Abstracts
Résumé
Cet article traite de l’invisibilisation des groupes autochtones du littoral de l’Équateur dans les politiques coloniales et républicaines. Cette invisibilisation se manifeste de diverses façons : par l’absence de ces groupes dans les politiques d’assimilation, d’acculturation et d’exploitation de l’époque coloniale et la faible présence des missions religieuses dans le littoral, de même que par l’absence de ces groupes dans les politiques indigénistes des années 30 et 40 et leur association à l’acculturation et à l’assimilation à la société métisse. À partir de la fin des années soixante, une série de phénomènes a mis en évidence les limites de la stratégie volontaire d’invisibilisation comme pratique de résistance et la nécessité de structurer un discours identitaire différent afin de protéger les terres communales. Il s’agit de l’émergence des conflits relatifs au statut légal des terres communales et aux enjeux de fragmentation et de vente des terres, et du développement des activités touristiques dans la région.
Mots-clés :
- Mantas-Huancavilcas,
- littoral équatorien,
- indigénisme,
- re-autochtonisation,
- stratégies de résistance
Abstract
The article is about the invisibility of the Indigenous groups of the southern coast of Ecuador in colonial and republican policies. Invisibility manifests itself in different ways by: the absence of these groups in the colonial policies of assimilation, acculturation and exploitation; the weak presence of the religious missions on the southern coast; the absence of coastal groups in the indigenist policies of the 1930s and ‘40s and their association with the acculturation and assimilation in the mestizo society. Starting from the end of the sixties, a series of phenomena demonstrated the limits of the strategy of invisibility as a means of resistance and also the need for structuring a new discourse in order to protect communal lands. These phenomena are: the emergence of legal conflicts relating to the statute of the communal lands, their fragmentation and sale to private actors and the development of tourism activities.
Keywords:
- Mantas-Huancavilcas,
- Ecuadorian coast,
- Indigenism,
- re- indigenization,
- resistance strategies
Resumen
Este artículo trata sobre la invisibilización de los grupos indígenas de la región costera del Ecuador en las políticas coloniales y republicanas. Dicha invisibilización se manifiesta por: la ausencia de estos grupos en las políticas coloniales de asimilación, aculturación y explotación; la poca presencia que tuvieron las misiones religiosas en la región costera; la ausencia de estos grupos en las políticas indigenistas de los años treinta y cuarenta, y su asociación a la sociedad mestiza. A partir de los años sesenta, una serie de fenómenos pusieron de relieve los límites de la estrategia de invisibilización voluntaria como práctica de resistencia. Fue necesario estructurar un discurso identitario diferente con el fin de proteger las tierras comunales ante el surgimiento de los conflictos relacionados con el estatus legal de las tierras, su fragmentación y venta, y el desarrollo de las actividades turísticas en la región.
Palabras clave:
- Mantas-Huancavilcas,
- costa ecuatoriana,
- indigenismo,
- (re)indigenización,
- estrategias de resistencia
Article body
Différents facteurs sont associés à l’invisibilisation ou à l’absence de certains groupes autochtones latino-américains par rapport à d’autres dans les politiques visant leur exploitation, assimilation et intégration. Pendant la période coloniale, les régions difficiles d’accès situées en périphérie et ayant peu ou pas de potentiel de main-d’oeuvre – celles qui sont peu hospitalières à l’établissement humain en raison des pluies abondantes, des mangroves envahies de moustiques, des marais et de la forêt tropicale – sont restées en marge du système d’exploitation colonial. Il s’agit, notamment, du nord du Plateau central mexicain, des terres de la haute Amazonie, de la région de Darién et de la région septentrionale du littoral équatorien faisant partie de la zone biogéographique de Chocó. Les populations natives qui s’y étaient établies ont subi à un degré moindre les effets du système, comparativement à celles qui étaient localisées dans les vallées centrales de l’Empire aztèque ou dans les hauts plateaux situés sur l’axe nord-sud de la cordillère des Andes.
Pendant la période républicaine, parmi les facteurs d’invisibilisation figurent :
une population plus ou moins nombreuse dispersée sur des territoires étendus comme les jungles amazoniennes du Pérou (Stocks 1978 : 18) et de l’Équateur (Esvertit Cobes 2008) ou l’épaisse jungle tropicale de Darién au Panama ;
la localisation dans une région qui ne présente pas un potentiel d’exploitation des ressources naturelles ;
les pratiques d’isolement volontaire exercées par certains groupes comme les Tarahumaras du nord du Mexique et les Tagaeris d’Amazonie équatorienne.
Dans ce contexte, le présent article traite de l’invisibilisation des Mantas-Huancavilcas du littoral méridional de l’Équateur dans les politiques coloniales et républicaines. Cette invisibilisation se manifeste chronologiquement par :
l’absence de ces groupes dans les politiques d’assimilation, d’acculturation et d’exploitation de l’époque coloniale ;
la faible présence des missions religieuses dans le littoral par rapport à leur implantation dans les communautés andines dès le début de la période coloniale et dans les communautés amazoniennes dès le début de la période républicaine ;
l’absence de ces groupes dans les politiques indigénistes des années 30 et 40 ;
l’association de ces groupes à l’acculturation et à l’assimilation à la société métisse dans un contexte marqué par les relations conflictuelles entre l’État équatorien et les groupes andins et amazoniens à partir des années 70.
La première section de cette étude étudie la place des Mantas-Huancavilcas dans l’administration économique et sociale coloniale, en se basant sur les chroniques coloniales, les sources secondaires concernant les exercices de recensement coloniaux et l’intégration de l’Audience royale de Quito dans l’économie coloniale.
La deuxième section traite de l’invisibilisation des Mantas-Huancavilcas dans la distribution territoriale des missions religieuses, dans les exercices de recensement républicains et dans les politiques indigénistes des années 30 et 40.
La troisième section aborde deux études de cas qui analysent l’invisibilisation des Mantas-Huancavilcas sous l’administration du président Rafael Correa (2007-2017). Il s’agit de l’analyse des attitudes des acteurs étatiques et du secteur privé face aux stratégies des autochtones du littoral visant à empêcher la fragmentation et la vente des parcelles communales. En revanche, la transformation de l’identité indienne vers l’identité chola[1] à travers le temps et l’absence de marqueurs identitaires reconnus par l’État ont été utilisées comme argument par les acteurs ayant intérêt à l’achat de ces terres. La deuxième étude de cas concerne la place accordée à ces groupes dans les stratégies étatiques de marketing touristique visant la mise en tourisme du littoral et des cultures préhispaniques.
Groupes autochtones du littoral méridional dans l’administration économique et sociale coloniale
La région littorale équatorienne compte deux sous-régions (septentrionale et méridionale) aux caractéristiques géographiques différentes et ayant connu des évolutions historiques dissemblables concernant leur intégration à la nation équatorienne. Comme l’expose le croquis ci-dessous, les Awas, les Chachis et les Eperas vivent dans la province d’Esmeraldas située dans la région septentrionale du littoral, et les Mantas-Huancavilcas dans la région méridionale du littoral. Ils sont répartis entre les provinces de Santa Elena et Manabi. Les Tsachilas quant à eux, sont localisés à 500 mètres au-dessus du niveau de la mer et font partie de la nouvelle province de Santo Domingo de los Tsachilas.
À l’arrivée des conquistadors espagnols au Nouveau Monde, les Manteños (600-1532), ancêtres des Mantas-Huancavilcas, étaient des peuples navigateurs, dont la survie dépendait des ressources marines et des produits agricoles. Dans de grands radeaux appelés balsas, ils transportaient et commercialisaient des spondylus (coquilles servant d’offrandes dans les rituels), du coton et de la laine. Les Huancavilcas (ou Manteños du Sud) vivaient dans la région qui correspond actuellement à la péninsule de Santa Elena.
Soumis aux Incas à partir du règne de Huayna Capac (? 1467 – ? 1525), les Mantas-Huancavilcas sont restés à l’écart de leur domination centralisatrice étant donné que la cosmovision inca se structurait autour de la cordillère des Andes. La région littorale de l’Équateur actuelle se situait à sa périphérie dans une perspective tant géographique (Deler 2007 : 193, 195) que symbolique. Le croquis ci-dessous est basé sur le mapamundi du chroniqueur inca-espagnol Felipe Guaman Poma de Ayala (? 1550 – ? 1616) élaboré au tout début de la période coloniale. Il expose la localisation des différentes villes selon une hiérarchisation symbolique par rapport à leur distance de Cuzco, considéré comme le centre du monde. Dans cette représentation symbolique qui ne respecte pas la localisation géographique objective des lieux, le littoral équatorien (port de Guayaquil) se voit attribuer une place à l’extrême ouest de Cuzco, ce qui démontre sa situation périphérique dans les imaginaires politiques incas.
Malgré les variétés démographiques et culturelles caractérisant les populations préhispaniques du Nouveau Monde, les conquistadors espagnols utilisaient le terme générique d’Indiens (Indios) en raison de l’erreur commise par Christophe Colomb qui croyait avoir atteint les Indes. Théoriquement, les habitants constituaient des sujets libres de la Couronne espagnole. En pratique, au vu des distances géographiques et de la soif d’enrichissement des conquistadors, régnait un système de travail forcé dans des conditions déplorables. Or, plusieurs cédules royales avaient interdit les mauvais traitements qui étaient infligés aux Indiens, incluant l’esclavage. Jumelée aux impacts des épidémies successives du xvie siècle, cette situation explique les chutes démographiques importantes du début de l’époque coloniale. Les populations natives étaient intégrées au système économique colonial en tant que réserve de main-d’oeuvre bon marché dans différents types d’activités telles que l’exploitation minière, l’élevage, la culture de la canne à sucre et du blé (Wolf 1962 : 158-162).
Dans le cadre de cette administration coloniale, la région d’étude faisait partie de l’Audience royale de Quito fondée en 1563 comme division administrative rattachée à la Vice-royauté du Pérou. La population de la région septentrionale de l’Empire inca qui correspond sensiblement à l’Équateur d’aujourd’hui s’était déjà amoindrie durant l’expansion militaire inca. Par la suite, la population a chuté d’environ 65 % entre 1561 et 1590 en raison des conflits avec les conquistadors et des maladies comme la rougeole et la variole (Tyrer 1988 : 26-27).
Dépourvu d’une main-d’oeuvre susceptible d’être exploitée, le littoral n’a pas subi les effets du système d’encomiendas[2] avec la même intensité que la région andine. En effet, la ville de Guayaquil, fondée en 1537, a été conçue par les autorités coloniales comme un port nécessaire dans le littoral pacifique (Roberts 2010 : 23). En 1560, elle ne comptait que treize encomenderos disposant d’une main-d’oeuvre indienne peu nombreuse, ce qui explique la faible accumulation de richesses par les encomenderos du littoral comparativement à leurs pairs andins (Fauría 1995 : 392-393). En bref, les encomenderos étaient peu motivés à délaisser les commodités de la région andine et à s’installer dans cette zone périphérique de l’Empire colonial (Álvarez 2002 : 59 ; Austin Alchon 1991 : 13). Du milieu du xvie siècle jusqu’au xviie (début de la production cacaoyère), les activités d’extraction du bois et la construction navale constituaient les principales activités économiques du littoral (Pareja et Paredes 2006 : 35). Les Indiens y jouaient un rôle primordial, étant donné que les bateaux espagnols étaient mal adaptés à la navigation près des côtes et des embouchures des fleuves. Les populations natives de cette région assuraient vers Guayaquil le transport fluvial du bois extrait à l’intérieur du littoral (León Borja 1988 : 205).
Pendant cette période, il était important pour les autorités coloniales de déterminer le nombre d’Indiens puisque ces derniers payaient le tribut et s’investissaient dans les travaux forcés. Ainsi, les recensements se réalisaient en termes pratiques d’exploitation plutôt qu’en termes socioculturels. Les calculs ont été effectués dans un premier temps par les conquistadors et les chroniqueurs ; plus tard, par des vice-rois ou des fonctionnaires espagnols en visite pour recueillir des données sur les ressources de l’Empire, lesquelles étaient compilées dans les Relaciones geográficas de Indias. Les registres tenus pour l’Audience royale de Quito comprenaient des données relatives au nombre et à la localisation des Indiens sur les territoires qui correspondent aujourd’hui à l’Équateur, essentiellement en fonction du paiement du tribut.
En se basant sur ces données, il est possible de cartographier la répartition de la population indienne payant le tribut entre 1561 et 1591 selon les régions géographiques[3]. Force est de constater que les données des figures 4 et 5 varient en fonction des relaciones consultées, et les variations sont parfois significatives et contestables, compte tenu de la proximité des dates de production.
De ces informations, il ressort que la démographie indienne du littoral n’a pas connu de variation significative entre 1561 et 1571, mais a enregistré une baisse importante vers la fin du xvie siècle en raison des épidémies de variole et rougeole qui ont décimé presque un tiers de la population des régions andine et littorale (Laviana Cuetos 1987 : 145).
La population totale des territoires qui correspondent à l’Équateur selon le recensement colonial 1778-1780 (Empadronamiento de 1780) varie aussi en fonction des sources consultées. Selon Knapp (1987 : 27) et selon les données compilées par Sánchez Parga (1996 : 17), la population totale s’élevait à 412 000 habitants, dont 64 % étaient composés d’Indiens, 26 % de Blancs et 11 % gente libre de varios colores[4], d’esclaves et de mulâtres. Selon Paz y Miño (1942), la population totale atteignait plutôt 342 559 pour un total de 222 618 Indiens, dont 213 287 vivaient dans la région andine et 9331 dans la région littorale (Paz y Miño 1942 : 35). Les Indiens de la région andine constituaient 68 % de la population alors que ceux de la région littorale constituaient 30 % de la population. Pour terminer, d’après Hamerly (1973), la population des mêmes territoires s’élevait à 446 966 habitants. Le pourcentage de la population indienne de l’ancienne province de Guayaquil représentait 30 % de la population totale, soit le même que celui de l’étude de Paz y Miño (1942). La figure 6 présente la répartition des Indiens dans les principaux établissements humains des régions andine et littorale à la fin du xviiie siècle.
La comparaison des figures 4, 5 et 6 met en évidence la récupération démographique des Indiens du littoral au xviiie siècle, surtout celle des villes de Portoviejo, Montecristi et Jipijapa. À part ces trois régions, de plus petits groupes étaient concentrés dans les villages de Canoa, Chone, Balao, Machala et Pasaje ainsi que dans la frange côtière d’Esmeraldas. À l’île de Puno – où vivaient 10 000 Indiens au début de la colonisation espagnole – ne résidaient plus que quelques dizaines de familles. Il est à noter que les Tsachilas et les Chachis n’étaient pas intégrés dans les exercices de recensement du xviiie et du xixe siècle.
faible présence des groupes autochtones du littoral dans les politiques républicaines
Les indépendances du milieu du xixe siècle n’ont pas changé le statut socio-économique et politique des Indiens. Malgré les idées émancipatrices des libertadores pour leur accorder les mêmes droits que les autres citoyens, les hiérarchies sociales coloniales ont perduré. Au sein des républiques oligarchiques, les élites issues de l’aristocratie criolla ayant succédé à l’aristocratie coloniale considéraient les masses indiennes comme une main-d’oeuvre disponible, soumise et presque gratuite. Sous l’effet du libéralisme économique et du capitalisme émergents, les inégalités se sont consolidées, notamment par la désintégration des terres collectives et par la reconversion des Indiens en ouvriers agricoles ou en petits propriétaires terriens (Barre 1983 : 28-29). Les Indiens se sont retrouvés exclus des bénéfices du développement économique et des services en matière de santé et d’éducation, en plus d’être sans droit de vote du fait d’être analphabètes.
Pour le cas de l’Équateur, dès le milieu du xixe siècle, l’exportation cacaoyère constituait un des piliers de l’économie de la jeune république et elle était concentrée dans la région littorale. Étant donné sa relative faiblesse démographique et sa main-d’oeuvre indienne insuffisante par rapport à la demande, un nombre important de travailleurs agricoles andins ont migré vers les provinces de Manabi et de Guayas, ce qui a transformé les dynamiques démographiques par un métissage accéléré non seulement entre les Indiens et les Blancs, mais aussi avec les Afro-équatoriens (Álvarez 1997 : 100-101). Inversement, dans le sud de Manabi et dans la péninsule de Santa Elena (une région aride, sans possibilité d’irrigation et peu propice à l’agriculture), jusqu’à la fin des années 1800, on a observé la quasi-absence de métissage biologique entre ces mêmes groupes (Álvarez 1997 : 100-101 ; Portais 1990 : 12).
Cette même période correspond aussi à l’implantation des missions religieuses comme stratégie de l’État équatorien pour intégrer certains groupes indiens à la jeune nation. Cette stratégie ciblait essentiellement les groupes amazoniens, lesquels, depuis l’époque coloniale, disposaient d’une grande autonomie sur des territoires étendus et inaccessibles (Taylor 1991 : 112 ; Esvertit Cobes 2008 : 20-21). Ainsi, l’État équatorien prévoyait combler la quasi-absence de l’administration publique par une administration religieuse ayant pour but de convertir les Indiens amazoniens en citoyens équatoriens. Alors que la documentation sur les missions religieuses en Amazonie équatorienne est abondante, aucune donnée n’a été repérée sur ces missions dans la région d’étude, sauf une référence aux misiones Lauritas (Álvarez 2002 : 181).
Dans un autre ordre d’idées, les réflexions sur les causes de la stagnation économique des années 30 et 40 et le besoin de potentialiser la main-d’oeuvre indienne ont constitué les fondements de l’indigénisme politique, influent au Mexique et dans les pays andins. Pour la consolidation des marchés nationaux, en créant des producteurs et des consommateurs, l’intégration des masses rurales et indiennes dans le domaine économique et culturel était extrêmement importante. Au-delà des préoccupations économiques, le dénominateur commun des différentes versions de l’indigénisme était l’objectif d’encadrer et de contrôler des populations indiennes et de résorber l’altérité indienne dans la trame de la nationalité (Favre 1996 : 8). Cependant, l’indigénisme n’est pas seulement un mouvement d’idées à expression politique, il est aussi un mouvement social, littéraire et artistique qui positionne l’Indien dans le cadre d’une problématique nationale (Favre 1996 : 7).
Dans ce contexte, une des caractéristiques principales de l’indigénisme équatorien est la reconnaissance des conditions sociales et économiques des Indiens (Martinez 1916 : 211-212) en raison desquelles la très grande majorité ne pouvait devenir ni producteur ni consommateur au bénéfice de l’économie nationale (Jaramillo Alvarado 1941 : 459). L’absence d’éducation chez les Indiens, qui, selon la Dirección nacional de estadísticas, représentaient en 1939 57 % d’une population de trois millions (Saintoul 1988 : 28), aurait non seulement conduit à ce qu’ils deviennent un obstacle au développement national, mais expliquerait également leur non-participation dans la vie économique et politique du pays. L’éducation faciliterait l’intégration nationale puisque d’après les élites, les Indiens éduqués deviendraient presque automatiquement des métis (Sinardet 1999a : 133-134).
Un autre élément important dans la réflexion indigéniste équatorienne est le lien établi entre les conditions de vie des Indiens et certaines caractéristiques qui leur sont attribuées : être serviles, tristes, dociles, paresseux, manquer de sens de la compétition et consommer de l’alcool (Martinez 1916 : 213-214 ; Chavez 1943 : 581 ; Chiriboga 1939 : 625 ; Áquiles Perez 1943 : 6-7, 55), ces caractéristiques étant considérées comme les principaux facteurs explicatifs du retard économique du pays (Martinez 1916 : 216 ; Áquiles Perez 1943 : 37).
Dans ces travaux, les préoccupations pour l’hygiène se démarquent, étant donné que, selon les élites politiques, la saleté et la maladie sont les marqueurs des différences sociales alors que l’hygiène est un indicateur de modernité et de civilisation (Colloredo Mansfield 1998 : 187). La décision d’établir et d’imposer des règles d’hygiène minimales dépasse la santé et la fortification du corps pour inclure l’éducation physique et sexuelle des enfants, le développement harmonieux de la psychologie et la réalisation des études anthropométriques sur les corps indiens (Sinardet 1999b : 412).
Force est de souligner que c’est principalement l’Indien andin (et non l’Indien amazonien ou l’Indien du littoral) qui était au coeur des travaux indigénistes. Dans toute la documentation consultée, la seule référence aux groupes du littoral est celle de Chávez Gonzalez (1935), qui parle pour les années 30, d’un métissage rapide et bénin de ces groupes avec les premières générations de conquistadors espagnols. Il parle également de l’adoption, par les groupes du littoral, de certaines pratiques associées aux Blancs (ex. équitation) et de l’usage de l’espagnol comme langue de communication (ibid. : 331-333).
Dans cette recherche de solution aux problèmes socio-économiques et dans la planification des politiques sociales, les données des recensements étaient des instruments essentiels pour les autorités étatiques (Angosto Ferrandez et Kradolfer 2012 : 2-3). Cependant, comme l’État ne disposait pas des moyens nécessaires, le premier recensement national moderne dans le pays s’est organisé plus tard, en 1950. Le critère retenu pour distinguer les différentes catégories ethniques était la langue d’usage des citoyens de 6 ans et plus. Le questionnaire catégorisait les bilingues en quatre groupes, selon la langue maternelle et la langue seconde : espagnol–langue indienne ; langue indienne-espagnol ; espagnol–langue étrangère et langue étrangère–espagnol. L’Indien est celui qui parle uniquement une langue indienne à domicile ou celui qui est bilingue et dont la première langue apprise est une langue indienne. Les langues indiennes mentionnées dans le questionnaire étaient le quechua, le jibaro, le cayapa et le záparo (Saunders 1961 : 17).
Les résultats sont différents selon la source consultée. D’après Saintoul (1988), les Indiens constituaient 40 % de la population totale, qui s’élevait à un peu plus que trois millions (Saintoul 1988 : 29) ; d’après l’Instituto nacional de estadisticas y censos (INEC), ce pourcentage est de 13,6 % pour une population totale de 3 202 757 habitants (INEC 2006 : 16), et d’après Saunders, il est de 16,3 %.
Dans cette nouvelle représentation de la réalité sociale équatorienne qui propose comme critère d’indianité l’usage d’une langue indienne, les Mantas-Huancavilcas disparaissent des représentations statistiques de l’indianité. De plus, la province d’Esmeraldas voit sa population indienne augmenter progressivement sous l’effet des migrations forcées des Awas et des Eperas qui parlaient l’awapit et le siapede, respectivement.
Le questionnaire du recensement de 1962 ne faisait aucune référence à l’indianité. Celui de 1990 intègre le terme « indigène » (indígena), un terme plus neutre qu’« indien », chargé de sens et de connotations négatives selon les contextes dans plusieurs pays latino-américains (Salazar Soler 2013 : 50). De plus, à partir du début des années 80, les représentants des différentes organisations régionales s’auto-identifiaient dans leurs discours comme indígenas.
Le questionnaire de 1990 a suscité de nombreuses contestations. La question sur la langue d’usage à domicile entre les membres de la famille obligeait les répondants à faire un seul choix entre l’espagnol, une langue indigène ou une langue étrangère. Le choix entre bilinguismes espagnol-langue indigène ou langue indigène-espagnol n’était plus possible. Il n’y avait pas de choix proposé pour la langue indigène, le répondant la précisait dans la sous-question. Selon les résultats obtenus, pour une population totale de 9 648 189 habitants, 362 500 personnes ont déclaré une langue indigène comme langue d’usage à domicile, ce qui constituait 3,8 % de la population équatorienne (Sánchez Parga 1996 : 18).
En 2001, l’auto-identification s’introduit comme critère d’indigénéité, en plus de l’usage d’une langue indigène. Le questionnaire proposait comme catégories : indigène, blanc, noir/Afro-Équatorien, métis, mulâtre et autre. Le répondant qui choisissait la première précisait la nationalité ou le peuple[5] indigène auquel il s’identifiait. À cette date, la péninsule de Santa Elena n’avait pas encore obtenu le statut de province et faisait partie de la province de Guayas recevant un nombre important de migrants. En conséquence, les Mantas-Huancavilcas se sont fondus dans la masse indigène de cette province.
Le dernier recensement de la population a été réalisé en 2010. Les questions 14, 15 et 17 de la quatrième section concernaient la langue d’usage du répondant et de ses parents, l’auto-identification selon la culture et les coutumes ainsi que selon le peuple ou la nationalité indigène auxquels celui-ci s’identifie. Durant les préparatifs du recensement, les représentants des organisations communales[6] de la péninsule de Santa Elena ont revendiqué l’intégration du terme comunero dans les catégories proposées puisqu’ils ne s’identifiaient pas à la typologie proposée. Plus précisément, ils souhaitaient que les autorités ajoutent « Vous considérez-vous comme comunero » dans le questionnaire. Cette demande n’a pas été reçue favorablement. Le plus grand pourcentage de la population qui s’auto-identifie comme indigène dans la région septentrionale du littoral vit dans la province d’Esmeraldas. Selon ces résultats, la péninsule de Santa Elena, qui concentre le plus grand nombre de communes de la région (68), compte 1,35 % de personnes s’auto-identifiant comme telles (Álvarez 2016 : 339) par rapport à 79,13 % s’auto-identifiant comme métis.
Oui à l’Autochtone du passé et non à l’Autochtone du présent : l’invisibilisation des Mantas-Huancavilcas à l’époque du correísmo (2007-2017)
À l’invisibilisation dans les catégorisations des recensements de population s’ajoutent les réactions des acteurs étatiques aux stratégies des groupes du littoral visant à empêcher la fragmentation ou la vente des parcelles communales à la propriété privée. Principalement, les autorités étatiques et les représentants du secteur privé utilisent l’absence de marqueurs identitaires autochtones reconnus par l’État et l’argument d’acculturation de ces groupes pour la non-reconnaissance de certains droits dont bénéficient les groupes andins et amazoniens.
Álvarez (2002) et Arauz (1999) réfutent la thèse de l’acculturation et parlent plutôt d’une stratégie développée par ces groupes dans le contexte de la colonisation espagnole pour la survie collective. L’adoption des us et coutumes de la société dominante et l’usage de l’espagnol leur permettraient de se camoufler pour pouvoir exister et survivre comme entité collective (Álvarez 2002 : 112 ; Arauz 1999). Il s’agit d’une forme d’infrapolitique des subalternes par laquelle certains groupes habillent leur résistance de rituels de subordination afin de déguiser leurs objectifs et d’atténuer les conséquences d’un éventuel échec (Scott 2009 : 111). Les discours et les pratiques de résistance jouent ainsi le rôle de soupape de sécurité.
Roberts rejoint Álvarez et Arauz en mentionnant que, dans le contexte du boom du cacao, les groupes du littoral méridional ne montraient aucun intérêt à aller travailler dans les plantations. Ils préféraient rester dans une situation d’isolement volontaire en subvenant à leurs besoins par la chasse, la pêche et l’agriculture de subsistance. Selon elle, c’est une stratégie intentionnelle pour maintenir la séparation physique et culturelle avec les Blancs (Roberts 2010 : 54).
Ethnicisation dans le cadre des luttes pour l’accès à la terre
Pour contextualiser les conflits actuels relatifs à la vente des parcelles dans la région méridionale du littoral, il est indispensable de se référer aux caractéristiques de la propriété de la terre, aux impacts de la Loi des communes promulguée en 1937 et à la portée limitée des réformes agraires (1964 et 1973).
La production cacaoyère du littoral méridional était caractérisée par des plantations étendues sur de vastes territoires qui concentraient les rivières navigables. Cette structure était héritée de l’époque coloniale, durant laquelle la propriété des terres était attribuée à ceux qui les occupaient pacifiquement et continuellement pendant trente années consécutives. Les hacendados pouvaient élargir périodiquement leurs territoires en intégrant les parcelles qui se trouvaient à proximité. Ainsi, les limites entre la propriété privée et la propriété publique du littoral méridional étaient souvent confuses et difficiles à démontrer légalement (Roberts 2010 : 21-22). Progressivement, les frontières agricoles se sont étendues au détriment des groupes qui n’avaient pas de statut légal ou n’avaient qu’un statut précaire (Deler 2007 : 277).
La Loi des communes de 1937, une loi d’aménagement du territoire, visait la réorganisation, la gestion, le contrôle et l’unité du territoire national. Elle ne reconnaissait ni l’existence des communautés indiennes, ni leurs territorialités, ni la propriété collective de la terre (Massal 2005 : 183). Même si certaines formes particulières de production économique et de propriété collective étaient reconnues et protégées, il s’agissait plutôt de la volonté de les adapter au système juridique en place, en conformité avec les principes du système économique international (Alvarez 2002 : 10). Son effet principal dans la région d’étude a été la fragmentation des territoires historiquement très étendus. Cette fragmentation a été possible par leur parcellisation et par l’extension des droits de propriété privée favorisant les stratégies familiales au détriment des stratégies communautaires. Il est devenu plus facile pour les acteurs externes de diviser l’unité des familles formant la commune, pour des raisons économiques (ibid. : 27). Un des effets de cette loi a été la sédentarisation de certains groupes comme les Tsachilas.
Parallèlement, à partir des années 40, les activités agricoles axées sur l’exportation se sont diversifiées, notamment par la culture de la banane-fruit qui a exacerbé la tendance des migrations des régions andine et amazonienne vers la région littorale. En conséquence, il y a eu une montée des demandes des groupes économiques métis et blancs pour l’acquisition des terres. Ces derniers remettaient en question la légalité de certaines terres communales, principalement celles de la province de Manabi et ils n’hésitaient pas à recourir aux tribunaux pour contester le caractère communal de certaines parcelles. À partir des années 1950, la convoitise des entrepreneurs pour les terres de la région et la remise en cause de l’identité indienne de ces groupes et du caractère communal des terres ont augmenté la conflictualité dans la région. Dans ce contexte, la Fédération des communes de Guayas a été fondée en 1965 pour la défense de la propriété communale.
Quant aux réformes agraires de 1964 et de 1973, elles ont été tardives en Équateur comparativement à d’autres pays latino-américains. Les revendications se sont concentrées dans la région andine en raison des impacts différenciés de la pression démographique sur l’accès aux terres cultivables et les ressources hydriques, de l’atomisation des structures agraires et de la présence des organisations syndicalistes de gauche (Sánchez Parga 2007). C’est la région amazonienne qui a subi les effets collatéraux des réformes puisque plusieurs projets de colonisation agricole y ont été entrepris dans les années 70 par l’Institut équatorien de réforme agraire et de colonisation en vue d’éponger le trop plein des agriculteurs andins, mais aussi littoraux (Collin Delavaud 1981 : 355) liés aux dynamiques émergentes mentionnées précédemment.
Par la suite, dans les années 90, certains projets de construction (barrages, canaux d’irrigation) mis en oeuvre par les autorités étatiques pour contrer la problématique de sécheresse dans la péninsule de Santa Elena, ont eu des impacts sur les communautés vivant dans les environnements immédiats. Ces projets ont favorisé l’intérêt des entrepreneurs pour les terres communales situées dans le secteur (Bazurco Osorio 2006 : 135). Ce processus a engendré l’achat d’une importante quantité de parcelles communales avec possibilité d’irrigation par les acteurs du secteur privé. Cependant, ceux-ci ne visaient pas tous la production agricole, mais aussi la spéculation des terres (Espinel et Herrera 2008 : 33).
Durant la présidence de Rafael Correa (2006-2017) avec le passage d’un modèle économique néolibéral au modèle « extractiviste-exportateur », l’État est devenu un acteur central dans la gestion économique et dans l’exploitation des ressources naturelles (Svampa 2011). La problématique de la vente des parcelles communales s’est exacerbée, notamment, par l’impossibilité d’avoir accès à des crédits ou à des subventions étatiques sans titre de propriété privée (Álvarez 2016 : 334). Pour le cas de Manabi, selon les habitants de la commune (comuneros) de certaines terres communales situées entre les villages de Macaboa et de Río Piedra, la vente était illégale sans le consentement de tous les habitants de la commune, alors que l’État défendait sa légalité en argumentant que ceux-ci ne se sont pas ouvertement identifiés comme Indiens (Bauer 2009 : 179) et que les terres en question ne constituaient pas des territoires ancestraux.
Dans le cas de la péninsule de Santa Elena, l’administration Correa a accéléré les projets de construction de barrages et de canaux d’irrigation toujours dans le but de rendre les terres arides propices à l’agriculture. Face aux menaces d’achat des parcelles par le secteur privé, les habitants des communes se sont basés sur l’article 57 de la Constitution de 2008[7] pour prouver la thèse d’illégalité des ventes. De plus, après la provincialisation de Santa Elena, les communes de la Péninsule ont fondé en 2010 la Fédération des communes de Santa Elena. Cette organisation assure un soutien juridique aux communes en situation de conflit et un accompagnement pour favoriser les capacités organisationnelles (Tuaza et Ozaetta 2014 : 27).
Certains journalistes traitent de ces conflits en déplorant la montée de la conflictualité dans la région et l’invasion des terres communales par les acteurs exogènes, souvent au moyen de pratiques qu’ils qualifient de frauduleuses (Calero Larrea 2016). Ils attribuent l’émergence de ces conflits aux politiques permissives de l’État, lesquelles laissent place à la spéculation des terres dans la région et au non-respect des normes environnementales en agriculture et en aquaculture. D’une part, cette prise de position étatique pour ne pas reconnaître les droits ancestraux de certains comuneros, facilite l’exploitation des ressources. D’autre part, les organisations communales ont commencé à établir des liens avec les organisations indigènes régionales et nationales (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur) et avec les organisations non gouvernementales internationales pour la protection des droits territoriaux et la préservation des ressources naturelles (p. ex. les mangroves)
Bauer (2009) qualifie ce processus de réautochtonisation. En adoptant cette stratégie, les groupes du littoral méridional se sont joints tardivement au mouvement social indigène qui s’est structuré dans le pays à partir de la fin des années 1970. Les leaders des communes qui s’opposaient à la vente des terres collectives et qui étaient conscients du processus de la structuration d’un mouvement politique à l’échelle nationale ont commencé à formuler leur propre lutte comme étant une lutte ethnique (ibid. : 179).
Le cas du changement du nom de la route du Soleil pour la « route du Spondylus »
Le secteur touristique se trouve à la croisée de deux phénomènes importants. D’une part, le potentiel touristique de la région a renforcé la tendance à la fragmentation des structures foncières et à l’intervention des acteurs externes (p. ex. ventes des parcelles aux investisseurs touristiques, pratiques de location des parcelles à des fins touristiques). D’autre part, il n’échappe pas à la tendance interventionniste dans le domaine économique caractérisant l’administration Correa.
Les données ethnologiques de Ruiz Ballesteros (2009) sur le tourisme communautaire dans la commune d’Agua Blanca démontrent l’imbrication des activités touristiques et des revendications identitaires. Comme Bauer, Ballesteros parle aussi de la récupération du passé préhispanique dans un contexte où les communes se voient dans l’obligation de certifier leur identité. Il s’agit notamment d’extérioriser certaines caractéristiques jusque-là non extériorisées ou de miser sur des configurations culturelles conformes aux représentations hégémoniques de l’autochtonie. À titre d’exemple, il est possible d’évoquer la participation de certains habitants des communes au festival de la balsa manteña comme rituel de réaffirmation identitaire et culturelle (Ruiz Ballesteros 2009 : 82).
Parallèlement, dans le contexte de compétition entre les investisseurs, l’État et les habitants des communes pour l’accès et l’administration des territoires de cette région à fort potentiel touristique, les autorités équatoriennes ont élaboré le Plan de marketing touristique de l’Équateur 2008-2020. Dans l’ensemble, ce plan vise à promouvoir le pays comme une destination touristique mondiale dans le respect des principes du tourisme durable. La stratégie adoptée pour la région d’étude est la restructuration de certains produitstouristiques (Parc national Machalilla, Puerto Lopez, Isla de la Plata, etc.) sous forme de paquet multi-activités (Plandetur 2020, in MTE 2008 : 16). De plus, le Plan classifie les produitstouristiques selon les catégories : étoile (p. ex. îles Galapagos), A (p. ex. Quito, Otavalo) et B, ce dernier correspondant aux produits à bas potentiel d’attraction touristique qui doivent être jumelés à d’autres de catégorie A ou étoile. Les sites abritant les restes archéologiques des civilisations préhispaniques du littoral comme l’île de la Plata (berceau de la culture valdivia) ou le Parc national de Machalilla sont conçus comme des produits complémentaires aux beautés naturelles paysagères du littoral. Dans cette même logique, les autorités équatoriennes ont changé le nom du circuit touristique de la route du Soleil, longeant les côtes des provinces de Manabi et de Santa Elena et concentrant les plus belles plages du pays, par « route du Spondylus ».
Il s’agit d’un changement majeur dans les stratégies de marketing touristiques puisque l’appellation « route du Soleil » faisait davantage référence aux beautés naturelles et paysagères de la région comme attraits touristiques alors que l’appellation « route du Spondylus » fait référence avant tout au patrimoine culturel et archéologique de la région. La route du Spondylus suit l’ancienne trajectoire du commerce de spondylus utilisée par les ancêtres des Mantas-Huancavilcas.
Cette situation met en évidence les ambiguïtés dans les attitudes étatiques au sujet de l’autochtonie des groupes du littoral méridional. En combinant ces deux études de cas, il s’avère que le passé autochtone de la région littorale est reconnu et fait même partie des stratégies de marketing touristique. Cependant, quand il s’agit des revendications appartenant au présent, les terres communales de ces mêmes groupes ne constituent pas des territoires ancestraux.
Conclusion
L’invisibilisation des Mantas-Huancavilcas dans les politiques coloniales et républicaines se situe dans un processus historique où le littoral se situait à la périphérie du centre politique et de la cosmovision inca. À l’époque coloniale, le statut périphérique du littoral a perduré jusqu’à ce que la production cacaoyère devienne la colonne vertébrale de l’économie de l’Audience royale vers la fin du xviiie siècle. Cependant, la situation périphérique du littoral et la place marginale de ses Indiens dans la main-d’oeuvre totale disponible n’ont pas engendré leur absence dans les données sociodémographiques de l’époque coloniale. Au sein de la jeune république, l’invisibilisation des Mantas-Huancavilcas est d’abord observée par leur non-considération dans l’implantation des missions religieuses mandatées pour hispaniser et évangéliser les groupes situés en périphérie. L’adoption des politiques indigénistes à partir des années 1930 constitue un point tournant dans la structuration des représentations différenciées relatives aux groupes andins, amazoniens et littoraux. Dans cette période, les élites politiques étaient hantées par la façon dont les Indiens andins, nombreux, pauvres et économiquement improductifs, seront intégrés à la nation et à l’économie équatorienne. Les Indiens du littoral, sans marqueurs identitaires visuels tels que le code vestimentaire et l’usage d’une langue indienne, ne présentaient pas de défi particulier.
Au fur et à mesure que les critères socioculturels se sont introduits dans les questionnaires de recensement, commençant par la langue d’usage, l’indianité des Mantas-Huancavilcas s’est effacée de plus en plus. Comme le souligne la documentation spécialisée sur l’autochtonie du littoral, les habitants des communes ne s’identifiaient pas aux catégories proposées dans les questionnaires du recensement. Historiquement, leurs membres ne se sont pas explicitement identifiés comme indiens ou indigènes. Au contraire, selon les données ethnographiques, ces groupes ont délibérément opté pour l’invisibilisation afin d’assurer leur survie et leur reproduction biologique et culturelle. À tout cela s’ajoute l’attention portée par le monde académique et la presse nationale et internationale sur les mobilisations des groupes andins et amazoniens durant les années 1990 et 2000.
À partir de la fin des années 60, une série de phénomènes a mis en évidence les limites de la stratégie volontaire d’invisibilisation comme pratique de résistance et la nécessité de structurer un discours identitaire différent afin de protéger les terres communales. Il s’agit de l’émergence des conflits relatifs au statut légal des terres communales, des enjeux de fragmentation et de vente des terres et du développement des activités touristiques dans la région. Dans ce nouveau contexte, l’exhibitionde l’autochtonie et l’actualisation de certaines pratiques identitaires deviennent en quelque sorte des obligations pour certifier ou authentifier l’ancestralité et pour assurer la reconnaissance de certains droits.
Appendices
Note biographique
Vildan Bahar Tuncay Ph. D, en sciences géographiques (Université Laval, 2014). Elle détient un baccalauréat en études hispaniques, une maîtrise en science politique et un certificat en anthropologie sociale et culturelle. Elle s'est spécialisée dans l'étude des mouvements sociaux autochtones latino-américains et elle a publié plusieurs articles sur les politiques relatives aux groupes autochtones au Pérou, en Équateur et au Panama ainsi que sur les processus de revitalisation des centres historiques latino-américains dans la perspective du droit à la ville. Ses travaux de recherche récents concernent la crise politique, sociale et économique au Venezuela, les représentations relatives aux femmes et le rôle des femmes dans la Révolution bolivarienne.
Notes
-
[1]
Le terme cholo a plusieurs significations en Amérique latine en fonction des pays ou des contextes. Il peut aussi être péjoratif ou affectueux. Dans le cadre de cet article, il réfère à l’identité autochtone acculturée du littoral équatorien.
-
[2]
Attribution par la Couronne espagnole aux premiers colonisateurs espagnols et à leurs descendants des parcelles de terres et un certain nombre d’autochtones tributaires.
-
[3]
Comme les Awas et les Eperas, originaires de la Colombie, l’ont quittée en raison de la guerre entre les libéraux et les conservateurs (1899 et 1902) et de la violence perpétrée par les guérillas et les groupes paramilitaires colombiens, ils ne figurent pas dans les croquis de cette période.
-
[4]
Expression utilisée durant la période d’esclavage dans les Amériques (Louisiane, îles de la Caraïbe, Haïti) pour désigner les personnes de descendance mixte africaine-européenne qui n’étaient pas des esclaves.
-
[5]
En Équateur, les termes « nationalité » et « peuple » réfèrent à deux types de démarcation identitaires en fonction d’expériences historiques propres. Un peuple indigène se définit comme tel en relation à une société qui n’est pas originelle et ne peut le devenir, du fait de la conscience que développent ses membres sur cette situation. La nationalité, quant à elle, englobe les peuples autochtones ayant une même origine, une histoire commune, des langues propres et régis par leurs propres lois, coutumes, croyances, formes d’organisation sociale, économique et politique dans leurs territoires. Il existe quatorze nationalités et quinze peuples dans le pays.
-
[6]
La loi des communes de 1937 stipule que tout centre de population inférieur à la catégorie de paroisse et qui ne soit pas une des catégories existantes (caserío, anejo, barrio, partido, parcialidad, comunidad) sera désormais nommé « commune ». La commune n’est pas exclusivement une forme d’organisation politique et sociale indienne. Elle est plutôt une unité de la structure politico-administrative de l’État. Pour pouvoir être éligible à sa formation, il fallait être au moins cinquante habitants et avoir le contrôle des terres revendiquées depuis au moins trente ans. Il n’existe donc aucun critère relatif à l’ethnie ou à la langue parlée pour la formation d’une commune.
-
[7]
L’article en question énumère une série d’objectifs et de dispositions pour protéger les droits collectifs des communes, des communautés et des peuples ou nationalités indigènes.
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