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La côte sud-ouest de la mer de Béring, en Alaska, est riche en petits et grands animaux. Les Yup’iks en ont fait leur lieu de résidence pendant des siècles, et aujourd’hui, pendant la courte saison estivale, ils continuent d’exploiter un large éventail de ressources de toutes sortes, y compris des phoques, des morses, des bélugas ; du saumon, des harengs, de la grande corégone, du mérou noir, de l’éperlan, du flétan ; de l’orignal, du caribou, de l’ours, des renards, des lynx, des gloutons et du castor ; des oies, des cygnes, des grues et des canards ; et des baies et aliments verts. Et, bien que les Yup’iks ne consomment pas les ciissit (les « insectes »), ces petites bestioles sont toujours bien présentes. Leur souvenir est continuellement rappelé dans les chants et les histoires orales, et cette omniprésence ne relève pas du hasard[1]. À la fin des années 1800, le missionnaire morave John Henry Kilbuck écrivait : « Le premier geste important d’un enfant –comme la mise à mort d’un insecte ou la cueillette d’une baie – est suivi d’une fête au cours de laquelle de la nourriture est distribuée aux villageois » (Fienup-Riordan 1988 : 17). Tel qu’on va le voir dans cet article, certains insectes sont d’une grande aide, d’autres susceptibles de causer de gros dégâts, et certains encore possèdent ces deux qualités à la fois dépendamment du lieu et du contexte temporel où on les rencontre.

Ce qui suit est une vue générale de la façon dont les Yup’iks perçoivent les insectes. Les histoires d’insectes sont abondantes dans les qulirat (les récits oraux traditionnels) et les qanemcit (les récits historiques), et dans les expériences personnelles. Même si j’ai travaillé dans la région du delta du Yukon-Kuskokwim pendant de nombreuses années, cet article n’offre en aucun cas une étude exhaustive du sujet. Comme les hommes et les femmes que je cite, je m’exprime ici à partir d’expériences vécues, de ce que j’ai vu et de ce que j’ai appris des autres. Une grande partie de ce que j’écris provient de transcriptions réalisées lors de rencontres organisées par le Conseil des aînés de Calista (Calista Elders Council, maintenant dénommé le Calista Education and Culture), qui est la principale institution patrimoniale du sud-ouest de l’Alaska avec laquelle j’ai travaillé au cours des quinze dernières années. Hormis les aînés eux-mêmes, je dois ma plus grande dette à Alice Rearden, une historienne spécialiste de l’histoire orale, principale traductrice du Calista Education and Culture, ainsi qu’à Marie Meade, traductrice et enseignante de la langue[2].

Egturyat Ciiviit Melugyaraat-llu / moustiques, mouches et moucherons

Ciissit est le terme général utilisé pour désigner les insectes et les autres petites bestioles. Les gens savent en reconnaître plusieurs dizaines de variétés. Avec les poux, les coléoptères et les mouches, la catégorie ciissit des Yup’iks comprend les araignées, chenilles et les vers – dont aucuns ne sont considérés comme des insectes dans le système de classification de Linné.

Figure 1

Le delta du Yukon-Kuskokwim, 2014

Le delta du Yukon-Kuskokwim, 2014
Carte réalisée par Patrick Jankanish

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Parmi les premières bestioles à apparaître au printemps figurent les egturyat (les moustiques), lesquels peuvent être assez embêtants lorsqu’on est loin des brises côtières. Buster Smith (11 juill. 1981 : 16), originaire de Hooper Bay, le note :

Lorsqu’ils vivaient dans les campements et que leurs tentes étaient infestées de moustiques, les Yup’iks brûlaient des débris de terre afin de fumer l’intérieur des habitations. Ceux qui ne possédaient pas de tentes ni d’abris à la saison des moustiques retournaient leur bateau fabriqué en peau pour se placer côté sous le vent, afin de se protéger.

Juliana Aloralrea (6 août 1981), de Chevak, rapporte que des branches de buissons de bleuets s’avéraient efficaces pour tenir les moustiques à distance. Allen Joseph (11 juill. 1981 : 17), de Alakanuk, ajoute que lorsqu’on se déplaçait à l’extérieur, certaines personnes se couvraient le visage d’huile de phoque pour se protéger : « Il y avait aussi des plantes, celles qui sont hautes et jaunes avec des feuilles vertes, on pouvait les écraser avec cela. C’est ce que je me souviens que nous faisions quand j’avais besoin d’anti-moustiques. »

Edward Adams (nov. 2014 : 299-300), de Nunam Iqua (Sheldon Point), raconte l’histoire de ces gens qui, un jour, demandèrent à un chamane de recourir à ses pouvoirs spirituels pour se débarrasser des moustiques :

Ils disent qu’il n’y avait alors plus du tout de moustiques. Il y avait cependant quelque chose d’autre à la place, et les plantes ne repoussaient plus. Cela a été la conséquence de ces gestes. Lorsque quelque chose cessait de pousser, les gens demandaient au chamane de défaire ce qu’il avait fait, et de laisser réapparaître les moustiques. [rires]

Peter Strongheart (nov. 2014 : 299-300), lui aussi de Nunam Iqua, a ajouté une expérience dont il a récemment été le témoin : « Pendant tout l’été il y a eu fort peu de moustiques dans notre coin. Les moustiques étaient vraiment rares. Ensuite, pendant tout l’automne, il n’y a pas eu de camarines noires. J’ai été très étonné de cela. Je me suis interrogé : “Est-ce que la camarine noire cesse de pousser lorsqu’il n’y a pas de moustiques ?” »

En 1897, le missionnaire morave John Henry Kilbuck a recueilli un récit qui explique comment Corbeau, identifié à Ernerculria, le porteur de la lumière du jour, a créé l’île Nelson, en Alaska, ainsi qu’une variété d’animaux, y compris des moustiques et des moucherons (melugyat, litt. « ceux qui aiment sucer le sang ») [Fienup-Riordan 1983 : 373]. Après que son père, identifié au yuk (« l’homme-personne »)[3] araignée, eut tué sa première femme en transformant son bas du corps en une masse de vers, Corbeau quitta la maison, plongea dans l’eau, marcha au fond de l’eau puis émergea de nouveau sur la terre sèche, nu, et sans aucun autre être vivant autour de lui. Il créa d’abord l’image d’un poisson qui s’enfuit en nageant. Corbeau continua alors à remplir la mer de créatures vivantes, puis créa un cerf qui se mit à courir vers la terre ferme. Finalement, « la poussière et les petites taches qui tombèrent de son manteau se mirent à voler et se transformèrent en insectes, en moucherons par exemple ». Poursuivant son voyage, il atteignit une rivière qu’il essaya de traverser, mais les inondations de la marée l’en empêchèrent. Assis à attendre, il s’endormit, se réveillant seulement au moment de la marée montante. Après que cela se fut produit à plusieurs reprises, il fabriqua un moustique qui se mit à voler et à piquer, et à le mordre autour des oreilles. C’est ainsi que le moustique put le maintenir éveillé, lui permettant du coup de traverser et de rejoindre l’autre rive[4].

Dans la version de cette histoire recueillie par Lucy James, Negairpak (Grande Araignée) est celle qui a créé les moustiques en soufflant sur des boules de saleté qu’elle a grattées sur le devant du manteau de sa fille : « Quant à la saleté, là, vous savez que ces moustiques sont comme de la poussière, ils disent qu’ils sont de la poussière. » (Orr et al. 1997 : 127) Edward W. Nelson (1899 : 455, 457) a lui aussi recueilli auprès des Unalits un récit qui relate comment le Corbeau a créé les insectes, y compris les moustiques qui, au départ, ne piquaient pas :

Trouvant que les étangs et les lacs étaient bien silencieux et étaient des lieux de solitude, il a créé de nombreux insectes aquatiques à leur surface et, de la même motte d’argile, il fabriqué le castor et le rat musqué afin qu’ils fréquentent ces territoires. Ensuite, ont été créés les mouches, les moustiques et divers autres insectes terrestres et aquatiques, l’Homme s’étant vu expliquer que ces bestioles avaient été créées pour animer et égayer la terre. À cette époque, le moustique ressemblait à la mouche domestique du point de vue de ses habitudes et il ne mordait pas comme aujourd’hui.

Plus tard, cependant, lorsque le Premier Homme a appris à chasser le cerf, les moustiques sont arrivés et ils ont mangé toute la viande : « Jusque-là, les moustiques n’avaient encore piqué personne, mais comme l’Homme les gronda pour ce qu’ils avaient fait en leur disant “Ne mangez plus jamais de viande, mangez plutôt de la chair humaine”, les moustiques se mirent dorénavant à piquer les gens. »

Une association plus positive est établie avec le bruit de bourdonnement des moustiques dans le récit de Qanikcaartuli, tel qu’il a été relaté par Dick Andrew (août 1992), originaire de Bethel (Fienup-Riordan, Rearden et Meade 2017). Dans cette histoire, un bruit de bourdonnement résonne comme celui d’une mouche domestique et devient de plus en plus fort, devenant le signe que la grand-mère de l’histoire est revenue à la vie : « Puis, soudain, elle a légèrement levé son cou et s’est exclamée “Aarrarraarraa ! Tu m’as rendue la vie”. Cette vieille femme s’est alors exprimée : “Mon petit-fils, tu m’as aussi rendue épanouie maintenant.” »

Enfin, des motifs d’insectes ont aussi été cousus sur des manteaux et sur des bottes, devenant des modèles et des histoires bien connues. Paul John (juin 1995 : 30), par exemple, se souvient du design des bottes d’une femme de la région du Kuskokwim : « Des morceaux de fourrure montent et descendent à l’avant et à l’arrière de la botte. On nomme cela des ciivaguat [imitation de ciiviit, mouches domestiques]. »

Ciissit / insectes

Ciissit / insectes

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Evegtat Ilairtayulit-llu / abeilles et guêpes

Comme les moustiques, les evegtat (les abeilles, litt. « celles de l’herbe ») et les ilairtayulit (les guêpes, litt. « celles qui prennent un morceau [de peau] ») apparaissent à la période estivale. Des abeilles en bois peint en rouge figurent de manière proéminente sur une paire de masques de danse recueillis par George Heye dans la région de Goodnews Bay en 1923. Ces masques sont aujourd’hui préservés dans les collections du National Museum of the American Indian (Fienup-Riordan 1996 : 285). Chaque masque représente une créature avec des favoris en soie de plume, une mâchoire inférieure en herbe, et une langue en intestin de phoque, laquelle pouvait s’enlever au cours de la performance pour créer ainsi un effet dramatique. Une tête de harpon descend devant le front de chacune de ces créatures avec trois abeilles rouges placées sur la longueur.

Même si l’histoire spécifique que ce masque représente demeure en partie inconnue, les abeilles étaient considérées comme des créatures puissantes dans toutes les régions de l’Arctique. Jasper Louis (mai 1993), originaire de St. Marys, affirmait qu’à l’époque où il existait encore des angalkut (des chamanes), on demandait aux gens de se purifier eux-mêmes et de se débarrasser des mauvaises choses en se tapotant le corps vers le sol avec leurs mains : « On nous disait que s’il y avait une abeille dans les parages, il fallait s’en débarrasser aussitôt. On se tapotait le corps de haut en bas. C’est ainsi que je me débarrasse des mauvaises choses. Et lorsqu’une abeille arrivait près de nous, on en tremblait [ellugturluni]. » Dorothy Aluskak (juin 2015 : 1), originaire de Napakiak, observait que, lorsqu’une abeille s’approchait, une personne pouvait la faire partir en disant « Tarvarlakuu », c’est-à-dire « Laisse-moi me nettoyer tout en me purifiant », tarvar- signifiant « se laver rituellement le corps avec la fumée d’un céleri sauvage qu’on fait brûler ».

Nerestet wall’u Ungiliit / les poux

Les aînés se souviennent vivement des nerestet (les poux, litt. « ceux qui mangent ») de leur jeunesse et de tous les efforts que leurs parents déployaient pour les retirer de leurs corps et de leurs vêtements. Theresa Moses (févr. 2003) se rappelle avoir été dans le qasgi (la maison cérémonielle des hommes) à écouter les instructions qu’on lui donnait et à faire de son mieux pour s’asseoir sans bouger avec tous ces poux qui la dévoraient sous son manteau. Bien que largement absents de la vie des villages d’aujourd’hui, les poux et les puces (respectivement connus sous les termes de qevlerliit et de keggerpiit) étaient des fléaux que les gens combattaient férocement afin de les contrôler et, si possible, de les éliminer. De nombreux aînés se souviennent que leurs parents se lavaient les cheveux avec de l’urine rance pour se débarrasser de ces poux. Il arrivait qu’une femme s’assoie dans le porche d’entrée avec un enfant dans ses bras, afin de lui extraire les lentes de poux qu’elle craquait alors avec ses dents avant de les recracher à l’extérieur. À l’occasion, cela pouvait être une activité de détente, et de nombreux aînés se souviennent des histoires que leur racontaient leurs parents lorsqu’ils s’acquittaient de cette tâche. Mike Andrews (déc. 2011), originaire d’Emmonak, raconte ceci :

Il y avait jadis énormément de poux. Moi-même, j’en avais aussi souvent beaucoup. Les femmes disposaient de peignes pourvus de dents très rapprochées, ce qui permettait d’enlever les poux. Le soir, lorsqu’elles n’avaient plus d’autre travail à faire, elles se mettaient à peigner les têtes, et le contenant qu’elles utilisaient commençait alors à se remplir de poux.

Quant aux lentes [les oeufs de poux], on désignait par le terme de ingqit [des lentes][5] celles qui allaient bientôt se transformer en poux quand on les retirait  ; leurs oeufs tombaient [de leurs têtes]. Le soir, après avoir enlevé leurs vêtements, certaines personnes vérifiaient si leurs cheveux contenaient des poux. Dans ce cas, on les tuait et cela faisait du bruit, comme si quelque chose éclatait. Je me souviens bien avoir entendu le bruit de ces poux qu’on tuait.

John Phillip (oct. 2010 : 334), originaire de Kongiganak, a vécu une expérience semblable :

J’avais moi-même plein de poux. Les oeufs de poux se collaient [dans mes cheveux]. Il m’arrivait d’être là lorsque c’était la période des poux. Et lorsqu’ils éclataient [quand on les croquait], ces poux faisait un beau petit bruit. [rires]

Il arrivait parfois qu’on les écrase en voulant les mordre. Les poux les plus gros faisaient alors un bruit d’éclatement. Ces poux étaient vraiment présents autour de nous.

Les enfants qui fréquentaient les écoles des missionnaires à la fin des années 1800 et au début des années 1900 se faisaient souvent raser la tête lors de la rentrée – une façon plutôt traumatisante de les débarrasser de ce fléau. Mike Andrews (déc. 2011) se souvient de sa propre expérience alors qu’il fréquentait l’école de la mission d’Akulurak dans les années 1930 : « Les poux n’étaient pas aussi présents à l’époque des prêtres car ces derniers avaient de quoi les tuer. Mais, comme j’en avais souvent beaucoup, je me souviens que les prêtres attendaient le soir pour fouiller dans nos têtes. » Et Mike de conclure : « De nos jours, nous n’avons plus de poux, mais ils ont été remplacés par ces punaises de lit. Même chez nous, on s’est retrouvés un jour, d’un seul coup, avec plein de punaises de lit. »

En effet, les punaises de lit se sont répandues partout dans le sud-ouest de l’Alaska, apportées ici, dans le delta, par les bagages et les vêtements des gens qui voyagent et reviennent de Bethel, d’Anchorage et des quarante-huit États du sud du pays. De nombreux aînés avec qui on travaille indiquent avoir souffert de telles infestations. Pour pouvoir être de nouveau habitables, les maisons infestées par ces punaises de lit font l’objet de fumigations : on utilise du Buhach (à base de fleurs de pyrèthre, un insecticide naturel) et d’autres produits commercialisés. Participant à une interminable discussion sur l’épidémie actuelle des punaises de lit, Bob Aloysius (oct. 2010 : 335), originaire de Kalskag, a déclaré avec humour : « Dans une centaine d’années, tout cela deviendra une histoire que l’on racontera. »

Alors qu’elle examinait une collection de peignes en ivoire conservés au Musée ethnologique de Berlin, en septembre 1997, Catherine Moore, originaire d’Emmonak, Wassilie Berlin, de Kasigluk, et Paul John, de Toksook Bay, ont partagé leurs souvenirs au sujet des poux (Fienup-Riordan 2005 : 181-183). Les peignes avaient été rapportés en Allemagne en 1883 par le collectionneur norvégien Johan Adrian Jacobsen qui, alors qu’il traversait le sud-ouest de l’Alaska, se plaignait lui-même des poux (« Vous en devenez tellement couvert, c’est vraiment dommage pour ces peuples », écrivait-il) et du fléau des moustiques (« Contre leur poursuite impitoyable… il n’y a aucune défense possible… Aucune philosophie ne vous protège des moustiques ! » poursuivait-il). En examinant attentivement l’un des peignes que Jacobsen avait acquis, Catherine Moore (ibid. : 181-183) s’est rappelé que ces pièces n’étaient pas seulement des objets décoratifs :

Ma belle-soeur et moi, nous nous en servions pour nous débarrasser de nos poux et de leurs lentes, qui infestaient nos chevelures. On appelait ces objets des nerescissuutet [litt. « des instruments pour enlever les neresta (les poux) »]. Et ces peignes avec des dents plus espacées étaient quant à eux utilisés pour coiffer nos cheveux, mais ceux-là [avec des dents plus longues] nous servaient à enlever les poux.

Catherine Moore décrit ensuite le cas d’une femme orpheline qui lui a un jour demandé de lui chercher les poux :

Lorsque j’ai examiné sa tête, j’ai remarqué des gros noeuds de chaque côté. J’ai commencé à regarder de plus près, et chaque fois que j’extrayais un pou, elle le mangeait. Ensuite, j’ai commencé à défaire les noeuds pour voir ce qu’il y avait dessous et, oh! mon dieu, je ne pouvais croire tout ce que je voyais. J’étais complètement terrifiée. Il y avait tellement de poux que leur mouvement ressemblait à de l’eau qui bout. Apparemment, elle était infestée de poux.

Puis elle a expliqué comment les femmes, dans un autre village, se sont saisies d’une orpheline et l’ont entièrement déshabillée :

C’est à cette époque que j’ai vu de la cruauté sans aucune honte de la part de celles qui agissaient… Cette pauvre femme pleurait... À l’époque elle était, en fait, déjà une femme âgée, et j’étais désolée pour elle. Lorsque les autres femmes l’ont laissée partir, elles se moquaient d’elle. Quand elles en ont eu fini avec elle, une autre personne est arrivée et l’a aidée à remettre ses vêtements.

Les poux étaient quelque chose dont tous les aînés ont eu une expérience directe, et Wassilie Berlin (Fienup-Riordan 2005 : 181-183) a rappelé les faits suivants :

Dans les régions septentrionales, les gens désignaient les poux sous le terme de ungiliit [de ungilag-, « se gratter ou avoir envie de gratter quelque chose qui nous démange »] du fait que neresta était un mot utilisé pour nommer les gens. Jadis, lorsque j’étais petit, j’avais remarqué que les orphelins avaient plus de poux sur eux que les autres... C’était parce qu’ils n’avaient pas de parents pour s’occuper d’eux...

À cette époque, les gens accrochaient leurs manteaux dehors afin de faire geler les poux. Ensuite, ils battaient et secouaient les manteaux afin que les poux morts tombent sur le sol. Les poux gelaient et en mouraient, mais leurs lentes, elles, avaient encore l’habitude d’éclore.

On rasait aussi la tête des garçons qui avaient des poux. Tant que nos grands-mères étaient vivantes, en général nous n’avions pas de poux. Mais lorsqu’elles mouraient, on commençait alors à avoir des poux. C’est à peu près à cette époque qu’on a introduit le savon noir dans la région du Kuskokwim et j’étais alors bien conscient de ce qui se passait autour de moi [au début des années 1920]. Le savon s’avérait très efficace pour la saleté et la crasse. Quand les gens ont commencé à se baigner et à se laver avec ce savon, ils devenaient carrément propres et brillants et étaient débarrassés de leurs poux. On les appelait des miilapiat [véritable miilaq (savon)].

Paul John explique l’usage de ce même savon, et Catherine Moore décrit comment on l’aspergea un jour d’insecticide Buhach pour la débarrasser de ses poux (Fienup-Riordan 2005 : 181-183). Catherine et Wassilie se souviennent que les premiers enseignants à Tununak et à Nunapitchuk introduisirent la fabrique du savon dans les communautés. De tout petits peignes ont ouvert une brèche et rendue possible l’apparition de cheveux mieux soignés.

Même si les poux ont largement disparu de la vie quotidienne dans le sud-ouest de l’Alaska, leur présence passée est encore visible sur le territoire. Nick Andrew (oct. 2010 : 333) se souvient encore des formations rocheuses visibles en haut d’une haute falaise en amont de sa ville natale de Marshall, au milieu de la rivière Yukon :

Lorsqu’on prend la direction du haut de la rivière de Ingriq [litt. « Montagne »], les flans deviennent raides et à pic. Lorsqu’on voyage et qu’on les voit [les rochers] là-haut, on dirait qu’il y a une personne avec une autre qui est assise en face d’elle. On dirait qu’il y en a même trois. Il y a une personne là-haut, c’est un rocher avec une personne assise en face d’elle.

On dit que ceux qui ramassent les poux dans les cheveux des gens sont des personnes que les poux eux-mêmes ont fui. [rires] En fait ce sont des rochers, tout est du rocher. Ils étaient en train de chercher des poux. Ils disent qu’en fait les poux sont partis avec eux et les ont ensuite abandonnés là. Alors ils les ont placés là de façon à ce qu’on ne les oublie jamais, pour que les gens puissent raconter des histoires à leur sujet.

Elsie Tommy (mars 2009 : 333-340), originaire de Newtok, a relaté une histoire similaire au sujet de ces formations rocheuses, connues sous le terme de Tengutellret (litt. « Ceux avec qui ils ont fui »), qu’on observe sur la façade ouest de l’île Nelson (Rearden et Fienup-Riordan 2011 : 374-377) :

Ils ressemblent à des vrais gens. On les nomme Tengutellret, ceux avec qui ils ont fui il y a longtemps. On dirait que certains parmi eux portent leurs bébés sur leur dos... Et d’ici jusqu’à la capuche, toute cette partie a des rochers blancs, c’est très beau, surtout les motifs que cela fait. On dit que quelqu’un est en train de porter un bébé sur son dos. Cela ne ressemble plus du tout à cela maintenant.

Une fois, Negaryaq, ma soeur aînée, qui est aujourd’hui décédée, et moi, y sommes allées et on les a regardés de près. On y est allées par Iqallugtuli, et c’est là qu’on s’est arrêtées...

Lorsqu’on s’est mis à parler d’eux, mon père nous a dit que maintenant, ils ne ressemblent plus à des gens. Il nous a dit que jadis, par contre, ils ressemblaient vraiment à des personnes vivantes.

Et il nous a dit que certains avaient des motifs sur eux qui ressemblaient à des rochers scintillants sur leurs têtes, que d’autres avaient l’air de porter des enfants sur le dos, et d’autres, pas. Il disait que ceux-là étaient des lentes. Toutes ces choses [sur les rochers] portent des noms.

Martina John (mars 2009 : 340, in Rearden et Fienup-Riordan 2011 : 374-377), de Toksook Bay, a conclu avec un sourire : « Oh mon dieu, ils disaient les choses avec beaucoup d’intelligence. Leurs poux devaient probablement, eux aussi, se voir. »

Catherine Moore (sept. 1997), qui a grandi à Tununak, a relaté une partie de cette histoire pour attirer l’attention de son auditoire. Elle a décrit comment sa belle-mère l’avait un jour forcée à se laver de la tête aux pieds dans de l’urine afin de pouvoir se débarrasser de ses poux. Enfant peu docile, elle s’était objectée, mais sa belle-mère avait alors pointé du doigt les gens en pierre, sur la montagne, au-dessus de Tununak, l’avertissant que, si elle ne se lavait pas, elle serait dorénavant infestée de poux et que ceux-ci l’emporteraient dans leur vol et la placeraient avec ces rochers. Catherine avait été effrayée et c’est ainsi qu’elle a accepté d’être lavée. Plus tard, cependant, elle a grimpé sur la montagne pour comprendre que ces figures humaines qu’elle voyait n’étaient en fait que des pierres empilées les unes sur les autres :

J’étais confuse et agacée à la fois, je réalisais qu’on m’avait donc menti en me disant que ces rochers sont des personnes vivantes. Lorsque je suis rentrée, j’ai dit à ma belle-mère : « Ceux qui sont là-haut ne sont pas des gens. Ce sont juste des tas de pierres. » Et elle m’a répondu : « Tu as bien de l’audace. Chaque fois que nous te mettons en garde, tu vas voir si ce que l’on te dit est vrai. »

Paralut Ciiviit-llu / les asticots et les mouches

Paralut (les asticots, larves au corps mou qui sont des larves de divers insectes diptères, comme les mouches domestiques) sont d’autres insectes avec des associations négatives (fig. 2). Comme l’ont noté Frédéric Laugrand et Jarich Oosten (2015 : 117, 141), cette situation s’explique peut-être par la crainte d’être dévoré par les insectes. Marie Meade (juill. 2015), de Nunapitchuk, décrit comment les gestes douloureux qu’une personne a subis dans sa vie, bien que cela ne soit pas très connu, peuvent être révélés après la mort, advenant que des vers émergent des orifices du corps de la personne. Les femmes étaient averties très jeunes de faire attention au poisson et à certains autres aliments afin que les ciiviit (les mouches) n’y pondent pas leurs oeufs (ciiviim anai, litt. « les mouches des excréments ») à l’intérieur et éviter que des asticots s’y développent. Annie Cleveland (sept. 2009), originaire de Quinhagak, raconte ceci :

Lorsque ma mère était encore de ce monde, elle nous rendait souvent visite.

Cela se passait jadis, lorsque j’aimais pratiquer la lecture. Un jour, ma mère est allée à la maison des voisins, et elle a dit que le jour où elle ne serait plus là, les choses que ces voisins ramasseraient donneraient naissance à des vers lorsque leur mère serait en train de lire.

Un jour, mon voisin m’a dit à son tour ce que ma mère m’avait confié. Je ne voudrais vraiment pas être comme cela. Même si elle est morte, je ne voudrais pas que cela m’arrive. Maintenant que mes enfants ont commencé à chasser, je me souviens de ce qu’elle a dit et j’essaie de travailler là-dessus tous les jours. Jusqu’à cette année, rien ne s’est encore transformé en asticot à l’intérieur de ma maison. [rires]

Figure 2

Boîte représentant une larve d’insecte recueillie par Edward W. Nelson à Big Lake, 1877-1881

Boîte représentant une larve d’insecte recueillie par Edward W. Nelson à Big Lake, 1877-1881
Department of Anthropology, Smithsonian Institution, n˚ cat. : E37342. Photo : Brittany Hance

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Martha Mark (sept. 2009), de Quinhagak, a reçu les mêmes recommandations :

Ma grand-mère m’a élevée. Elle avait aussi l’habitude de me dire comment je devais travailler et découper le poisson. Elle me disait que le poisson qui n’est pas traité proprement avait tendance à se gâter. Ce sont là les qanruyutet [les instructions orales] qu’elle avait l’habitude de me donner. Lorsque je découpais du saumon, le séchais ou le fumais, j’essayais donc toujours de suivre ses instructions.

Elle disait que le poisson se gâte quand on ne le surveille pas bien et qu’on s’en occupe mal. Elle ajoutait que tout ce qui est pris par des humains est sous la responsabilité de ces mêmes humains qui doivent prendre soin de ces produits. Et jadis, lorsque mon mari avait l’habitude d’aller à la chasse, je faisais toujours de mon mieux pour prendre soin des animaux qu’il tuait, comme l’a dit Annie : juste pour que des asticots ne s’y développent pas.

Rearden et Fienup-Riordan 2013 : 110-112

Mon meilleur souvenir à propos de asticots est une histoire qu’Alice Mark, de Quinhagak, a relatée pendant un rassemblement d’aînés, lorsqu’elle disait qu’elle avait un jour essayé de faire un chemin pour les asticots :

Comme j’avais tendance à n’en faire qu’à ma tête et à procéder seulement comme je l’entendais même si d’autres me déconseillaient de faire certaines choses, ma mère s’est un jour bien moquée de moi. Alors que nous étions là-haut, tous occupés à découper du saumon pour le faire sécher, dès qu’une chose me venait à l’esprit, même si je n’en avais jamais entendu parler auparavant, je la mettais en application sans y réfléchir, telle que l’idée me parvenait.

Une fois, je me suis assise comme cela et je me suis mise à regarder le saumon en train de se faire fumer. Peu de temps après, un asticot est tranquillement apparu. Lorsqu’il a atteint le bout d’un petit os, il s’est mis à se tortiller, accroché le long d’un morceau de bois. J’ai alors pensé : « Il va probablement tomber de là-haut. » Puis, il s’est de nouveau penché comme cela et est resté coincé là-haut, le long du bout du petit os.

Je me suis demandé ce que je pourrais bien faire, et j’ai alors pensé à quelque chose que jamais personne auparavant ne m’avait demandé de faire. « Oh ! mon dieu, je me suis demandé comment je pourrais bien fabriquer un chemin pour ces asticots qui voulaient maintenant descendre de tout là-haut. »

Ensuite, je me suis mise à penser à ces herbes mâles [les tiges ont des graines], et j’ai commencé à en ramasser. Je les ai coupées en les laissant assez longues. Et quand j’ai fini par en avoir une poignée, je suis retournée au fumoir et je les ai placées une à une le long des petits os.

[Ma mère] avait l’habitude de traîner à l’entrée, près de la porte, sans jamais entrer mais en jetant un oeil et en restant accroupie. Elle n’avait pas vu les herbes que j’avais placées près des poissons. Alors, un jour, lorsqu’elle les a finalement aperçues, elle m’a demandé : « Mais quelles sont ces choses qui fourmillent là, tout au long et jusqu’au bout des petits os ? » Je ne lui ai pas répondu immédiatement mais l’ai regardée, puis lui ai dit : « Tu vois, eh bien ! ce sont des chemins pour les asticots. » [rires]

À cet instant, elle s’est mise à rire sans plus pouvoir s’arrêter. Après avoir ri un long moment, elle s’est de nouveau adressée à moi en disant : « C’est la première fois de ma vie que j’entends parler d’un chemin pour les asticots. Je ne crois pas que les asticots vont utiliser le chemin que tu leur as fait. » [rires] Elle riait ainsi de ce que j’avais pu fabriquer en n’en faisant qu’à ma tête.

Rearden et Fienup-Riordan 2013 : 114-117

Parut wall’u Maqaukaraat / les toutes petites mouches blanches

Les toutes petites mouches blanches que l’on trouve sur les poissons séchés ou sur d’autres aliments moisis sont connues sous le terme de parut (possiblement des mites, des poux de bois ou des larves). Ruth Jimmie et Martina John (mars 2009 : 350), originaires de Toksook Bay, et Elsie Tommy en ont parlé longuement (Rearden et Fienup-Riordan 2011 : 18-19). Ruth a fait remarquer qu’on trouve des parut sur le poisson séché et que celles-ci sont minuscules et de couleur blanche : « On les trouve regroupées par paquets. On dirait qu’elles ne bougent pas, mais si vous les examinez attentivement, vous allez voir qu’en fait elles bougent bel et bien. » Martina John a ajouté : « Elles existent en grand nombre. Lorsqu’on les laisse, elles se multiplient abondamment. Elles ont beau être toutes petites, ces parut, elles bougent vraiment. Elles ne détruisent pas les choses comme les lentes. » Albertina Dull (juin 2009 : 1), originaire de Nightmute, évoque le récit d’origine de la toute première Paruq (White Bug) et de sa compagne Uugnar (la souris) et raconte pourquoi elles sont devenues toutes petites :

Nous avons entendu cette histoire. Lorsque j’ai atteint l’âge d’être consciente des choses [et celui où l’on commence à avoir des souvenirs], une des nombreuses fois où l’on nous racontait des histoires, voici ce qu’on nous disait :

Vous savez que Paruq a un jour été d’une grande taille. On dit qu’elle demeurait à Teq’acugpak, en bas de la côte [sur la rive nord de la baie de Toksook].

On dit qu’elles [Paruq et Uugnar] essayaient de s’immerger, ce qu’on nomme quvssaaglutek, en fait elles essayaient de voir qui, parmi elles coulerait le moins vite. C’est comme cela que Paruq est devenue toute petite au fond de l’eau et difficile à voir, mais Uugnar, elle, avait déjà manifestement sa taille de souris.

Elsie Tommy (mars 2009 : 350) raconte aussi l’histoire d’Uugnar et Paruq qui avaient un jour organisé une compétition pour voir laquelle d’entre elles deviendrait la plus petite, et où Paruq est devenue minuscule et a finalement gagné. Elle a précisé que Uugnar vivait d’abord sur l’île Nunivak, alors que Paruq vivait sur l’île Nelson :

J’ai aussi entendu dire que Paruq et Uugnar avaient l’habitude de se taquiner. On dit que Paruq était toujours la gagnante, probablement du fait qu’elle ne pouvait pas bouger. Et on dit enfin que Uugnar avait tendance à commettre des fautes.

J’ai entendu dire que Paruq s’adressait aussi à Uugnar pour lui indiquer qu’il n’y avait plus de plantes comestibles qui poussaient sur notre territoire, dans la toundra. Et on dit qu’à cela, Uugnar rétorqua qu’elle enverrait les membres de sa famille y faire un tour [à l’intérieur du territoire].

Ainsi, lorsque Uugnar lui dit que leur territoire n’avait plus de parut, Paruq répondit qu’elle enverrait ses parents avec le vent.

J’ai entendu dire qu’il y avait de nombreuses choses qui se racontaient au sujet de la fin de cette histoire.

Paruq habite dans une grande variété de choses.

Rearden et Fienup-Riordan 2011 : 20-21

Les aventures de Uugnar et de Paruq sont également mentionnées par Hans Himmelheber comme faisant partie de l’histoire de la création, un récit qu’il a recueilli sur l’île Nunivak dans les années 1930 (Fienup-Riordan 2000 : 30-31). Là aussi, la souris et la mouche (qualifiée de « [punaise] de lit », selon la traduction de Himmelheber) étaient, à l’origine, de très grande taille.

Lorsque la grosse punaise (de lit) aperçut la souris, elle sauta sur le lit et se mit à dire, « Hello ! »

Alors, la grosse souris a éclaté d’excitation et un millier de petites souris sont apparues. Elles se sont ensuite réunies de nouveau et ont grossi, puis se sont mises à ramper vers la punaise. Lorsqu’elles se sont de nouveau dit « Hello », la punaise de lit a explosé et des milliers de punaises de lit sont apparues. Lorsque la souris a alors convenu que toutes ces punaises ne pouvaient plus se reformer en grosse souris, celles-ci se sont de nouveau multipliées.

Dans une autre courte anecdote que rapporte Himmelheber, une souris accompagne la punaise en voyage, rencontrant apparemment de gros obstacles – qui finalement s’avèrent minimes. Sur son chemin, elle rencontre un ours polaire et un ours brun en train de se battre. Courageusement, elle se glisse entre eux, brillant ainsi par son courage. Lorsqu’elle se retourne, cependant, il s’avère qu’il ne s’agissait en fait que d’une punaise et d’une mouche (Fienup-Riordan 2000 : 54).

Raphael Jimmy (avril 2012 : 90-93), originaire de Nunam Iqua, décrit aussi un tout petit insecte de couleur blanche et non identifié qu’il nomme maqaukar :

Je vais vous raconter une histoire à propos du maqaukar. Donnez-moi un petit grain [de sel], juste un tout petit... Un grain de sel gros comme cela, eh bien on dit que, dans la terre, il y a un insecte qui est plus petit encore, il est le plus petit de tous. C’est celui qu’on nomme le maqaukar. Il demeure dans un endroit humide.

On dit qu’un couple de maqaukar qui sont tout petits et presque invisibles possèdent des esprits comme les nôtres. Vous les femmes, vous n’allez pas accoucher dans un endroit qui est plein d’eau. Eh bien, on dit que ce sont des êtres minuscules, que la femelle n’est pas plus grosse qu’un grain de sel et que, lorsqu’elle tombe enceinte, elle se met à la recherche d’un endroit sec pour accoucher. On dit qu’elle ne va pas donner naissance dans un endroit qui est plein d’eau. Et elle va s’occuper de ses enfants, et son conjoint mâle, lui, va chasser pour elle.

Lui aussi a été crée par Dieu. Voyez comme il est sage ; il a un esprit comme le nôtre.

Agqertayulit allat-llu Mermiutaat Ciissit / araignées d’eau et insectes aquatiques

Selon les aînés avec lesquels nous avons travaillé, les insectes qui peuplent les lacs et les étangs de la toundra sont des bestioles qu’on rencontre tous les jours. Theresa Abraham (nov. 2007 : 451), originaire de Chefornak, raconte ceci :

Jadis, lorsque j’ai pris conscience des choses, je me souviens que les gens allaient chercher de l’eau dans les lacs, là-bas, à Cevv’arneq [Chefornak]. Même si l’eau était brunâtre, ils l’utilisaient toujours comme eau potable… Et même si les lacs étaient remplis de agqertayulit [araignées d’eau], nous buvions toujours de l’eau qui en provenait.

Theresa (nov. 2007 : 455) décrit la répugnance de ses petits-enfants à boire de l’eau du lac :

Une fois, nous sommes allés dans un camp de pêche à Qinaruuq. Lorsque nous étions sur le point de manquer d’eau, les enfants se montraient désespérés… Ils ne voulaient pas boire de cette eau du lac avec tant d’insectes dedans. Alors, je leur ai dit : « Jadis, nous n’avions que cette eau à boire. Et regardez, même si j’ai bu de cette eau, est-ce que j’en suis morte? » Les enfants ont alors commencé à discuter entre eux : « Grand-mère est vivante. On peut donc boire de cette eau. » [rires]

Martina John (nov. 2007 : 455) a également bu de l’eau en provenance d’étangs de la toundra :

Ceux et celles parmi nous qui ont bu de ces eaux sont toujours vivants à ce jour. Lorsque nous nous déplacions à travers la toundra, comme nous jouions constamment à l’extérieur, nous finissions par avoir très soif. On se mettait alors à courir vers un lac, et là, il y avait plein de mouches qui bougeaient dans tous les sens. Cela ne nous dérangeait pas, et nous penchions nos têtes de côté pour boire de l’eau du lac[6].

Melnguq / les coléoptères d’eau

Plusieurs espèces de coléoptères se trouvent dans le sud-ouest de l’Alaska, y compris le miryangcaq (le carabe, litt. « l’inducteur de vomissement »), le elqiiq (le bousier ou scarabée coprophile) et le melnguq (coléoptère d’eau), connu aussi sous le nom de cungaralukvak à certains endroits. Je n’ai pas eu l’occasion de parler des coléoptères d’eau aux aînés, mais à deux reprises j’ai entendu des variantes du récit traditionnel de la fille qui se transforme en un coléoptère d’eau. En 1996, alors que je travaillais à une exposition de masques yup’iks, j’ai lu l’histoire du « masque de coléoptère » collecté (avec quatorze autres masques) par Otto William Geist à Old Hamilton, à l’embouchure du fleuve Yukon, en 1934, et subséquemment vendu au University of Alaska Museum of the North. Une photographie de ce masque a été publiée dans l’ouvrage The Living Tradition of Yup’ik Masks: Agayuliyararput/Our Way of Making Prayer (Fienup-Riordan 1996 : 248), avec l’histoire du masque :

Un coléoptère s’est transformé en être humain et souhaitait avoir un manteau. Il s’est rendu dans un village et est entré dans les maisons. La femme de la maison était assise sur le sol. Le coléoptère a alors voulu lui échanger sa vieille fourrure contre le manteau de la femme dans le but de trouver un mari. Après que la femme et le coléoptère eurent pu échanger leurs manteaux, la femme a essayé de marcher, mais comme son manteau était trop raide, elle s’est mise à ramper sur le sol. Peu de temps après, elle a réalisé qu’elle s’était en fait transformée en coléoptère. Le soir venu, la femme a rampé sous l’huile qui dégoulinait de la lampe. Lorsque de l’huile lui est tombée dessus, la peau du coléoptère s’est ouverte, et la femme a pu sortir. Elle a alors récupéré son manteau et a poussé le coléoptère en dehors de la maison.

Cette brève histoire – écrite en anglais par Geist en 1996 – est une perle rare, car il existe très peu de masques yup’iks, dans les collections des musées pour illustrer ce récit, alors qu’on sait combien ils ont occupé une place importante aux xixe et xxe siècles, lors des danses. En fait, Stéphanie Nayagniq (mai 1976), originaire de Tununak, a relaté une version plus détaillée de cette même histoire, dans laquelle le coléoptère est identifié à un melnguq (coléoptère d’eau) [voir encadré].

Negaiq / l’araignée

Une autre petite bestiole qui occupe une place importante dans la tradition orale yup’ik est la negaiq (l’araignée). Les habiletés des araignées qui tissent leurs toiles sont bien connues, et les mères frottaient parfois les mains de leurs enfants avec des araignées, surtout les jeunes filles, afin de les rendre adroites et habiles de leurs mains dans leur vie future[7]. Alice Rearden (juill. 2015), de Napakiak, observe que, lorsqu’elle écrasait une araignée par mégarde, elle devait prononcer les paroles suivantes, « Anuurluma agluqugken nanqeraaten [Les mâchoires de ma grand-mère appuient fermement sur toi]. » George Billy (févr. 2006 : 519), lui aussi de Napakiak, a ajouté :

Lorsqu’on tue quelque chose, il faut dire : « Je ne pensais pas faire cela. » Maintenant, les araignées et les mouches qui s’amusent à l’extérieur, eh bien ! ce sont les nettoyeurs de cette Terre. N’importe quel petit animal ou oiseau qui meurt dans la nature se fait dévorer par ces insectes qui pondent leurs oeufs sur les cadavres puis les mangent évitant ainsi à la Terre d’être polluée.

Discutant des jeux de force que l’on pratiquait dans le qasgi (la maison cérémonielle des hommes) du temps où ils étaient jeunes, Peter Strongheart et Francis Charlie (nov. 2014 : 44-45), de Scammon Bay, ont décrit comment les hommes faisaient semblant d’être des araignées. Peter observe ainsi : « Il fallait grimper à la corde qui était attachée dans le [qasgi] jusqu’au-dessus de la fenêtre du toit. » Francis a ajouté : « Les hommes faisaient semblant d’être des araignées. Ils se plaçaient comme ceci [sur leur dos]. » Et Peter de faire remarquer :

C’est difficile de tenir ainsi. Grimper ainsi sur la corde vous blesse. J’ai essayé plusieurs fois. Je n’ai pas réussi à grimper tout en haut. Certaines personnes y arrivent et redescendent ainsi. J’ai essayé, mais je n’y arrivais pas du tout… C’est en faisant ce genre de chose que les Esquimaux s’entraînaient.

Eu égard aux araignées, la référence mythique la plus significative se trouve dans un récit recueilli par John Henry Kilbuck, mentionné ci-dessus, dans lequel Nuxax-puk (Negairpak), Grande Araignée, père de Corbeau le créateur, anéantit la première femme de son fils en transformant la moitié inférieure de son corps en une masse de vers (Fienup-Riordan 1983 : 373). Lucy James, de Tununak, a relaté une variante de cette histoire, dans laquelle Negairpak descend du ciel, crée, puis épouse une femme, élève un fils (qui, dans cette version, n’est pas Corbeau) et finalement détruit la femme de son fils (Orr et al. 1997 : 99-127). Lorsque le fils découvre ce que Negairpak a fait, il enveloppe son père araignée dans une peau de corbeau et dépose le tout dans l’océan. S’échouant sur le rivage, Negairpak ouvre et déchire la peau, puis continue le voyage tout seul, faisant des rencontres et prenant une plie pour épouse. Ce mariage finit toutefois aussi mal dans la mesure où la femme-plie de Negairpak est un jour conduite au fond de la mer, où son mari la trouve avec un ciissirpak (un gros ver ou un serpent) qui s’est enveloppé autour d’elle. La plie se débarrasse bien du serpent mais c’est pour être ensuite dévorée par une mouette pour qui elle n’est qu’un vulgaire poisson.

Une référence plus positive à l’araignée – qui fait bien apparaître sa capacité à voyager à travers les différents mondes – se trouve dans le long récit de type quliraq, « Qanikcaartuli », tel qu’on a pu le recueillir auprès de Dick Andrew (août 1992), originaire de Bethel (Fienup-Riordan, Rearden et Meade 2017 : 304-323). Brièvement, ce récit relate l’histoire d’un jeune homme qui habitait avec sa grand-mère. Comme la fille s’est transformée en coléoptère, le jeune homme ignora un jour un conseil que lui avait donné sa grand-mère en se rendant à un endroit pour cueillir des baies. Eh bien ! lui aussi trouva là une épouse, Qanikcaartuli. Cependant, Qanikcaartuli était une femme malveillante qui capturait les hommes pour les consommer à l’occasion. Enfermé dans sa demeure et attendant son sort, le jeune homme reçut la visite d’une autre femme qui l’aida à planifier sa fuite, en l’envoyant sur un sentier sur lequel il fit la rencontre de trois grands-mères dans trois différentes maisons. Au terme de sa troisième rencontre, le jeune homme reprit sa route :

Alors qu’il cheminait, il rencontra une énorme araignée. C’était une araignée géante. Lorsqu’il s’approcha de l’araignée, elle se mit à remuer et à pointer des choses, les insectes étant privés de la parole. Or, lorsque le jeune homme regarda dans la direction que lui indiquait l’araignée, il vit un trou. Il jeta un oeil dans ce trou et aperçut au fond un monde qui lui était familier. Tout au fond du trou, il vit le monde qu’il avait déjà connu.

L’araignée entreprit alors à son tour de descendre au fond du trou, signalant au jeune homme de monter sur son dos. Et dès qu’il se hissa sur son dos, s’assurant de bien tenir l’araignée avec ses bras, l’énorme bestiole commença à descendre et à descendre encore. Vous savez, les araignées naviguent sur un fil. Et ils restèrent ainsi en bas un long moment.

Finalement, ils atterrirent sur le lieu situé derrière, où il y avait des baies à ramasser. Mais lorsqu’il mit le pied à terre, le jeune homme se retrouva seul, la grande araignée ayant pris le chemin du retour en remontant aussitôt par le même fil.

L’araignée partie, le jeune homme entra à l’intérieur, réalisant au même moment que sa grand-mère était décédée. Tout seul, il décida donc de devenir un grèbe – un oiseau que les chasseurs capturent très rarement.

Kinguut / les vers

Les aînés avec lesquels nous avons travaillé au fil des années ont raconté peu de choses à propos des kinguut (les vers) ou des qumat (des ténias), que l’on trouve parfois dans les estomacs des brochets ou des lottes. Selon les sources ethnographiques dont on dispose sur les insectes dans les traditions préchrétiennes ou contemporaines des débuts du christianisme chez les Yup’iks et les Cup’igs (Nunivak), les vers, comme les insectes géants, sont des figures importantes décrites alternativement comme étant utiles ou nuisibles.

Le naturaliste Edward W. Nelson (1899 : 443, 446, 447) observe que « le grand ver Ti-sikh-puk » (probablement ciissirpak, litt. « le grand ciissiq [insecte] ») apparaît dans de nombreux récits oraux. On dit de cet être gigantesque et épouvantable qu’il combine des aspects corporels humains ou ceux de vers avec des traits propres aux chenilles. William Fitzhugh et Susan Kaplan (1982 : 180) ont noté que l’image de Ti-sikh-puk était souvent sculptée sur les boucles des ceintures, les attaches des cordes et d’autres items de ce type. Ces sculptures sont à la fois décoratives et susceptibles de protéger celui qui les porte des attaques éventuelles de telles créatures. La description de Nelson qui évoque le célèbre « homme-ver » et les sculptures en ivoire qui le représentent, montre que Ti-sikh-puk a cependant plus de choses en commun avec la chenille qu’avec un véritable ver. Nelson a recueilli une sculpture de ce genre qui mesure à peine 2,5 cm de longueur et provient de Cape Vancouver sur l’île Nelson, une pièce sur laquelle le corps semblable à celui d’une chenille est entouré d’anneaux incisés qui représentent des segments colorés alternativement en vert et en rouge : « À l’extrémité du corps, un visage à demi-humain est représenté, au-dessous duquel apparaissent deux pattes avec chacune quatre doigts ou orteils » (fig. 3). Nelson observe que la sculpture en question était utilisée comme pendentif accroché à une ceinture de femme. On dit que cette créature a vécu à l’époque où les animaux avaient le pouvoir de se transformer et de prendre des formes humaines, et elle apparaît dans bien des récits, décrite à la fois comme un « ver » et comme un homme. Nelson (1899 : 516) a recueilli une histoire de ce genre, l’histoire de l’homme-ver, dans la région du golfe de Kotzebue, dans laquelle le grand ver épouse une femme avec laquelle il a un enfant qui a, lui aussi, l’apparence d’un ver. Ce fils quitte la maison et se marie à son tour mais il est finalement tué par une autre figure homme-ver alors qu’il essaie de rentrer chez lui. Pour se venger, le père utilise ses pouvoirs magiques et tue alors de nombreuses personnes qui vivent aux alentours jusqu’à ce que lui-même finisse par être tué par une vieille femme.

D’autres objets rapportés par Nelson représentent la figure de Ti-sikh-puk, en particulier un bol en bois courbé sur lequel figure un motif peint qui a la forme d’un homme-ver épineux avec un sourire carnassier, des oreilles de loups et des mains perforées. Sa figure dansante est flanquée d’autres représentations plus petites de phoques et de morses. Nelson a également recueilli un grand masque de danse qui représente Ti-sikh-puk. Le masque arbore de grandes dents, un visage souriant et maculé de sang, et des épines à l’arrière – avec des plumes et des petits appendices en bois attachés à des plumes d’oie –, ce qui ajoute du mouvement à la pièce lorsqu’on la voit dans une performance (Fitzhugh et Kaplan 1984 : 181). Ces descriptions terrifiantes de Ti-sikh-puk en font l’une des figures les plus malveillantes parmi les insectes que les Yup’iks représentent (fig. 4).

Dans une des rares références contemporaines qui existent sur les vers, Leon Flynn (Fienup-Riordan 1983 : 373), de Chefornak, relate un récit fragmentaire – d’une histoire qui est probablement beaucoup plus longue – où un homme a trouvé une créature qui était à moitié ver à moitié femme, avec un grain de beauté entre les yeux. L’homme décida de la conduire à sa maison car il l’aimait ; elle devint alors plus attrayante. Un jour qu’il était parti à la chasse, un autre homme a cependant tiré une flèche sur son grain de beauté, et c’est à cet instant qu’elle se serait transformée en ver. Le coeur fendu, l’homme décida donc de s’en aller.

L’histoire que raconte John Henry Kilbuck sur l’origine de l’île Nelson commence avec le récit de la façon dont le père de Corbeau, un yuk (une personne) associé plus tard à une araignée, l’a suivi pour savoir pourquoi les prouesses de son fils à la chasse avaient diminué (ibid. : 372). En arrivant à une maison en tourbe, le père a trouvé une belle jeune femme que son fils avait pris pour femme. Le père a alors caché sa colère, exprimant de la pitié pour la fille. Il lui donna une paire de longues bottes en peau de phoque qui remontaient jusqu’à ses hanches et lui fit la recommandation de bien les mettre avant d’aller dormir. La jeune fille accepta volontiers les bottes et vit là un signe de bonne volonté ; elle les porta donc ce soir-là, tel qu’on lui avait indiqué. Toutefois, lorsque Corbeau fut de retour, il trouva sa femme incapable de bouger, ses jambes étaient devenues une masse de vers qui grouillaient aussi haut que ses bottes. La fille parvint à le convaincre de retourner chez lui, ce qu’il fit, mais ses habiletés à la chasse continuèrent à décliner. Après cet incident, Corbeau quitta de nouveau sa maison et décida de créer les animaux et les insectes qui peuplent notre monde, en particulier l’île Nelson.

Écrivant spécifiquement au sujet de l’île Nunivak, l’anthropologue Margaret Lantis (1946 : 199) a considérablement ajouté à notre compréhension de la place des vers dans la cosmologie des Yup’iks avant l’avènement du christianisme. Elle a fait remarquer que plusieurs êtres mythiques ont la même importance dans la mythologie et la religion de l’île Nunivak.

À cet égard, les vers étaient étonnamment communs dans l’univers mythologique et chamanique. Dans les mythes, on retrouve un énorme ver de terre et un énorme ver de mer marié à une femme malveillante. Il y a également des références à des gens mauvais qui possédaient un foyer plein de vers dans lequel les innocents étaient jetés. Dans la vraie vie, lorsqu’une personne était malade à cause de rêves dans lesquels des esprits apparaissaient, le signe indéniable qu’il s’agissait là d’une vocation chamanique était la vision d’une masse de vers. Nuls autres que ces vers ne pouvaient le dire plus explicitement, et ces derniers étaient souvent représentés dans les amulettes. Une tête de harpon sculptée a ainsi la forme d’un être mi-humain mi-ver, ce qui indique que l’esprit du ver, ki’ngox [kinguk, litt. « ver »], donne du pouvoir à la chasse, à l’instar des amulettes.

Figure 3

Minuscule sculpture en ivoire représentant l’homme-ver, Ti-sikh-puk, recueillie par Edward W. Nelson à Cape Vancouver, 1877-1881. La sculpture s’effile vers la queue, où se trouve un tout petit trou qui permettait de l’attacher avec une cordelette à une ceinture de femme

Minuscule sculpture en ivoire représentant l’homme-ver, Ti-sikh-puk, recueillie par Edward W. Nelson à Cape Vancouver, 1877-1881. La sculpture s’effile vers la queue, où se trouve un tout petit trou qui permettait de l’attacher avec une cordelette à une ceinture de femme
Department of Anthropology, Smithsonian Institution, n˚ cat. : E43550. Photo : Brittany Hance

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Figure 4

Masque de l’homme-ver, Ti-sikh-puk (Ciissirpak, litt. « grand insecte »), recueilli par Edward W. Nelson à Rasboinsky, 1877-1881

Masque de l’homme-ver, Ti-sikh-puk (Ciissirpak, litt. « grand insecte »), recueilli par Edward W. Nelson à Rasboinsky, 1877-1881
Department of Anthropology, Smithsonian Institution, n˚ cat. : E38732. Photo : Brittany Hance

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Dans son analyse des amulettes et des charmes, Lantis (1946 : 239) note que chaque personne possédait deux douzaines d’« inogo » (inrut) : « Il portait sur une chaîne autour du cou ou dans la poche [...] des sculptures qui avaient la forme de figurines miniatures destinées à la protection personnelle. » Parmi ces toutes petites figurines, il y avait des animaux, des oiseaux, des poissons et des vers. Lantis (1946 : 200) fait remarquer que les esprits auxiliaires chamaniques étaient eux aussi très variés et qu’on retrouvait également des vers parmi eux.

Ciissit Unatengqellriit-llu / les insectes et « ceux qui ont des mains qui guérissent »

Une interaction puissante et bénéfique entre humains et insectes se produisait parfois lorsqu’une personne découvrait des insectes lors d’une sortie dans la toundra à la recherche de nourriture de souris. Chaque automne, en effet, des hommes et des femmes ratissaient la toundra à la recherche de caches bien garnies de ugnarat (ce que l’on traduit localement par des souris mais qui signifie en fait des campagnols). Ces petits moissonneurs sont connus pour stocker des racines et des tubercules savoureux et très nutritifs d’une variété de plantes de la toundra, y compris les utngungssaraat (les tubercules d’une plante appelée queue de jument), les anlleret (les tubercules de linaigrette), les qetgeret (les tubercules de la prêle) et les ulqit (les tubercules de la beauté printanière), tous ces végétaux pouvant être consommés dans des soupes ou akutaq. Les souris sont cependant des charognards, et les gens ont appris à chercher bien d’autres choses pour alimenter leurs caches, y compris du poisson séché, des os et des oeufs, et pas seulement de la nourriture de souris.

Mais lorsqu’on découvre une cache de souris, on peut à l’occasion y trouver des insectes de plusieurs variétés. Advenant qu’une personne découvre ces insectes avec une seule main – paume placée vers le haut puis vers le bas de son vêtement –, on dit que les insectes entrent dans les mains de la personne et lui donnent des pouvoirs de guérison. De nombreuses personnes savent que cela est vrai, à la fois parce qu’ils l’ont entendu dans les histoires qui se racontent, mais aussi du fait qu’ils ont vécu eux-mêmes cette expérience. Comme dans la relation entre Paruq et Uugnar décrite dans des récits traditionnels, les insectes et les souris sont étroitement reliés dans le domaine de l’expérience contemporaine.

Simeon Agnus (déc. 2007 : 311), de Nightmute, raconte :

Certains pamyulget [litt. « ceux avec une pamyuq (queue) »] qui ne sont pas couverts et qu’on trouve dans les caches de souris, n’ont en fait pas de membres, mais des queues. En fait, ce sont des insectes. Ils ont évidemment quelque chose qui les recouvre. On plaçait les mains sur eux. On dit que si l’on enlève ce qui les recouvre, on ressent tout d’un coup de la chaleur, c’est la chaleur de ces pamyulget. Jadis, on pouvait placer ses mains sur eux. Et advenant que quelqu’un les touche avec le corps, avec les mains, eh bien ! ses mains devenaient habilitées à trouver les maux ; ses mains allaient maintenant pouvoir trouver les maux qui affectent une personne [cette capacité de guérir s’obtient ainsi grâce à ces pamyulget].

En fait, je ne l’ai pas vu moi-même.

On dit qu’en les découvrant, on voyait de nombreux trous qui descendent dans la terre.

Jadis, on avait l’habitude de les découvrir dans les caches de souris. Et ma femme, lorsque nous vivions à Kaviaq, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune fille, en a bien sûr découvert un jour à l’intérieur d’une cache de souris. Elle disait qu’ils étaient tous en train de crier car ils étaient effrayés.

Mary George (mars 2009 : 365), de Newtok, se souvient d’avoir trouvé trois caches de souris le long de la côte, avec des entrées qui faisaient face au rivage. L’une avait plein de kelugkaat (de l’herbe épaisse) avec les racines face à l’intérieur et les extrémités vers la sortie. Une autre de ces caches était remplie de plantes mâles, des feuilles de taperrnat (de l’herbe épaisse des rivages) placées de la même manière. Et la troisième cache, elle, était vide à l’exception de trois insectes qui demeuraient là, sur le dos, au centre de la cache.

Et Mary George poursuit son récit :

L’un de ces insectes était un genre de miryangcat [coléoptère de terre], un de ces insectes puants. Celui d’à côté était une sorte d’insecte qui se pose habituellement sur de la boue. Quant au troisième, c’était une negaiq [une araignée]. Lorsque j’ai examiné leurs têtes, tous faisaient face à leur antre [la sortie].

Je les ai étudiés minutieusement et j’ai pris un bout d’herbe pour voir s’ils allaient bouger quand je les toucherais, mais ils étaient morts. J’ai alors refermé la cache.

Mary a eu peur que quelque chose d’étrange soit en train de lui arriver, elle est donc partie rejoindre son mari, et le couple est finalement reparti à la maison.

Elsie Tommy (mars 2009 : 371) avait une histoire semblable à raconter :

À Kuingartelleq, Panruk et moi avions aussi l’habitude de nous promener et de fouiller à même le sol à la recherche de nourriture de souris, nous le faisions durant l’automne, après le gel, avant que la neige ne recouvre le sol et ces caches. Lorsque nous partions dans de pareilles recherches de nourriture de souris, Panruk et moi nous nous aidions mutuellement, et dès que nous tombions sur de la nourriture visible à l’extérieur, nous nous mettions à creuser. Et quand le trou prenait la forme d’un carré, chacun placé l’un en face de l’autre, nous le fouillions entièrement et il était rempli de nombreux melqurripseret [des chenilles glabres], celles qui n’ont pas du tout de poils sur elles. On les découvrait, toutes faisaient face à une seule direction, et il y en avait un très grand nombre! La cache à laquelle je pense en était remplie, et ces bestioles dilataient et contractaient leurs corps, comme des vers. On a vite refermé le tout et on a couru jusqu’à Maaqaq.

Lorsqu’on a raconté à Maaqaq tout ce qu’on avait vu, elle nous a demandé pourquoi on les avait recouverts, et elle est allée vérifier. Et lorsque Maaqaq s’est mise à soulever la cache, cette belle petite cache était entièrement recouverte de petits trous qui avaient été percés, et tous les trous étaient alignés, et même sur les bords on voyait des trous comme cela. Maaqaq a regretté nos dégâts, toutes les bestioles qui étaient là étaient extrêmement effrayées. Elle a dit que les magnifiques mains [de guérison] que nous aurions pu obtenir, eh bien ! nous les avions perdues. J’ai alors regardé Panruk. [rires]

Les melqurripseret sont des insectes pourvus de petites têtes noires foncées, et ils n’ont pas de poils, leurs membres sont placés autour d’elles. En écoutant l’histoire d’Elsie, Ruth Jimmie a remarqué en plaisantant : « Ah ! si je pouvais aller à mon tour chercher ces bestioles avec une autre personne et, advenant que j’en trouve, assommer ma partenaire et placer ses mains au-dessus de ces bestioles. » Parlant de la même expérience, Elsie (juin 1992) a observé en ricanant :

Après j’ai dit au pauvre Panruk, « je suis très heureuse que nous n’ayons pas accueilli avec joie ces affreuses choses dont Maaqaq nous avait parlé ». Autrement, si elle avait été là, elle nous aurait probablement instruits et montré ce qu’il convient de faire en pareilles circonstances. Mais nous étions effrayés par leur présence.

Elsie Tommy (mars 2009 : 371) a elle aussi décrit comment leur pouvoir de guérison pouvait pénétrer les mains d’une personne :

Lorsque vous vous apprêtiez à placer vos mains au-dessus de ces bestioles [afin d’avoir des mains susceptibles de guérir], il fallait se couvrir les mains avec la partie inférieure du manteau, et on dit que, s’il y avait deux personnes, il fallait qu’elles se placent exactement l’une en face de l’autre. Ensuite, il fallait qu’elles disent qu’elles avaient des insectes et qu’elles voulaient que ces derniers pénètrent leurs mains, de cette façon. Il fallait qu’elles placent leurs mains avec les paumes vers le haut.

Et on dit que, lorsque le pouvoir de guérir pénètre, la personne ressent un sentiment de picotement dans l’une de ses mains. Et on dit que ce picotement se ressent bientôt jusqu’au poignet.

C’est ce que feu Maaqaq nous a raconté. On dit que les picotements ne vont pas plus loin que le haut du poignet. Maaqaq affirmait aussi que son grand-père l’avait autorisée à avoir des mains dotées du pouvoir de guérir, mais seulement à partir d’un contact avec des uguguat [des chenilles poilues, celles qui deviennent ensuite des papillons]. Les personnes qui obtiennent le pouvoir de guérir les maux par les mains des uguguat ne touchent évidemment jamais la peau de leurs patients lorsqu’elles interviennent. Elles placent leurs mains le long du mal à soigner, près du dos ou sur une autre partie du corps. Ensuite, sans jamais toucher la peau, elles déplacent [leurs mains] vers le haut.

Souvent, on manque le moment opportun. Maryann Andrews (avril 2012 : 395), de Emmonak, connaissait une personne qui, comme Elsie, avait trouvé des insectes dans une cache de souris mais elle avait manqué l’occasion d’acquérir des mains curatives :

Une femme d’Alakanuk, que plusieurs parmi nous connaissent sous le nom de Tagutaq, m’a raconté qu’un jour où elle était partie ramasser des tubercules de linaigrette, lorsqu’elle se mit à chercher de la nourriture de souris elle réalisa qu’à trois reprises elle avait découvert des caches remplies d’insectes dans le sol qu’elle fouillait.

Je lui ai alors demandé : « Qu’as-tu fait lorsque tu as soulevé ce qui couvrait ces caches de souris ? » Et elle m’a répondu que, comme elle avait peur de toucher ces insectes qui était là en si grand nombre, elle les a tout de suite recouverts et a quitté les lieux.

[Chercher des insectes] a de bons côtés. Si seulement elle avait écouté les instructions qu’elle avait reçues, elle serait aujourd’hui en mesure de guérir ceux qui sont malades, elle aurait acquis la capacité d’être efficace dans la recherche des sources de la douleur ou de la maladie avec ses mains [et de pouvoir ainsi guérir].

Je n’en ai jamais fait l’expérience moi-même, mais cette jeune femme m’a raconté cette histoire. Ces insectes étaient probablement visibles pour elle car ils l’ont trouvée pure. Mais elle était manifestement effrayée en les voyant et les trouvait terrifiants, ce qui l’a empêchée de leur porter attention.

On dit qu’advenant qu’une personne souffre d’une maladie, si ces gens qui ont acquis ce pouvoir de guérir par les mains interviennent pour trouver la source du mal et la guérir, cela sauve la personne qui souffre.

Ces insectes incarnent probablement plusieurs espèces, puisqu’ils se laissent apercevoir sous différentes formes.

Francis Charlie (nov. 2014 : 172-173) se souvient également de ce qu’on lui a raconté un jour :

On dit parfois que, lorsqu’on fouille la terre, on trouve des petits insectes qui se rassemblent à un endroit. La personne qui veut devenir médecin place son manteau à capuchon au-dessus de ces bestioles et tourne les paumes de ses mains dans cette direction [vers le haut]. On dit que, si on recouvre la cache à souris sur ce qui est en dessous et que l’on se montre un peu trop curieux, on peut toujours la redécouvrir, il ne se passera rien du tout.

John Phillip (oct. 2005 : 400) a expliqué qu’une personne n’acquiert la capacité de guérir que si elle l’accepte immédiatement : « On dit que cette décision doit être prise dès qu’on trouve ces bestioles et que c’est à cet instant seulement qu’on peut acquérir ce pouvoir. » Lucy Sparck (oct. 2005 : 404), originaire de Chevak, a fait remarquer que cela se produit encore de nos jours, même si aujourd’hui les gens ont tendance à avoir peur de ces insectes. Nick Andrew (oct. 2005 : 404) concluait : « Je ne crois pas que cela cessera un jour d’exister. »

Elsie Tommy (juin 1992) a également donné une longue description de la façon dont les personnes ayant les mains dotées du pouvoir de guérir utilisaient souvent des plantes pour s’aider. Les plantes utilisées variaient en fonction des chenilles qui leur avaient donné ce pouvoir de guérir – la personne qui avait acquis ce pouvoir de guérir avec des chenilles poilues utilisaient de l’ayuq (thé du Labrador), et celle qui l’avait acquis avec des chenilles glabres utilisait plutôt des feuilles d’airelles des marais :

J’ai moi-même observé la mère d’Asaun lorsqu’elle demeurait à Alakanuk. Aapekmiiq lui a demandé à l’époque s’il avait mal à la colonne vertébrale, au dos, des épaules à la taille. J’ai bien regardé comment elle a fait un massage à Aapekmiiq.

Avant de commencer, elle nous a demandé si nous avions de l’ayuq. Nous lui en avons donné un peu puisqu’on en avait. Nous lui avons donné trois plants. Elle en a placé deux à part et a pris le troisième plant pour se brosser les deux paumes de la main, puis l’a replacé à côté des deux autres plants. La mère d’Asaun a ensuite placé ses mains sur son dos. Elle les a laissées comme cela un bon moment. Lorsqu’elle les a déplacées sur le côté, la peau a commencé à faire comme cela. Et quand elle les a déplacées de ce côté-ci, la peau a fait comme cela. Et ensuite, après avoir de nouveau laissé ses mains là pendant un petit moment, lorsqu’elle les a enlevées, la chair a commencé à se soulever.

En fait, les mouvements de la peau de la personne suivaient de près les mains de celle qui massait. Comme si les mains étaient collées là. […] Elle a massé latéralement à plusieurs reprises. La chair de la personne suivait vraiment le mouvement des mains qui faisaient le va-et-vient.

C’est étonnant de voir ce travail. Je me suis alors demandé comment ses mains allaient bien pouvoir se décoller de la peau du corps qu’elles traitaient.

Et finalement, elle a demandé à quelqu’un de placer les deux autres plants juste ici [à la base du cou], en face de ses mains. Le morceau d’ayuq qu’elle avait utilisé, lui, elle l’a laissé là-bas. Quant aux deux autres plants d’ayuq [thé du Labrador], elle les a placés là, et elle a mis ses mains en avant, juste au-dessus. […]

On dit que, comme elle avait des mains d’uguguat [de chenilles poilues], on utilisait de l’ayuq. Par contre, si elle avait eu les mains de ces insectes qui n’ont pas de poils mais qui sont d’une couleur claire et avec de nombreuses pattes, eh bien ! dans ce cas, il aurait fallu utiliser des feuilles d’airelles des marais.

Ce genre d’insectes se nomment des melqurripseret [des chenilles glabres]. On dit que comme ces melqurripseret vivent sur ce genre de plantes, eh bien ! ces mêmes plantes les aident dans leur travail. Quant à ceux qui ont les mains des chenilles poilues, il leur faut de l’ayuq. C’est parce que ce genre d’insectes aime bien vivre sur ces plantes. On les voit d’ailleurs encore de nos jours.

Les uguguat (les chenilles poilues) ne sont pas seulement associées aux mains dotées du pouvoir de guérir. Alice Rearden (janv. 2014 : 338) raconte comment, alors qu’elle était petite et qu’elle trouvait des uguguat, elle pouvait les utiliser pour améliorer les conditions météorologiques :

Lorsque nous trouvions des chenilles, on était heureux, on les mettait à l’envers en les piquant à une extrémité avec un bâton qu’on enfonçait dans le sol, puis on les laissait sécher. En procédant ainsi, on essayait de faire venir le beau temps, on voulait qu’il fasse soleil.

Aujourd’hui, les chenilles bénéficient souvent d’une appréciation positive, alors que jadis, lorsqu’on les découvrait dans des caches de souris, on les trouvait « effrayantes ». Comme les chenilles poilues, Tetetak, la chenille glabre, est associée, dans l’Arctique de l’Est canadien, au pouvoir de sucer les sources de la douleur et de les extraire ainsi d’une personne malade (Laugrand et Oosten 2015 : 142). Ici ce sont les mains qui agissent et ôtent la douleur, soit par le biais de chenilles glabres, soit par le biais de chenilles poilues. Il faut ajouter que les Yup’iks ne considèrent pas les chenilles comme des parasites, comme c’est le cas des asticots, dont on dit qu’ils peuvent consommer le corps humain. Pour eux, au contraire, les chenilles sont plutôt des agents bénéfiques associés à la régénération et à la vitalité.

Discussion

Les histoires et les expériences relatées ci-dessus attestent l’importance des insectes dans la tradition orale des Yup’iks. Alors que ces bestioles sont considérées dans certains contextes comme une véritable peste ravageuse, ces mêmes êtres minuscules possèdent et confèrent à la fois un grand pouvoir aux humains dans d’autres contextes.

Certaines bestioles, à l’instar de Grande Araignée, père de Corbeau, sont réputées exister depuis les tout premiers temps, alors que d’autres, comme les moucherons ou les moustiques, sont des êtres qui ont été créés plus tard par Corbeau lui-même.

D’autres petites bestioles, comme Paruq, étaient de grande taille à l’aube des temps avant de sombrer dans le présent où ils ne sont plus que des êtres minuscules. À l’inverse, certains insectes associés à des esprits maléfiques peuvent changer de taille à loisir et devenir d’énormes créatures ou encore prendre une forme humaine, comme c’est le cas pour le coléoptère d’eau, l’araignée, ou encore l’être de taille géante, mi-humain mi-vers, ciissirpak. En même temps, les humains peuvent aussi se voir transformés en petites bestioles, comme le coléoptère d’eau, ou se faire dévorer par des asticots ou des vers. Cependant, dans le passé, les asticots étaient également considérés comme de puissants esprits auxiliaires, et des amulettes représentant des asticots, des chenilles et des larves confirment le rôle protecteur de certaines de ces petites bestioles.

Comme la minuscule bestiole de couleur blanche, maqaukar ou paruq, tous les insectes possèdent des esprits, et comme les autres animaux ils traitent les humains comme ces derniers les traitent. Aujourd’hui encore, poilues ou glabres, les chenilles se présentent elles-mêmes à celles et ceux qu’elles considèrent dotés d’une certaine pureté, quitte à leur confier alors le pouvoir de guérir les maux des gens suffisamment sages pour surmonter leur crainte et bien recevoir des êtres apparemment affreux et terrifiants. Les araignées étaient d’ailleurs créditées du pouvoir de donner de la dextérité aux mains de certaines personnes.

Pour un nombre important d’insectes, y compris les kelegciq (un insecte qui ressemble à un scorpion), les teptuli (un insecte très odorant), les cuyaiq (les chenilles vertes) et les kapsuli (semblables à des éphémères), je ne connais rien d’autre que leurs noms. Par ailleurs, je n’ai aussi jamais entendu parler de certaines puces, de certains moucherons, ni des phryganes ou des éphémères – des espèces qui sont pourtant toutes présentes dans l’environnement du delta subarctique. Ces lacunes reflètent plutôt mon ignorance que des omissions qui existeraient dans la tradition orale des Yup’iks. Les savoirs sur les insectes dans le sud-ouest de l’Alaska demeurent très riches et variés. Des récits des caches à souris remplies d’insectes qui peuvent conférer le pouvoir de guérir sont encore racontés et transmis de génération en génération, de même que des histoires d’activités perpétrées par de nombreuses autres petites bestioles qui ont élu domicile dans le delta.

Dans leur excellente et stimulante discussion des savoirs sur les petites bestioles des Inuits de l’Arctique de l’Est canadien, Laugrand et Oosten (2015 : 145) ont conclu que dans le contexte du chamanisme en particulier, les Inuits considèrent les insectes comme des « maîtres de la vie et de la mort ». En Alaska, on sait beaucoup moins ce qu’il en est dans les traditions chamaniques pour les périodes antérieures du xixe siècle et du début du xxe, et les perspectives des Inuits et des Yup’iks diffèrent à bien des égards. Cependant, ce que l’on sait grâce aux témoignages que les aînés ont partagé avec nous, c’est qu’aucun autre animal n’est aussi fortement associé au pouvoir de guérir que la chenille, et qu’aucun autre animal n’est aussi directement lié à la consommation et à la destruction du corps – qu’il soit animal ou humain – que les asticots ou les vers. Alors que les asticots sont susceptibles de consommer des corps impurs ou de la nourriture négligée par une femme paresseuse – avec des conséquences désastreuses pour l’individu concerné ou pour la communauté –, les chenilles peuvent, elles, pénétrer dans un corps pur et conférer alors à la personne l’extraordinaire pouvoir de guérir.

Voyageant dans la toundra avec les aînés de l’île Nelson en juillet 2007, j’ai eu la chance de rendre visite un après-midi à Ruth Jimmie et à Martina John, qui demeuraient alors sous la tente. En apercevant du sang sur le mur de la tente, Ruth a réalisé combien ils avaient tué de moustiques cet été-là. J’ai souri et lui ai dit qu’elle était une nukalpiaq (un grand chasseur). Ruth a ri et m’a répondu que, lorsque les moustiques se racontent des histoires, ils se disent probablement les uns aux autres : « J’ai échappé à cinq nukalpiat » ce qui veut dire à « une main d’humain ». Ou alors, en cas de succès à piquer quelqu’un, ils se disent : « J’ai eu une joue » ou « J’ai eu une jambe ». Ou encore, « J’ai eu un kass’aq (un Blanc) ». Des histoires comme celles-ci ne sont pas près de disparaître tant et aussi longtemps que les Yup’iks, les Kass’at (les Blancs) et les Ciissit vivront ensemble dans le sud-ouest de l’Alaska.