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Si la démarche muséale ethnographique repose sur les principes de conservation, de partage et de transmission, elle passe aussi par un travail de sélection pouvant parfois être source de désarroi. Ainsi, prioriser des informations, choisir les artefacts exposés et réfléchir aux modalités de leur mise en scène sont autant d’éléments qui, s’ils ne font pas l’objet d’une approche collaborative et éthiquement responsable, sont susceptibles de participer à l’essentialisation des peuples autochtones. C’est donc conscients de cet écueil et soucieux de ne pas présenter les Premières Nations et les Inuits en regard des « lourdes pertes culturelles subies depuis le milieu du xixe siècle » (p. 1) qu’Élisabeth Kaine (professeure d’art à l’Université du Québec à Chicoutimi, d’origine irlandaise et wendate), Jacques Kurtness (Ph.D, intellectuel et homme politique ilnu) et Jean Tanguay (ethnohistorien et métis d’ascendance innue) ont entrepris la rédaction de Voix, Visages, Paysages, Les premiers peuples et le xxie siècle. D’ailleurs, si nous employons ici le terme « rédaction » pour qualifier l’excellent travail de recherche et de mise en valeur accompli par ces trois auteurs, il serait plus cohérent de parler de « transcription » puisque, comme ceux-ci l’expliquent dès le début, cet ouvrage est avant tout une « reprise de parole », la parole des peuples autochtones vivant au Québec. En effet, fidèle au mandat de la Boîte Rouge vif qui vise « la préservation, la transmission et la valorisation des patrimoines culturels communautaires, par une approche de concertation et de co-création » (La Boîte Rouge vif, s. d.), ce livre nous amène à considérer les autochtones interrogés comme les premiers auteurs.
Fort de la participation de dix-huit communautés représentant les onze nations autochtones du Québec, Voix, Visages, Paysages s’inscrit dans une dynamique de patrimonialisation plus large qui a débuté en 2009 sous l’égide du Musée de la civilisation. Servant à étayer l’exposition « C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du xxie siècle », ce livre fait partie d’un ensemble d’outils de diffusion parmi lesquels se trouvent, entre autres, un film (Indian Time), des programmes éducatifs ou encore un recueil de textes d’auteurs autochtones. Ainsi, sans pour autant être un catalogue d’exposition, Voix, Visages, Paysages met en valeur des objets inédits choisis par les participants pour parler de leurs cultures. Loin d’occuper une place centrale, ces objets sont les supports sur lesquels viennent s’appuyer les différents témoignages recueillis. Ils constituent la trame de fond devant laquelle se déploie une philosophie de vie que les Premières Nations et les Inuits veulent partager avec les lecteurs. Pris par la main, absorbé au fil des anecdotes et découvrant comme s’il y était la confection des objets, leur histoire et leur usage, le lecteur finit lui aussi par s’initier à la philosophie de vie que mettent de l’avant les peuples autochtones. Derrière les discours, il découvre la sensibilité et la résilience avec lesquelles les Premières Nations et les Inuits, faisant leur autoportrait, proposent une lecture critique de l’histoire et des défis contemporains qui se posent à eux.
Avec plus de 5000 pages de conversations rapportées, ainsi que 250 heures de vidéos et 10 000 photographies, la quantité de matériaux disponibles pour constituer Voix, Visages, Paysages était colossale. Pourtant, malgré des choix que l’on imagine difficiles, les auteurs ont su proposer un ouvrage harmonieux à l’esthétique épurée. Pour chacune des thématiques abordées se succèdent ainsi des témoignages, toujours richement agrémentés de photographies (portraits, paysages et objets). Sans préambules, souvent livrés à « l’état brut », ces témoignages forment des ensembles cohérents qui se suffisent à eux-mêmes.
Si le livre compte six parties principales (toutes subdivisées en sous-thèmes) et des annexes (relatives à la méthodologie collaborative), on notera d’abord la structure particulière de la première partie qui, sous forme de frise chronologique, articule des témoignages marquants pour faire découvrir au lecteur une histoire des peuples autochtones du Québec racontée par eux-mêmes. Suivent alors quatre parties abordant successivement le mode de vie traditionnel, les traitements subis depuis la colonisation européenne, les défis rencontrés sur le chemin de l’autodétermination et les solutions entrevues pour s’épanouir culturellement. Enfin, succédant à cette approche thématique, une sixième et dernière partie propose au lecteur de suivre concrètement la confection d’objets emblématiques issus des cultures autochtones. Des raquettes au tambour, en passant par les vêtements traditionnels ou le tikinagan (porte-bébé), cette partie, qui clôture Voix, Visages, Paysages, nous présente avec émotion et poésie le travail unique de ces artisans.
Tout au long de cet ouvrage, Élisabeth Kaine, Jacques Kurtness et Jean Tanguay font preuve d’une remarquable modestie et s’effacent au profit de la saisissante mosaïque de témoignages qu’ils ont élaborée. En procédant ainsi, ils parviennent avec brio à donner corps à la parole des Premières Nations et des Inuits, ce qui rend l’ouvrage particulièrement immersif. En effet, cette absence d’intermédiaires pour nous « guider » (ou plutôt leur discrétion) favorise une lecture intuitive et donne la sensation d’un contact direct avec les communautés, comme si nous étions sur le terrain.
Si Voix, Visages, Paysages est facile d’accès, il n’en demeure pas moins d’une grande richesse ethnographique. Parce qu’à chaque témoignage le lecteur aura l’impression de partager l’intimité des Premières Nations et des Inuits du Québec, de découvrir leur philosophie de vie et de se sensibiliser aux problématiques complexes qui les touche, ce livre satisfera aussi bien la curiosité d’un public non universitaire que celle d’étudiants. De la même façon, Voix, Visages, Paysages, est un matériau de choix qui devrait retenir l’attention des chercheurs d’un double point de vue : méthodologique et ethnographique. En effet, outre la valeur des témoignages exposés, c’est autant la façon dont les peuples autochtones élaborent aujourd’hui un discours sur eux-mêmes que le travail de concertation mis en place par les auteurs qui devrait intéresser les spécialistes. Enfin, Voix, Visages, Paysages est un livre qui s’adresse à la jeunesse autochtone. Faisant l’état du « patrimoine vivant des différentes Nations » (p. 1), il est un outil de transmission essentiel pour les jeunes autochtones qui se demandent comment se construire une identité respectueuse des traditions dans le contexte de la modernité. Ainsi, comme l’affirme Ernest Ottawa (p. 124), le temps n’est plus à la revendication ou à la négociation, il est à l’affirmation. Une affirmation identitaire et culturelle que l’on retrouve derrière chacune de ces voix qui, partageant des enseignements et des savoirs encore très nombreux, fondent les termes de l’autodétermination autochtone.