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Lettre n˚ 1
Lundi 28 [hiver 1972]
Chère José,
Un petit mot rapide pour te rassurer sur ma petite personne au cas où cela te préoccuperait quelque peu. Sait-on jamais ?!? Après trois jours assise sur mes bagages j’ai pris l’avion vendredi matin la mort dans l’âme. À Dorval j’ai failli partir pour Paris, histoire de me changer les idées... À Havre-Saint-Pierre j’ai rêvé que je me dédoublais. Une partie de moi disait à l’autre : « Tu veux y aller à Natashquan, eh ! bien vas-y, mais tu iras sans moi... », et elle partait en claquant la porte au nez de l’autre ! Image parfaite de mon indécision !!! J’ai réalisé en fait que j’étais terriblement fatiguée, incapable de me remuer sans y penser cinq minutes d’avance et traumatisée par le moindre effort à faire. Conditions idéales pour partir sur le terrain...
Mais rassure-toi, je me suis recollée ensemble, et finalement dès samedi ça allait beaucoup mieux. J’ai trouvé un Natashquan bien plus vivant me semble-t-il, quoique bizarrement. Les gens se visitent moins. Ils sortent moins le soir, mais ils ont l’air plus détendus tout en étant plus actifs. J’ai découvert en Abraham Malec un chef merveilleux de gentillesse. Antoine en plus posé, en moins tête brûlée. Mais Mathieu est dans un état pitoyable. Ouvrir les yeux le fatigue... il a l’air à bout de souffle, n’a plus que la peau sur les os. Michel Grégoire m’avait prévenue : Mathieu est en train de mourir...
J’ai fait pas mal de trucs depuis 2 jours 1/2. Le tour du village évidemment, samedi et dimanche matin. Dimanche après-midi, partie de hockey. Je te raconterai ça quand j’en aurai observé plusieurs. C’est fascinant car j’ai l’impression que les gens ont trouvé là un exutoire à leur agressivité contre les Blancs. C’est d’ailleurs un phénomène courant : le jeu servant à écouler l’agressivité d’un groupe contre un autre. Cette patinoire en contrebas avec face à face, en haut, les Blancs et les Indiens se narguant, s’engueulant, tout ça dans une atmosphère mi-rigolarde mi-sérieuse, c’est à filmer. C’est un phénomène nouveau cette année. Je me demande si les gens n’ont pas trouvé dans le hockey, qui se prête si bien à la plaisanterie, un moyen de crier aux autres ce qu’ils pensent. En tous cas pour les filles avec qui j’étais c’est très net (mais c’est un peu facile comme appréciation, il faut que j’assiste à d’autres joutes...).
Aujourd’hui 1ère journée de travail. J’ai cherché une remplaçante à Caroline [interprète et traductrice de SV]. La fille qu’elle m’avait indiquée ne comprend pas un mot de ce que racontent les vieux. Par contre elle m’a emmenée... ou du moins je suis allée avec elle chez mon vieil ennemi Pierre Courtois. J’étais sûre qu’il m’enverrait balader... (tu demanderas à Rémi des explications). Pas du tout. Il fait des manières, mais dans le fond il est très content que je sois allée le voir. Il a parlé pendant plus de deux heures et s’est dit ravi !! J’ai l’impression que c’est un vieux « ratoureux ». Mais... enfin on verra bien. Pour la traduction j’ai trouvé en la femme d’Antoine une aide précieuse qui a l’avantage de parfaitement comprendre son grand-père. De plus, dans la journée son père est souvent là et peut l’aider.
Si tu étais ici tu ferais des merveilles. Les conditions de travail sont vraiment idéales. Je suis logée comme un pacha. Je n’ai plus la machine à coudre, les barils de farine et les vieilles caisses dans ma chambre, mais un lit 2 fois + grand, une commode et surtout une ampoule qui éclaire. Ceux qui m’hébergent sont les plus adorables vieillards qu’il y ait dans le village. Tout le monde est archi gentil, prêt à t’aider, à te dire n’importe quoi, à te promener en skidoo, à t’emmener au cinéma... Mais voilà. À part la fatigue que j’ai prise en main et que je vais faire disparaître à ma façon, il y a toujours ma virtuosité inégalable en montagnais et mes « deux pieds dans la même bottine ». Pour le 1er handicap j’ai prévu des séances spéciales avec Caroline chaque soir où elle sera libre. Pour le deuxième, il faut que je m’organise pour penser un peu. Ça viendra peut-être. Recueillir des histoires c’est ce qu’il y a de plus facile. Les traduire c’est un peu plus compliqué, mais on s’en tire. C’est ensuite. Et pour avoir l’ensuite il faut commencer par traduire. Et ça c’est long, c’est épuisant, etc. J. Peastitute combattait Atshen, dans ses récits, à coup de tente tremblante, Michel Grégoire en est à la période suivante : l’évangile et les médailles. C’est un personnage bizarre Atshen tu sais. Certaines personnes ne veulent même pas en entendre parler. Certains traduisent Atshen par « le diable ». C’est toujours la prière qui l’a fait disparaître. J’ai plein d’indices ici et là, mais il faudrait mettre tout ça ensemble. En fait je n’ai pas eu le temps de préparer ce terrain. Il va falloir que je fonctionne encore au pifomètre. Mais dans le fond, si tu savais comme je m’en fous !! Minuit 1/2, les skidoos marchent encore. Il a neigé toute la journée. Dans ce village, bizarrement on dirait que l’on pourrait se perdre, ne pas voir quelqu’un pendant longtemps, chercher des visages et ne voir que des formes en habit de motoneige. Mais par ailleurs tu entres dans les maisons, et les visages sont là, doux, reposants, gais... Voilà. À part le boulot tout va donc très bien. Tu diras à Rémi que l’on a tué 28 caribous à La Romaine. Ici on fait pitié ! 1 caribou, 3 orignaux, beaucoup de lièvres, des perdrix blanches.
Salut à tout le monde. C’est à toi que j’écris mais en pensant à eux aussi : Madeleine, Rémi, Laurent, Huguette, Pauline, etc. J’essaierai de t’envoyer une lettre un peu plus intellectuelle la prochaine fois.
Je t’embrasse, Sylvie
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Lettre n˚ 2
Vendredi 17 [hiver 1972]
Chère José,
Perdue au milieu d’un fatras de notes, de cahiers, de fiches, je donnerais cher pour avoir quelqu’un à qui parler. J’ai du mal à mettre deux idées l’une derrière l’autre. Il va falloir que je prenne deux jours pour réfléchir.
Mathieu est mort. Ce matin à 5 h. À 7 h Marie-Ange entrait dans ma chambre pour m’avertir. Un peu plus tard, quand je me suis levée, Nukum est venue me le dire aussi, avec un air très solennel. Je suivais la progression de sa maladie par l’intermédiaire du Père Fortin... il n’a pas mangé... il va mieux... il n’a pas dormi... il ne boit plus... Aujourd’hui il était assis... il m’a demandé l’extrême-onction... ça va beaucoup mieux.
Je ne pouvais m’enlever de la tête l’idée qu’il allait mourir avant que je parte. Il a été pour moi très important. Si je fais de l’ethnohistoire un jour ça sera à cause de lui... Hier encore j’écoutais avec Caroline ce qu’il disait de la mort. C’était après avoir raconté (très mal) le récit des oiseaux d’été. Il disait que l’enfant était devenu un oiseau parce qu’il n’avait fait que chasser les oiseaux pendant sa vie. Il disait : on est dans la mort ce que l’on a été dans la vie. Et aussi : après la mort, on est comme de la fumée, on disparaît.
Ce n’était pas un conteur, mais c’était un penseur, un philosophe, révolté, amer, lucide. Sa vie est terminée. Petit à petit les vieilles pages de ce livre qui recèlent encore les connaissances accumulées par des générations de Montagnais vont s’envoler les unes après les autres. De la civilisation de la pensée ils vont passer à la civilisation de la technique. J’espère que Mathieu a été heureux au cours de sa vie...
Bon. Parlons d’autre chose. De ta découverte par exemple. Je crois que ça marche très bien avec ce que j’ai pour le premier niveau : eau et terre. Arrivée là je n’arrive plus à faire entrer mes trucs dans ton système parce que Papagastikw, le maître du caribou, est aussi maître d’une tapée d’autres animaux, dont l’ours et le lièvre (ohowapeu pour le lièvre à Schefferville si mes souvenirs sont bons) – des animaux d’été, donc, autant que des animaux d’hiver. Pour certains il n’y a pas de Memekwesiskwew mais un Wapistannapeu. Il semble que pour un informateur il y ait un ohowapeu et une ohoishkwew (???) — La seule chose sûre c’est que ohowapeu est maître du porc-épic.
Samedi. Petite révélation qui tend à confirmer ton truc. J’ai traduit cet après-midi un bout d’enregistrement où il est dit que Papagastikw est maître de tout ce qui court – en sautant-dans-la-neige-quand-il-fait-très-froid-et-que-la-neige-est-dure-dans-le-bois (kapapam-pataw = court en sautant). Un autre a dit tout ce qui vole (kastno peminat)… Je ne comprends toujours pas ce que l’ours vient faire là-dedans.
Merde, moi qui étais venue à l’école pour avoir la paix, voilà les enfants qui rappliquent... J’en ai trois à la porte, je ne sais combien à la fenêtre... c’est difficile de trouver un coin tranquille, les gens finissent toujours par te dénicher.
[...]
J’ai appris un certain nombre de choses sur Mistapeu et sur ce qui se dit dans la tente tremblante, mais ce n’est qu’une petite partie d’un ensemble. Le plus important c’est le rêve. Je crois que c’est là qu’il faut chercher si l’on veut trouver un autre système qui ne recouvre pas forcément celui des taxonomies animales. Il y a par exemple des choses bizarres comme le fait que si tu rêves à du pmi [graisse transformée] de castor ça veut dire que tu auras du castor, mais si tu rêves à du win [moelle] de castor, ça veut dire du caribou. Pour le loup-marin, que ça soit win ou pmi, c’est toujours du caribou. Beaucoup de poissons, peut-être tous, signifient : caribou. Messenak et Papagastikw ont l’air de perdre la tête quand il s’agit du rêve. Pourtant ce sont eux qui l’envoient.
Claire (oblate, directrice de l’école, très sympathique) vient de m’apporter un plateau avec café, biscuits, sucre et lait. C’est joli – mais ça ne me dit rien. Je suis allée voir Mathieu tout à l’heure ça m’a coupé l’appétit pour la journée. Je crois que je suis à bout de nerfs, cette mort m’a achevée !!
Ce qu’il y a de merveilleux c’est de travailler avec Michel Grégoire. Je l’aime beaucoup. Il est marrant. Mathieu était capable d’abstraction plus que lui. Mais il est bien meilleur conteur et plus serein.
J’ai essayé d’expliquer la méthode de Frake à Caroline. Ça a pris un temps fou avant qu’elle comprenne. Mais elle est occupée toute la journée et pratiquement tous les soirs. Je vais essayer de l’expliquer à Antoine – qui a une relativement bonne connaissance du français, qui connaît bien sa culture et qui pige très vite. Mais je ne compte pas dessus. J’ai moi-même l’esprit trop engourdi....!!
[...]
Je me suis trompée quand je croyais qu’il y avait un rapport étroit entre Atshen et la tente tremblante. Il y a quelque chose de plus général qu’Atshen, un monde d’êtres malfaisants, et surtout il y a d’autres moyens de les combattre, il y a des hommes assez forts eux-mêmes pour se passer d’un Mistapeu – et donc de la tente tremblante. Ce qu’il faut savoir c’est ce que ces gens utilisent pour « voir au loin » ou pour combattre Atshen et autres. Ne rigole pas, ils utilisent la peau de caribou blanche (entre autres choses). Je savais bien que le blanc avait une valeur particulière.
Tout cela s’élabore péniblement. Je n’ai pas fait un pouce d’ethnohistoire. D’ailleurs la subvention de Frank n’était pas pour ça. On verra plus tard. Pour l’instant je ne m’occupe que de ma tente tremblante. Je vais pouvoir en faire une bientôt, si je peux me trouver un Mistapeu quelque part. Pour le trouver c’est facile. Je t’expliquerai. À ce propos il y a un individu qu’on a un peu laissé tomber et qui semble important, c’est l’aigle. Il y a un mythe sur l’aigle qui emmène un homme très haut et l’homme dégringole sur terre. C’est peut-être encore un truc de kakushapatak.
Bon, je te laisse pour l’instant. J’ai plein de choses à recopier, et je suis épuisée d’avoir tant parlé pour ne rien dire !!! À propos, ne te formalise pas pour mon humour noir. Quand je dis que vous ne vous préoccupez sûrement pas de moi ça veut dire tout simplement que je me préoccupe beaucoup de vous et que, bien que je sache que vous pensez à moi aussi, si vous n’y pensiez pas, ça me ferait quelque chose. Il suffit d’interpréter un peu !!! Mais je sais que mes plaisanteries sont souvent prises pour des méchancetés. Cette façon de s’exprimer est, je crois, très familiale. Nous nous disons des choses dont la signification n’a rien à voir avec ce qui est dit ou écrit. Je pourrais facilement dire « espèce d’imbécile » à mon frère et ça voudrait dire – et il le comprendrait ainsi – « je t’aime bien » !! Ne t’en fais pas ce n’est qu’une des bizarreries de la famille, il y en a des pires. Si je dis à Thierry [son fils] : « au revoir, affreux ! » ça veut dire « au revoir mon chéri que je vois partir à regret et qui, je l’espère, reviendra bientôt et entier ! » Ça doit être de la pudeur sentimentale, car pour dire aux gens qu’on les aime bien on les traite de tous les noms et on les accuse des pires méchancetés, ou bien on leur trouve des noms étranges comme « Josiane gros soleil », « Petit Crabouille », etc. Bon. Salut. Tu feras une analyse componentielle de mon vocabulaire une autre fois. D’ailleurs je crois t’avoir déjà expliqué tout ça.
Dimanche. Nous avons mis Mathieu en terre... Je crois qu’en rentrant à Montréal je vais écrire à Leacock pour lui annoncer ça... Partie de hockey cet après-midi. La glace est pleine de trous. Les Indiens ont gagné, comme d’habitude. Beaucoup de punitions aux Blancs qui passent leur temps à foutre leurs bâtons dans les jambes de leurs adversaires !! Caroline avait des goûts de scalp. Son frère a été blessé par un coup de bâton au-dessus de l’oeil.
Je rêve d’un petit Natashquan pas loin de Montréal où je pourrais faire le même genre de choses tout en ayant beaucoup d’enfants !! Nadine me manque beaucoup.
J’espère que tu passes beaucoup de temps à faire de la raquette, contempler tes terres et élever tes animaux domestiques. [...] Si tu es encore là au mois de mai, je vais aller passer une semaine chez toi, histoire de parler de Mistapeu et de rédiger un ou deux chapitres de mon manuscrit fantôme...
Bon, je vais te laisser ici et aller voir ce que fait le monde. Les filles sont parties jouer au ballon-balai mais elles devraient revenir bientôt... Demain j’entame la dernière semaine. Tu sais comment ça se passe, on ne sait plus où donner de la tête, il faut parer au plus pressé et laisser tomber beaucoup de choses.... Si j’arrive samedi ou dimanche, c’est-à-dire si le méchant temps ne se dégrade pas sur la Côte, si j’arrive à « sortir », je te passe un coup de fil.
Je t’embrasse. À bientôt.
Sylvie