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Les nombreuses oeuvres de Jean-Guy Goulet qui émergent de ses recherches parmi les Dènès Tha’ d’Alberta septentrionale suggèrent qu’un fil conducteur traverse les cultures de tous les peuples athapascans du Nord-Ouest canadien. Goulet montre que certaines logiques à la base de la vie sociale se manifestent dans des dimensions qui jadis étaient considérées comme des épiphénomènes. Trop souvent, les approches anthropologiques traditionnelles avaient insisté sur la primauté des contraintes qu’impose l’environnement (p. ex. Honigmann 1949). La souplesse des rapports sociaux requise pour survivre dans le Nord-Ouest a donc parfois été vue comme une « absence » d’institutions sociales dans le quotidien, ou comme preuve qu’ils possèdent des cultures « minimalistes » (Helm-MacNeish 1956). En contraste, Jean-Guy Goulet est un pionnier qui propose, sur la base des enquêtes empiriques, que les Dènès Tha’ (et leurs voisins linguistiques) possèdent des principes d’organisation très structurés qui permettent néanmoins une certaine souplesse dans les arrangements pragmatiques.

Pour Goulet, l’imaginaire dènè tha’ « parle » aux individus silencieusement mais de façon structurée, par l’entremise d’un arrangement complexe de symboles généralement véhiculés par des narrations qui humanisent le monde animal et la topographie. Deux concepts dènè tha’ étudiés par Goulet – le rêve et le pouvoir qui dérivent des animaux primordiaux[1] – sont les exemples les plus pertinents qui illustrent le problème : comment identifier les moyens utilisés par les Dènès Tha’ pour définir une matrice communautaire cohérente qui peut aussi encadrer l’autonomie individuelle, une qualité valorisée puisqu’elle est au coeur des stratégies de survie dans l’environnement difficile du Nord. Cette logique qui dynamise le quotidien n’est pas toujours évidente pour des chercheurs qui insistent sur la primauté de la dimension économique (p. ex. Broch 1986 ; Brumbach et Jarvenpa 1997 ; Jarvenpa 1980).

Le symbolisme attaché à la catégorie « animale » qui encadre l’individu dans un imaginaire communautaire est solidement ancré au passé. Le passé n’est pas l’histoire et n’est pas constitué par les souvenirs individuels. Cependant, c’est le lieu de l’imaginaire où les forces primordiales des animaux se sont concrétisées, les mêmes forces qui structurent le présent. Pour souligner l’importance de ces dynamiques, les Dènès Tha’ utilisent des formes indirectes d’expression semblables à la façon dont ils se réfèrent au rôle des animaux primordiaux, un peu à la manière de leurs cousins navahos qui doivent parler des défunts sans articuler le nom de la personne. Pour les Dènès Tha’, naviguer dans le passé est une opération complexe, car ils combinent un langage métaphorique avec un oubli sélectif, des filtres qui laissent passer certains épisodes et en bloquent d’autres. Cette façon d’articuler le passé soulève des questions concernant la mémoire et la construction d’un narratif « historique » : si le langage du passé est déjà indirect, pourquoi ces lacunes, pourquoi ces trous noirs ? Le langage indirect n’a pas besoin de lacunes, car il est suffisamment métaphorique pour incorporer tous les traits, les évènements et les comportements, et pour cacher des contradictions potentielles.

Je veux narrer ici quelques épisodes du passé d’une population dènè : les Sekanis de la Colombie-Britannique septentrionale[2]. Les faits que je décris ont eu des conséquences importantes pour les Sekanis, mais ils ont été oubliés. Comme on peut s’attendre, les Sekanis sont parfaitement capables de construire une mémoire historique. Cet oubli est donc sélectif, et j’en présenterai des exemples. Je propose que l’oubli sélectif soit une manifestation de la structure des croyances décrites par Goulet : les histoires du passé qui ne sont pas liées aux animaux primordiaux ont tendance à être oubliées.

Les épisodes que je présente sont des moments clés de leur histoire objective telle qu’il est possible de la reconstruire selon l’information des documents eurocanadiens, et ce sont, évidemment, des récits sekanis dont les lacunes soulignent la nature épisodique et fragmentée de leur histoire. En fait, en 1978-1979 lors de mon séjour de vingt et un mois à McLeod Lake et à Fort Ware, les Sekanis n’avaient aucun souvenir de plusieurs évènements importants et les divers sites Internet sekanis n’en font aucune mention aujourd’hui, et cela à une époque dominée par la bureaucratisation eurocanadienne de l’autochtonie qui prétend que chaque peuple, comme chaque État-nation, ait « son » histoire censée animer et légitimer ses institutions politiques. Cette pression politique transforme la culture en un épiphénomène pittoresque ou, au plus, en une force spirituelle qui est censée devenir un simple guide moral de la vie plutôt que d’agir comme un cadre qui structure l’agir.

Depuis 1805 (et même avant), les Sekanis ont démontré leur habileté à échanger, à se défendre et à s’imposer dans leurs rapports avec les Blancs. Il n’y pas de soi-disant conflit de valeurs entre « l’autochtonie » et la « tradition » d’une part, et de l’autre le « capitalisme » qui mène inexorablement au sédentarisme, à la domination coloniale et à la perte de leur histoire (voir Wolf 1982) – au moins, pas pour les cent cinquante premières années de contact. Les trous dans le passé sekani ne sont pas dus au colonialisme et à la prétendue perte de leur histoire face au mastodonte de la machinerie politico-culturelle des Blancs. Ils étaient plus ou moins laissés tranquilles parce que la colonisation de leur territoire montagneux n’était pas attrayante pour les Eurocanadiens. En fait, les Sekanis n’ont pas dû s’adapter aux Blancs avant la création du réservoir Williston Lake en 1968 qui a inondé une grande partie de leur territoire. Ce n’était pas crédible, quand je suis arrivé parmi eux en 1978, que dix ans de traumatisme (ou même quinze, car les travaux ont débuté en 1962) aient détruit le passé. Enfin, cette période correspond à la nouvelle politique canadienne qui a ouvert la porte aux revendications des Premières Nations, qui doivent présenter des preuves que le groupe a occupé le territoire revendiqué depuis l’arrivée des Blancs. Les peuples sont donc motivés à se rappeler le passé (la communauté de McLeod Lake a indiqué au gouvernement qu’elle voulait adhérer au Traité en 1987, et l’accord fut signé en 2000). Je propose que l’oubli sélectif soit un moyen – peut-être le seul, comme nous le verrons – pour reconfigurer et repenser l’espace communautaire après les traumatismes causés par ces évènements et pour conserver intact leur rapport aux animaux primordiaux.

Le contexte

En 1978, les Sekanis de McLeod Lake vivaient dans une petite communauté d’un peu moins de quatre-vingts personnes (avec une autre vingtaine qui vivaient dans un rayon de 4-5 km), mais la liste officielle (les personnes qui composent la bande, selon le gouvernement fédéral) avait approximativement deux cent vingt noms. Aujourd’hui, il y en a plus de cinq cents sur cette liste, mais la réserve héberge seulement une centaine d’individus. Cependant, le nombre de personnes qui siègent au conseil et qui travaillent dans la gestion de la bande a quasiment triplé, à partir de deux conseillers en 1978 jusqu’à six officiers (plus un chef) aujourd’hui. Autrement dit, la collaboration avec les instances eurocanadiennes leur a amené certains bénéfices dans un contexte où ils avaient peu de marge de manoeuvre, surtout après la création de Williston Lake en 1968. Par exemple, ils ont récemment investi dans un minimarché et distributeur d’essence situé à l’entrée d’un parc provincial avoisinant (Carp Lake) renommé pour la qualité de la pêche avec plus de cent sites pour les campeurs. Ils ont également pu mettre en place des programmes pour « intégrer » les jeunes, pour les sensibiliser à une version politiquement blindée de l’autochtonie qui s’est construite dans le contexte de la bureaucratisation contemporaine, et pour assurer que les jeunes aient un suivi quand ils quittent la communauté pour les études (la seule école locale est une école élémentaire, mais elle n’est pas située dans la communauté). Il y a également des programmes d’éducation linguistique pour les jeunes, des ressources pour l’entretien des infrastructures de la communauté et pour l’organisation d’activités pour les aînés, des négociations incessantes pour des emplois et des services gouvernementaux et pour la gestion (aujourd’hui) du site Web institutionnel. Sur le plan individuel, depuis deux décennies, les Sekanis de McLeod Lake possèdent des voitures, des téléviseurs, des maisons unifamiliales. Une grande partie d’entre eux travaillent dans les industries forestières ou dans le tourisme – ou pour de petites entreprises locales. La chasse et le trappage sont des activités pour les fins de semaine ou pour la saison morte du secteur de l’industrie forestière. Autrement dit, les Sekanis ne dédaignent pas la modernité et ses attributs idéologiques. Leur refus de l’approche occidentale à l’histoire a d’autres raisons.

Depuis 1968, les personnes subissaient des pressions incroyables après la création du lac Williston au coeur de leur territoire ancestral. Ce lac, créé par un barrage sur la rivière de la Paix (Peace River) à Hudson Hope et ayant une superficie d’approximativement 1600 km2, avait non seulement permis au gouvernement de vendre de l’électricité aux Américains, mais il avait également ouvert à l’exploitation forestière toute la zone centrale-nord de la province, jadis inaccessible. À noter qu’aucun gouvernement de la province n’avait jamais encouragé l’industrialisation parce qu’on croyait à l’époque que les réserves de bois et de charbon (parmi d’autres) étaient inépuisables. Ils misaient plutôt sur leurs forêts, et ce projet était censé ajouter des richesses considérables aux coffres de la province et aux revenus des ouvriers. Une nouvelle ville de 3000 personnes (Mackenzie) a été installée près du lac pour fournir de la main-d’oeuvre aux nouvelles usines (scierie, pâte et papier). De centaines de Blancs se sont installés dans les alentours, dans un rayon de 40 km : des travailleurs saisonniers, des personnes – en roulottes – habituées à se déplacer d’un site forestier à un autre. Les Sekanis ne pouvaient quasiment plus chasser ; la forêt grouillait de Blancs souvent saouls en quête d’orignaux ; des personnes pratiquant la motoneige comme sport ; des touristes venus pour chasser dans un environnement quasiment virginal (chose honteuse, pour des trophées d’ours grizzlis). Le coût de ce développement économique est tombé uniquement sur les épaules des Sekanis, qui ont reçu 32 000 $ de dédommagement en tout pour la perte de leurs terres et de leur autonomie. En fait, le nombre de personnes qui résistaient et continuaient à vivre dans la réserve avait chuté de 200 individus à 70-80 en 1978. De ces 120 personnes disparues, depuis 1962 (la plupart après 1968) approximativement 32 avaient perdu la vie suite à des « accidents » ou incidents violents : découragés et parfois saouls, ils s’entretuaient pour des disputes banales ; ils avaient des « accidents » fortuits à la suite d’actions qu’aucun Autochtone n’aurait entreprises auparavant (p. ex., traverser le lac sur la glace en mai, quand tout le monde sait qu’elle est sur le point de fondre). Ou bien ils se suicidaient (voir Lanoue 1992 ; voir aussi Stanley 2010).

Le (musée) et le passé

En 1978, j’avais abordé des représentants locaux du ministère de la Culture à Prince George, le centre régional. J’ai soulevé la possibilité de créer un petit musée sur le site historique de Fort McLeod dans l’espoir de revitaliser la culture moribonde des Sekanis. Les Blancs et les Autochtones possédaient des visions radicalement différentes du passé, mais cela n’était pas évident pour moi lors de mes démarches pour créer un musée local où les Sekanis, je l’espérais, pourraient retrouver une certaine fierté concernant leur rôle important dans la traite de la fourrure – domaine iconique au Canada, selon les manuels d’histoire standards – et, possiblement, relancer leur économie dévastée par l’exploitation forestière qui sévissait depuis une dizaine d’années. J’avais proposé mon aide au chef du Conseil pour présenter leur version du passé, car je savais comment trouver des documents et des photographies, si tel était leur désir. J’ai même suggéré de créer un petit magasin pour l’artisanat local, qui était encore produit par plusieurs femmes. Les personnes étaient enthousiastes. Le musée aurait été un moyen de « parler » aux Blancs de leur passé d’une façon qui était normalisée dans le monde eurocanadien : les musées sont respectés et respectables. Les détails étaient à préciser mais l’initiative aurait donné aux Sekanis une certaine légitimité face aux Blancs qui étaient les seuls à posséder une histoire officielle.

Fort McLeod est la plus ancienne implantation eurocanadienne à l’ouest des Rocheuses au nord de la Californie. Son ancienneté, qui à elle seule donnerait droit à une phrase dans les manuels d’histoire, est renforcée par la renommée de son fondateur (1805), Simon Fraser, grand explorateur et personnage clé dans la traite des fourrures et dont le nom vit toujours dans le plus grand fleuve de la province, et grâce à une université importante dans les banlieues de Vancouver.

En 1953, le gouvernement fédéral avait créé un parc historique à McLeod Lake, à 140 km au nord de Prince George. Cette commémoration existait uniquement sur papier, car le lieu consistait en deux vieux édifices délabrés, érigés dans les années 1920 (je l’ai appris par la suite) sur le site présumé du poste de traite de la fourrure qui jadis faisait partie de l’empire de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH – ou HBC, pour utiliser le sigle devenu iconique au Canada). Quand je suis arrivé à McLeod Lake, son statut était incertain. J’ignorais son histoire gouvernementale. Je n’étais pas le seul. Le chef de la bande l’ignorait lui aussi. Tout le monde savait qu’il s’agissait de l’ancien site de la HBC, mais personne ne connaissait les détails et certainement pas qu’il s’agissait d’un site historique officiel. Dans un sens, sa mauvaise condition signalait que les édifices appartenaient à un autre régime historique. Le gouvernement n’avait placé aucune plaque, effectué aucune rénovation, ni même défriché un petit chemin qui reliait les deux édifices à l’unique route rattachant la communauté à l’autoroute principale distante de 1 km. Chaque jour, donc, quasiment la totalité de la population de la réserve passait à une trentaine de mètres de ces ruines en sortant de la réserve pour aller faire ses emplettes ou se rendre au bureau de poste, ou encore pour envoyer ses enfants à l’école. Pour leur part, les Sekanis semblaient incurieux et incapables de me fournir des détails concernant le poste. Les Blancs locaux, dont la plupart travaillaient pour de nouvelles entreprises forestières, n’étaient guère plus intéressés. Ils étaient littéralement des arrivistes venus en maisons mobiles pour travailler quelques saisons jusqu’à l’épuisement des forêts. Ils ne portaient aucun intérêt à l’histoire locale, ni concernant les Autochtones et leur culture. Même les fonctionnaires du gouvernement provincial ignoraient le statut de ce lieu. Bref, ce que je considérais comme « l’histoire » était dominé par l’ambiguïté, l’oubli ou l’indifférence.

Pourtant, cet oubli est surprenant, car la plupart des Sekanis étaient en contact quotidien avec l’un des protagonistes principaux de l’époque HBC. En 1978, ils fréquentaient tous un magasin qui se trouvait dans un rayon de un kilomètre de la réserve. Ce commerce était du type classique : aliments, haches et autres outils, pierres à aiguiser, fusils, munitions, cuir brut, vêtements (surtout des chemises à carreaux) et bottes de travail. Le propriétaire – un Écossais, âgé et un peu frêle, chemise blanche, papillon, grand, mince – avait exceptionnellement le droit de vendre de l’alcool, et cela dans le contexte où le gouvernement provincial exerçait un monopole. Il gérait le bureau de poste et vendait aussi des munitions aux chasseurs. Il vivait avec sa femme dans une maison distante de 200 m du magasin. Chose incroyable, il avait été le dernier « facteur » (gérant) du poste HBC depuis la fin des années 1940 jusqu’à 1953, quand il acheta le bâtiment de la compagnie pour le transformer en son magasin actuel. Avant d’arriver à McLeod Lake, il avait travaillé partout dans l’empire septentrional de la HBC (voir Anderson 2000). De plus, son épouse était une aristocrate de la compagnie, car elle était la fille du dernier capitaine du bateau mythique de la HBC, le SS Nascopie – qui alimentait tous les postes de la HBC de l’Arctique dans les années 1910 jusqu’à 1947. En dépit de la présence de l’histoire vivante incarnée par ces deux personnes gentilles et bavardes, la majorité des Sekanis ne connaissait aucun détail de l’histoire de la HBC.

Enfin, des rénovations aux deux bâtiments furent effectuées, et en 1999 les deux édifices furent transformés : peinture blanche, habillage rouge, plaques commémoratives et, surtout présence virtuelle en ligne[3]. Notons aussi la présence des deux « cabanes » dont l’aspect relativement rafraîchi par la peinture ne fait que souligner leur isolement symbolique dans le présent. En revanche, dans les années 2000 les résidents de la communauté ont déplacé le chemin d’accès qui les relie à la route principale et ont revu l’aménagement de la Réserve. Le site est désormais totalement isolé et invisible du chemin.

Le problème des origines

Les Sekanis prétendent qu’ils ont été les premiers et seuls habitants du Sillon des Rocheuses « depuis toujours », comme ils m’ont souvent dit, ce qui est en contradiction partielle avec les données historiques et archéologiques. Ils ont raison en partie, car il est fort probable que le Sillon n’avait pas de résidents permanents avant le début de la traite des fourrures dans la région à la fin du xviiie siècle et au début du xixe. En ce sens, les Sekanis sont les premiers résidents permanents du Sillon.

Il est probable que les Sekanis contemporains sont un amalgame de deux ou même, peut-être, trois groupes. 1) Vers la fin du xviiie siècle, des groupes de sous-bandes (10-15 personnes) venant du nord ont commencé à chasser dans la région de la rivière Finlay ; ils forment les ancêtres des Sekanis de Fort Ware (Kwadacha) et sont apparentés avec les Dènès kaskas. 2) Arrivés du nord-est par la vallée de la rivière (aujourd’hui inondée), ces derniers sont les ancêtres des Sekanis de l’ancien Fort Grahame (aujourd’hui Ingenika, occupé par la nation tsat keh dénée) et des Sekanis de McLeod Lake ; ils sont apparentés avec les Beavers (Danes-Zaas). 3) Enfin, un troisième groupe de Sekanis est arrivé de l’est, sans doute en passant par les vallées qui divisent les Rocheuses immédiatement à l’est de la région de McLeod Lake (bassins des rivières Smoky et Pine). Dans les documents de l’époque, on les identifiait parfois comme étant les « Mountain Indians », et ils se sont intégrés au deuxième groupe sekani. Leurs descendants sont donc à Ingenika et à McLeod Lake ; ils sont possiblement apparentés avec les Sarsis (Tsuus T’inas) qui vivent aujourd’hui près de Calgary, et ces derniers sont associés aux Beavers (Dane-Zaas) au nord, mais au xviiie siècle ils ont migré vers le sud, où ils ont acquis des traces de la culture locale blackfoot (Niitsitapi, un groupe algonquien) et crie (Nēhiyawēwin)[4].

La documentation historique et linguistique (Dyen et Aberle 1974) appuie généralement l’idée que les personnes habitant McLeod Lake viennent du nord-est. Les faits sont moins solides pour la troisième hypothèse concernant l’origine orientale des Sekanis du Sud. Malheureusement, la création du lac Williston derrière le barrage W.A.C. Bennett a détruit les vestiges archéologiques qui auraient pu confirmer la dernière hypothèse – qui proposait cette origine orientale pour au moins une partie des gens de McLeod Lake. Restent quelques références obscures dans les oeuvres des explorateurs Simon Fraser et Alexander Mackenzie et les hypothèses linguistiques avancées par Sharon Hargus (1988) – qui placent l’origine des Sekanis de McLeod Lake à l’est des Rocheuses.

Par contre, la frontière occidentale du territoire sekani traditionnel est controversée. Les rapports avec leurs voisins à l’ouest, avec les Gitksans (Gitxans) Tsimshians au nord-ouest et les Carriers (Dakelh) au sud-ouest étaient tendus. Au nord-ouest, les Gitksans revendiquaient le territoire du Sillon, même s’ils n’avaient aucun camp ou village permanent dans cette zone sans saumon, car elle est située partiellement à l’est des montagnes, et donc dans le bassin versant de l’Arctique.

Pour le Sud-Ouest, James Teit a documenté (1909 : 542-548) des témoignages shuswaps (secwepemc) de batailles sanglantes avec les Sekanis. Au sud, la situation est encore plus tendue. En 1785 un groupe « considérable » de Sekanis est apparu aux sources du fleuve Fraser et ils ont mis les Shuswaps en fuite (Teit 1909 : 542). Cela constitue une autre preuve, fragmentaire, que les Sekanis de McLeod Lake sont originaires du Nord-Est, dans les terres autour de la rivière de la Paix car ils migraient vers le sud, au-delà de la ligne de partage des eaux du continent (100 km au sud de McLeod Lake). Si les Sekanis avaient occupé la zone centrale des montagnes depuis des siècles, cet incident n’aurait pas constitué le premier contact entre les deux groupes, comme Teit l’affirme. S’il s’agissait du premier contact, c’est parce que les Sekanis étaient arrivés dans le Sillon seulement quelques années ou décennies avant cet incident.

Les Shuswaps ont réagi à l’intrusion et ont réussi à repousser les Sekanis vers le nord, dans le bassin versant de l’Arctique. La tradition orale prétend que la moitié des Sekanis furent anéantis au cours d’une bataille et qu’une trentaine de femmes sekanies furent capturées. Les informateurs de Teit affirmaient que depuis ce temps les frontières étaient stables. Cela est probablement dû au fait que les deux zones possèdent des écologies distinctes, car les deux peuples vivent en des régimes écologiques distincts : le Sud est pauvre en gibier, mais il a le saumon, tandis que le Nord, dans le bassin arctique, est riche en caribou et en orignal mais n’a aucun saumon. Teit mentionne que ces évènements de la fin du xviiie siècle se sont déroulés à un moment de déséquilibre, car le Sud avait peu de saumon mais beaucoup de gibier, situation anormale qui a sans doute attiré les Sekanis mangeurs de viande – et pour qui le poisson est de la nourriture pour chiens.

En fait, la présence constante du saumon au sud et à l’ouest de même que la présence intermittente du gros gibier dans le Sillon semblent être la cause des rapports tendus avec les Shuswaps au sud et avec les Gitksans et les Carriers à l’ouest et au sud-ouest. L’absence (ou presque) de gros gibier dans ces zones du bassin versant pacifique aurait sporadiquement poussé les Carriers à se hasarder dans le territoire sekani, tandis que la cyclicité de l’original aurait eu le même effet, mais inverse, avec les Sekanis qui pénétraient dans le Sud (mais probablement pas dans les territoires des Gitksans et des Carriers, qui étaient beaucoup plus nombreux et mieux organisés que les Shuswaps méridionaux). Cependant, la tradition orale et les documents historiques dans les archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson suggèrent que les Sekanis ont toujours défendu leur territoire de chasse des Carriers, numériquement avantagés sur leur territoire – qui est cependant dépourvu de gros gibier (Morice 1928 : 81 ; HBCA B119/a/12 : 197 ; Fraser 1960 : 165).

On ne saura jamais pourquoi les Sekanis ont traversé les Rocheuses pour s’établir dans le grand couloir central et entrer en conflit avec des groupes à l’ouest et au sud. L’explication conventionnelle est la traite de la fourrure, où des groupes en contact avec des Eurocanadiens à l’est ont obtenu des armes à feu en premier et ont poussé leurs voisins occidentaux en dehors des territoires convoités. Une autre possibilité est que le couloir central des Rocheuses, connu sous le nom de Sillon des Rocheuses – qui a à peine 20 à 30 km de large à certains endroits et qui forme aujourd’hui le territoire traditionnel des Sekanis –, a une écologie particulière où la population de gros gibier (orignaux, caribou boréal) suit des cycles d’une trentaine d’années. Il est donc possible que, lorsque les premiers Eurocanadiens (Mackenzie, Fraser) ont pénétré le territoire par le corridor de la rivière de la Paix (1790-1805), ils soient arrivés au moment même où le gibier retournait dans le Sillon, comme les Sekanis qui avaient occupé le territoire quelques années avant.

Bref, le problème des origines perdues dans le temps (ils occupent le Sillon « depuis toujours ») n’est pas un signe d’oubli chez les Sekanis. Avant tout, les « Sekanis » ont des origines multiples. En privé, ils faisaient parfois des allusions claires à ce fait, déclarant qu’« ils » étaient « différents » des « autres », qu’il s’agisse des Sekanis de McLeod Lake qui se distinguaient de leurs cousins septentrionaux, ou l’inverse. En public, ils affirmaient leur autochtonie, c’est-à-dire le fait qu’ils étaient solidaires, permanents, attachés à la terre. Les Sekanis, donc, ne sont pas ignorants de leurs origines mais démontrent un oubli sélectif face au besoin de se présenter aux Blancs comme les « vrais » propriétaires de la zone. Peut-être y avait-il des groupes ancestraux qui parcouraient le Sillon avant les années 1780-1790 (les dernières à avoir été documentées sur ce point), mais nous ne le saurons jamais, car leurs traces ont été anéanties par le lac Williston.

« L’histoire » et les Eurocanadiens

La « vraie » histoire des Sekanis commence avec la traite de la fourrure. La création des postes de traite mènera à la consolidation des identités régionales sekanies – qui domineront dorénavant les dynamiques sociales et politiques de la zone. La traite va aussi consolider les rythmes saisonniers qui deviendront traditionnels.

La fusion de la Northwest Company avec la HBC en 1821 n’a aucunement changé les stratégies sekanies envers les Blancs. Il s’agissait là d’un conflit entre deux systèmes économiques, celui des Sekanis, basé sur la chasse au gros gibier mobile, et celui des Européens, qui exploitaient des petits animaux territoriaux (castor, rat musqué, vison) – et non pas d’un conflit entre deux systèmes de valeurs, comme le discours populaire le prétend, souvent appuyé par des prises de position politiques et idéologiques. Les deux systèmes fonctionnent à des rythmes très différents, ce qui, à long terme, aura un double effet : 1) la distinction entre les trois groupes sekanis qui correspondent aux trois divisions majeures d’aujourd’hui (Kwadacha / Fort Ware dans le nord, Tse Khe Dene First Nation / Fort Grahame au centre, et Tse’Khene First Nation / McLeod Lake Post au sud), se trouvera concrétisée définitivement ; 2) les rythmes et dynamiques de « l’économie de la fourrure » qui ont émergé dans la deuxième partie du xixe siècle deviennent alors, pour tous les Sekanis contemporains, « l’histoire », « la tradition » et « le passé » – la ligne de base à partir de laquelle les faits subséquents seront évalués et vus comme des « déviations » de leur trajectoire historique naturelle.

Les marchandises vendues par les Européens (Écossais, Anglo-Canadiens, Franco-Canadiens « engagés », comme les journaux de la HBC les nomment) étaient fabriquées en Angleterre et le voyage d’Angleterre prenait de huit mois à deux ans : entreposage à Montréal ou à Fort Churchill ; attente pour que les rivières, les fleuves et lacs atteignent leur niveau navigable (après les inondations du printemps et avant la sécheresse de l’automne) ; voyage par canot de Montréal au lac Supérieur, où ils passaient l’hiver (à Fort William, aujourd’hui Thunder Bay) ; traversée des Prairies, puis montée de la rivière de la Paix et descente de la Parsnip vers McLeod Lake.

Après l’hiver, le voyage de retour. Dans l’ensemble, donc, la HBC s’engageait à un rythme qui nécessitait une attente d’au moins un an et demi entre investissement et profit, sans parler des investissements considérables en infrastructures. Les statistiques indiquent qu’un retour sur investissement de 150 % était considéré comme normal. Si cela semble élevé selon les normes d’aujourd’hui, ce ne l’était pas alors, si l’on considère les pertes dues au danger du voyage, le coût du capital fixe et de l’inventaire gelé pour deux ans ou plus, les retards qui pouvaient prolonger le cycle jusqu’à trois ans et les coûts d’entreposage et des salaires… À McLeod Lake, les employés blancs devaient assurer leur propre survie, car la cargaison n’incluait pas de vivres. Ils devaient échanger des marchandises (haches, couteaux, armes à feu, munitions et poudre) pour obtenir la viande du pays – ce qui créait un poids additionnel sur les ressources locales. Bref, pour la HBC, il était impératif que leurs clients autochtones s’engagent à chasser le plus possible, qu’ils se présentent au moment convenu pour les échanges et qu’ils ne flânent pas autour du poste pour mettre de la pression additionnelle sur les ressources locales.

Les Autochtones avaient d’autres contraintes. En premier lieu, les prix des marchandises européennes n’étaient pas négociables. La seule tactique de négociation à leur disposition était d’échanger avec des intermédiaires autochtones ou de porter leurs fourrures à un autre poste puisque chaque gérant touchait un pourcentage sur les profits et, donc, était prêt à accepter des fourrures sans poser de questions sur leur provenance. Cependant, cette option les obligeait à entreprendre des voyages parfois ardus en dehors de leur territoire. De plus, en contraste avec les attentes de la HBC qui voulait qu’ils se dispersent et partent chasser une fois l’échange terminé, les Sekanis n’avaient aucune motivation en ce sens : l’échange terminé, ils avaient leurs outils, armes et munitions pour la saison et, paradoxalement, ils savaient que les entrepôts du poste étaient remplis de viande séchée qui, selon eux, provenait de leurs terres – et, donc, leur appartenait, selon les critères d’échange généralisé si bien décrits par Sahlins (1972). C’était alors la norme (et ça le sera toujours lors de mon séjour en 1978-1979) d’être très généreux, mais aussi de prendre un objet sans permission en cas de besoin.

Les documents de l’époque indiquent que les Sekanis pensaient que, puisqu’eux-mêmes avaient nourri les Blancs quand ces derniers avaient faim, il était normal qu’à leur tour les Blancs fassent preuve de la même générosité. Ainsi ils ne concevaient pas que les Blancs, avec leur notion de propriété privée, puissent les laisser mourir de faim alors que leurs entrepôts étaient remplis de nourriture : aucun Sekani n’aurait fait cela. Pour eux, le partage du gibier diminue individuellement tout risque de pénurie : dans les années maigres, c’est une obligation morale envers les proches, et dans les années grasses le partage vient cimenter les rapports qui dureront dans les années maigres. La générosité est ainsi une forme d’investissement dans le groupe. Les Blancs, quant à eux, voyaient sans doute le don de « leur » viande comme une réponse aux menaces implicites des Sekanis. Au mieux, ils auraient pu voir cela comme un acte de charité, mais en aucun cas n’auraient-ils vu cela comme un devoir moral. Enfin, quelle que ce soit la façon d’encadrer le transfert de biens, la vraie différence entre eux était que les Eurocanadiens avaient besoin d’un langage symbolique pour motiver et encadrer le don, tandis que les Sekanis n’avaient pas de concept de « don » en tant que tel.

Le résultat était une lutte constante : les employés de la HBC voyaient leurs réserves alimentaires diminuer de jour en jour. On peut imaginer que les cinq ou six hommes du poste interprétaient comme une menace l’insistance des Sekanis à partager leurs vivres. Tant que les Sekanis restaient dans les environs du poste, moins rapidement se remplissaient les coffres de la compagnie : nous le savons par maints commentaires dans les journaux du poste – où le gérant notait avec frustration l’inaction et les estomacs affamés des Sekanis.

Il y a une autre dimension à ce portrait. J’ai documenté des cas où les Sekanis quittaient le poste uniquement quand des étrangers commençaient à troquer « chez eux », à McLeid Lake et à Fort Grahame (Lanoue 1992 ; voir VanStone 1974 : 50). C’était le signal d’alarme indiquant que les terres temporairement abandonnées par les Sekanis rassemblés autour du poste étaient envahies par des voisins qui chassaient le gibier sekani et « volaient » leurs fourrures. Le seul moyen dont disposaient les Sekanis pour montrer que les terres leur appartenaient était de se disperser par petits groupes de chasse partout sur le territoire. C’était généralement suffisant pour lancer un message aux voisins, qui se retiraient plutôt que risquer un affrontement. Sans doute les envahisseurs se sentaient-ils enhardis par les politiques de la HBC qui avait mis fin aux disputes en menaçant d’arrêter de troquer et en refusant des armes au groupe qui osait la défier. En bref, la présence des postes de traite en territoire sekani avait quelques avantages – mais à la longue elle interrompait les rythmes habituels de rassemblement et de dispersion.

Selon les documents de la HBC, il y a eu vers 1870 une grosse augmentation du nombre de peaux d’orignal échangées avec les gens du Nord. Puisque le Sillon n’a que 20 à 30 km de large, les orignaux venant du nord[5] étaient canalisés vers le sud et le commerce de peaux permettait aux Sekanis de limiter leurs déplacements à la région immédiate autour du poste. Selon les témoignages de l’époque documentés par les commerçants blancs et surtout par les récits des Sekanis de Kwadacha, cette période fut très heureuse : marchandises européennes à volonté grâce au commerce de l’orignal (rappelons que les Blancs n’avaient pas de vivres) – et de plus, possibilité de se procurer leur mets préféré sans s’éloigner du poste.

De 1870 à 1890, les registres de Fort Grahame attestent une croissance constante du nombre d’étrangers – qui ont vite compris que les terres habituellement utilisées par les Sekanis abondaient en orignaux et qu’elles étaient inhabitées. Ils chassent alors sur ces terres dépeuplées et, plutôt que de retourner chez eux chargés de peaux, de viande et de fourrures, ils continuent vers Fort Grahame pour troquer, et les Sekanis sont impuissants à les repousser. Les marchands de la HBC sont formels : pas de violence, sinon pas de marchandises ! Comment réagir ? Toujours dans les journaux du poste (les Sekanis contemporains ne se rappellent aucunement cet épisode), on trouve des mentions disant que les « clans » « fêtent » des naissances et des décès en invitant d’autres « clans » à y assister. En fait, on trouve une liste de onze clans, organisés en trois phratries (3-4-4), et le gérant de la HBC note que chaque phratrie a un mythe d’origine. Malheureusement, le marchand ne note pas les détails, signalant seulement que les Sekanis situent les trois lieux d’origine mythique dans les trois secteurs qui correspondent exactement à la provenance des étrangers venus troquer à Fort Grahame : le Nord, l’Ouest et l’Est (le Sud est tranquille depuis les années 1790, comme je l’ai mentionné plus haut).

Ce n’est pas si inattendu qu’un marchand eurocanadien ait noté l’émergence soudaine de phratries, car les employés de la HBC les connaissaient comme étant typiques des Carriers et des Tsimshians (Gitksans) avoisinants. Leur expérience avec ces groupes leur avait enseigné que les phratries n’étaient pas nécessairement propices pour les affaires : les cérémonies entre phratries rassemblaient un grand nombre de personnes qui ne chassaient pas et qui avaient accès aux vivres normalement destinés à la HBC. Pire, leurs membres étaient disciplinés et coordonnés, car lorsque les phratries fêtent chaque membre doit produire un surplus pour alimenter les cérémonies. La HBC préfère que ses clients soient désorganisés et qu’ils ne gaspillent pas leur temps à accumuler des biens au profit de leurs invités (elle a déjà l’expérience des peuples de la côte du Pacifique, dont l’insistance à fêter a renforcé le désarroi causé par la fin de la traite des fourrures et par les épidémies). Les phratries, donc, n’étaient pas inconnues pour les Blancs, et il n’est pas surprenant que nous ayons les témoignages de marchands de la HBC qui ont noté les noms des clans et des phratries, ainsi que les mythes d’origine rattachés à chaque phratrie.

L’identité des phratries était une construction purement idéologique qui permettait aux Sekanis de revendiquer des lieux d’origine sur les territoires susceptibles d’invasion. On hérite l’identité plutôt de la construire sur la base de la résidence, du mariage, des partenariats, de la richesse, du pouvoir chamanique – c’est-à-dire, enfin, l’ensemble des dimensions pratiques que les Sekanis utilisaient habituellement pour adapter l’identité individuelle aux besoins du groupe.

Après 1890, on note une chute drastique du nombre de peaux d’orignaux échangées au poste. Soudainement, il n’y a plus de noms étrangers dans les listes des clients du poste. Les marchands notent que les Sekanis cessent leurs fêtes entre phratries et recommencent à circuler sur leurs anciens territoires. Les années grasses étaient finies, et le nombre d’orignaux dans le Sillon retournait à l’ancien niveau. La reprise du système qui consistait à se déplacer sur le territoire lance un message clair à leurs voisins, qui quittent la région. La conclusion est évidente : le déplacement est une technologie politique qui affirme le titre de propriété. Quand les personnes cessent de se déplacer, elles doivent trouver un autre moyen d’affirmer leurs revendications sur les terres dépeuplées : une idéologie clanique qui leur permet d’affirmer leur identité sans que celle-ci soit basée uniquement sur le droit d’exploiter les ressources d’une région[6]. Quatre-vingts ans plus tard, lors de mon séjour, il ne restera aucune trace de ce versant important de leur mémoire collective – ni les noms des phratries ni les mythes d’origine.

Une dernière observation : les mythes sekanis ont été analysés en détail par Lanoue et Desgent (2005). La collection que nous avons analysée a été enregistrée en 1924 par Diamond Jenness, qui a séjourné avec deux groupes, à McLeod Lake (deux semaines) et à Fort Grahame (une semaine). Les protagonistes de cette collection sont des personnages mythiques dènès traditionnels, qui se trouvent dans la mythologie des groupes avoisinants. Il n’y a aucun récit ayant un protagoniste totémique. Donc, trente-quatre ans après l’épisode des phratries, les Sekanis avaient déjà reconfiguré leur histoire et annulé les détails.

Les mineurs, l’intermariage et le Traité n° 8

Même avant la ruée vers l’or du Yukon en 1897-1898, des mineurs blancs avaient commencé à utiliser le Sillon comme route naturelle vers le nord. Dans les années 1860, des mineurs prospectaient la chaîne Omineca (Patterson 1968 : 69) partant de Prince George pour descendre la rivière Crooked (qui coule du sud au nord et alimente le lac McLeod)[7]. Bien qu’on trouve même aujourd’hui des traces d’or dans la région, les mineurs n’ont jamais découvert la veine principale qui les aurait enrichis et qui aurait déclenché une ruée générale. Plusieurs sont réputés avoir renoncé à la prospection pour marier des femmes sekanies afin d’avoir accès à des lignes de piégeage. Ces informations ne sont pas très précises car les Sekanis ont aujourd’hui « oublié » cet épisode, bien que plusieurs, lors de conversations privées, ont admis qu’ils avaient des ancêtres blancs. En dépit de cette réticence, quelques sources documentaires dans les journaux de la HBC le confirment ainsi que des récits d’explorateurs, de même que des enfants d’anciens mineurs auxquels j’ai parlé – devenus adultes, en 1978. J’ai aussi parlé à un mineur retraité qui en 1978 avait plus de 100 ans ; il avait été un protagoniste de cette histoire (quelques détails sont présentés dans Lanoue 1992).

La présence des mineurs au xixe siècle a mené, au xxe siècle, à une dispute concernant la frontière occidentale du Traité n° 8. Une grande partie du territoire canadien est couvert par ces traités numérotés (de 1 à 11, de 1871 à 1921). La zone de la rivière de la Paix et celle de son bassin versant sont inclues dans le Traité n° 8. Le gouvernement fédéral avait plusieurs raisons de lancer cette initiative, mais la présence croissante de colons blancs dans la région de la rivière de la Paix sur le versant oriental des Rocheuses, ainsi que la ruée vers l’or du Klondike dans le Sillon, les a motivés à envoyer des commissaires dans la région pour faire adhérer les Autochtones et éviter des conflits avec les Blancs. Les commissaires ont commencé avec les groupes plus accessibles de l’est des montagnes, mais n’ont pas réussi à contacter les groupes à l’ouest avant l’arrivée de l’hiver de 1898. Le rapport des commissaires sur leurs activités décrit leur intention d’y retourner. Pour des raisons inconnues, ils ne sont jamais revenus pour conclure les négociations.

La question est restée en suspens jusqu’en 1978 quand j’ai découvert les documents qui indiquaient que les représentants du gouvernement avaient eu l’intention de faire adhérer les Sekanis au traité (voir Madill 1986). Plus important, j’ai remarqué que le gouvernement fédéral avait tort sur le plan légal. Le Traité et d’autres documents de la première partie du xxe siècle mentionnent explicitement qu’aucun territoire ne devait être aliéné avant que les Autochtones du Sillon aient adhéré au Traité. Puisque le gouvernement fédéral avait oublié ses obligations envers les Sekanis, le gouvernement provincial a accepté de céder des milliers d’hectares aux mineurs, aux forestiers et à des entités paragouvernementales qui ont construit une voie ferrée, une autoroute et un pipeline.

J’ai donc suggéré au chef de l’époque de faire une demande pour adhérer au Traité. À première vue, cela semblait répugnant, car cela aurait signifié d’accepter un statut légal imposé par les Blancs (sous-entendant que les Sekanis étaient conquis) et aurait éteint tout droit à des revendications ultérieures. J’ai signalé au chef que le Traité prévoyait que le gouvernement réserve un lot de 640 acres (1 mi2) par famille de cinq personnes. Étant donné qu’à ce moment la bande comptait approximativement 240 personnes, cela aurait potentiellement représenté une réserve d’environ 40 milles carrés (approx. 103 km2). Puisque les Sekanis auraient dû avoir le premier choix des terres, ils n’avaient qu’à demander une réserve de 100 km sur 1 km, allant de l’est à l’ouest, pour couper le Sillon en deux. Cela aurait remis en question la légalité de l’autoroute, de la voie ferrée et du pipeline, tous construits sur des terres spoliées qui auraient dû être réservées pour les Autochtones. Pire, pour le gouvernement l’obligation d’allouer des terres aux Sekanis était maintenant légalement impossible, car le titre de ces terres était passé (en 1923) au gouvernement provincial. Autrement dit, le gouvernement fédéral, qui avait le devoir de défendre les droits autochtones et de créer une réserve de 100 km2, ne pouvait plus s’acquitter de ses obligations légales sans appeler le gouvernement provincial au tribunal. Un représentant du gouvernement provincial m’avait assuré (en privé) que ce dernier aurait défendu « like hell » son droit de gérer « ses » terres – qui, en fait et en droit, étaient sous la juridiction de la Couronne provinciale. Du point de vue légal, c’était une situation parfaite : les Sekanis pouvaient revendiquer leurs droits en faisant appel à des lois statuaires précises. Ils ne devaient pas invoquer un droit moral. Ils n’étaient pas des victimes de l’Histoire obligées d’invoquer l’Acte constitutionnel de 1791 qui, en créant le Bas-Canada à partir de la colonie québécoise, légitimait le principe (mais pas la pratique) que le Canada était composé de « nations » – dont les nations des peuples autochtones. Les Sekanis étaient plutôt les victimes d’un commis négligent qui avait oublié d’amener un morceau de papier à son chef de bureau.

Bref, j’ai persuadé le chef (qui était appuyé par l’avocat de la Bande) qu’il n’y avait pour le gouvernement fédéral aucune façon de procéder pour leur accorder la Réserve à laquelle ils avaient droit. Plutôt que d’amener la province au tribunal et de risquer une crise constitutionnelle, le gouvernement serait obligé de dédommager les Sekanis pour le tort légal qu’ils avaient subi.

Les négociations furent lancées. Vers 1985, l’avocat m’assura que tout était en place. La signature devait avoir lieu le lendemain (je n’étais plus sur les lieux depuis sept ans à ce moment-là, mais j’avais gardé contact avec l’avocat et avec quelques Sekanis). Le soir, donc, l’avocat reçoit un télégramme qui lui impose un nouveau mandat : réclamer cinquante millions de dollars en « dédommagement moral ». Le gouvernement, qui était prêt à céder des prestations relativement lucratives, rejeta la demande. Les négociations ne se sont conclues qu’en 2000 (voir http://www.mlib.ca/about/History, consulté le 18 février 2018). En fait, la clause 2.4.2.b de l’accord reconnaît explicitement ce que j’avais suggéré en 1978 :

Le Canada et la Colombie-Britannique négocieront et tenteront d’atteindre un accord avec McLeod Lake pour fournir à McLeod Lake des droits additionnels ou de remplacements, ou, si les parties prenantes ne peuvent conclure un accord, d’autres remèdes.

Neuf ans plus tard, les Sekanis de McLeod Lake seront capables d’ouvrir la station-service Tse’Kehne Food and Fuel, près du parc provincial Carp Lake. Les documents sekanis ne précisent pas le montant que le gouvernement leur a accordé (« other remedies »), mais ceux du gouvernement fédéral sont explicites. Aucune mention de l’historique des négociations antérieures n’apparaît sur le site Internet du Conseil de McLeod Lake.

Discussion

Le présent article recouvre des dynamiques plus larges, soit la façon dont le passé et l’histoire jouent un rôle dans le présent. Dans le discours académique et politique du monde eurocanadien, il est convenu que la connaissance du passé est une composante critique pour bien intégrer l’individu dans la société et le transformer en citoyen. Ce que je veux souligner ici est l’oubli sélectif – la façon dont le silence historique a créé un imaginaire où les Sekanis ont pu imaginer un futur sans utiliser certains faits du passé, car depuis deux siècles leur histoire est inextricablement liée aux Blancs. Autrement dit, le moteur qui anime l’évolution n’est pas l’histoire mais, comme Renan l’avait noté, l’oubli sélectif et voulu (Renan 1903). La HBC et, surtout, l’intervention du gouvernement ont joué des rôles importants pour définir la culture contemporaine. Trop importants, peut-être.

Dans ce récit, même s’il semble que j’ai été un protagoniste de certains évènements du présent autant que narrateur du passé, le vrai acteur était l’imaginaire sekani, qui agissait autant sur moi que sur eux (Goulet et Miller 2007). En ce sens, je m’inspire de l’approche de Jean-Guy Goulet, qui, selon moi, a su, par son regard discret, trouver des formulations élégantes aux problèmes soulevés par la subtilité de la pensée des peuples athapascans.

J’ai décrit ici plusieurs épisodes clés du passé sekani qui étaient voués à l’oubli en dépit d’un mécanisme qui est néanmoins capable de mobiliser le passé dans le présent. Cependant, ces épisodes partagent une chose : les Sekanis réagissent de façon efficace aux intrusions et aux conditions imposées ou créées par les Blancs, mais ils sont néanmoins dans une position d’infériorité. Leurs réactions – qu’il s’agisse d’ignorer les exhortations à quitter le poste de traite pour aller chasser ou (ironiquement) d’ignorer celles d’y venir pour troquer, ou encore de développer un système mythico-politico-juridique capable d’affirmer les droits de propriété ou de signer un accord qui leur amène des bénéfices – sont déclenchées par les actions des Blancs. Il n’est pas surprenant qu’ils choisissent de s’aveugler face à ces aspects de leur histoire et, donc, de résister à la création d’un musée qui aurait légitimé le pouvoir des Blancs en ignorant totalement les sensibilités sekanies.

Enfin, on pourrait s’interroger à savoir si les Sekanis n’ont pas un mécanisme unique qui bloque le passé pour créer une conscience collective exclusivement axée sur le présent. En fait, cela n’est vrai qu’en partie. Pour se situer dans une structure de parenté et de collaboration, un Sekani, homme ou femme, n’a besoin que de connaître les partenaires avec lesquels ses parents ont collaboré. Cela est sa « famille », et les enfants de ses partenaires sont ses « cousins ». Les personnes de la deuxième génération ascendante sont toutes des « grands-pères » et « grands-mères », et les personnes de la deuxième génération descendante sont des « petits-fils » et des « petites-filles », indifféremment des liens généalogiques. Déterminer les partenaires potentiels, les époux ou épouses admissibles et les amitiés (ou ennemis) ne dépend aucunement d’une structure diachronique profonde. Le système est tellement axé sur une tranche restreinte du présent que même les personnes décédées ne sont pas mentionnées. Pourtant, les Sekanis ont un système efficace pour se rappeler le passé – qui utilise l’environnement comme point de référence. Par exemple, il est inutile de formuler des questions sur l’histoire sociale en s’adressant directement à la dimension sociale (« qui étaient les frères de ton grand-père ? »). S’ils sont décédés, ils sont « oubliés ». En contraste, l’histoire est encadrée par des évènements qui touchent l’environnement (« où étaient ton grand-père et ses frères lors du feu qui a dévasté ce flanc de montagne il y a 70 ans ? »). Des noms et des dynamiques sociales émergent en détail. Il n’est donc pas question d’oublier parce que certains détails sont trop distants. Les Blancs aiment commémorer une personne en construisant un récit où l’action souligne l’agir, mais les Sekanis préfèrent construire une histoire avec les animaux et la nature. Les Sekanis disent que les Blancs ne peuvent pas former des liens avec les animaux tutélaires et que, donc, ils ne peuvent pas faire partie des récits sekanis qui reposent sur les animaux dans la nature. L’histoire officielle des Sekanis est issue de leurs interactions avec les Blancs, mais ils ont néanmoins construit des récits du passé utilisant la terre et les animaux primordiaux, qui sont la source du pouvoir individuel et le seul trait que les Blancs n’ont pas pu s’approprier, car l’hybris de ces derniers les rend incapables de voir les résidus du pouvoir primordial que les animaux portent toujours depuis l’époque où ils dominaient le monde (Lanoue et Desgent 2005).

Je termine avec un récit qui témoigne de la capacité qu’ont les Sekanis de se rappeler le passé, même un passé « blanc », quand cela leur convient. En 1934, Charles Bédaux quitte Fort St John pour remonter la vallée de la rivière de la Paix. Son but est de traverser les montagnes pour arriver à l’océan Pacifique. Bédaux était un Français immigré aux États-Unis au début du xxe siècle. Pionnier de l’organisation scientifique du travail, efficiency expert, il a gagné des millions en conseillant des grandes entreprises, surtout dans le secteur pétrochimique. Transformé en gentleman, avec un château en France et des amis aristocrates (le duc de Windsor) et politiques (Adolph Hitler), il contacte André Citroën, qui finance la « croisière blanche » (la croisière noire avait traversé l’Afrique ; la croisière jaune, l’Orient). On lui donne cinq autochenilles, dont une pour transporter les souliers de son épouse ; les autres, pour sa maîtresse, ses serviteurs, un cinéaste et un cartographe.

[Ici, le narratif devient sekani] Ils arrivent à Fort Ware (Whitewater, Kwadacha) à pied, car les véhicules avaient été détruits ou abandonnés. Après quelques jours, les Sekanis ont pitié d’eux et leur donnent des chevaux, et le groupe peut enfin retourner à la civilisation. Les Sekanis disent les avoir accompagnés à McLeod Lake, mais des documents indiquent que Bédaux et son groupe ont retraversé les montagnes à pied et à cheval pour enfin pouvoir arriver à Hudson Hope sur la rivière de la Paix. Quelle que soit la vérité, invérifiable sur ce point précis, Bédaux transforme son échec en épopée héroïque.

En 1979, les Sekanis de Fort Ware m’informent qu’un espion allemand était venu chez eux. Je suis incrédule. Je trouve cela improbable, pure fantaisie, même si je reproduis ici ces quelques récits. Dix ans plus tard, en me documentant sur la culture de l’entreprise, je tombe sur l’histoire de Bédaux qui, en fait, fut arrêté en Algérie par les Américains en 1943 et rapatrié en Floride, où il s’est suicidé en 1944 après avoir été accusé de trahison et d’espionnage, car il avait donné aux Nazis toute l’information qu’il avait accumulée sur les systèmes américains de management. En 1934, un espion allemand avait visité les Sekanis. Ils le savent parce qu’ils lui avaient donné des chevaux.