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En 2009, Sylvie Vincent et moi nous nous sommes retrouvés dans la même salle d’audience du Conseil canadien des relations industrielles. Nous agissions à titre de témoins experts dans une cause relative à un conseil de bande poursuivi pour avoir refusé d’accorder une accréditation syndicale aux policiers de la communauté. Sylvie témoignait pour le compte du Conseil de bande, moi pour le ministère de la Justice, intervenant dans cette affaire. À travers les échanges que nous avons eus avant et après nos témoignages respectifs, il m’apparaissait que nous partagions à la fois une même conviction et un même malaise face à cette cause. D’une part, il nous semblait clair, au-delà de la question de savoir s’il était justifié ou non de refuser une telle accréditation, que l’on se trouvait, a priori, devant une volonté légitime du Conseil de bande d’exercer sa souveraineté politique, son droit à l’autodétermination. D’autre part, nous considérions pour le moins absurde que l’exercice de cette autonomie, ce droit ancestral revendiqué, requérait de prouver, en fonction des critères jurisprudentiels, que la Première Nation concernée jouissait, au moment du contact, d’une « autonomie gouvernementale sur la détermination de ses rapports de travail avec sa main-d’oeuvre policière » (Association…, par. 104), s’agissant d’une population algonquienne nomade du Subarctique… Cela, une quinzaine d’années après que les gens de Shawanaga et d’Eagle Lake aient été appelés à faire une démonstration semblable en matière de réglementation « de jeux de hasard à gros enjeux » (R. c. Pamajewon, par. 18).

Ce n’était pas la première cause de droits ancestraux ni la plus complexe à laquelle j’ai été invité à participer au fil des ans. Mais certainement la plus révélatrice quant à l’influence que peut exercer le cadre normatif sur la représentation et l’appréciation de l’histoire culturelle des peuples autochtones. La conformité aux balises jurisprudentielles en vigueur peut non seulement favoriser un portrait partiel, voire biaisé de cette réalité historique, mais promouvoir un particularisme culturel tel que cela contribue à entretenir une distance souvent plus symbolique que réelle entre les collectivités autochtones et non autochtones. Plus récemment, la décision Hamilton Health Sciences Corp. v. D.H. rendue en 2014 par la Cour de justice de l’Ontario est venue renforcer cette perception. Dans ce cas, il s’agissait d’établir si une mère dont la jeune fille de 11 ans était atteinte de leucémie pouvait évoquer un droit ancestral de recourir à la médecine dite traditionnelle et refuser, par là même, les traitements de chimiothérapie réclamés par un hôpital pour enfants. Le tribunal a tranché en faveur de la mère.

Notre objectif n’est pas ici de critiquer cette décision en tant que telle, mais de souligner les incompatibilités apparentes que cette cause laisse entrevoir entre l’orientation actuelle du cadre jurisprudentiel canadien en matière de reconnaissance des droits ancestraux et la politique nationale de réconciliation avec les peuples autochtones. Dans Hamilton, les paramètres entourant la présentation et l’appréciation de la preuve ont mené le tribunal à valider un argumentaire historique et ethnographique concernant le rapport des gens des Six Nations avec la médecine traditionnelle qui reposait sur des assises davantage essentialistes que factuelles. En plus d’une surreprésentation du recours à ce type de médecine, l’intégration historique de la médecine occidentale dans la culture locale se voyait complètement occultée, posant ainsi les médecines autochtones et non autochtones dans un rapport d’opposition plutôt que de complémentarité. En conséquence, cette dichotomie, magnifiée à la lumière des conséquences appréhendées pour la vie d’un enfant et conjuguée à l’impression d’un traitement juridique différencié, a contribué à entretenir l’impression populaire voulant qu’autant dans leur trajectoire historique que dans leur réalité contemporaine, les citoyens autochtones et non autochtones demeurent des entités évoluant en parallèle, au détriment des interculturalités effectives. Ce qui n’est pas sans trouver une résonance, comme il en sera question en conclusion, dans les constats faits par Sylvie Vincent au sujet de l’image des Autochtones il y a déjà – et c’est l’aspect déplorable – près d’une quarantaine d’années.

La cause Hamilton Health Sciences Corp. v. D.H et al.

En 2014, une jeune fille de 11 ans de la communauté des Six Nations, souffrant de leucémie lymphoblastique aiguë, a entrepris des traitements de chimiothérapie à l’Hôpital pour enfants McMaster d’Hamilton[1]. Toutefois, après seulement une douzaine de jours, alors que la jeune fille souffrait tout autant de son cancer que des traitements (Hamilton 2014 : par. 12), la mère a décidé, au nom de son enfant, de mettre fin à la chimiothérapie et de se tourner vers la médecine traditionnelle (Onongwatri:yo), tout en acceptant qu’un certain suivi médical soit fait à l’hôpital dans les semaines suivantes (Hamilton 2014 : par. 19, 21). À la suite d’une demande du personnel médical qui ne jugeait pas J.J., la jeune fille, suffisamment mature pour refuser les traitements en toute connaissance de cause ni pour remettre en question la décision de sa mère, la Société d’aide à l’enfance a refusé d’intervenir pour forcer la reprise des traitements, estimant que la documentation fournie s’avérait insuffisante et qu’il serait injustifié de retirer la jeune fille de son milieu familial. Soulignons que la loi ontarienne ne prévoit pas d’âge minimal pour consentir à des traitements médicaux ; chaque personne prend la décision pour elle-même, tant qu’elle a la capacité de le faire. Apparemment, il n’y avait pas de doute du côté des services de protection de la jeunesse quant à la capacité de J.J. de décider pour elle-même, tout comme dans le cas similaire de Makayla Sault, une jeune fille autochtone de la Première Nation de New Credit, atteinte de la même maladie et qui avait également choisi, à la même époque, de s’en remettre à la médecine traditionnelle (Duric 2014a). Dès lors, Hamilton Health Services, un regroupement institutionnel comptant sept centres hospitaliers du centre sud de l’Ontario, incluant l’Hôpital pour enfants McMaster, s’est tourné vers le tribunal pour que J.J. soit déclarée en besoin de protection afin que les traitements de chimiothérapie puissent reprendre.

La Cour de justice de l’Ontario a accepté d’entendre cette requête en protection, en ordonnant toutefois que les parents de l’enfant et la bande des Six Nations soient parties prenantes à la cause (Hamilton 2014 : par. 5). Lors des audiences qui ont eu lieu entre le 17 septembre et le 24 octobre, la partie requérante estimait que la chimiothérapie offrait entre 90 et 95 % de chances de guérison, qu’il s’agissait du seul traitement ayant fait ses preuves pour guérir cette maladie et qu’il n’y avait aucun exemple connu de survie à celle-ci sans chimiothérapie (Hamilton 2014, par. 2, 12). Ajouté à l’inaptitude de la jeune fille au consentement (Hamilton 2014, par. 12, 24, 28), cela justifiait de placer celle-ci sous protection. Du côté des intimés, l’argumentaire tenait au fait que J.J. n’était pas une enfant requérant une protection et que la décision de cesser la chimiothérapie pour s’en remettre à la médecine traditionnelle devait être reconnue comme un droit ancestral en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ce sont d’ailleurs les représentants de la bande des Six Nations qui ont demandé au tribunal de prendre en considération l’article 35, en vue de reconnaître un droit collectif appelé à être exercé individuellement par les parents de J.J. (Hamilton 2014 : par. 60). Au terme des délibérations, le juge Gethin B. Edward[2], tout en souscrivant au fait que J.J. était dans l’incapacité de prendre une décision éclairée concernant l’interruption des traitements (Hamilton 2014 : par. 39), a conclu que l’enfant n’avait pas besoin de protection, entérinant ainsi le point de vue de la Société d’aide à l’enfance, et que ses parents avaient le droit de choisir des traitements traditionnels autochtones en vertu du droit constitutionnel invoqué par la Première Nation (Hamilton 2014, par. 83).

En avril 2015, à la demande des parties, le juge a accepté d’amender ses motifs pour inclure les sections suivantes :

[83a] Mais il est implicite dans ce jugement que la reconnaissance et la mise en oeuvre du droit de recourir aux médecines traditionnelles doivent être cohérentes avec le principe selon lequel l’intérêt supérieur de l’enfant demeure primordial. Le droit ancestral d’utiliser la médecine traditionnelle doit être respecté et doit être pris en compte, entre autres facteurs, dans toute analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et de la question de savoir si l’enfant a besoin de protection. En tenant compte du droit ancestral et de l’objectif constitutionnel de réconciliation et en examinant attentivement les faits de cette cause, j’ai conclu que cet enfant n’avait pas besoin de protection.

[83b] En droit comme en pratique, les Haudenosaunee ont donc à la fois un droit ancestral d’utiliser leurs propres médecines et pratiques de soins de santé traditionnelles, et le même droit que les autres personnes en Ontario de recourir aux médecines et aux soins de santé qui sont à leur disposition. Cela protège la culture et les savoirs des Haudenosaunee, tout en leur donnant un accès unique à ce que nous avons de mieux à offrir. Face à un ennemi implacable comme le cancer, nous espérons tous et avons tous besoin de ce qu’il y a de mieux, en particulier pour nos enfants. Pour les Haudenosaunee, les deux ensembles de droits mentionnés ci-dessus répondent aux aspirations de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, qui stipule à l’article 24 que « les peuples autochtones ont droit à leurs médicaments traditionnels et à maintenir leurs pratiques sanitaires... Les personnes autochtones ont également le droit d’accéder, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé.

Hamilton 2015, notre trad., ainsi que celles qui suivront

La décision n’a pas été portée en appel.

La preuve de droit ancestral

Dans sa décision, le juge Edward ne s’est pas attardé aux caractéristiques du traitement médical privilégié pour J.J., se contentant de souligner que sa mère démontrait une profonde croyance dans la médecine traditionnelle et dans sa culture autochtone, où les enfants sont considérés comme des cadeaux du Créateur (Hamilton 2014, par. 80 ; 2015, par. 4). Il a plutôt cherché à vérifier si les critères jurisprudentiels relatifs à la détermination d’un droit ancestral étaient satisfaits. Suivant l’arrêt Van der Peet de 1996, le magistrat estimait devoir établir si « le recours à la médecine traditionnelle par les Six Nations fait partie intégrante de leur culture distinctive aujourd’hui, et [si] cette pratique est apparue durant la période précédant le contact » (Hamilton 2014 : 72 ; voir R. c. Van der Peet, art. 46, 55, 60, 69). Outre les témoignages d’experts, la preuve soumise par les parties intimées consistait en deux publications de la National Aboriginal Health Organization : l’une intitulée Haudenosaunee Code of Behaviour for Traditional Medicine Healers (Mitchell 2006), et l’autre intitulée Traditional Medicine in Contemporary Contexts et rédigée par l’anthropologue Dawn Martin-Hill (2003), membre des Six Nations et membre fondatrice de l’Indigenous Studies Program à l’Université McMaster (Hamilton 2014, par. 75). Visiblement conscient que cette preuve, soumise en contexte d’urgence, se voulait pour le moins partielle, le juge a cru bon rappeler que « [l]e fait que le tribunal s’est appuyé sur ces documents rejoint la directive du juge en chef Lamer dans l’affaire R. c. Van der Peet d’assouplir notre application des règles de preuve pour comprendre l’histoire à l’appui des revendications des Premières Nations » (Hamilton 2014 : par. 75).

Comme preuve de l’existence de la médecine traditionnelle à l’époque précédant le contact, le juge a retenu un mythe de création haudenosaunee reproduit dans la première publication (Mitchell 1996 : 4), de même que l’interprétation qui y était donnée :

[Aux pieds de Sky Woman] poussaient les fraisiers, ainsi que d’autres plantes maintenant utilisées comme médicaments pour soigner les maladies. […] cette histoire explique comment les Haudenosaunee ont acquis leur connaissance des médecines traditionnelles – des médecines qui sont utilisées par les guérisseurs traditionnels dans les cérémonies et les pratiques de guérison jusqu’à ce jour. La médecine traditionnelle, telle qu’elle est pratiquée par les Haudenosaunee, est essentielle à la santé et à la survie des Haudenosaunee en tant que nation.

Hamilton 2014, par. 77

Sur cette base, il concluait : « De toute évidence, ce récit de création appuie la conclusion que l’usage des médecines traditionnelles par les Six Nations prévalait avant le contact avec les Européens. » (Hamilton 2014, par. 78) Quant à la démonstration que la médecine traditionnelle aurait toujours constitué une composante centrale et significative de la culture distincte de cette société, le magistrat a retenu une citation du Center for the Support and Protection of Indigenous Religions and Indigenous Traditions datant de 1993 et rapportée dans un article de Christopher Ronwanien:te Jocks, cité par Martin-Hill :

Les cérémonies traditionnelles et les pratiques spirituelles... sont des cadeaux précieux offerts aux Indiens par le Créateur. Ces voies sacrées nous ont permis en tant qu’Indiens de survivre – miraculeusement – aux assauts de cinq siècles d’efforts continus des non-Indiens et de leur gouvernement pour nous exterminer en effaçant toutes les traces de nos modes de vie traditionnels. Aujourd’hui, ces précieuses traditions sacrées continuent de donner aux Indiens d’Amérique de toutes les [nations] la force et la vitalité dont nous avons besoin pour le combat dans lequel nous sommes engagés chaque jour ; ils constituent également notre meilleur espoir pour un avenir stable et dynamique. Ces traditions sacrées sont un « radeau de sauvetage » durable et indispensable sans lequel nous serions rapidement submergés par les adversités qui menacent encore notre survie. Parce que nos traditions sacrées nous sont si précieuses, nous ne pouvons pas permettre qu’elles soient profanées et bafouées.

Martin Hill 2003 : 15 ; Jock 2000 : 66

Conscient qu’il s’agissait-là d’un propos d’ordre général, le juge Edward a rappelé que l’un des témoins au procès, membre des Six Nations, la médecin Karen Hill, bien que formée dans la médecine occidentale, tenait une clinique médicale dans la réserve conjointement avec une praticienne de la médecine traditionnelle : « Le fait est que la médecine traditionnelle continue d’être pratiquée aux Six Nations comme elle l’était avant le contact avec l’Europe et, de l’avis de la Cour, il ne fait aucun doute qu’elle fait partie intégrante de ce que sont les Six Nations. » (Hamilton 2014, par. 79) De même, il concluait que la mère de J.J. avait exercé un droit ancestral dans le respect de ses croyances profondes.

Au-delà du contexte expéditif de la cause qui ne permettait pas de produire une preuve et une contre-preuve le moindrement élaborées, la nécessité de concilier le rapport historique à la médecine des gens des Six Nations avec les critères juridiques de validation d’un droit ancestral aura contribué à dresser, en quelques paragraphes, une image non seulement incomplète, mais somme toute peu représentative non seulement de l’importance accordée à la médecine traditionnelle, mais de sa dimension collective au sein de cette population.

Le recours à la médecine traditionnelle

En donnant préséance aux principes de culture distinctive et de continuité historique dans la détermination des droits ancestraux, la Cour suprême du Canada a contribué à ancrer l’identité culturelle autochtone dans une certaine logique de fossilisation – d’ancestralité, justement. Bien qu’elle ait précisé qu’une pratique appelée à être reconnue comme un droit ancestral ait pu évoluer dans le temps, cette « évolution naturelle ne justifie pas l’octroi d’un droit différent sur les plans quantitatif et qualitatif » ; une continuité raisonnable doit tout de même être démontrée « entre les pratiques, coutumes et traditions ancestrales et le droit ancestral contemporain revendiqué » (Bande indienne des Lax Kw’alaams, par. 7-8). Cette perspective primordialiste ou « originaliste » (Borrows 2012), voire essentialiste, autour de laquelle la démonstration d’un droit ancestral doit être articulée est susceptible de mener à des formes de représentation qui en viennent à dénaturer, jusqu’à un certain point, l’objet de revendication. Cela est clairement illustré dans le cadre de la cause qui nous intéresse ici.

Dans la documentation présentée en preuve, tout comme dans la décision du juge Edward, la médecine traditionnelle autochtone est présentée comme une réalité ethnographique exclusive, alors que depuis des siècles les peuples autochtones ont pourtant intégré la médecine occidentale dans leur culture, volontairement ou dans le sillon des efforts de conversion et d’assimilation. Depuis les premières épidémies, différents types de soins et de médicaments disponibles par l’entremise des missionnaires, du personnel des postes de traite ou d’autres acteurs coloniaux ont été recherchés et appréciés par les populations autochtones en fonction des conjonctures. De même, une forme de complémentarité, souvent articulée autour d’une optique voulant que la médecine traditionnelle offre un cadre de guérison social et environnemental pertinent alors que la médecine occidentale cible davantage les pathologies du corps humain, a depuis longtemps été privilégiée (Niezen 1997 : 468-469). Aujourd’hui encore, de nombreux hôpitaux au Canada, en collaboration avec les Premières Nations qu’ils desservent, s’efforcent de concilier les médecines traditionnelle et occidentale afin de satisfaire aux besoins et aux attentes des patients autochtones (Walker et al. 2009 ; Cardinal 2011 ; Six Nations 2015 : 33). De même, à la question pour le moins démagogique posée par le Globe and Mail à la suite de la décision du juge Edward : « Est-ce qu’au xvie siècle, un parent autochtone voyant son enfant mourir d’une maladie douloureuse aurait refusé la possibilité de le sauver si elle avait existé ? » (Globe and Mail 2014), la réponse est : sans doute que non.

Cet historique d’hybridité n’est pas étranger aux gens des Six Nations. Dès le milieu des années 1780, c’était un médecin itinérant qui visitait la réserve mais, à tout le moins depuis 1843, la population de l’endroit réclamait un médecin permanent – qui arrivera quelques années plus tard. Comme le notait Weaver : « Il semblerait que pendant cette période, la médecine occidentale n’ait été utilisée en grande partie qu’en dernier recours, lorsque les méthodes traditionnelles étaient perçues comme infructueuses, ou dans des cas extrêmes comme la menace d’une épidémie de variole. » (Weaver 1972 : 40) Parallèlement, avant la construction du premier hôpital dans la réserve en 1927, en cas de besoin les personnes malades se rendaient dans les hôpitaux de Brantford et de Hamilton (Weaver 1972 : 69). Au sein de la population, les non-conservateurs, majoritairement convertis au christianisme, étaient alors plus enclins à se tourner vers la médecine occidentale, sans pour autant rejeter entièrement la médecine traditionnelle (Weaver 1972 : 8, 40, 43-44, 76-77, 159-160 ; Rioux 1951 : 154). Toujours selon Weaver, depuis la seconde moitié du xixe siècle,

… la « culture » non conservatrice a connu un processus de remplacement ; la médecine traditionnelle iroquoise, ayant peu de valeur utilitaire, a été écartée au bénéfice de la médecine occidentale. En ce sens, il est significatif que la fierté manifestée par les non-conservateurs envers les remèdes traditionnels à base de plantes découle principalement du fait que l’efficacité de certaines de ces herbes a été validée par leur incorporation dans la pharmacopée moderne.

Weaver 1972 : 160

Pour leur part, les conservateurs se réclamant de l’idéologie Longhouse avaient aussi recours à cette approche hybride, bien qu’affichant un attachement plus marqué pour la médecine traditionnelle. Rappelons que la tradition Longhouse est associée à un mouvement fondé en 1799 par le prophète Handsome Lake et qui s’articule autour d’une philosophie combinant des éléments provenant à la fois de la culture iroquoise et du christianisme (Wallace 1972 ; Tooker 1989). Boyle écrivait en 1898 que, chez les « païens » des Six Nations, « [u]n médecin n’est appelé qu’après que cette méthode (traditionnelle) de traitement se sera avérée inefficace, ou après qu’une personne éclairée aura réussi à obtenir le consentement du patient à cette fin » (Boyle 1898 : 189, 191-192). Encore dans les années 1950, Rioux parlait d’un « double système de sécurité » parmi les conservateurs, alors qu’un de ses répondants mentionnait que « certaines maladies doivent être guéries par le médecin blanc et d’autres par le guérisseur (fortune-teller) » (Rioux 1951 : 153, 156-158 ; voir aussi Shimony 1994 : 267-269 ; Myers 2005 : 93-94).

En somme, d’aussi loin que les sources historiques permettent de l’entrevoir, tant du côté des conservateurs que des non-conservateurs parmi les Six Nations, les deux traditions médicales ont fait partie des stratégies curatives, bien qu’à des degrés variables. C’est aussi ce qui prévaut de nos jours. Soulignons seulement que des centres de soins combinant les médecines traditionnelle et occidentale inaugurés à Brantford et à Mississauga, à la fin des années 1990, ont suscité un attrait au sein de la population autochtone locale (Powless 1998), à l’instar de la clinique qui allait être tenue par Karen Hill dans la réserve même (Garlow 2015a, 2015b). L’ouverture des gens des Six Nations n’est d’ailleurs pas qu’à l’égard de la biomédecine :

En plus de nos approches médicinales autochtones, il a été évoqué que la voie vers le bien-être communautaire devrait également englober les médecines complémentaires et alternatives (MCA). On a estimé que, comme nos approches médicinales autochtones, de nombreuses MCA sont préventives et focalisent sur la guérison holistique. De nombreux membres de la communauté ont dit vouloir intégrer les MCA dans leur parcours de mieux-être et ont estimé que cela devrait être appuyé dans le cadre d’un modèle de bien-être communautaire.

Six Nations 2015 : 23

Sur ce plan, le cas de J.J. ne faisait pas exception. Au dire de la mère, « sa fille avait aussi recours à la médecine autochtone alors qu’elle se trouvait à l’hôpital » (Casey 2015). De plus, dans un communiqué émis au lendemain du jugement, la famille affirmait : « Des mesures de sécurité telles que la surveillance de ses analyses sanguines ont toujours fait partie de notre protocole de soins. » (Two Row Times 2014), tandis que la mère ajoutait : « Je n’ai jamais [exclu la chimiothérapie dans l’avenir]. J’ai demandé : donnez-nous simplement l’occasion d’essayer de cette façon [avec la médecine traditionnelle]. Si cela ne devait pas fonctionner, je reviendrai pour la chimio, je ne regarderai pas ma fille mourir. » (Duric 2014b) Quelques semaines plus tard, la famille faisait ainsi le point sur l’état des traitements :

Notre choix pour un protocole de traitement holistique combinant des médecines traditionnelles, des cérémonies et une alimentation ciblée en vue de renforcer le système immunitaire a permis d’atteindre des numérations globulaires normales depuis le début d’octobre. La surveillance de son état se poursuit par son médecin de famille et le service d’oncologie du Toronto Sick Kids Hospital. »

Windle 2014

Dans le cas concurrent de Makayla, la mère avait mentionné, après le décès de sa jeune fille, en janvier 2015 :

Makayla a commencé à se sentir mieux une fois que la chimiothérapie a cessé, […] mais elle n’a pas complètement arrêté son traitement. Elle a continué à recevoir des soins de son médecin de famille, le Dr Jason Zacks, ainsi que d’un oncologue de l’Hôpital McMaster. Elle a également bénéficié de la médecine traditionnelle par l’entremise d’un guérisseur demeurant près de chez elle…

Casey 2015

La mère de J.J., à l’instar de la famille de Makayla, a aussi choisi de se rendre dans une clinique floridienne, l’Hippocrates Health Institute, afin que sa fille puisse bénéficier d’une thérapie incluant le recours à des radiations laser de faible intensité, à des injections de vitamine C et à une diète à base de nourriture crue. La médiatisation de ces initiatives a contribué à discréditer la valeur de la médecine traditionnelle autochtone aux yeux du public, non seulement en tant que droit culturel légitime, mais en tant que forme de traitement crédible, d’autant plus que la clinique en question n’avait qu’un permis d’établissement de massages et faisait déjà l’objet d’une surveillance pour fraude (Casey 2015)[3]. Mais peu importe la nature et la pertinence des soins recherchés en Floride, une telle démarche ne se voulait pas contraire, a priori, avec la coutume historique de considérer toutes les options disponibles en matière de traitement médical.

Aussi, c’est ce caractère hybride qui, depuis plusieurs siècles, caractérise fondamentalement le rapport à la médecine parmi les gens des Six Nations. Et il n’est sans doute pas risqué d’avancer que des échanges et des emprunts de connaissances médicinales entre leurs ancêtres et d’autres peuples autochtones aient pu prévaloir même avant l’arrivée des Européens. Par conséquent, cette volonté et cette capacité de concilier plusieurs traditions médicales, selon les besoins, pourraient être considérées comme tout aussi anciennes que la médecine dite traditionnelle. Sans compter qu’elle correspond encore à ce que souhaitent plusieurs membres de la communauté, comme le rapportait le compte rendu d’un colloque organisé dans la réserve en 2015 et portant sur l’harmonisation du bien-être autochtone avec les pratiques de médecine et de santé, colloque auquel ont d’ailleurs participé des représentants de l’Hôpital pour enfants McMaster de même que le juge Edward :

La population des Six Nations cherche à poursuivre le dialogue, l’éducation et l’établissement de relations afin de faire progresser conjointement les deux systèmes de connaissances […] pour entamer un dialogue et élaborer un plan d’action quant à la façon de répondre aux besoins des patients autochtones pour un système de soins de santé collaboratif reposant sur les médecines autochtone et non autochtone […] Le colloque a établi que le but ultime de la collaboration entre les systèmes médicaux autochtones et non autochtones était d’identifier ensemble les opportunités pour favoriser des soins culturellement sécuritaires pour nos générations présentes et futures. […] L’établissement de rapports respectueux entre le système de soins de santé conventionnel et les médecines communautaires autochtones est considéré comme primordial. Le modèle de relation doit établir un processus participatif dans lequel un apprentissage mutuel a lieu sans risque d’exploitation et d’abus et réparer les liens de confiance entre les professionnels de la santé non autochtones et autochtones.

Six Nations 2015 : 10, 18

En ce sens, c’est peut-être avant tout cette capacité de recourir à différentes options sur le plan médical que le juge Edward a d’abord cherché à garantir, en faisant en sorte que, par la reconnaissance d’un droit ancestral, l’option de recourir ou d’intégrer la médecine traditionnelle puisse prévaloir, en dépit d’une absence de reconnaissance de la part du système de santé.

Pour revenir au cas de J.J., est-ce qu’une certaine ouverture de l’établissement médical envers la médecine traditionnelle, en conformité avec l’approche hybride traditionnelle des gens des Six Nations, aurait permis d’éviter l’interruption de la chimiothérapie et le recours aux tribunaux ? À tout le moins, le Procureur général de l’Ontario a décidé, à la suite du jugement, de privilégier le dialogue entre les parties plutôt que d’en appeler de la décision. Une entente est survenue entre la famille de J.J. et l’équipe médicale pour que la jeune fille puisse suivre les deux types de traitements. Comme le résumait le juge Edward dans son amendement :

… la province et la famille ont collaboré pour former une équipe de soins de santé afin d’apporter le meilleur que chacune des parties avait à offrir dans le cadre du traitement suivi par J.J. Cette approche reconnaît l’acceptation par la province du droit de la famille de recourir à la médecine traditionnelle et la reconnaissance par la famille que la médecine occidentale aidera très certainement leur fille. Il s’agit simplement d’une reconnaissance de ce qui est dans le meilleur intérêt de J.J.

Hamilton 2015 : par. 5

Dans un discours prononcé à l’Université McMaster peu de temps après le décès de Makayla, la mère de J.J. affirmait : « La question n’est pas de savoir si la médecine traditionnelle sera respectée, mais comment elle sera respectée. Et comment et quand les deux systèmes pourront fonctionner ensemble. » (Garlow 2015d) En mars 2015, alors qu’elle était considérée comme étant en rémission, J.J. a connu une récidive de son cancer ; la famille a alors décidé que la jeune fille suivrait des traitements de chimiothérapie, conjointement à des traitements de médecine traditionnelle (Hamilton 2015 : 4).

La dimension collective du droit à la médecine traditionnelle

Les droits ancestraux garantis par la loi constitutionnelle sont de nature collective. Pour qu’une pratique, une coutume ou une tradition soit reconnue à titre de droit ancestral, elle doit donc correspondre à une certaine réalité ethnographique collective, propre à la communauté d’appartenance de la personne requérante. Dans le cas présent, jusqu’à quel point le recours à la médecine traditionnelle, reconnu comme un droit ancestral pouvant être exercé par la mère de J.J., correspond-il à un phénomène communautaire ? Ce questionnement ne semble pas avoir alimenté la réflexion du juge Edward qui, de facto, semble s’en être tenu à une représentation simple : une communauté, une médecine traditionnelle.

La communauté actuelle des Six Nations constitue, historiquement et comme son nom l’indique, un regroupement d’individus de différentes nations autonomes mais politiquement reliées, d’abord originaires de l’État de New York et venues s’établir sur un territoire donné par les dirigeants coloniaux en 1784, là où se situe l’actuelle réserve. Comme le mentionnait le rapport Bagot au milieu des années 1840, la communauté des Six Nations comprenait aussi « quelques Delawares, Tutulies, Muntures, Nunticokes et quelques autres […], établis par petites bourgades divisées suivant leurs tribus ou sous des chefs séparés, sur les deux rives de la Rivière […] mais ils sont maintenant sur le point de se retirer entièrement sur la rive sud » (Canada 1845 : 27). Si chacune de ces nations avait à l’origine ses propres traditions culturelles, il est certes raisonnable d’envisager qu’un degré de syncrétisme ait prévalu suivant l’établissement dans le Haut-Canada, y compris sur le plan des croyances et pratiques médicinales. Par conséquent, si l’on adopte une perspective strictement essentialiste, une communauté/une médecine traditionnelle, celle-ci semblerait difficilement convenir pour la période précédant 1784, voire pour un certain temps après cette date. Donc longtemps après le contact, en référence au critère jurisprudentiel.

Par ailleurs, la famille de J.J. disait appartenir à la tradition Longhouse, comme le soulignait le juge Edward : « Les membres de la famille sont de fervents adeptes du Longhouse qui ont intégré leur culture dans leur vie de tous les jours. En somme, leur adhésion au Longhouse est ce qu’ils sont et leur conviction voulant que les médecines traditionnelles fonctionnent fait partie intégrante de leur vie. » (Hamilton 2014 : par. 59) Or, les adeptes de cette tradition sont depuis longtemps minoritaires parmi les gens des Six Nations. Alors qu’une division entre chrétiens et non-chrétiens existait déjà en 1784, elle a été rapportée de nouveau dans les premières décennies du xixe siècle, avec apparemment une majorité de « païens », sans doute amplifiée par la popularité du mouvement Longhouse à la même époque (Weaver 1972 : 15-16). Mais l’arrivée progressive des missionnaires a contribué, avant même le milieu des années 1840, à renverser la majorité en faveur des chrétiens (Canada 1845 : [28]) ; dans les dernières décennies du xixe siècle, et jusqu’à l’aube des années 1960, environ 20 % de la population des Six Nations ne s’attribuait pas une identité religieuse chrétienne (Canada 1890 : 265 ; 1898 : 407 ; 1961 : 16). Au tournant des années 1950, Rioux rapportait que les adhérents à la tradition Longhouse formaient un groupe homogène concentré dans un secteur spécifique de la réserve, et dont plus de la moitié était composée de Cayugas (Rioux 1951 : 152 ; 1952 : 96). Shimony ajoutait, pour sa part : « Il existe pratiquement deux cultures distinctes aux Six Nations […] conservatrice ou non conservatrice, […] et la distinction entre elles est nette et manifeste. » (Shimony 1994 : 15. ; voir aussi Myers 2006 : 14-16) Parallèlement, depuis la première moitié du xxe siècle, la présence Longhouse au sein des Six Nations, à l’instar d’autres communautés, s’est avérée une source de division et de tensions politiques (Weaver 1972 : 25, 30-34 ; Noon 1949 : 45-46 ; voir aussi Reid 1999, 2004). En ce sens, la nécessité de revendiquer et de reconnaître un droit ancestral sur une base collective aura donné l’impression, a priori, que l’ensemble de la communauté des Six Nations s’identifiait à un même trait culturel. Ce qui ne veut pas dire que les adeptes de la médecine traditionnelle, même en étant minoritaires, ne pouvaient pas légitimement bénéficier de la reconnaissance d’un tel droit revendiqué par les instances politiques de leur nation.

La véritable dimension collective sous-jacente à la présente cause se situait plutôt sur le plan politique. Dans la perspective des Six Nations, défendre le choix de la mère de J.J. revenait à exprimer une volonté plus large d’autodétermination. En effet, la communauté disait supporter les proches de J.J. dans leurs démarches (Hamilton 2014 : par. 50) ; le Hamilton Spectator rapportait que la décision du tribunal avait été accueillie par une explosion de joie de la part des Autochtones présents dans la salle d’audience, alors que le chef de bande, Ava Hill, déclarait : « Cela est monumental pour notre peuple à l’échelle du pays […]. C’est un précédent en notre faveur. » (Frketich 2014) Le Conseil de bande devait ajouter, dans un communiqué de presse : « … notre droit de recourir à notre médecine n’est pas soumis à l’approbation des médecins occidentaux. […] Forcer un enfant des Premières Nations à subir un traitement médical conventionnel non désiré est un affront à la dignité et à l’autonomie de l’enfant, de nos cultures et de nos nations. » (Six Nations 2014) Cette préoccupation politique a trouvé écho dans les propos de la mère de J.J. qui, dans une entrevue accordée à la télévision nationale, affirmait ceci :

En tant que membre de la Confédération des Six Nations, je ne verrai pas mes décisions en matière de soins de santé pour mon enfant débattues et jugées par le système judiciaire canadien… Le système judiciaire canadien n’a pas le pouvoir de déterminer la validité ou non de notre loi ou de nos pratiques, lesquelles sont antérieures à l’existence du Canada.

Walker 2014a

Tout comme du côté de la Première Nation de New Credit, le chef avait appuyé la famille de Makayla : « Nous n’allons permettre à aucune autre agence d’intervenir et d’arrêter nos enfants. Nous avons vécu cela dans les années 40 et 50 et nous n’allons plus le permettre. » (Walker 2014b) Un groupe appelé « Force de défense pour Makayla » et regroupant des centaines de membres de la communauté aurait aussi été créé pour intervenir, advenant le cas où le Service d’aide à la jeunesse viendrait chercher la jeune fille (Walker 2014b).

Ce contexte ramène à ce que De Burgos qualifiait de « fonction dérivative de la médecine », soit lorsque cette dernière répond à des impératifs identitaires et de responsabilisation (empowerment) (De Burgos 2014 : 401). Dans le cas présent, il s’agissait d’une réponse des Six Nations au contexte colonial, marqué dans son volet sanitaire par les assauts contre les approches médicinales traditionnelles et la substitution de l’autorité des Affaires indiennes à la gouvernance locale en matière de soins de santé, suivant laquelle les fonctionnaires décidaient des politiques à implanter et des traitements à privilégier ou à imposer, notamment dans une optique de « civilisation » (Young 1984 : 260). Une réponse également au système de santé actuel qui ne satisfait pas convenablement les attentes des Autochtones, lorsqu’il ne constitue pas un environnement discriminatoire et anxiogène. Une réponse, enfin, au sort historiquement réservé aux enfants autochtones, que ce soit à travers l’institution des pensionnats ou des interventions des services de protection de la jeunesse. Sur ce dernier plan, les cas de J.J. et de Makayla symbolisaient aux yeux de plusieurs cette propension de l’État à s’approprier la responsabilité des enfants autochtones.

En somme, la présente cause juridique concernait plus que le droit de recourir à une médecine traditionnelle à des fins curatives. Elle canalisait une volonté d’exprimer et de manifester une forme d’autonomie collective. Ce qui ramène à l’idée que le cadre normatif guidant la reconnaissance des droits ancestraux au pays gagnerait à être davantage orienté en fonction des volontés contemporaines d’autodétermination exprimées par les collectivités autochtones, plutôt qu’en fonction de l’existence historique de cultures distinctives (Asch 2000 : 134), et en fonction de la vitalité actuelle des sociétés autochtones (Rotman 1997 : 6), plutôt qu’en fonction d’une démonstration de cette vitalité à des époques antérieures. Comme le résumait Borrows,

[l]’histoire est très pertinente pour les analyses juridiques, mais en même temps elle ne devrait pas toujours constituer le premier et le dernier mot dans la détermination des droits ancestraux, comme cela se produit souvent dans le processus judiciaire actuel. Les peuples autochtones subissent les conséquences le plus souvent négatives d’une telle approche.

2017 : 134

Ancestralité et réconciliation

Le conflit entre l’établissement de santé et la famille de J.J., les audiences devant le tribunal et les réactions publiques au jugement se sont articulés, fondamentalement, autour d’un rapport d’opposition entre la médecine occidentale et la médecine traditionnelle autochtone. Dans la perspective de l’équipe médicale de l’Hôpital McMaster, l’usage de la chimiothérapie représentait la seule avenue envisageable pour espérer sauver la jeune fille ; tout en évitant de porter un jugement explicite, son recours au tribunal équivalait à statuer sur l’inefficacité attendue de la médecine traditionnelle. Dans sa plaidoirie, l’avocate de l’Hôpital a d’ailleurs répondu, en posant elle-même une question hypothétique à savoir « si la vie d’un enfant des Premières Nations valait le risque de vérifier si la médecine traditionnelle fonctionne ou non pour guérir la leucémie lymphoblastique aiguë » : « Nous ne croyons pas. » (Duric 2014c) À la suite de la décision de la cour, l’opinion publique s’est toutefois faite plus directe, qualifiant tour à tour celle-ci de déni de la science, de victoire du relativisme, voire de pire conséquence du multiculturalisme. Jugé trop accommodant, le magistrat allait être notamment accusé de « négligence criminelle légalisée » pour avoir reconnu un droit aux traitements ancestraux en dépit « d’une preuve de danger de mort », bien qu’un amalgame ait été fait ici entre le jugement concernant J.J., en novembre 2014, et la mort de Makayla en janvier 2015 (Boisvert 2015) ; au mieux, tout lien était indirect, dans la mesure où le jugement pourrait avoir incité l’Hôpital à ne pas forcer la reprise des traitements pour Makayla par la voie des tribunaux. Les parents de cette dernière ont également été critiqués pour leur décision : « [ils] ont fait confiance à la médecine traditionnelle autochtone, malgré le fait que ses propriétés et la pertinence de ses règles thérapeutiques n’ont jamais été démontrées et évaluées scientifiquement. […] Et pourtant [ils] ne semblent aucunement souffrir de remords à la suite de leur malheureuse décision. » (DiManno 2015 ; voir aussi Garlow 2015e, Bombardier 2015)

De même, aucune crédibilité n’était accordée à la médecine traditionnelle, plutôt envisagée comme une manifestation folklorique, tandis que le choix largement publicisé d’aller suivre en Floride un traitement non conventionnel et non associé à la culture autochtone laissait croire, soit que la famille de J.J. ne croyait pas elle-même en la médecine traditionnelle, soit que celle-ci n’était évoquée que pour justifier un recours à des soins alternatifs. À cela s’ajoutait, du moins dans le cas de Makayla et de sa famille, une impression d’incohérence entre leur volonté de recourir à la médecine traditionnelle et l’affirmation de leurs croyances chrétiennes, comme s’il y avait là une incompatibilité inhérente entre deux systèmes de croyances (Buzetti 2015). Et pourtant, le juge Edward venait, apparemment contre toute logique, offrir une reconnaissance juridique à cette médecine d’un autre temps, comme le déplorait l’équipe éditoriale du Globe and Mail :

Maintenant, le juge Edward a étiré l’article [35] afin de créer un droit ancestral à la médecine traditionnelle, en arguant que, parce que les Autochtones du Canada ont traité des maladies avec de l’orme rouge et des racines de rhubarbe au xvie siècle, les Autochtones du xxie siècle doivent être autorisés à faire de même, au mépris de toute avancée médicale éventuelle entre-temps.

Globe and Mail 2014

Les circonstances ont été défavorables à une représentation adéquate du rapport à la médecine traditionnelle au sein des familles concernées qui, certes, semblaient entretenir au départ une réelle croyance en ses bienfaits. Bien qu’ils n’aient pas souhaité offrir de détails sur la nature exacte des soins prodigués à leur enfant, les parents de Makayla considéraient que ceux-ci pouvaient donner des résultats : « Il y a des gens dans notre communauté qui ont eu recours aux médecines traditionnelles et qui se portent bien aujourd’hui. Nous savons que nos médecines traditionnelles fonctionnent. Nous savons que notre fille ira bien. » (Walker 2014b) Toutefois, il convient aussi de rappeler qu’autant dans le cas de J.J. que dans celui de Makayla, la maladie avait d’abord été détectée après une visite à l’hôpital, et que les deux familles ont d’abord choisi de s’en remettre aux traitements de chimiothérapie, durant onze mois dans le second cas, soit jusqu’à ce que Makayla et ses parents eurent l’impression que les traitements empiraient son état physique et psychologique (Casey 2015 ; Garlow 2015f). Pour sa part, J.J. a subi très tôt « des effets secondaires atroces et a même attrapé une infection à E. coli à l’hôpital » (Duric 2014b.), ce qui a été confirmé par un médecin de l’hôpital lors du procès (Duric 2014d). Cela montre que les familles ne considéraient pas de facto la médecine traditionnelle comme la seule avenue envisageable, leur attitude initiale s’inscrivant plutôt dans cet historique d’ouverture pragmatique, évoquée précédemment, à l’égard des options médicinales disponibles.

En ce sens, le prisme dichotomique entre médecines occidentale et traditionnelle à travers lequel le personnel de l’hôpital pour enfants a interprété d’entrée de jeu la situation de J.J. laissait peu de place à des formes de conciliation entre ces approches, ce que semblait pourtant privilégier la famille. Par la suite, l’inscription du litige dans un cadre de reconnaissance d’un droit ancestral a contribué à renforcer la représentation d’un rapport passéiste à la médecine parmi les gens des Six Nations, dès lors englués dans leur ancestralité. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas passé inaperçu chez eux ; dans son éditorial du 28 janvier 2015, le Two Row Times écrivait : « Deux familles locales ont été ciblées et dénigrées par des journalistes […] avec un vocabulaire et des phrases amalgamées de manière à susciter le doute et la crainte dans le public canadien, selon quoi les enfants des Premières Nations courraient un risque en raison des habitudes incultes et “sauvages” de leurs parents. » (Two Row Times 2015) Un historien des Six Nations, Rick Hill, qualifiait pour sa part de « répugnante » la couverture de l’affaire. « Ils ont dépeint notre culture comme étant insensée, continue-t-il, comme si nous étions des gens insouciants. » (Duric 2014b)

Outre cette mise à distance, voire cette mise en opposition culturelle, le jugement est venu renforcer l’idée que les Autochtones bénéficient, au regard du système juridique canadien, de privilèges dont ne jouissent pas les autres citoyens. D’autant plus que le magistrat n’a pas cherché à baliser le droit ancestral reconnu en lui attribuant certaines limites, comme souvent les tribunaux cherchent à le faire en vue de concilier les intérêts autochtones et les valeurs plus larges de la société canadienne (Foucher 2015 : 46-52). Il a plutôt souligné qu’un « tel droit ne peut être qualifié de droit que s’il est prouvé qu’il fonctionne en utilisant le paradigme médical occidental. Agir ainsi reviendrait à laisser ouverte la possibilité d’éroder perpétuellement les droits ancestraux » (Hamilton 2014, par. 81). Dans cette perspective, et bien que la jurisprudence de la Cour suprême ait établi que les droits ancestraux n’étaient pas absolus, le juge Edward ne semble pas avoir considéré que l’État puisse porter atteinte au droit ici reconnu, y compris au nom du droit à la vie. D’ailleurs, la décision de ne pas considérer J.J. comme une enfant en danger, faute d’accès à des traitements médicaux jugés nécessaires pour sa survie, a rapidement été mise en parallèle avec d’autres décisions judiciaires. D’abord celle concernant un jeune garçon de la région même d’Hamilton pris en charge par les autorités, en 2008, après son refus et celui de sa famille de suivre des traitements de chimiothérapie pour combattre une leucémie. Ensuite, et surtout, celle concernant une jeune fille du Manitoba de 14 ans dont les parents, Témoins de Jéhovah, refusaient qu’on lui administre une transfusion sanguine. Dans ce cas, la Cour suprême avait reconnu la constitutionnalité de la loi provinciale forçant la jeune fille à recevoir une transfusion, tout en rappelant que le niveau de maturité et la capacité d’une personne mineure à prendre une telle décision devaient être pris en compte avant d’obliger un traitement (A.C. c. Manitoba). Aussi rappelait-on qu’au Canada la liberté de religion peut céder le pas lorsque la vie d’un enfant est en jeu ; à nouveau, l’équipe éditoriale du Globe and Mail déplorait, en ce sens, qu’un « juge de l’Ontario a décidé qu’une innocente jeune fille autochtone pouvait mourir au nom de la défense [des droits ancestraux] » (Globe and Mail 2014).

Pourtant, les peuples autochtones sont loin d’évoluer sur une planète juridique distante de celle des autres Canadiens. Bien que la loi constitutionnelle leur reconnaisse effectivement des droits spécifiques, ceux-ci ne se traduisent pas, dans le cadre normatif actuel, par une différence citoyenne en matière de respect des libertés fondamentales. D’un point de vue légal, s’il n’y a certes pas consensus sur l’interprétation à donner à l’article 25 de la même loi constitutionnelle, lequel stipule que « [l]e fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits et libertés – ancestraux, issus de traités ou autres – des peuples autochtones du Canada », plusieurs juristes y voient une volonté, non pas de soustraire les collectivités autochtones à leurs obligations à l’égard du respect des libertés fondamentales, mais de concilier celles-ci avec les droits spécifiques des peuples autochtones (Otis 2004-2005). De plus, il serait mal avisé de croire que les Autochtones considèrent eux-mêmes les libertés fondamentales comme des composantes d’un droit exogène sans pertinence à l’échelle de leur vie collective. Notons enfin que dans l’amendement apporté à sa décision, le juge Edward soulignait que l’intérêt supérieur de l’enfant doit ultimement prévaloir ; bien qu’incident, ce commentaire ouvre tout de même la porte à ce qu'une interprétation non autochtone du meilleur intérêt d'un enfant puisse avoir préséance sur un choix culturellement ancré fait par une famille ou une collectivité autochtone. D’autant qu’en justifiant sa posture initiale peu après l’amendement du magistrat, l’Hôpital pour enfant McMaster réaffirmait que « ses dirigeants, ses médecins et son personnel n’ont été concentrés en tout temps que sur le meilleur intérêt de JJ ». « Notre motivation, ajoutent-ils, a toujours été et demeure que cet enfant reçoive en temps opportun une chimiothérapie nécessaire pour sa survie. » (Garlow 2015g).

Conclusion

[…] entre l’Eurocanadien et l’Amérindien subsiste toujours une distance, quelle que soit la position de l’Amérindien dans l’imaginaire de son vis-à-vis. Et cette distance est voulue infranchissable.

Vincent 1986 : 77

Ce qu’illustre la présente décision, comme d’autres avant et depuis, est que, dans sa configuration actuelle, l’avenue juridique des droits ancestraux, au-delà des avancées qu’elle peut permettre sur le plan des revendications des peuples autochtones, contribue à accentuer l’impression encore trop largement véhiculée d’un profond clivage historique, culturel et juridique entre eux et le reste de la population canadienne. Ce qui, entre autres choses, n’est pas forcément propice au succès de la politique de réconciliation promue par le gouvernement fédéral, politique visant à « changer fondamentalement la nature de la relation entre les Autochtones et les non-autochtones au Canada » (Stewart 1998 ; Canada 1998). L’atteinte d’un tel objectif ne peut faire l’économie d’une compréhension mutuelle reposant sur une représentation adéquate des réalités socioculturelles autochtones, historiques et contemporaines, ce qui visiblement fait toujours défaut. En cette matière, on ne peut s’empêcher de constater à quel point les constats effectués par Sylvie Vincent, depuis la fin des années 1970, demeurent d’actualité.

L’insistance historiographique sur les relations entre les Autochtones et les instances étatiques, au détriment des rapports entretenus avec la société canadienne (Vincent 1997 : 127-128), contribue encore à tenir dans l’ombre tout un ensemble d’interactions passées. Souvent de moindre envergure et plus discrètes, ces occasions de proximité au quotidien ont aussi stimulé des emprunts et des transferts culturels, pour ainsi façonner des traits comme le rapport à la médecine au sein des Six Nations qui s’avère tout autant ancré dans une continuité culturelle que dans un intérêt pour les approches médicinales exogènes. C’est d’ailleurs en fonction d’un tel trait émanant d’une hybridité culturelle que la famille de J.J. a d’abord envisagé de répondre à la maladie. Par ailleurs, lorsque ces emprunts et transferts culturels sont ignorés, volontairement ou non, cela entretient l’impression qu’il existe une frontière socioculturelle imperméable entre les peuples autochtones et la société majoritaire (Vincent 1986). Associer les familles de J.J. et de Makayla à un système de croyances passéiste, tout comme refuser de reconnaître une quelconque crédibilité aux approches médicinales autochtones, est une façon de marquer un écart, voire une opposition avec la culture scientifique et progressiste de la majorité. Ce n’était sans doute pas la vision promue par le juge Edward, mais la démarche visant à satisfaire les critères de détermination du droit ancestral a contribué à la circulation de ce type de représentations polarisantes. Croire ou affirmer que les systèmes médicinaux dits traditionnels relèvent d’une autre époque et que la biomédecine représente la seule option crédible pour des enfants des Premières Nations, c’est dire en quelque sorte que les peuples autochtones, dans leur spécificité culturelle, n’ont pas leur place dans la société canadienne. Dans un cas, « l’Autre est projeté dans un lointain dont il ne pourra jamais revenir, un lointain hors de portée, hors de vue, un lointain que seule l’imagination peut rejoindre. Dans le deuxième cas, l’Autre devient tellement proche de Soi qu’on ne le voit plus » (Vincent 1986 : 76).

Dans l’histoire de J.J., une représentation adéquate des faits historiques et culturels aurait pu favoriser, dès le départ, une plus grande réceptivité du personnel médical envers les attentes de la famille et permis de devancer ce qui a prévalu après le procès, à savoir que le gouvernement provincial, les parents et la communauté médicale ont travaillé de concert pour former une équipe de soins appelée à tirer le meilleur des deux approches thérapeutiques, dans une optique de reconnaissance mutuelle et dans le meilleur intérêt de l’enfant. Ce qui correspond sans doute à une forme de réconciliation.