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Entangled Territorialities: Negotiating Indigenous Lands in Australia and Canada est un ouvrage collectif dirigé par Françoise Dussart, professeure d’anthropologie de l’Université du Connecticut, et Sylvie Poirier, professeure d’anthropologie de l’Université Laval. La notion de « territorialités enchevêtrées » fait référence aux différentes modalités des relations entre autochtones et allochtones dans les contextes, hérités de la colonisation, de coexistence sur un même territoire.

Le détail de l’oeuvre Usufructs (1995) de l’artiste et activiste Lawrence Paul Yuxweluptun, utilisée pour l’illustration de couverture, prépare le lecteur à porter son attention sur la complexité de cette situation, qui s’est développée de façon comparable au Canada et en Australie. D’une part, la colonisation visait à déposséder les populations autochtones de leurs terres et de leurs modes de relation à celles-ci par un arsenal de dispositifs politico-juridiques. Mais d’autre part, et en dépit des violences subies, ces terres et ces relationnalités demeurent vivantes, à la fois présences ancestrales et sources de projets éthico-politiques orientés vers des futurs autodéterminés. Comme l’écrit John Borrows dans la préface de l’ouvrage – en conclusion d’un récit traditionnel Anishinaabe : « … to be alive is to be entangled in relationships not entirely of our own making » (xiii). Mais, nuance-t-il au préalable, « … our entanglements can be either liberative or oppressive » (viii).

Une telle ouverture sur les multiples significations que peuvent prendre les relations entre autochtones et allochtones, relativement au territoire (système foncier, gestion des ressources territoriales et plus généralement relation au vivant, mais aussi à l’ancestralité) et en fonction de différents contextes, constitue l’intérêt majeur de cet ouvrage. Parler d’enchevêtrement, comme le signale Michael Asch dans la postface, ne se réduit donc pas à pointer les impacts du colonialisme sur les sociétés autochtones, comme si ceux-ci pouvaient être unilatéraux et définitifs. Ce qui est recherché à travers ce concept est plutôt « to analyse “what is going on”, since it draws attention to imaginative possibilities and unexpected consequences of colonization, neo-colonization, and commodification ». (11)

Cela donne naturellement lieu à des conceptions diversifiées de ce que recoupe la notion d’enchevêtrement, comme en témoignent les dix chapitres de l’ouvrage qui reposent sur des études de cas. Cinq chapitres se rapportent à des contextes canadiens : les stratégies de dialogue des chasseurs eeyouch du nord du Québec avec Hydro-Québec (Harvey Feit), les stratégies des chasseurs eeyouch avec les chasseurs récréatifs allochtones (Colin Scott), la politique territoriale des communautés cries-métisses du nord de l’Alberta (Clinton Westman), la reconnaissance d’une agentivité des ancêtres salish de la Côte en Colombie-Britannique contre la profanation de leurs sites funéraires (Brian Thom), la négociation d’une autonomie relative du territoire (Nitaskinan) par les Nehirowisiwok (Centre du Québec) dans leurs réponses à la colonialité globale (Sylvie Poirier). Cinq autres chapitres concernent des contextes australiens : tout d’abord dans la Terre d’Arnhem, la réappropriation territoriale par les Yolŋu, que ce soit à travers leur engagement dans la gestion des Indigenous Protected Areas (Frances Morphy) ou à travers leur lutte contemporaine pour la sélection des sites funéraires (Sachiko Kubota), ainsi que la two-way approach développée par les rangers « yugul mandir » de la communauté de Ngukkur (Elodie Fache). Ensuite, en Australie centrale, celui de la gestion par les Aṉangu et les Warlpiri des chameaux importés par les colons puis laissés à l’état « sauvage » (Petronella Vaarzon-Morel), et celui de l’usage controversé de la cartographie dans le processus de revendication territoriale des Warlpiri (Nicolas Peterson).

L’ouvrage est particulièrement intéressant du fait que ces différentes contributions ne constituent pas un simple catalogue de situations d’enchevêtrement, mais qu’elles mettent ce concept même au travail, à l’épreuve du terrain et parfois des concepts des communautés locales elles-mêmes. Par exemple, dans le contexte australien, Morphy opère une distinction essentielle entre, d’une part, la notion yolŋu d’enchevêtrement (mämuy), qui désigne les addictions introduites par la colonisation, et d’autre part l’« articulation » des moyens offerts par l’État au travers des Indigenous Protected Areas, au projet de sauvegarde de l’autonomie des entités territoriales sources de la loi coutumière (rom). Dans le même sens, Fache privilégie la notion de « médiation » de façon à porter l’attention, au sein de cette articulation, sur le processus de mise en dialogue d’ontologies initialement tenues pour distinctes.

À travers ces discussions conceptuelles, les contributions de cet ouvrage mettent en relation trois idées principales. La première est que les significations de la rencontre entre autochtones et acteurs coloniaux ne sont pas unidirectionnelles et sont aujourd’hui encore en train de se faire. C’est le sens de la référence au concept d’entanglement emprunté à Thomas (2009). La seconde est que les ontologies relationnelles autochtones sont porteuses de projets politiques, à la fois critiques et normatifs. D’une part, en termes de politique intérieure à un territoire où les activités sont régulées par une éthique de la responsabilité et de la réciprocité (Westman) et où les enjeux de propriété sont reliés aux activités rituelles (Kubota). D’autre part, en termes de politique étrangère, dans les cas où cette place-based ethic (Coulthard 2010) sert de matrice de sens dans les dialogues avec des acteurs allochtones. Le « caring for country » en Australie centrale (Fache), ou la lutte pour la protection des sites funéraires ancestraux salish de la Côte (Thom) en sont de bons exemples. La notion de réciprocité donne lieu aussi à des analyses plus réflexives. Colin Scott et Brian Thom ancrent l’étude de cette politique de l’ontologie dans des mises en récits réflexives de la relation entre le chercheur et les personnes avec lesquelles il est amené à travailler sur le terrain. Michael Asch en tire des conclusions plus générales sur le geste académique de catégorisation. Ces analyses ont en commun de mettre en valeur la force normative et critique des notions de responsabilité et de réciprocité qui animent les politiques autochtones. À cet égard, la situation décrite par Colin Scott concernant les partenariats stratégiques que les chasseurs eeyouch établissent avec certains chasseurs québécois, afin de limiter l’accès d’autres chasseurs aux territoires de chasse, représente une situation très intéressante et peu souvent documentée.

Enfin, la troisième idée développée dans cet ouvrage est la disposition des ontologies relationnelles à l’intégration d’éléments ou de modèles étrangers. Petronella Vaarzon-Morel offre une analyse d’une grande finesse de cette plasticité dans le contexte de la gestion par les Aṉangu et les Warlpiri de l’espèce « invasive » des chameaux. Cette idée de plasticité soulève pourtant de nombreuses questions, en raison de l’asymétrie de pouvoirs qu’elle présuppose et qui conditionne le fait que ce sont aux systèmes autochtones de s’adapter. L’ouvrage évite d’apporter une réponse définitive à cette question, son propos étant principalement de mettre en lumière la complexité des situations décrites. Cette position est en un sens un engagement de la part de chercheurs et chercheuses dont l’introduction nous rappelle ceci :

Each one of them, in varying degrees, has made political and methodological claims and strives to understand the multiple realities and ways of being in the world deployed by indigenous people historically embattled with settler states.

p. 13-14

L’ouvrage est en ce sens une contribution plus que nécessaire pour sortir de l’invisibilité les stratégies autochtones déployées à l’intérieur de relations de pouvoirs asymétriques. Mais on est alors en droit d’émettre une réserve : pourquoi l’introduction théorique de l’ouvrage n’accorde-t-elle pas une place centrale aux théories autochtones de l’enchevêtrement, dont la place-based theory est un bon exemple (Coulthard 2010) ? Elle manque ainsi l’occasion d’identifier un autre enchevêtrement, celui des écrits autochtones sur le sujet qui ont été « both constituted by and resistant to paradigms of Western literacy-based formations of knowledge and representation » (Grossman 2013).