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Le présent article propose d’éclairer le rapport des Inuits aux petites bêtes (qupirruit), à partir de la confrontation des textes de tradition orale avec des matériaux ethnozoologiques et linguistiques collectés au cours d’enquêtes menées depuis 1985 dans la communauté d’Igloolik (Nunavut, Canada). Il s’agit ici d’interroger ce qui apparaît, à travers les récits cosmogoniques, comme un thème majeur de leurs relations avec les humains, à savoir un type particulier d’agressivité. Cet article vise à mettre en évidence les différentes modalités de cette relation et les logiques qui les animent.

Les qupirruit forment une catégorie vernaculaire hétérogène qui, outre les insectes, englobe des vers, des araignées, certains petits crustacés... (cf. Randa 1994). Du point de vue inuit, ce qui les caractérise est leur morphologie, leur très petite taille et leurs façons particulières de se mouvoir. Si le terme qupirruit résiste à toute tentative d’analyse morphosémantique, son équivalent dans le dialecte tunumiisut (Groenland oriental) est plus parlant : uumasuaqqat, « petits vivants » (Dorais 1984 : 11), désignation qui exprime deux des principales caractéristiques retenues par les Inuits pour cette catégorie : leur petite taille et leur vitalité.

La prise en compte des qupirruit dans les recherches anthropologiques sur les Inuits est récente (Randa 1994, 2003, 2007 ; Laugrand et Oosten 2010, 2012, 2015) et reste à ce jour limitée, pour plusieurs raisons : pendant longtemps, les ethnologues ont privilégié les sujets qui leur paraissaient culturellement les plus pertinents, attitude légitimée par les Inuits eux-mêmes qui ont tendance à minimiser l’attention qu’ils portent aux petites bêtes et l’intérêt que celles-ci représentent pour eux. La règle est en effet d’insister sur le rôle crucial que jouent les gibiers les plus importants (grands mammifères terrestres et marins), source de subsistance irremplaçable car unique, tout du moins avant que les Inuits aient eu accès à d’autres sources d’approvisionnement en nourriture, vêtements et équipement :

uvagut niqigivaktavut tamakkua nirjutiit tukiqaqtitaujut taimanna inuujjutivut

nous avons comme nourriture des animaux [gibiers], ceux qui sont considérés comme notre subsistance.

Nua Piugaattuk, 1990

De fait, les relations de prédation avec la grande faune sont le fondement même de leur société et déterminent la manière dont ils conçoivent les rapports entre les différentes composantes de l’univers. Or, les qupirruit ne constituent d’aucune manière des proies, même de substitution : en effet, la reproduction des sociétés inuites n’en est aucunement tributaire. Il manque à leur relation ce lien fondamental qui naît de la nécessité impérative de « (pour)suivre » (maliktuq) sans relâche des proies animales, à travers différents espaces et différentes saisons, avec toutes les conséquences sur l’organisation de la société et la manière qu’elle a de penser son rapport aux autres vivants. C’est la raison pour laquelle les qupirruit n’entrent pas dans le système d’échanges et d’obligations réciproques entre la société inuite et les entités invisibles, maîtresses des ressources de subsistance.

Si, pour des raisons évidentes, les qupirruit ne peuvent rivaliser avec les grands gibiers dans la vie réelle, ils occupent en revanche une place importante dans l’imaginaire collectif où ils font l’objet de toutes sortes de projections. Si prédation il y a dans leur relation avec les humains, elle est dirigée contre ces derniers : certaines qupirruit vivent à leur détriment en tant que parasites, d’autres sont pensées comme une menace réelle ou présumée.

Pénétration, dévoration

Tant que les parasites ont pour cible les animaux, ce comportement n’est pas perçu négativement car il est inscrit dans la nature des choses, comme le rappelle Emile Imaruittuq (1990) :

[…] nirjutiit ilangit amma tingmiat amma iqaluit qupirruqaqpaktut ; ilagit saanganni miqqunginni ilagit iluani…

[…] certains gibiers [= mammifères terrestres et marins], oiseaux et poissons ont des parasites ; certains dans leur fourrure, certains à l’intérieur [de leur corps]…

On connaît le tourment saisonnier que représentent les moustiques qikturiat[1] (Aedes nigripes) pour de nombreux êtres vivants, pouvant causer dans des cas extrêmes leur mort. Il existe d’autres parasites tels les poux kumait[2] (Pediculus humanus et autres), ou les vers (qullugiat) qui se logent dans le système digestif des mammifères marins (puijiit) ou la vessie natatoire des poissons (iqaluit). En règle générale, les gibiers infestés ne sont pas considérés comme impropres à la consommation.

La perception des qupirruit change lorsqu’il s’agit des humains envers lesquels leur attitude est pensée essentiellement en termes d’agression. Celle-ci opère selon plusieurs modalités : elle peut être extérieure et relever simplement du parasitisme, comme les piqûres de moustiques et les morsures de poux ou, au contraire, prendre la forme de la pénétration et de la dévoration, les faits réels se combinant avec des constructions imaginaires, les savoirs empiriques avec les expériences fantasmées.

L’agression par les qupirruit, dont la représentation s’appuie sur l’inclination naturelle de certains à s’en prendre aux humains, constitue un motif majeur dans les textes de tradition orale les concernant. Elle est utilisée comme moyen de vengeance ou de punition, notamment entre époux, ou par des esprits maléfiques. Les circonstances dans lesquelles de tels faits se produisent varient et impliquent aussi bien les hommes que les femmes, ces dernières étant néanmoins la cible privilégiée des agressions par pénétration.

Quelles sont les voies de pénétration des corps humains ? Certains récits restent dans le flou (« toutes les ouvertures » du corps, Boas 1907 : 223-224), d’autres sont plus précis et indiquent les parties concernées, parmi lesquelles les voies de passage naturelles, tel l’anus (itiq).

La bouche (qaniq) constituait dans le contexte traditionnel non pas une voie de pénétration mais d’ingestion des poux (kumait) par les femmes (Delaby 1986) [voir l’encadré « L’épouillage, comportement social »]. Dans un récit recueilli par Rasmussen (1932 : 208-209), le dialogue au sein d’un couple de poux pose la relation avec les humains en termes de prédation réciproque. S’ils sont seulement avalés, les poux ressortent vivants par l’anus et retournent auprès des leurs. En revanche, s’ils se font d’abord écraser entre les doigts (qaaqpiaqravaa, « il écrase [un pou] », ibid. : 311), ils meurent. Gubser (1965 : 254) a relevé une distinction similaire chez les Nunamiuts d’Alaska. Les poux appellent les ongles des humains « assommoirs » (nanngutit, « assommoir, piège qui consiste en une pierre qui tombe sur l’animal et le tue. Utilisé dans les textes dans lesquels les ongles d’humains écrasent les poux », Rasmussen 1932 : 316).

Dans une autre version (Rasmussen 1931 : 412-413), un pou en route vers les aisselles (uniq) et l’anus (itirvik) d’un humain est mis en garde par sa femme : « tu vas être écrasé entre les ongles » (kukikpiarpaa, « il l’écrase [un pou] avec ses ongles », ibid. : 456).

Les humains et les animaux ne sont toutefois pas les seuls à être infestés de poux. Des êtres non humains appelés amaligjuit, qui avaient l’habitude de voler des enfants, l’étaient également (kumaqarnirmata « ils avaient certainement eu des poux », Ramussen 1932 : 202-203).

Il en est de même en ce qui concerne les géants inukpait, dont les poux, proportionnels à leur taille, apparaissent aux humains comme des lemmings. Un enfant adopté par un géant (inukpak tiguaqaq&uni inungmik) s’exclame ainsi pendant qu’il l’épouille (ibid. : 257-258) : avinngaq tagva niaqungni, « un lemming là sur ta tête ».

Outre qu’elle suggère une probable homologie entre lemming/végétation (?) et pou/chevelure[3], une telle perception renvoie à la relativité des échelles (humaine, infra-humaine et supra-humaine) que l’on retrouve dans d’autres contextes impliquant d’autres animaux.

Si l’ingestion des poux au cours de l’épouillage était consciente et volontaire, il en est autrement en ce qui concerne deux qupirruit lacustres désignés comme pamiulik et ulikapaaq (pour une description détaillée, cf. Randa 1994 et 2003). On n’est plus ici dans le registre de l’imaginaire mais dans ce qui est revendiqué comme relevant de l’expérience vécue. Pamiulik et ulikapaaq étaient particulièrement craints car considérés comme dangereux, effrayants (kappianaqtuit, kappiagijaujut), selon plusieurs aînés (Elisapi Nutarakittuq, Emile Imaruittuq et Aipilik Inuksuk) : s’ils étaient ingérés (ii- avaler) involontairement, ils tuaient la personne, soit en lui transperçant (kapuqpaa) les entrailles avec leur queue (pamiuq), soit en la dévorant de l’intérieur (niqaujuq). C’est la raison pour laquelle jadis les enfants apprenaient à ne pas boire de l’eau des petits lacs situés dans les collines.

La glose tirée de Schneider (1985 : 327) renforce l’image d’agressivité et de dévoration véhiculée par les qupirruit. De fait, selon ce dernier, le terme qupiqrituq désigne plusieurs réalités : 1) avale un insecte en buvant de l’eau ; 2) attrape une maladie vénérienne ; 3) meurt par /à cause des vers.

En Alaska du Nord, les vers (nématodes ?) logés dans le poisson étaient craints, la partie infestée devant être jetée. Ils étaient réputés dévorer de l’intérieur la personne qui les avalait (Spencer 1976 : 296).

Substituables les uns aux autres, les vers (qullugiat) sont dans les mythes fréquemment assimilés aux asticots (qitirulliit) [voir l’encadré « Les asticots »], dévoreurs naturels des corps morts. Un homme qui a peur des vers (qullugiat) quitte ses compagnons de voyage qui campent sur une île nommée Qullugiaqtuuq (« l’endroit où les qullugiat sont très nombreux »), pour se réfugier sur une autre île. Or, il ne faut pas montrer sa peur des qupirruit. De ce fait, l’homme se fait attaquer et tuer par les qullugiat qui pénètrent son corps « par tous les orifices » (Rasmussen 1929 : 304).

Parmi les obstacles qu’un frère et sa soeur, futurs lune et soleil, doivent affronter dans un récit mythique, se trouve un certain nombre d’animaux qui se battent entre eux, les obligeant à les contourner (Rasmussen 1931 : 524). Il n’est pas anodin que parmi eux figurent les lemmings, les hermines et les spermophiles à qui l’on prête la tendance à se faufiler sous les vêtements et à pénétrer les corps humains et animaux. Les derniers à être mentionnés sont des asticots qui se montrent très agressifs : « Ceux-là, ils leur ont sauté par-dessus, toutefois les asticots saisirent un bout du manteau de la soeur, si bien que son frère dut le couper. » (Rasmussen 1931 : 525)

De façon plus inattendue que les orifices naturels ou les yeux, les orifices de la clavicule (angmannakkaluit) étaient considérés comme des voies privilégiées pour les vers et les asticots pour pénétrer dans les cadavres (Rasmussen 1932 : 294 ; voir aussi Rasmussen 1931 : 11).

Figure 1

Il existe d’autres types de vers, comme nimiriaq : « nimiriarjuaq ou ver velu ; [qui] bouge en ondulant son corps ; vit sur la terre et dans la mer ; plus petit et plus étroit qu’un phoque barbu [l’allusion à ce pinnipède reste obscure] ; est très rapide et n’est couvert de poils que sur le dos et sur le ventre ; agit comme esprit protecteur ; guérit les maladies ; peut également être utilisé pour se protéger »

Il existe d’autres types de vers, comme nimiriaq : « nimiriarjuaq ou ver velu ; [qui] bouge en ondulant son corps ; vit sur la terre et dans la mer ; plus petit et plus étroit qu’un phoque barbu [l’allusion à ce pinnipède reste obscure] ; est très rapide et n’est couvert de poils que sur le dos et sur le ventre ; agit comme esprit protecteur ; guérit les maladies ; peut également être utilisé pour se protéger »
D’après Rasmussen 1929 : 208-209

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Un passage dans un chant décrit le sentiment d’horreur[4] [voir l’encadré « Émotions suscitées par les qupirruit »] qui s’était emparé d’un mort alors qu’il se faisait dévorer par des asticots (identifiés comme qupirruarjuit, terme que Rasmussen [1932 : 136 ; 184] traduit par « petits asticots »). Là encore, ceux-ci avaient pénétré dans son corps par les orifices de la clavicule (qutuq) et par les yeux (ijiit). L’emploi du syntagme verbal misamiliksarpaa, « il le mâche » (« en particulier à propos des vers dans un cadavre ; un mot très ancien qui n’est plus utilisé dans le langage courant », ibid. : 315 ; misakpaluktuq, « il fait du bruit en mâchant » [Spalding 1998 : 57 ; Schneider 1966 : 145 ; 1985 : 185]), accentue l’effet dramatique du récit.

À condition d’être partielle, provisoire et maîtrisée, la dévoration[5] du corps par les qupirruit n’est pas pour autant systématiquement synonyme de la mort. Cette inclination était utilisée, selon certaines traditions, par des êtres non humains appelés ijiqqat (êtres invisibles). Les Inuits leur prêtent une attirance pour les humains, qu’ils aiment garder avec eux. Ils chassent les caribous à la course. Afin de rendre leurs captifs humains aptes à cette pratique de chasse, ils faisaient dévorer la chair autour de leurs tibias, de leurs mollets ou de leurs orteils par toutes sortes de qupirruit terrestres et aquatiques faiblement identifiés (vers, minuscules créatures, selon les termes de Rasmussen 1929 : 205). C’est une opération similaire que les êtres non humains alliit (Adlet) pratiquaient, dans un même but, sur leurs visiteurs humains, en découpant des chairs de la cambrure (?) de leurs pieds (Boas 1907 : 204-206).

Spencer (1976 : 295-296) décrit comment la dévoration volontaire par les vers, qu’il nomme kupillerok (transcription approximative de qupilqoq, « ver ; asticot ; larve », MacLean 1988 : 53 ?), permettait d’acquérir des pouvoirs surnaturels. Le bras dénudé devait être plongé au milieu des vers rassemblés dans une dépression dans le sol, qui en dévoraient alors les chairs. En renouvelant la même opération, le « patient » les récupérait. À travers cette « horrible expérience », ce dernier acquérait dès lors la capacité de saisir des objets à distance, d’attirer des gibiers et de causer la maladie et la mort des gens en volant leur coeur.

Boas (1907 : 154) décrit l’acquisition du pouvoir chamanique dans des termes similaires : ce sont les chairs de ses avant-bras que le candidat laisse dévorer par des vers. Une fois ses plaies guéries, il devient un grand chamane.

L’idée de « remodelage » des corps et de modification des comportements dans le but de les rendre plus conformes aux besoins de l’humanité inuite naissante est inhérente aux récits cosmogoniques. Parmi les animaux, le caribou tuktu (Rangifer tarandus), le boeuf musqué umingmak (Ovibos moschatus), le morse aiviq (Odobenus rosmarus) et le narval tuugaalik (Monodon monoceros) ont fait l’objet de tels réajustements.

Un autre qupirruq suscite l’appréhension, bien que pour des raisons différentes : le bourdon[6] (genre Bombus). Il fait figure d’un qupirruq par excellence (qupirrummarialuk). Le nom par lequel il est désigné, selon les dialectes iguttaq ou iviktaq, est explicite sur la manière dont il est perçu. De fait, ce terme est formé autour de la notion de piquer (iguut, « dard » ; iguppaa, « il le pique » [Rasmussen 1941 : 50], lequel dard « sert à transpercer » kapuut ; kapurpaa, « il le transperce à plusieurs reprises ou de façon répétée » [Spalding 1998 : 40]).

On retrouve la même motivation dans la désignation du bourdon en yupik[7]: panayuli, « bourdon, celui qui est bon à transpercer », de panaq, « épieu de grande taille, lance » ; panar-, « transpercer » (Jacobson 1988 : 279-280 ; cf. aussi Fortescue, Jacobson et Kaplan 1994 : 249)[8]. Plus qu’une réelle dangerosité c’est son potentiel d’agression qui est retenu, les bourdons n’ayant pas la réputation de s’en prendre aux humains.

La figure du bourdon est d’autant plus intéressante qu’il possède une sorte de double qu’est l’oestre tuktuup kumanga (Oedemagena tarandi). Les deux présentent des ressemblances morphologiques frappantes. Dans sa phase adulte d’insecte volant, l’oestre est également désigné comme iguttaq, par analogie. C’est un vrai parasite dont l’hôte est le caribou. Pendant l’été, l’oestre pond des oeufs (manniit) dans la zone abdominale de ce dernier. Au moment de l’éclosion, les larves perforent la peau du caribou et migrent vers la région dorsale. Elles continuent leur développement pendant l’hiver, encapsulées dans des enveloppes remplies de sang. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce sont elles, plus exactement le liquide dans lequel elles baignent, qui sont consommées par les Inuits (voir infra). En mai/juin, les larves ressortent en perforant de nouveau la peau du caribou et muent dans le sol, se métamorphosant en insectes volants (Freuchen et Salomonsen 1958), tuktuup kumavininga, « qui fut un kumak ». Les différentes phases de ce cycle sont bien connues des Inuits.

Figure 2

Le bourdon iguttaq (Bombus). L’un des spécimens collectés dans la région d’Igloolik et utilisé pour les besoins d’identification lors des enquêtes de l’auteur sur les qupirruit. Son dard rétractile demeure bien entendu invisible

Le bourdon iguttaq (Bombus). L’un des spécimens collectés dans la région d’Igloolik et utilisé pour les besoins d’identification lors des enquêtes de l’auteur sur les qupirruit. Son dard rétractile demeure bien entendu invisible
Photo Vladimir Randa

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Ce sont les mythes, notamment ceux impliquant le héros Kiviuq, qui donnent du bourdon une image d’agressivité, que ce soit en tant qu’esprit cannibale sous la forme d’un bourdon géant iviktarjuaq (Rasmussen 1931 : 523) – le sentiment de terreur est amplifié lorsque cet esprit a pour esprits protecteurs des chenilles géantes ausivaaluit [auvvialuit ?] pourvues de pattes velues (ibid. : 367-368 ; voir aussi Rasmussen 1932 : 237-238) –, ou comme une arme qu’emploie le chamane contre ses ennemis (1931 : 297).

À Igloolik, les réactions que suscite le taon, milugiaq (Tabanidae), semblent moins exacerbées, bien qu’il morde et suce (milukpuq) le sang des humains. Selon plusieurs aînés de Baker Lake (Qamanittuaq) cités par Mallory (2012 : 77), les taons semblent chasser les moustiques.

Métamorphoses[9]

Peu de qupirruit ont une origine déclarée. Dans plusieurs récits mythiques, le corps humain est présenté comme un terrain où se produisent des métamorphoses animales, c’est-à-dire un lieu où un animal qui y a pénétré en ressort sous la forme d’un autre animal. Ce processus de transformation est présenté comme étant à l’origine de plusieurs qupirruit.

Figure 3

Peau d’un caribou prélevée durant le mois d’août à Kangiq&ukutaaq/Gifford Fiord (Terre de Baffin). Elle porte encore des marques de perforations opérées par les oestres sur la partie intérieure mais les trous sont déjà scellés

Peau d’un caribou prélevée durant le mois d’août à Kangiq&ukutaaq/Gifford Fiord (Terre de Baffin). Elle porte encore des marques de perforations opérées par les oestres sur la partie intérieure mais les trous sont déjà scellés
Photo Vladimir Randa, tirée de Randa 2003 : 456

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C’est le cas du pou (kumak) et du moustique (qikturiaq) : pour survivre à la famine à laquelle ont succombé leurs compagnons, deux femmes se nourrissent de poux. Les soupçonnant d’avoir pratiqué le cannibalisme, les habitants d’un autre village les tuent et les dépècent, pensant trouver des restes humains. Or, ils ne découvrent dans leur ventre que des poux : ressuscités, ceux-ci se parent d’ailes et s’envolent sous forme de moustiques si nombreux qu’ils obscurcissent le ciel (Rasmussen 1929 : 270-271).

Dans une autre version, l’avènement des moustiques est présenté comme la vengeance de la femme qui s’est fait éventrer dans les mêmes circonstances (Rasmussen 1931 : 379-380).

Le pou et le moustique ont en commun de se nourrir de sang humain, mais de manière différente : pour le premier le corps humain constitue un territoire de chasse permanent, tandis que le second a une présence ponctuelle mais massive et excessivement agressive. On s’accommode de la présence des poux mais on appréhende les assauts de moustiques [voir l’encadré « Les moustiques : tourmenteurs impitoyables »]. Le mythe kigturiksat (« qui vont devenir des moustiques ») qikiqtaqsiuraluarmata (Rasmussen 1932 : 229-230) narre l’origine de l’agressivité des moustiques à l’égard des humains. Un homme se rend en kayak sur une petite île qu’ils occupent : il se fait tuer et manger par eux. Depuis qu’ils ont goûté de leur sang, les moustiques s’en prennent aux humains.

Deux textes quelque peu obscurs recueillis par Métayer (1973 : 313-316, 456-459) racontent l’origine des poux humains comme résultat d’une compétition entre coléoptères minnguit (« scarabées » selon l’auteur) et qullugiat (identifiés comme « chenilles ») qui se hâtent pour arriver en kayak vers un chasseur de caribous campant au bord d’un lac. Les coléoptères le mangent et se transforment en poux.

Dans le mythe qupirrurtaujuviniq, « qui fut tuée par des qupirruit » (Saladin d’Anglure 1976 : 10-14), une femme infidèle est sommée par son mari de choisir la forme de sa punition : être tuée avec un couteau ou attaquée par des « vers » (qupirruit). Croyant pouvoir en venir à bout, elle choisit ces derniers. Son mari la fait se dévêtir et s’asseoir sur une peau de caribou sur laquelle il a déversé au préalable des vers[10]. Ceux-ci entrent dans le corps de la femme par tous les orifices (implicitement le vagin et l’anus) et la dévorent de l’intérieur. Une fois morte, des lemmings ressortent par ses narines et par sa bouche : « Ces lemmings furent des vers qui s’étaient introduits en elle » (ibid. : 11). Le choix de ce petit rongeur peut s’expliquer par l’image de pénétrant qu’il véhicule [voir l’encadré « Émotions suscitées par les qupirruit »]. Rappelons aussi que le lemming est l’animal qui creuse des galeries et des terriers, à l’abri des prédateurs et des intempéries, dans la mince couche de végétation et la neige qui recouvrent le sol.

Un cas similaire est décrit dans le mythe « La vieille femme à qui personne ne faisait attention » (Rasmussen 1931 : 441-442). Pour se venger de sa belle-fille qui lui avait donné à boire non pas de l’eau, mais sa propre urine, une vieille femme lui demande ce qu’elle craint le plus, les parasites kumait ou les chabots kanajuit (Cottidae) [voir l’encadré « Le chabot, un poisson à part »]. Pendant qu’elle répond en pensant pouvoir se débarrasser facilement des uns et des autres, la belle-fille se met à retirer des chabots de ses organes génitaux et meurt.

De toute évidence les constructions symboliques examinées jusqu’alors opèrent avec des éléments observés dans le cycle de vie de certains qupirruit, à savoir une succession de transformations physiques qui correspondent à des stades de leur développement.

Des cas de transformation des humains en qupirruit existent dans les récits mais ils sont rares : une femme qui refusait de se marier se transforme en ningiut (ningiunnguq&uni) que Métayer (1973 : 328, 359) décrit comme une « petite araignée grimpant dans [sic] son fil » (littéralement : « celle qui est suspendue à un fil »), de ningijoq, « quelque chose qui est suspendu de soi-même à une corde ».

Dans un autre récit, une femme en acceptant d’échanger ses vêtements contre ceux d’une autre femme se transforme pour sa part progressivement en chenille (auvvinnguqpalliarami) [Métayer 1973 : 369].

Adoption

Le thème de l’adoption fournit le cadre de la mise en scène d’un cas particulier de cannibalisme : l’adoption par une femme d’un qupirruq singulier, une chenille (miqqulingiaq), aussi désignée en anglais comme larva (larve) ou worm (ver). Notons que l’adoption réciproque entre animaux et humains qui crée entre eux des liens de parenté en concurrence avec les réseaux de parenté habituels, implique dans la tradition orale essentiellement deux grands prédateurs : l’ours polaire nanuq (Ursus maritimus) et l’ours « terrestre » ak&aq, brun (Ursus arctos) ou noir (Ursus americanus), animaux à fort potentiel anthropomorphique en raison de leurs morphologies et de leurs modes de vie spécifiques (Randa 1986).

Or, dans le cas présent il est question non seulement d’un qupirruq, ce qui en soi n’est pas ordinaire, mais de surcroît l’adoption concerne sa forme particulière, à savoir le stade larvaire, intermédiaire entre l’état de l’oeuf et celui de l’insecte adulte, celui qui suscite de loin le plus d’appréhension et de dégoût. Le caractère paradoxal de cette relation est encore accentué par le comportement parasitaire à l’égard de la mère.

On dispose de plusieurs variantes du même thème. L’adoption doit pallier le manque d’un enfant naturel, la femme adoptante étant stérile (Rasmussen 1929 : 268-269 ; 1930b : 33).

La chenille adoptée est fortement humanisée : pour commencer, elle porte un nom (tiisiima, tiitiitaq ou tisje) qui est une onomatopée reproduisant le son qu’elle émet ; sa mère l’incite à parler, lui parle en retour et lui chante des chansons ; la chenille répond. En un mot, elle est l’objet de beaucoup d’affection et de sollicitude[11]. Elle est également nourrie mais en guise d’allaitement, elle suce le sang de sa mère. Dans la quasi-totalité des cas, elle va le puiser à son aisselle[12] (uniq : « uningatigut amaamaksimajualuulirmat, il prit l’habitude de téter à son aisselle » [Rasmussen 1930b : 33] ; unirminillukkiaq amaamaktipak&uniuk, « peut-être à son aisselle elle le faisait téter » [Emile Imaruittuq, 1992]).

Le choix de l’aisselle ne semble pas fortuit : entre autres considérations possibles, la peau y est très fine. Les aisselles constituent aussi une zone à forte densité de glandes sudoripares. La proximité des seins peut également peser dans ce choix. Mais on ignore quelle signification les Inuits attribuent à cette zone. Malheureusement, on ne trouve aucune information ni chez Therrien (excepté la remarque que pour les Inuits une vieille maison de neige émettait une odeur d’aisselle uniqsuq, 1987 : 33) ni chez Bordin (2003), dont les ouvrages sont pourtant particulièrement instructifs sur la perception du corps par les Inuits. Les pratiques rituelles confortent l’idée qu’il s’agit d’une zone sensible : on plaçait souvent des amulettes, par exemple un bourdon mort, dans l’emmanchure du manteau, laquelle zone correspond à l’emplacement de l’aisselle (Rasmussen 1931 : 166 ; 1932 : 47). À cet égard, il n’est pas sans intérêt qu’un petit lemming entièrement sans poils invoqué par une vieille femme pour faire taire et effrayer son petit-fils, se faufile sous l’aisselle d’une personne (Boas 1907 : 303) [voir l’encadré « Émotions suscitées par les qupirruit »].

Figure 4

Parmi les huit esprits auxiliaires de la chamane Arnangusaq figurait auvvirjuaq (?), « la chenille géante, énorme et effrayante »

Parmi les huit esprits auxiliaires de la chamane Arnangusaq figurait auvvirjuaq (?), « la chenille géante, énorme et effrayante »
D’après Rasmussen 1931 : 300-301

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Contrairement aux orifices précédemment mentionnés, l’aisselle constitue non pas une voie de pénétration mais un accès à sa fonction nourricière. Trois termes sont utilisés dans ce contexte :

  • amaamak- « téter, (se) nourrir au sein » (Rasmussen 1930b : 33), qui renvoie à l’allaitement humain et animal, or c’est le sang (auk) que la larve ingurgite ;

  • milukaaq- « téter, sucer » (Rasmussen 1931 : 401) ; cf. milugiaq (taon) ; Emile Imaruittuq a employé le même terme miluk- à propos du bourdon qui utilise sa longue « langue » (uqakutaaq) pour butiner ;

  • qimmiri- est le terme utilisé par Emile Imaruittuq (1992) pour nourrissage par la mère, à mettre en rapport avec qingmiri- « nourrir les chiens » (Spalding 1998 : 115).

Étant donné le caractère insolite de cette relation, il est intéressant d’examiner les termes utilisés pour la qualifier et pour nommer les protagonistes. La femme adoptante est désignée comme arnaq, « femme », ou anaanannguaq, « semblable à une mère » (anaana), ou encore anaanaksaq, « mère en devenir » (comme nuliaksaq, « fiancée », de nuliaq, « épouse »). Parfois, elle est juste nommée tigualik (« celle qui a un [enfant] adopté »).

Selon les versions, l’« adopté » est dénommé tiguaq mais aussi qiturngaksaq (qiturngaq « enfant en devenir »), qitur-ngaujaq (« qui ressemble à un enfant ») [Rasmussen 1930b : 33] ou pamik « adopté » (Rasmussen 1932 : 227) ; pamirsartuq « il est élevé ou adopté » ; pamirsarpaa « elle l’élève ou l’adopte (enfant, animal, plante) » [Spalding 1998 : 79]. La terminologie employée souligne clairement son rôle de substitution à un « vrai » enfant.

L’enfant adopté est une chenille ou une larve, désignée selon les dialectes comme miqqulingiaq (miqquq « poils, fourrure, pelage » : « qui a pour caractéristique naturelle d’être velue ») ou auvviq (en référence à auk « sang » ?). Les variations dans les désignations inuites (qupirruq, miqqulingiaq, auvviq), tout comme les fluctuations dans leurs traductions anglaises, indiquent que ce n’est pas une « espèce » particulière dont il s’agit mais un certain type animal qui réunit les caractéristiques requises pour ce rôle.

Le nourrissage de la chenille se présente comme opérant selon le principe des vases communicants : plus la femme se vide de son sang – pour reprendre des forces, elle part en visite chez des voisins –, plus la chenille grossit. Le sang de la femme se retrouve dans son estomac (aqiaruq). Avant de sortir, elle l’installe confortablement dans une poche (puuq) qu’elle place dans l’une de ses bottes en peau de caribou (miqqulik) [Emile Imaruittuq, 1992].

Figure 5

La larve tiisimatuaqtursuk (figure de jeux de ficelle)

La larve tiisimatuaqtursuk (figure de jeux de ficelle)
D’après Rasmussen 1932 : 279

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Il ne peut y avoir de contraste plus saisissant entre l’amour maternel que manifeste à la chenille sa mère, en dépit du fait de se mettre en danger de mort, et la perception que les Inuits ont, dans leur quotidien, des chenilles et autres larves qui suscitent frayeur et dégoût. Pourtant, c’est ce scénario improbable que propose la tradition orale.

La femme n’est sauvée, malgré elle, que par l’intervention d’autrui – son mari, ses voisins[13], ses petits-enfants – qui la délivrent en mettant à mort la chenille. Les raisons invoquées sont multiples :

  • ils veulent sauver d’une mort certaine la femme devenue complètement anémiée ;

  • ils ont eux-mêmes peur de la nature cannibale de la chenille car elle commence à se tourner vers eux (Rasmussen 1930b : 33). Dans la version rapportée par Boas (1907 : 178-179), la chenille affamée s’en prend au mari de sa mère adoptive – remarquons que celui-ci n’est jamais désigné comme père adoptif – dont elle tente de sucer le sang ;

  • ils éprouvent du dégoût à son égard (quinagilirlugu, Rasmussen 1931 : 401).

Il n’est pas anodin que la chenille ne soit pas tuée directement comme le serait n’importe quel autre animal mais qu’elle le soit en quelque sorte par délégation. En effet, ce sont les propres chiens du mari – dans leur rôle habituel d’intermédiaires entre l’humanité et les animaux – qui sont chargés de l’exécution. Non seulement ils tuent celle qui vidait littéralement sa mère adoptive de son sang mais ils la dévorent, se gavant du sang qu’elle a auparavant ingurgité.

Loin d’être soulagée en apprenant la mort de son enfant adoptif, la femme éclate en pleurs (Rasmussen 1929 : 269 ; 1931 : 401), voire meurt implicitement de chagrin (Boas 1907 : 179).

L’histoire de la chenille adoptée semble suffisamment ancrée dans l’imaginaire inuit pour qu’une figure de jeux de ficelle lui soit consacrée : « tiisimatuaqtuqsuk, un animal mythique aujourd’hui oublié, peut-être la larve tiisima du conte de la femme qui adopta une larve » (Rasmussen 1932 : 279).

On retrouve une relation comparable marquée d’affection dans un contexte naturaliste. Au cours de nos entretiens portant sur les qupirruit, Emile Imaruittuq (1992) s’était interrogé sur la nature du lien entre l’oestre et le caribou. Il décelait dans l’attitude de l’oestre vis-à-vis du caribou une marque d’affection (unga-), comme s’il s’agissait de sa mère nourricière. Il arrive en effet que l’oestre refuse de quitter la dépouille du caribou qui vient d’être abattu, comme s’il voulait le protéger (niviuq-)[14], se montrant éventuellement agressif à l’égard du chasseur (Aipilik Inuksuk, 1988 ; Randa 1994). Vu sous cet angle, le parasitisme pratiqué par l’insecte sur le caribou semble quasiment assimilé au nourrissage maternel. D’ailleurs, il n’est pas perçu par les Inuits comme quelque chose de particulièrement agressif (Randa 2003).

Tagiuq (Cephenemyia trompe) est un autre oestridé parasite du caribou dont les larves vivent dans ses conduits nasaux. Les informations dont on dispose à son sujet sont très fragmentaires. À Igloolik, certains disent de tagiuq qu’il peut, dans sa phase larvaire, être utilisé par son hôte comme arme (sugiuti) contre ses ennemis, humains ou animaux. Propulsé par éternuement, il est dit qu’il pénètre (kapuqtuq) dans leur corps. À l’inverse de l’oestre, tagiuq meurt avec son hôte (Randa 1994).

Qupirruit : nourriture pour les humains ?

Le fait que les qupirruit ne constituent en aucune façon pour les humains une source alimentaire, même d’appoint, connaît quelques exceptions, tant dans des récits mythiques (cf. Jenness 1924 : 9A) que dans la réalité. Ainsi, Gubser (1965 : 316) nous apprend que, bouillies avec de la viande, les larves de tagiuq (cf. supra) sont considérées comme comestibles par les Nunamiuts d’Alaska.

Le Mouël (1978 : 77) mentionne les chenilles très velues qugdlugiaq (sg.) [Dasycheira ?] qui, malgré le dégoût qu’inspire aux femmes et aux enfants leur cocon aitseq, « seraient cependant comestibles et auraient constitué à plusieurs reprises des apports alimentaires lors des famines ». Rasmussen (1931 : 60) a quant à lui assisté à la consommation par ses compagnons inuits d’asticots qui grouillaient dans la viande de caribou entreposée dans une vieille cache. Cela étant, ces quelques cas ne peuvent en aucune manière être considérés comme des exemples d’une consommation courante.

Il est pour le moins paradoxal que ce soit, en dépit de tout ce qui vient d’être dit sur les appréhensions, les peurs et les phobies que suscitent certains qupirruit, un insecte effectivement « pénétrant » (oestre) – certes opérant sur un animal (le caribou) et non sur les humains – qui est consommé, sans crainte aucune, et même avec délectation. En effet, c’est en toute connaissance de son cycle biologique que les Inuits croquent la capsule qui enferme la larve de l’oestre, laquelle, rappelons-le, a traversé à deux reprises la peau du caribou et a migré à travers ses tissus, pour aspirer le liquide dans lequel elle baigne. Cette pratique semble attestée à travers le domaine inuit (Freuchen et Salomonsen 1958 ; Randa 1994, 2003). Les larves de l’oestre (tuktuup kumangit) sont un sous-produit de la chasse au vrai gibier qu’est le caribou, et leur disponibilité est limitée par le cycle vital de l’oestre.

Évoquant divers épisodes de la vie de sa famille, Bobby Alurut, d’Igloolik, a raconté que son père avait l’habitude de manger des bourdons, mais sans pouvoir apporter de détails sur la façon dont celui-ci procédait, ni expliquer les raisons de ce comportement pour le moins inhabituel. À l’époque, il ne lui était pas venu à l’esprit de l’interroger mais il s’est rappelé par la suite que son père l’avait jugé trop jeune pour l’y faire goûter. La consommation non conventionnelle des qupirruit mériterait qu’on s’y intéresse davantage.

Plusieurs aînés m’ont rapporté que leurs parents consommaient à l’occasion du miel (« honey », seul terme connu d’eux) qu’ils trouvaient dans des nids de bourdons et dont ils appréciaient le goût délicieux (mamaqtualuk).

***

Les qupirruit sont si nombreux, divers et variés, que seule une petite partie d’entre eux est identifiée, nommée et pensée par les Inuits. Ils sont encore moins nombreux à jouer un rôle quelconque dans leur existence. Absents du domaine de la subsistance, ils occupent en revanche une place importante dans la pensée symbolique. Globalement, peu d’appréciations positives sont portées sur eux, encore que les Inuits leur reconnaissent quelques qualités, parmi lesquelles la plus marquante semble être leur vitalité (Randa 2003). Mais parmi tous les rôles possibles, c’est leur propension à l’agressivité vis-à-vis des humains, réelle ou présumée, qui est retenue tant dans les discours et les attitudes que dans les constructions imaginaires, même dans un contexte aussi chargé d’émotion qu’est l’adoption.

À propos des qupirruit, Laugrand et Oosten (2012 : 64) se demandent « dans quelle mesure le déclin du chamanisme a accéléré leur rejet ». Il semble y avoir une certaine continuité entre les représentations et les attitudes documentées dans la tradition orale et celles adoptées de nos jours. Il est vrai qu’aujourd’hui les Inuits sont informés de l’existence des qupirruit takuksaunngittut, « qupirruit invisibles » (à l’oeil nu, s’entend), terme qui englobe des organismes microscopiques (germes, bactéries…) qui « causent des maladies » (aannianaqtuit) [Emile Imaruittuq, 1990]. Ces connaissances nouvelles contribuent-elles à accentuer la perception négative des qupirruit ?

L’identification des insectes et autres petites bêtes a fortement progressé depuis mes premières enquêtes ethnozoologiques chez les Iglulingmiuts dans les années 1990. Laugrand et Oosten (2012 : 55) citent une source qui en dénombre plus de 2200, et la liste n’est certainement pas close. De nouvelles espèces font leur apparition sous l’effet du changement climatique et devront être intégrées dans le système de savoirs et de représentations vernaculaires.