alors tout juste d’un « hivernement » avec un groupe de chasse multifamilial innu, lors duquel il a pu approfondir sa maîtrise de la langue innue et se familiariser avec leur vision du monde :

Ils disent en outre, que tous les animaux de chaque espece ont un frere aisné, qui est comme le principe & comme l’origine de tous les individus, & ce frere aisné est merveilleusement grand & puissant. L’aisné des Castors, me disoient-ils, est peut-estre aussi gros que nostre Cabane […]. Or ces aisnez de tous les animaux sont les cadets du Messou : le voila bien apparenté, le brave reparateur de l’Univers est le frere aisné de toutes les bestes. Si quelqu’un void en dormant l’aisné ou le principe de quelques animaux, il fera bonne chasse, s’il void l’aisné des Castors, il prendra des Castors, s’il void l’aisné des Eslans, il prendra des Eslans, jouyssans des cadets par la faveur de leur aisné qu’ils ont veu en songe.

Le Jeune 1634 : 13

Ce court passage permet déjà d’entrevoir et d’introduire les trois principales dimensions que notre analyse a permis de dégager. La première concerne l’importance des entités-maîtres dans le contexte de la chasse et plus particulièrement leur position de médiation par les règles qu’elles imposent pour réguler les relations entre les existants. La seconde dimension que l’on peut entrevoir dans le texte de Le Jeune est que ces entités singulières englobent une pluralité d’individus de la même espèce. Comme nous le verrons, trois modes de hiérarchisation peuvent être mobilisés pour exprimer la relation entre une totalité englobante – l’entité-maître – et une multiplicité englobée – les animaux qu’elle contrôle. Finalement, la troisième dimension que l’on peut dégager du texte de Le Jeune est l’imbrication de ces entités dans une hiérarchie de puissances : les « frères aînés » des animaux sont tous subordonnés à un autre « aîné » que Le Jeune nomme Messou[4]. La mention de ce personnage comme aîné de tous les animaux implique que les entités-maîtres sont à situer dans une structure hiérarchique où culmine une entité supérieure qui englobe toutes les autres et que nous proposons de désigner comme un « maître des maîtres » (voir Crépeau 2012, 2015).

Les règles de la chasse et le cadre normatif des entités-maîtres

Rémi Savard (1977 : 102) avait résumé les règles associées aux entités-maîtres par deux conduites idéales : la consommation totale et le partage de la viande. Nous proposons quant à nous d’analyser ces règles selon quatre catégories : le don, l’adresse, les règles de dispositions des restes et les règles de prélèvement. Par exemple, concernant cette dernière catégorie de règles, il est clair pour les Innus qu’on ne doit pas tuer « trop » de caribous. Alexandre Bellefleur, un aîné d’Unamen Shipu, mentionne qu’à l’époque où les Innus étaient encore nomades, ils pouvaient tuer jusqu’à trois caribous forestiers par famille lors d’une même chasse (Duchesne, entrevue réalisée en juillet 2017). L’aîné relate qu’aujourd’hui on s’en tient généralement à un seul cervidé par chasseur. Il revient généralement aux aînés ou aux leaders des expéditions de chasse de faire respecter ces limites, et ces derniers pourront être sanctionnés par les entités-maîtres pour ne pas avoir transmis les bonnes règles de conduite. Comme le mentionne l’aîné William-Mathieu Mark, de Unamen Shipu : « Il peut arriver qu’un vieux soit puni par le maître du caribou pour ne pas avoir transmis la notion de respect. » (Jauvin 1988) Parmi les autres règles importantes, on peut penser à l’interdiction de tuer un caribou qui dort (Perrault 1980), à l’obligation de partager le gibier au sein du groupe de chasse et dans la communauté, mais surtout à l’idée de ne jamais gaspiller de viande animale. C’est ce que montre ce récit de Mathieu Mestokosho, d’Ekuanitshit :

[Les chasseurs] entendirent [Papakassiku], le Maître du caribou, faire son entrée dans la tente [tremblante]. Il était de fort mauvaise humeur à cause du gaspillage de huit caribous. [...] Dans la tente tremblante, le Maître du caribou tint le discours suivant : « Mais qu’avez-vous donc fait ? Je vous donne de la nourriture et vous ne la prenez pas. Vous la laissez traîner sur le lac ou n’importe où pendant presque un mois. » [...] Watshekat, le plus vieux de tous, disait avoir très peur et il exhortait les autres à aller chercher cette viande dès la journée suivante.

Bouchard 1977 : 123

La disposition adéquate des parties non consommables du gibier vient complémenter le principe de non-gaspillage. On parle ici des os, des viscères, des peaux trouées, des carcasses des animaux à fourrure et même des animaux malades ou contaminés par des parasites. La prescription générale est de disposer des restes des animaux terrestres sur une plateforme surélevée recouverte de sapinage. En l’absence d’une plateforme, il est également possible de les accrocher dans un arbre, que ce soit directement sur les branches ou dans un sac de plastique ou un seau. Quant aux restes des animaux aquatiques, comme les poissons et les canards, ils doivent être remis à l’eau. Règle générale, les restes et les carcasses animales ne doivent pas être laissés à traîner, comme l’évoque Abraham Mestokosho, d’Ekuanitshit :

Nous devions placer les os sur des plates-formes afin qu’ils ne traînent pas n’importe où. Il ne fallait pas que les chiens mangent certaines parties. […] C’était la même chose pour tous les animaux. Si nous les laissions traîner, si nous les gaspillions, il n’y en avait plus d’autres. Cela déplaisait aux maîtres de chaque animal.

Clément 2018a : 82

La bonne disposition des carcasses animales – et plus particulièrement de leurs ossements – est critique dans le cycle de la vie et de la mort, puisqu’elle permet la régénération des animaux (Speck 2011 [1933] : 84 ; Savard 2004 : 58). Par exemple, lors de ses prestations publiques du récit de Tshakapesh, le conteur Charles-Api Bellefleur, d’Unamen Shipu, prend bien soin de spécifier que les parents de Tshakapesh auraient pu revenir à la vie si Katshituask, l’ours maléfique, avait laissé leurs ossements après les avoir dévorés (voir Savard 1985 : 106). Lorsque les règles édictées par les entités-maîtres sont respectées, les animaux reviendront toujours à l’endroit où ils ont été tués de façon respectueuse. Comme l’explique William-Mathieu Mark, d’Unamen Shipu :

Les os du caribou étaient précieusement rassemblés et accrochés sur la cache et, en été, le caribou y est toujours présent, comme si la vie se dégageait de la cache où étaient remisés les os du caribou. Là où sont déposés les os du caribou, comme il se doit, le nombre de nos prises de caribou reste toujours stable en ce lieu. Nous avons de multiples marques de déférence pour le caribou et là où les règles sont bien observées ce sera toujours un terrain privilégié pour la présence du caribou.

Jauvin 1988

Après avoir été chassées, les atshak (les « âmes » ou « ombres ») des animaux retournent dans la demeure des entités-maîtres, et ces dernières peuvent les faire revenir sur terre si les chasseurs ont été respectueux (voir Turner 1979 [1894] : 130).

Les pratiques de disposition des restes des animaux peuvent également être perçues comme des dons aux autres animaux, comme l’évoque Basile Bellefleur, d’Unamen Shipu :

La viande qui n’était pas bonne, ils l’accrochaient avec les os. Celui qui allait la mettre à la bonne place, la viande pourrie, c’est les mouches. [...] Elles ont été engagées pour que la viande de caribou ne traîne pas. La viande de loutre [...] on la mettait dans l’eau pour donner à manger aux poissons. Tout ce qu’on pouvait accrocher dans les arbres, c’est pour donner à manger aux oiseaux.

Duchesne, Entrevue réalisée en décembre 2017

Il est également possible de faire un don aux entités-maîtres avant et pendant la chasse, comme l’explique Abraham Mestokosho, d’Ekuanitshit :

[P]arfois, on pêche et on dit : « Pourquoi Missinâku n’a pas vu mon hameçon ? Pourquoi ne sait-il pas que j’ai besoin de prendre du poisson ? » Alors, on dit bien fort : « Peut-être qu’il veut fumer ? » Et on allume une cigarette, on met la ligne à l’eau et ça mord. Alors, on dit : « Ah ! Il voulait fumer ! » [...] Quand on fait un feu dans le bois, après, lorsqu’on a fini, on rassemble nos effets dans un sac, puis on jette le thé qui reste. On dit alors : « Uâpistân-nâpeu [Maître de la martre], [...] je t’offre ce thé. Quand j’irai tendre mes pièges, tu iras faire un tour. » Ou bien, lorsqu’on tue un caribou ou un orignal, s’il y a des morceaux qui restent… comme des tripes… si on n’a pas le temps de ramasser toutes les tripes, ce qui reste, on dit : « C’est pour toi Uâpistân-nâpeu. Je te donne à manger ».

Clément 2018a : 83-84

Ce dernier passage, en plus de souligner l’importance du don, met en évidence l’importance de la communication avec les entités-maîtres. Chez les Innus d’Unamen Shipu, il est assez commun à la pêche de demander directement de la nourriture à Missinaku en criant « Missinaku ! Donne-moi à manger ! » Dans la même communauté, on adresse également des formules de remerciements aux maîtres lorsqu’on tue un animal pris dans un piège ou encore lorsqu’on accroche dans les arbres des animaux non consommés. Il est possible de communiquer avec les entités-maîtres par la seule parole mais il est également possible de le faire par des moyens jugés plus puissants comme le chant, le tambour, la tente tremblante et le rêve. La communication avec les entités-maîtres se caractérise parfois par la déférence et d’autres fois par la moquerie (Peter Armitage, comm. pers., 2021). En effet, il est mal avisé de désigner directement les entités-maîtres par leur nom : des termes d’adresse généraux comme nimushum (i.e. mon grand-père) ou utshimau (i.e. le chef, le patron, etc.) peuvent être utilisés. Notons également que ces pratiques de déférence sont similaires à l’usage des noms propres dans les sociétés algonquiennes, où la politesse commande de nommer les personnes par un terme de parenté réel ou fictif ou par un démonstratif comme ne (i.e. celui-là, celle-là) plutôt que par leurs noms propres (Mailhot 1993 : 115). Mais en contexte de chasse l’évitement du nom peut également être interprété comme une ruse. En effet, chez les Innus, on évite les formulations du genre « Je vais tuer des caribous » ou « Je vais prendre beaucoup de poissons » au profit d’euphémismes tels que « Je vais prendre une marche » ou « Je vais voir là-bas ». Il nous semble que l’évitement du nom des entités-maîtres peut autant traduire une attitude de respect qu’un stratagème pour cacher ses intentions prédatrices, tout étant question de contexte et d’intentions.

Il est aussi possible de blaguer avec les entités-maîtres, et cette particularité ne semble pas exclusive aux Innus (voir Willerslev 2013). À la pêche, lorsque les Innus crient à Missinaku de leur donner à manger, il n’est pas rare de les entendre aussitôt s’esclaffer. En effet, la demande est souvent formulée sur un ton moqueur comme on le ferait avec quelqu’un qui refuse de partager avec les autres. De manière similaire, le récit de Meiatshi (i.e. le maître de la merde) provoque les fous rires, surtout lorsque Meiatshi menace de constiper le maître du caribou parce qu’il refuse de donner des caribous aux Innus. Chez les Innus, le rire et la moquerie sont des façons d’assurer la bonne communication entre les personnes, et cela s’applique également aux relations envers les entités-maîtres (voir Duchesne et Simard-Émond 2019). Être en mesure de rire et de blaguer au sujet d’une entité-maître signifie qu’on a une bonne relation avec elle.

Du pluriel au singulier : différents modes de hiérarchisation

Comme l’a souligné Carlos Fausto (2012) pour le contexte amazonien, les entités-maîtres peuvent être appréhendées en tant que singularité plurielle : entité unique, le maître est constitué par la multitude d’existants qu’il englobe[5]. Prenant pour ancrage le modèle de la personne magnifiée de Marilyn Strathern (1991), Fausto propose de comprendre l’entité-maître comme la forme sous laquelle un collectif se constitue comme image. Selon Fausto, dans les sociétés amazoniennes, le rapport d’englobement des entités-maîtres serait toujours réductible à un rapport de méta-filiation. Il nous semble que cette réduction ne permet pas d’aborder convenablement toutes les manifestations des entités-maîtres dans les mondes autochtones[6]. Cette relation entre le singulier et le multiple est décrite et conceptualisée par les sociétés autochtones selon trois modes hiérarchiques. Nous faisons ainsi référence aux travaux sur la hiérarchie de Louis Dumont (1966) et de Michael Houseman (1984) et nous voulons désigner les modalités particulières qui permettent d’exprimer la relation hiérarchique entre une totalité englobante et une multiplicité englobée. Notre analyse (voir tableau) nous a permis de dégager un modèle comportant trois modes de hiérarchisation relatifs aux entités-maîtres dans les sociétés autochtones des Amériques et d’ailleurs : 1) la subordination (le rapport d’englobement est décrit par un terme concordant avec la hiérarchie sociale) : maître, gardien, propriétaire, contrôleur, chef, leader, patron, protecteur de l’espèce, etc. 2) la méta-filiation et le rang (le rapport d’englobement est conçu comme un rapport de parenté primordial entre l’entité-maître et l’espèce qu’elle englobe) : père, mère, parents, aîné de l’espèce, etc. 3) la totalisation abstraite (le rapport d’englobement se conçoit par une abstraction qui permet d’évoquer une singularité émergeant de l’ensemble totalisé) : l’espèce, l’âme de l’espèce, le peuple (du saumon, etc.), le domaine (la forêt, l’eau, etc.). Dans certains cas, – et comme nous le verrons ci-dessous – ces modes de hiérarchisation sont également mobilisés pour exprimer la relation asymétrique entre l’entité-maître et les êtres humains, ou encore entre les entités-maîtres elles-mêmes.

Les modes de hiérarchisation des entités-maîtres et leur répartition dans les sociétés algonquiennes

Les modes de hiérarchisation des entités-maîtres et leur répartition dans les sociétés algonquiennes

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Le mode de la subordination mobilise les relations hiérarchiques des sociétés humaines pour décrire le rapport entre l’entité-maître et les animaux qui sont sous son contrôle. Notons d’abord que utshimau, le terme générique en innu pour parler des maîtres, est également utilisé pour désigner les chefs autochtones, les gouvernements, les élus municipaux, provinciaux et fédéraux, les directeurs d’école ou d’entreprise, la Compagnie de la Baie d’Hudson, etc. Alexandre Mackenzie, informateur de Speck, de la bande de Michikamau, compare les maîtres des animaux au patron des draveurs canadiens-français (Speck 2011 [1933] : 83). Chez les Cris de Waskaganish, Preston (2002 [1975] : 108) rapporte que les maîtres des animaux sont nommés « boss » en anglais. Alexandre Bellefleur, de la bande innue d’Ungava, décrit le maître du caribou comme un homme blanc, barbu, portant une toge noire, ce qui n’est pas sans rappeler l’apparence d’un missionnaire (Speck 2011 [1933] : 83). Un homme d’Unamen Shipu décrit la triade du maître du caribou évoquée par Mathieu Peters – voir plus bas – en employant les termes technocratiques « président », « vice-président » et « secrétaire » (Duchesne, entrevue réalisée en novembre 2016). Plusieurs auteurs ont déjà rapporté que, pour de nombreux Innus, les maîtres des animaux sont comparables aux gouvernements (Vincent 1991 ; Armitage 1992 ; Jérôme 2011). Le témoignage de William-Mathieu Mark est le plus éloquent à ce sujet :

Il y en a d’autres, maîtres eux aussi, ils ressemblent aux responsables du gouvernement, un peu comme l’Assemblée du Québec, par exemple, et c’est ainsi le rôle des maîtres là-bas à l’intérieur des terres, au territoire des Innus. Les animaux avaient tous le responsable de leur espèce qui les surveillait, comme le maître du vison agissait comme le chef de bande pour les Innus. [...] Jadis nous exprimions nos besoins aux maîtres des animaux comme aujourd’hui nous les exposons en se rendant aux réunions à Québec.

Jauvin 1988

Chez les Algonquiens, le mode de la méta-filiation se décline de différentes manières. Nous avons déjà vu que, dans les écrits du jésuite Paul Le Jeune, les Innus du xviie siècle concevaient les entités-maîtres comme les « frères aînés » des animaux de leur espèce. Plus de trois siècles plus tard, dans les années 1980, le récit de Mathieu Peters, d’Unamen Shipu, reprend la relation entre frères et conçoit le maître du caribou comme une triade de frères :

C’est Papakassiku qui est en trois parties, comme trois personnages. Premièrement il y avait l’aîné, le second était le cadet, au milieu des deux autres, et le dernier était le benjamin. Quand on demandait quelque chose au cadet, il le donnait facilement, mais quand il refusait, le benjamin le disait à l’aîné, qui allait savoir ce qu’il fallait faire.

Peters, ms

Le mode de la méta-filiation est également mobilisé pour décrire la relation entre les entités-maîtres et les êtres humains. Dans le récit de Meiatshi (i.e. le maître de la merde) raconté par Alexandre Bellefleur, d’Unamen Shipu, le maître du caribou voit les êtres humains comme ses petits enfants (Duchesne et Simard-Émond 2019 : 41). Cette méta-filiation entre les maîtres et les humains évoque alors un devoir de bienveillance : comme des parents avec leurs enfants, les premiers sont responsables d’assurer la subsistance des seconds ; comme des parents, les maîtres peuvent punir leurs enfants s’ils n’écoutent pas les consignes qu’on leur donne[7].

Finalement, la relation entre un maître et son espèce peut être décrite comme une totalisation abstraite. Chez les Algonquiens, c’est la notion de manitu qui semble le plus souvent employée pour décrire ce rapport de totalisation. En effet, c’est sous le vocable de « Manito » qu’à la fin du xixe siècle, les Cris du nord du Manitoba ont désigné le maître du caribou à David Thompson, explorateur et marchand de fourrures (Thompson 1962 [1784-1812] : 88 cité dans Brightman 1993 : 93). L’oblat Charles Arnaud mentionne également que les Montagnais-Naskapis conçoivent l’existence d’un « manitou » gardien des caribous « qui envoie les caribous partout où il y a des [Naskapis] afin qu’ils en puissent tuer pour leur besoin » (1872 : 147). L’anthropologue Alanson Skinner (1911 : 75) rapporte une conception similaire chez les Saulteaux, qui lui ont parlé d’un « manitou de l’ours » qui « contrôle la destinée de toute l’espèce ». Pour sa part, le chercheur anishinaabe Basil Johnston (2001) désigne les maîtres des animaux et de la forêt en utilisant le terme manitous.

Hiérarchie des puissances

Dans le contexte algonquien, la littérature ethnographique a bien montré comment les entités-maîtres sont organisées hiérarchiquement en fonction de différents domaines spécifiques (voir Bouchard et Mailhot 1973 ; Armitage 1984, 1992). Cette hiérarchie comporte généralement une entité qui règne sur toutes les autres et qui est conçue comme principe général d’englobement. Chez les Innus, c’est Papakassiku, le maître du caribou, qui occupe cette position prééminente. Comme l’indique Abraham Mestokosho, d’Ekuanitshit : « C’était Papakassiku, c’est lui, le grand patron, le grand manitou. » (Clément 2018a : 89) Le caractère englobant de Papakassiku se manifeste aussi dans la conception de sa demeure : le maître du caribou habite une montagne nommée Atiku-mitshuap (i.e. la demeure du caribou) dans laquelle sont contenus les caribous mais aussi les maîtres des autres espèces (Speck 2011 [1933] ; Armitage 1992 ; Arnaud 1872 ; Clément 1991 et 2012). C’est de cette montagne que sont relâchés les caribous qui sont donnés aux chasseurs par Papakassiku. Par contre, dans certains contextes, la prééminence de Papakassiku peut être cédée de façon circonstancielle et contextuelle à une autre entité-maître. Le meilleur exemple est sans aucun doute celui de Meiatshi, le maître de la merde, qui est capable d’infléchir les décisions du maître des caribous lorsque celui-ci ne veut plus donner de caribous aux êtres humains (Duchesne et Simard-Émond 2019). Cette particularité semble être une caractéristique de la relation hiérarchique, qui implique un rapport de complémentarité entre des termes et son renversement potentiel dans certains domaines ou contextes particuliers (Dumont 1966 ; Houseman 1984 : 305).

En 1933, John Cooper publiait un article dans lequel il consignait plusieurs témoignages sur l’entité-suprême des Cris de l’ouest de la Baie-James. Parmi ceux-ci nous pouvons citer Jeannette Sagaba’kiskam de Fort Albany, qui affirme que « Manitu était considéré comme le patron du monde entier » (Cooper 1933 : 48, notre trad.). Patrick Steven, lui aussi de Fort Albany, mentionne quant à lui que « Manitu était le maître et le patron de Mikena’k […] C’était Manitu qui envoyait Mikena’k dans la tente tremblante […] Mikena’k était le maître des powa’ganak (“les esprits gardiens ou êtres des rêves”). […] C’était Manitu qui nous donnait tout » (ibid. : 52, notre trad.). Regina Flannery (1939 : 15) indique que, chez les Cris de Waskaganish, les différents maîtres des animaux sont redevables à une entité nommée « Pukuseyimakan », qu’elle traduit par « celui dont nous dépendons ». John Manatuwaba, un collaborateur ojibwé de Diamond Jenness, évoque une conception similaire :

Il y a un manido qui est le grand patron, le chef de tous les manidos. […] Il est comme le capitaine d’un bateau à vapeur, ou comme le gouvernement d’Ottawa, et il a ses serviteurs partout dans le pays. Le Grand Manido a, dans différentes régions, des patrons qui lui sont subordonnés et qui ont eux-mêmes d’autres manidos qui leur sont inférieurs.

1935 : 30, notre trad.

Ces différentes citations concordent avec les exemples innus : les entités-maîtres sont organisées de façon hiérarchique et sont gouvernées et englobées par un « maître des maîtres », expression à laquelle le terme grand manitu correspond, notamment dans les exemples cités (voir Johnston 2001).

Trois décennies après le passage de Flannery à Waskaganish, Richard Preston recueillit le témoignage de John Blackned sur le rituel de la tente tremblante. Selon lui, si les entités-maîtres sont les « bosses » des différentes espèces animales, les maîtres ont eux aussi leur « boss » : « Misnaek [le maître des poissons] a un boss [...]. [Son boss], ce serait Dieu, Kichimanitou [le grand manitou]» (Preston 2002 [1975] : 108, notre trad.). Harvey Feit remarque la même chose à Waswanipi dans les années 1990 : les dons d’animaux aux chasseurs « sont des dons de “Dieu”, “Jésus”, ou des nombreux autres êtres spirituels, particulièrement la personne du vent, qui est considéré comme “l’assistant de Dieu” » (1994 : 295, notre trad.). William-Mathieu Mark, d’Unamen Shipu, affirme de façon complémentaire aux témoignages précédents que la conception d’un « maître des maîtres » est tout à fait compatible avec l’idée du Dieu chrétien :

Toute la vie de l’Innu était sous la mainmise du maître du caribou qui gouvernait sa vie et était son dieu. L’Innu avait son dieu, le maître des animaux. Et aujourd’hui, il n’y a pas très longtemps, nous avons changé de dieu en nos croyances et comme il n’y a qu’un Dieu, c’est probablement le même Dieu.

Jauvin 1988

Bien que les exemples cris conçoivent le « Dieu de la Bible » d’une manière différente de celle de William-Mathieu Mark, nous n’en sommes pas moins devant un même phénomène, mais exprimé d’une façon complémentaire. Dieu peut être conçu comme une entité-maître en position d’ascendance sur les autres : malgré ses intermédiaires, il est ultimement la source de tous les dons, ou de « tous les pouvoirs » selon les informateurs ojibwés de Jenness (1935 : 29). Le qualificatif « grand manitou » – qu’on doit comprendre comme une conception du type « maître des maîtres » – vient confirmer l’ascendance hiérarchique de cette entité sur les autres puissances du cosmos qu’elle englobe pour former une totalité primordiale. Nous ne pouvons traiter davantage ici de la question de la conversion au catholicisme, mais il nous semble que l’idée d’un « maître des maîtres » en tant que totalité primordiale est compatible avec l’idée du Dieu chrétien, et que cette conception a pu servir aux Algonquiens pour comprendre et faire sens de la proposition des missionnaires européens.

La notion de « manitu » chez les Algonquiens

Un bref aperçu

La notion de manitu occupe les anthropologues depuis plus d’un siècle. L’anthropologie naissante du début du xxe siècle en a fait l’archétype de l’attitude religieuse de la première humanité, une puissance mystique, comme l’écrivit Hewitt (1902), une notion plus générale encore que le sacré, selon Hubert et Mauss (1902 : 119-120). La définition anthropologique de manitu n’a pourtant jamais été consensuelle au sein de la discipline. Cette situation s’explique certainement par la polysémie inhérente à cette notion – et aux conceptions de type mana de façon générale (Crépeau et Laugrand 2017) – mais aussi par une diversité d’usages pragmatiques dans les mondes algonquiens (Waugh 2001 ; Westman et Joly 2017). Comme nous l’avons déjà entrevu à travers la littérature sur les entités-maîtres, la notion de manitu peut s’appliquer à des entités associées à la puissance d’être et d’agir des individus[8]. Au premier chef, on peut penser au « grand manitou », soit l’entité suprême, souvent associée au Dieu de la Bible, une notion complexe qui gagne à être comprise en lien avec la notion de « maître des maîtres ». Le terme « manitu » est également employé pour désigner les entités-maîtres, tel que le « manitou de l’ours » évoqué par Skinner (1911). D’autres sources mentionnent l’utilisation de la notion de manitu pour nommer une personne qui détient ou confère un pouvoir (Hallowell 1960). La relation de 1669-1670 du père Claude Alloüez (1972 [1671]) est emblématique de ce phénomène. Dans la région du sud des Grands Lacs, Alloüez est accueilli par les Machkoutench, qui lui disent « aye pitié de nous, tu és un Manitou » (ibid. : 99). Le jésuite réfute d’emblée ces paroles : « ie ne suis pas le Manitou qui est le maistre de vos vies, qui a creé le Ciel et la Terre, je suis sa creature, je luy obeïs et porte sa parole par toute la terre » (ibid.). Comme l’a démontré Haefeli (2007), l’erreur a été de penser que cette utilisation du terme manitu visait à désigner un « Dieu ». Parler d’un être humain comme d’un manitu n’est effectivement pas une apothéose : il s’agit plutôt d’une façon de marquer une hiérarchie basée sur une asymétrie de pouvoir. En effet, dans les langues algonquiennes, le terme manitu est fréquemment utilisé pour désigner les chamanes : en Innu contemporain, c’est le mot kamanitushit qu’on utilise pour désigner les personnes qui possèdent certains pouvoirs chamaniques. Comme nous le verrons plus en détail dans la prochaine section, dans certains contextes la notion de manitu peut désigner un pouvoir impersonnel, c’est-à-dire une force vitale animant le monde et source de pouvoir pour les chamanes. Dans d’autres contextes, la force vitale d’une personne est plutôt fondée sur une alliance avec une puissance animale que le terme manitu sert également à désigner, comme l’a rapporté le jésuite Sébastien Rasle à la suite de ses voyages chez les Outaouaks :

Outre ces Manitous communs, chacun a le sien particulier, qui est un ours, ou un castor, ou une outarde, ou quelque bête semblable. Ils portent la peau de cet animal à la guerre, à la chasse, & dans leurs voyages, se persuadant qu’elle les préservera de tout danger, & qu’elle les fera réussir dans leurs entreprises.

1781 [1723] : 174

Bacqueville de la Potherie rapporta également de ses voyages à Fort Nelson – aujourd’hui York Factory – que de tels objets d’origine animale, qui servent à exprimer une alliance entre un être humain et une puissance animale, sont également désignés par le terme manitu : « … pour ce qui regarde leur culte ordinaire, ils s’adressent à leur Manitou, qui est proprement leur Dieu tutélaire. Ce Manitou est quelque fois un ongle de castor, le bout de la corne d’un pied de Caribou, une petite peau d’hermine. » (Bacqueville de la Potherie 1722 : 123-124) Finalement, mentionnons que le terme manitu est aussi présent dans la toponymie algonquienne. Ces toponymes renvoient généralement à une formation rocheuse particulière, une chute d’eau importante, un lac remarquable, etc. (Westman et Joly 2017). Ces lieux d’exception sont également associés à des entités géantes nommées manitu ou parfois manitush (Peter Armitage, comm. pers., 2021).

Cette recension rapide de l’éventail sémantique de la notion de manitu nous amène à proposer que le dénominateur commun à toutes ces utilisations est le déploiement pragmatique sous un mode hiérarchique d’une autorité et d’une puissance en tant que tiers-inclus. D’autre part, il faut également admettre que ses applications pragmatiques varient de façon importante d’un contexte à l’autre au sein de l’ensemble algonquien. Les deux cas limites de cet éventail de conceptions seraient le manitu en tant que pouvoir diffus et le manitu en tant que type d’entité. Si les débats anthropologiques du dernier siècle ont opposé ces deux visions, parfois de façon à les rendre irréconciliables, nous proposons de les interpréter de façon conjointe, notamment à la lumière de notre examen de la notion d’entité-maître. Cette conciliation des deux modèles nous rapprocherait davantage d’un modèle général du manitu algonquien et permettrait d’avoir une meilleure compréhension des cas particuliers, sans tomber dans un particularisme absolu.

Le manitu anthropologique : pouvoir diffus ou classe d’entité ?

En 1905, l’anthropologue d’origine meskwaki (Fox) William Jones proposait de comprendre la notion de manitu comme une « agentivité transcendante », une substance cosmique existant « partout dans la nature » (Jones 1905 : 186-190). Il ajoutait que cette « propriété mystique » peut être pensée comme impersonnelle mais que sa nature devient confuse lorsqu’elle est identifiée ou associée à des objets (ibid.). Cette idée était dans l’air du temps puisqu’elle fait suite aux travaux de Hewitt (1902) sur la notion d’Orenda en contexte iroquois et à l’Esquisse d’une théorie de la magie de Hubert et Mauss (1902). Par contre, bien que Jones ait proposé dans son article de 1905 une conception mystique du manitu, dans ses notes sur les Meskwaki (Fox) il a surtout souligné son caractère hiérarchique en décrivant l’existence de divers manitous : « Au-dessus des manitous, très haut dans le ciel, il y en a d’autres [des manitous] et qui sont en grand nombre. Ils se tiennent au courant de ce qui se passe sur terre et regardent ce qui se passe en bas avec compassion. Ils ont un chef et il est nommé le grand manitou. » (Jones 1911 : 213, notre trad.)

Dans un texte de 1914, Paul Radin critique sévèrement les travaux de l’époque et questionne le postulat général de la croyance en une puissance universelle chez les autochtones nord-américains. Selon lui, les arguments linguistiques avancés notamment par Hewitt, Jones et Franz Boas (1910) ne sont pas suffisants pour prouver l’existence de notions de « pouvoir magique » ou de « force universelle » parmi ces populations. Or, les enquêtes ethnographiques de Radin auprès des Winnebagos et des Ojibwés le poussent à penser que n’importe quel pouvoir ou puissance est toujours réductible, en dernière analyse, à une entité précise : « Les dieux ont été séparés en entités et en pouvoirs magiques et l’on a oublié que ces deux éléments vont de pair et ne peuvent pas être traités comme s’ils étaient indépendants les uns des autres. » (ibid. : 347, notre trad.) Il affirme que les esprits « possèdent le pouvoir d’accorder aux humains toutes les choses qui ont une valeur socioéconomique pour eux » (ibid : 357).

Ces deux positions vont marquer les contributions anthropologiques subséquentes sur la question du manitu avec, d’un côté, un modèle privilégiant le manitu en tant que pouvoir – une position qui sera prolongée, entre autres, par Speck – et de l’autre, un modèle, plus près de l’animisme, dans lequel les entités sont privilégiées – position, entre autres, reprise par Cooper (1933), Flannery (1939) et Hallowell (1960). Cette tension entre les deux modèles ne peut pas être réduite uniquement à un conflit théorique puisqu’elle reflète aussi une diversité de conceptions dans l’univers algonquien. Cependant, la critique de Radin est fondamentale en ce qu’elle nous force à penser l’articulation du pouvoir « impersonnel », associé à la notion de manitu, et les entités du cosmos algonquiens comme les entités-maîtres, qui peuvent également être vues en tant que manitu. Le modèle issu de la contribution de Jones n’a pas été capable d’aborder ce problème. Par ailleurs, le modèle issu de la proposition de Radin n’a pas pu rendre compte adéquatement de la question du pouvoir, qui est pourtant fondamentale dans les cosmologies algonquiennes, comme le montre la littérature sur le manitushiun chez les Innus.

William Strong avait déjà soulevé, quoique imparfaitement, la question de l’acquisition de pouvoir dans le contexte de la chasse : « Les caribous ont une âme et un chasseur conserve les âmes des caribous qu’il a tués. “S’il meurt, plusieurs caribous s’en vont aussi”. Si un chasseur se comporte de façon incorrecte, les âmes des caribous s’en vont. » (Strong dans Leacock et Rothschild 1994 : 144, notre trad.) Par contre, la première mention de la notion de manitushiun dans la littérature anthropologique revient à Frank G. Speck (2014 [1933] : 26), qui proposa, en quelque sorte, un retour à la position de Jones en définissant la notion de manitu comme « l’univers, loi naturelle, inconnu, forces de l’esprit, pouvoir suprême ». Il définit la notion de manitushiun comme la pratique « magique » basée sur le manitu, et qui explique « les miracles du chamane » par l’expression « [d’]états mentaux qui produisent des effets physiques » (ibid. : 27-28). Suivant cette première définition du concept de manitushiun, trois ethnographes des Innus du Québec et du Labrador se sont intéressés de nouveau à cette question. Le premier est Peter Armitage (1984 ; 1992) qui affirme que le pouvoir manitushiun s’accumule par la chasse, en proportion directe avec le nombre d’animaux tués ou manipulés par une personne, mais aussi en maintenant de bonnes relations avec les entités-maîtres des animaux. Ce pouvoir permet à son détenteur de communiquer avec les maîtres et de se protéger contre des attaques d’entités ou de chamanes malveillants. À ce sujet, Denis Gagnon (2007 : 460) ajoute que, dans la pratique, le pouvoir manitushiun « consiste à se concentrer sur un désir par le chant, le tambour ou par la contemplation sur un motif décoratif » et que « ce pouvoir est cumulatif et qu’il croît et se renforce avec l’expérience ». Si le manitushiun est cumulatif, il est également sujet à l’entropie et, s’il est entièrement dépensé, peut entraîner la mort de son porteur. Selon Henriksen (2009 : 223), le manitushiun se rapprocherait d’une force vitale : « la quantité de pouvoir d’une personne est limitée et peut être dépensée par des chants de chasse ou en le donnant à une personne malade ». Il explique également que le pouvoir réside dans les personnes et peut circuler entre les humains mais aussi, et surtout, entre les humains et les maîtres des animaux. Cet aspect est très bien représenté par le témoignage de son informateur Kaniuekutat :

Une personne doit faire attention au nombre de chants qu’il chante parce que ses chansons font partie de sa vie. C’est pourquoi je ne veux pas toutes les chanter. Je dois les garder pour des usages futurs. Quand j’ai sauvé la vie d’un bébé, je lui ai donné une partie de ma vie. Alors il me manque une partie de ma vie. Elle est partie pour la vie du bébé. [...] Quand on soigne une personne malade, on lui donne une partie de notre vie.

ibid. : 236, notre trad.

Conclusion

Un modèle explicatif des cosmologies autochtones ne peut évacuer totalement la question des forces et des substances dans les rapports aux non-humains (Crépeau et Laugrand 2017 ; Crépeau 2007 ; Hamayon 2013). La pratique du pouvoir manitushiun n’est possible qu’en relation avec les puissances animales, c’est-à-dire les entités-maîtres des animaux. La puissance d’être et d’agir des humains dépend donc des autres qu’humains et, notamment, des prises qui leur sont offertes par les entités-maîtres puisque celles-ci sont la source de leur force vitale. Dans ce contexte, les animaux et leurs maîtres sont l’expression d’une totalité, en ce qu’ils opèrent une médiation entre les êtres humains et les puissances du cosmos. Ainsi, quand une entité-maître donne un animal à un chasseur, elle lui donne une partie d’elle-même, une partie de son pouvoir, que le chasseur peut manipuler et utiliser pour être et agir dans le monde. La notion de manitu, que ce soit en tant qu’entité ou en tant que pouvoir, représente à la fois une expression de la totalité et une objectivation des forces du cosmos. Nous proposons ainsi de l’envisager, suivant Basil Johnston (2001), en tant que concept intégrateur qui anime et fonde la cohérence des cosmologies algonquiennes :

Kitchi-Manitou [le Grand Mystère, littéralement le Grand Manitou] ne peut être connu ou décrit en termes corporels humains. Le peu que l’on sait de Kitchi-Manitou est connu à travers l’univers, le cosmos et le monde. Kitchi-Manitou est le créateur de toutes les choses, de tous les êtres, y compris les manitous.

ibid. : 2, notre trad.

Johnston précise que de nos jours il se manifeste uniquement à travers sa création et plus particulièrement les divers manitus et qu’il est à l’origine des lois qui régissent le monde et auxquelles les êtres humains doivent se conformer : « Les hommes et les femmes sentaient la présence des manitous partout autour d’eux. L’être humain devait se conformer aux lois naturelles du monde. Bien qu’ils n’aient été assujettis à aucun autre homme ou femme, les êtres humains […] étaient dépendants de la bonne volonté des manitous. » (ibid. : xxi, notre trad.)

Cette conception permet de rendre compte du fait que, dans tous les contextes que nous avons examinés, autant la compréhension algonquienne du Dieu chrétien que le concept d’un « maître des maîtres » issu d’une puissance animale sont désignés à l’aide de la notion de manitu. Par leur caractère englobant et primordial, ces notions renvoient à leur façon à l’idée d’une puissance qui est cause d’elle-même, analogue à une règle ultime (Hart 2005 : 124) et qui, bien que rarement formulée explicitement comme fondement des règles et des normes, se manifeste dans la manière dont les règles particulières sont identifiées, énoncées et mises en pratique par les individus, par les chefs de chasse ou encore par les chamanes[9], c’est-à-dire en fonction de leurs contextes d’usage, comme l’a fait remarquer Earle Waugh (2001 : 473). Ce dernier a souligné au sujet du concept de manitu chez les Cris de l’Alberta : « Comme le soutiennent les aînés, il n’y a aucun type d’être ou d’objet ontologique qui puisse le «représenter». Manito parle de la réalité, mais on ne peut pas définir cette réalité en termes de référent directement observable. Manito est trop englobant pour être limité de cette façon. » (ibid. : 474)

La difficulté de définir et de traduire ces concepts découle justement du fait qu’ils ne correspondent pas à des contreparties factuelles ordinaires de la réalité, tant pour leurs usagers que pour un observateur externe. Leur explicitation doit référer à un point de vue interne, c’est-à-dire aux règles qu’ils introduisent dans leurs contextes d’usages, règles qui correspondent à l’application et au respect d’un système d’obligations et de droits (Rosa et Crépeau 2020 : 67-68). D’autre part, comme l’a souligné Jacques Leroux (2009 : 90) – qui adopte lui aussi une perspective juridique pour comprendre les cosmologies algonquiennes –, la référence aux règles introduites par ces principes cosmologiques permet de créer un lien d’appartenance au groupe social. En effet, comme nous l’avons souligné ci-dessus, ces règles favorisent la collaboration, la coopération et le partage, bref la complémentarité des rôles sociaux : « On pourrait dire, en d’autres termes, que l’entité-maître cause une plus ou moins forte inflexion de l’action individuelle en la transformant au moment même de l’acte en lien social. » (Crépeau 2015 : 245)

Sylvie Vincent a souligné de multiples façons au cours de sa carrière que les Innus conçoivent leurs rapports à la société eurocanadienne en se référant au contexte du nutshimit (i.e. la forêt, l’intérieur des terres) comme lieu d’une causalité et d’une juridicité originaires où prédomine toujours le droit ancestral encadrant notamment la gestion familiale et collective d’un territoire commun. C’est ce qu’énoncent de diverses façons les Innus lorsqu’ils discutent de leurs rapports avec les entités-maîtres et des conséquences découlant du non-respect des règles associées à l’appropriation et au partage des ressources du nushimit, conçues comme un bien collectif dont dépend leur bien-être spirituel et matériel. Les aînés innus qui ont collaboré avec Sylvie Vincent redoutaient que la génération future en vienne à croire « qu’il n’y a qu’un gouvernement, celui d’Ottawa, délaissant ainsi celui de l’intérieur des terres dirigé par Papakassiku » (Vincent 1992 : 138). En somme, les aînés innus craignaient que les plus jeunes se fassent « engloutir par les mondes extérieurs » à moins de rester « en contact avec les forces propres à son monde à soi » (ibid. : 141). Trente ans plus tard, même s’ils n’ont pas connu la vie nomade et qu’ils sont plus que jamais exposés à cette force extérieure qu’est le « Gouvernement », les jeunes adultes envisagent toujours le territoire comme un espace primordial dans lequel se déploient une juridicité et une causalité originelles. En effet, dans le nutshimit, il n’est pas rare de les voir demander des poissons à Messinaku ou encore, au petit matin, de les entendre raconter leurs rêves de chasse. Le rapport au territoire, à ses forces et à ses entités fait partie intégrante de leur identité et leur donne la puissance d’être et d’agir dans un monde qui n’est pas toujours pleinement le leur.