Abstracts
Résumé
Travaillant à partir de sources variées et composites, l’auteur livre une analyse iconographique originale sur Tlaloc, le dieu parasite des Mayas, figure centrale de leur panthéon, souvent qualifié par les spécialistes des sociétés mésoaméricaines comme le « dieu de la pluie », mais aussi des tornades, des séismes et autres éléments météorologiques. À travers une démarche archéologique et anthropologique, l’auteur propose de mettre en lumière une « pensée analogique », traversant différentes sociétés précolombiennes, qui, pour créer les êtres imaginaires, trouve son inspiration dans les formes significatives apparaissant au sein du monde vivant, notamment dans certaines espèces d’insectes.
Mots-clés :
- Tlaloc,
- Maya,
- Mésoamérique,
- iconographie,
- sociétés précolombiennes
Abstract
Working with a variety of sources and of a heterogeneous nature, the author delivers an original and iconographic analysis of Tlaloc, the parasitic god of the Maya, and a central figure of their pantheon, often referred to by the specialists of Mesoamerican societies as the “god of rain”, but also tornadoes, earthquakes and other meteorological elements. Adopting an archeological and anthropological approach, the author proposes to highlight the “analogical thought”, that crosses different pre-Columbian societies which, to create imaginary beings, finds its inspiration in the significant forms appearing within the living world, and especially in some species of insects.
Keywords:
- Tlaloc,
- Maya,
- Mesoamerica,
- iconography,
- pre-columbian societies
Resumen
Trabajando a partir de fuentes variadas y compuestas, el autor ofrece un análisis iconográfico original de Tlaloc, el dios parásito de los Mayas, figura central de su panteón, a menudo denominado por los especialistas de las sociedades mesoamericanas como el «dios de la lluvia», pero también de los tornados, terremotos y otros fenómenos meteorológicos. A través de un enfoque arqueológico y antropológico, el autor propone resaltar un «pensamiento analógico» que cruza diferentes sociedades precolombinas, que, para crear seres imaginarios, encuentra su inspiración en las formas significativas que aparecen en el mundo de los vivos, y especialmente en algunas especies de insectos.
Palabras clave:
- Tlaloc,
- Maya,
- Mesoamérica,
- iconografía,
- sociedades precolombinas
Article body
À partir d’une analyse iconographique, l’objectif de cet article est de fournir une interprétation originale sur Tlaloc, à savoir un dieu qualifié par les spécialistes des sociétés mésoaméricaines comme le « dieu de la pluie », mais aussi des tornades, des séismes et d’autres éléments météorologiques. Notre démarche est archéoanthropologique. Archéologique dans le sens où notre intérêt se porte sur la production plutôt que sur la « consommation » d’une figure mythique, à savoir sur les processus cognitifs qui lui ont donné naissance. Plus particulièrement, nous mettrons en lumière une « pensée analogique » mise en oeuvre dans la création des êtres imaginaires,», qui traverse différentes sociétés précolombiennes et qui trouve son inspiration dans les formes significatives apparaissant au sein du monde vivant, notamment dans certaines espèces d’insectes. Par exemple, la figure mythologique de Quetzalcóatl se construit à partir de la chenille hautement urticante d’un papillon de nuit, Automeris io, qui, sous sa forme adulte, adopte un mimétisme construit sur l’image d’une face de chouette ou de félin – et ces animaux se retrouvent d’ailleurs combinés dans des artéfacts à forme de papillon, tels que les poteries de coiffes zapotèques. De façon plus générale, le processus de transformation radicale auquel renvoie la métamorphose que subissent les lépidoptères semble avoir particulièrement stimulé l’imagination des habitants de la Mésoamérique. Comme nous l’avons montré ailleurs (Karadimas 2014), plusieurs des êtres-serpents présents dans cette aire culturelle sont le produit de cette élaboration perceptive qui fait que certaines chenilles sont devenues, par l’acte graphique, des « serpents fantastiques ». Si Quetzalcóatl, le Serpent-à-plumes du Classique de l’art de Teotihuacan, prend comme animal-source des chenilles urticantes de la famille des Saturnidés, Tlaloc reste pourtant une des figures énigmatiques majeures de cet univers. Les iconographies antérieures à la période aztèque lui donnent plusieurs traits figuratifs tellement distincts qu’ils ne permettent pas d’identifier son archétype. Nous montrerons que celui-ci n’est autre qu’une guêpe parasitoïde, appelée Ichneumon.
Notre démarche est aussi anthropologique car elle est profondément comparative et pluri-temporelle. Les indices iconographiques des codex du passé mésoaméricain sont ici croisés avec des données historiques qui remontent à l’époque précolombienne, mais également à des ethnographies contemporaines sur l’Amazonie du Nord-Ouest – en particulier, sur les Mirañas avec qui nous travaillons depuis plus d’une vingtaine d’années. Il existe, entre les deux aires culturelles, deux points de convergence sur lesquels nous voudrions insister. Tout d’abord, on constate la profusion de dieux qui sont chacun maître d’un domaine spécifique, soit de l’environnement naturel (dieux solaires, de l’inframonde…), soit des activités humaines (déesse de l’amour érotique, personnifiée par un papillon), voire des deux. Parmi ces nombreuses déités, Tlaloc, selon l’appellation aztèque, est l’une des plus populaires dans les différentes cultures de l’Amérique centrale jusqu’à l’arrivée des Espagnols, où on le rencontre sous différents noms : il est nommé Chaac chez les Mayas, Cocijo chez les Zapotèques, etc.
Ensuite, dans les deux aires culturelles, l’insecte est source de fascination créatrice. Les Mirañas, par exemple, voient dans ce monde des « tout-petits » des êtres tout à la fois du quotidien et le modèle des êtres des origines, ce qu’il reste des ancêtres ayant peuplé le monde, voire l’ayant créé. D’ailleurs, dans cet ensemble se détache chez eux une figure singulière, les guêpes parasitoïdes qui, en plus d’incarner plusieurs personnages de la mythologie, servent de modèle pour plusieurs transformations que doivent subir les humains depuis la naissance jusqu’à leur trépas. De manière plus générale, dans la région du Nord-Ouest amazonien, mais aussi dans une partie des Andes précolombiennes, une des divinités majeures est issue de l’anthropomorphisation d’une guêpe parasitoïde qui est le grand personnage « transformateur » des rituels, incarnant tant les aspects positifs de la vie que ses pendants négatifs comme la maladie et la mort (cf. Karadimas 2008, 2015, 2016). Nous nous proposons, dans cette contribution, d’examiner la figure de Tlaloc/Chaac au regard de ce que le constat dressé pour les Mirañas et pour l’Amérique du Sud – tant des basses terres que des Andes, et en période contemporaine comme dans le passé précolombien – nous permet d’affirmer pour la déité majeure du panthéon incarnée par une guêpe.
La spécificité de notre méthode est que nous allons au-delà d’une analyse de correspondances iconiques entre un être imaginé et un être réel. Nous portons aussi une attention soutenue sur le réel, sur cette « guêpe-muse » et sur son « éthologie », pour appréhender un aspect de Tlaloc qui est resté jusqu’à maintenant dans l’ombre. Nous avons découvert ainsi que cet insecte construit, avec de la boue séchée, un objet pour se multiplier, en forme d’urne en miniature, qui est, d’après notre hypothèse, le modèle organique d’un artéfact mythologique, l’urne ou la jarre avec laquelle Tlaloc déverse la pluie. Si cet objet naturel a tant stimulé l’intérêt pour être omniprésent iconographiquement dans son aspect mythique, c’est sans doute parce qu’il constitue le lieu qui condense de manière spectaculaire tout le cycle de la vie : en fait, pour se reproduire, la guêpe dépose une larve et de la nourriture, un insecte paralysé qui va périr. Dans ce parallèle, la cellule de transformation devient une jarre à partir de laquelle Tlaloc dispense l’eau, son précieux contenu. En fait, il semblerait qu’en imitant les comportements de cet hyménoptère parasite, Tlaloc étend son influence au-delà du domaine climatique pour devenir le maître de la vie et de la mort.
L’iconographie de Tlaloc
Connu principalement en tant que dieu de la pluie, Tlaloc est placé auprès des jaguars à la conque sur les peintures murales de la période classique à Teotihuacan. Logée dans une grande étoile dessinée devant un miroir circulaire rehaussé de plumes à sa périphérie (voir fig. 1), la figure de Tlaloc au sein de la composition et sa présence aux côtés des coiffes nécessitent d’être analysées en fonction des références aux papillons. Cette déité mésoaméricaine a jusqu’à présent été étudiée à partir de sources et de l’iconographie aztèque, ses variantes mayas, et surtout à partir des différentes scènes dans laquelle elle apparaît, mais n’a pas reçu d’interprétation satisfaisante concernant son anatomie singulière. Notre propos n’est pas ici de reprendre l’étude d’un si vaste dossier pour lequel une somme considérable de publications a été produite[1] mais d’en retenir certaines qui réfèrent aux éléments iconographiques pouvant mener à son identification dans le monde du vivant.
Une des dernières interprétations proposées depuis celles, acceptées par tous, de Pasztory (1974) et de Klein (1980), est la contribution de Headrick (2003 : 164) qui souligne que les sortes de « lunettes » ou des yeux cerclés de Tlaloc se retrouvent sur l’iconographie des yeux de papillons à Teotihuacan. Taube (1992 : fig. 18) a aussi désigné ce type de figuration comme « Papillon-jaguar ». Ces papillons de la période de Teotihuacan y sont figurés avec ces mêmes propriétés apparemment accordées à Tlaloc, si ce n’est qu’ils sont dotés d’un proboscis ou trompe qui dépasse en haut de leur tête, et d’antennes et d’ailes de papillons sur les côtés. Il n’y a que leur bouche dentée qu’ils partagent avec la représentation de Tlaloc dans la grande étoile qui les fait apparaître comme « jaguar ». Selon une des dernières études en date, les traits caractéristiques de celui que ces auteurs préfèrent désigner sous le qualificatif de « Dieu-de-l’orage » (Storm God) sont identifiés dans trois éléments iconographiques (Anderson et Helmke 2013 : 166) : des lunettes qui encadrent les yeux (goggles framing eyes ou eye-rings, a.k.a. anteojos) ; des lèvres supérieures incurvées (curving upper lip ou moustache, a.k.a bigoteras) ; et des crocs proéminents au-dessous de lèvres (fangs below the lips, a.k.a. colmillos).
En suivant notre analyse de la figure de la conque en tant que chrysalide (cf. Karadimas 2016), on pourrait faire l’hypothèse, à la suite des constatations de Headrick (2003) et de Taube (1992), que Tlaloc serait une forme de figuration anthropomorphe d’un papillon au moment de sa nymphose, c’est-à-dire lorsqu’il se trouve à l’intérieur de la chrysalide. Tel qu’il est figuré sur les peintures de Teotihuacan, en effet, c’est-à-dire à l’intérieur d’une grande étoile à cinq branches, Tlaloc semble évoquer la phase lors de laquelle le papillon effectue une métamorphose dans sa chrysalide ; la conque marine, figurant non pas de profil mais suivant une coupe en section du coquillage, évoque cette chambre de transformation (la forme étoilée sera ensuite un des marqueurs iconographiques de Quetzalcóatl en tant que dieu du vent et des tornades : cf. Séjourné 1962). Plusieurs autres éléments iconographiques de ce personnage, tels qu’ils sont figurés en Mésoamérique jusqu’au postclassique des Aztèques, ne coïncident toutefois pas avec la figure du papillon de cette période.
En tout premier lieu, Tlaloc est dépourvu de lèvre ou de mâchoire inférieure ; en contrepartie, la supérieure est prononcée, dotée de plusieurs dents, dont deux crocs proéminents apparaissant à chaque commissure, mais il ne possède pas les autres éléments qui le relient aux papillons (proboscis, ailes, antennes plumeuses). Sur les peintures murales de Teotihuacan, la figure de Tlaloc est agrémentée de ce qui semble être une langue bifide, parfois interprétée comme étant celle d’un serpent ou d’autres fois comme des moustaches. En examinant attentivement la peinture, toutefois, il apparaît que ce sont là deux appendices distincts qui ne se rejoignent pas comme le ferait une langue d’ophidien. Ensuite, plusieurs interprétations peuvent être avancées concernant la combinaison entre Tlaloc et sa représentation au sein d’une étoile telle qu’elle apparaît sur la peinture murale présentée à la figure 1 (Pasztory 1974 ; Caso 1942). Une des associations – la plus évidente – serait de relier leur présence commune à une figuration d’un nom par l’intermédiaire des composantes qui le forment (dans le cas d’un nom composé). Dans ce cas-ci, par exemple, il s’agirait d’une référence à une étoile, « étoile-X » ou « étoile-Tlaloc ». Les auteurs cités jusqu’à présent ont souligné les associations de Quetzalcóatl avec Vénus dans l’espace aztèque, alors qu’apparaît ici une association entre Tlaloc et une grande étoile. Nous partons du postulat, difficilement démontrable en dehors d’exemples précis, que l’art de Teotihuacan « fonctionne » selon une modalité analogique et anthropomorphique dans laquelle les figures hybrides renvoient à des êtres réels et non à des constructions forgées pour évoquer des espaces ou des éléments par l’intermédiaire de la symbolique de leurs composantes (il est ainsi difficile de trouver comment les yeux globuleux et cerclés de Tlaloc, par exemple, entretiendraient un lien avec l’eau dont ce dieu est le symbole). Pour permettre cette interprétation, il nous faut restreindre l’univers des possibles à des combinaisons déjà rencontrées soit dans le réel, soit dans d’autres mythologies. Ainsi, en Amazonie du Nord-Ouest, la composante sonore de la trompe du rituel de Yurupari renvoie à un bourdonnement d’hyménoptères, alors que le vol du papillon est plutôt silencieux. Serait-il possible qu’en Mésoamérique également, la référence à la conque soit accompagnée par celle des hyménoptères comme c’est le cas pour l’Amazonie du Nord-Ouest, c’est-à-dire que la même référence au processus parasitaire apparaît ici et là vis-à-vis d’une chrysalide, si ce n’est qu’elle est représentée par une trompe en écorce en Amazonie et par une conque marine en Mésoamérique, instruments produisant l’un et l’autre un son bourdonnant ?
Si l’on suit la mythologie aztèque, il semble bien que cela soit le cas. Dans cette mythologie en effet, la conque est une figure de l’inframonde associée aux hyménoptères :
Dans un passage de la Leyenda de los soles (1945 : 120) […] Quetzalcóatl fut chargé par les dieux d’exhumer les os des générations disparues afin de créer une nouvelle humanité. Avant de l’autoriser à accéder aux « os précieux » (chalchiuhomitl), Mictlantecuhtli, le maître de l’inframonde, imposa au héros une épreuve préalable qui consistait à souffler dans une conque bouchée. […] Assisté par des vers qui perforèrent la conque puis par des abeilles qui la firent sonner, Quetzalcóatl surmonta cette épreuve et accéda aux ossements.
Olivier 1997 : 36 et 247[2]
La même analogie que dans les basses terres sud-américaines apparaît : l’évocation du son de la trompe est liée à des hyménoptères bourdonnants qui prennent possession de la conque/trompe pour la faire sonner. Ainsi, dans une narration évoquant Yurupari en Amazonie du Nord-Ouest, des enfants placent des abeilles dans une poterie afin d’imiter le son des trompes avant que le héros – personnification d’une guêpe – intervienne pour leur indiquer qu’il est le seul à produire le véritable son de ces instruments (cf. Wright 1993 : 10, in Karadimas 2008 : 157). Comme pour la trompe de Yurupari, le bruit de la conque évoque également un bourdonnement d’hyménoptère dans la mythologie aztèque. Les vers perforateurs de la Leyenda de los soles, pour leur part, semblent renvoyer à la larve ou aux larves qui entrent dans la chrysalide pour se nourrir du papillon en métamorphose. Dans son article consacré à la figure de Tlaloc, la spécialiste de l’iconographie mésoaméricaine Cecilia Klein relève en effet qu’à Teotihuacan une des figures du dieu prend les traits d’une larve d’insecte – sans qu’elle ne précise duquel il s’agit (voir Klein 1980 : 178, fig. 9b). L’être qui se trouve dans la conque correspondrait ainsi à un type d’hyménoptère parasite des chrysalides.
Il existe un parallèle supplémentaire entre la mythologie amazonienne et celle de la Mésoamérique : le feu dans lequel se jette le dieu lunaire dans la mythologie aztèque et celui dans lequel est jeté Yurupari dans l’Amazonie du Nord-Ouest. Les deux personnages mythologiques sont associés à un brasier dans lequel ils acquièrent leur destin post-mortem. Yurupari renaîtra des cendres sous la forme d’un palmier avec lequel on confectionne les instruments sacrés, alors que la conque est l’artéfact duquel renaît quotidiennement l’astre lunaire (après qu’il s’est jeté dans le brasier). Dans les deux cas, cette geste associe les protagonistes à un destin post-mortem dans lequel un aérophone imitant le bourdonnement d’un hyménoptère joue un rôle central, soit comme emblème du dieu lunaire (Tecciztecatl), soit comme incarnation de l’entité lors du rituel d’initiation. Ce feu primordial, dont la présence dans le mythe appelle à une interprétation suivant un code astronomique (associé à la lune), est ainsi un autre élément de la mythologie qui permet de dresser un parallèle entre les deux artéfacts lorsqu’ils sont associés à la vie et au destin post-mortem.
Dans le cas de l’explication de la présence de Tlaloc à l’intérieur de la conque, cela implique que la référence aux chenilles, d’un côté, et aux conques associées aux hyménoptères comme dans la Leyenda de los Soles, de l’autre, nous contraint à rechercher des pistes interprétatives dans cette direction. Nous savons que plusieurs glyphes similaires à ceux d’origine maya ont été retrouvés dans les compositions pictographiques de Teotihuacan. Or, dans l’aire maya, Vénus porte plusieurs noms dont les plus communs sont Chac-Ek/Grande-Étoile, mais aussi Rouge-Étoile et Xux-Ek/Étoile-Guêpe (Roy 1965 : 132, 135, et Lamb 1981 : 242-243, in Milbrath 1999 : 160). Employé ici en tant que qualificatif pour « grand » ou pour « rouge », chac ne ferait pas directement référence au dieu de la pluie des Mayas, Chaac (littéralement « Tonnerre » d’après Anderson et Helmke 2013 : 165), bien qu’il ne faille pas évacuer cette possibilité (cf. infra).
Si la figuration présente sur les fresques murales de Teotihuacan renvoie à Vénus, alors l’image qui en est fournie présente une forme figurative rencontrée plus tard chez les locuteurs nahuas (coquille de strombus coupée en section) mais gardant en revanche la forme nominative maya (Grande-Étoile). En d’autres termes, il semble que l’iconographie de Teotihuacan ait dépeint Chac-Ek ou Xux-Ek en figurant les constituants des noms composés (chac + étoile ou guêpe + étoile). C’est un des constats dressés par Schlak – citant Kelley – concernant la graphie utilisée par les Mayas pour figurer le nom de cette planète :
Le glyphe de Vénus était constitué du préfixe chac « rouge, grand », et l’un des noms yucatèques pour Vénus est Chac-Ek « Grande Étoile ». Kelley [1976 : 38] conclut qu’il « paraîtrait assez évident que, si le glyphe pour Vénus consistait en le glyphe pour “grand” et un autre glyphe, et que le nom de Vénus est Grande Étoile, alors le deuxième glyphe devrait simplement signifier “étoile”... » Donc ce qui avait été autrefois pensé pour référer à Vénus, dans la table de Vénus de Dresde, était maintenant lu comme Grande-Étoile. [...] En ce qui concerne les inscriptions, on verra que de nombreux exemples du glyphe « étoile » se combinent au suffixe soit de coquillage, soit de caban ou « terre ».
Schlak 1996 : 185
C’est-à-dire que la combinaison de la conque et du dieu de la pluie Tlaloc trouvée à Teotihuacan est également un nom maya qui réfère à la planète Vénus, à Chaac (Chac ou Chaahc) en tant que dieu de la pluie, mais aussi, en suivant sa variante Xux, à une guêpe qui porte le nom de Chac-Ek : « parmi [les noms de Vénus] les plus intrigants est Chac-Ek, une guêpe rougeâtre qui ne pique pas » (Milbrath 1999 : 160). Tlaloc et Chaac gagneraient donc à être analysés comme des formes anthropomorphisées de guêpes et le fait que celles-ci ne piquent pas les humains devrait conduire vers leur identification à une espèce parasitoïde (puisque elles ne piquent pas toutes).
En regardant comment sont figurés certains hyménoptères chez les Mayas, comme dans les feuillets consacrés aux abeilles et à la planète Vénus du Codex de Madrid (cf. Bunge 1936), on s’aperçoit que les antennes sont parfois représentées en haut de la tête de l’insecte, mais aussi, comme sur la troisième abeille en partant de la gauche de la figure 2, en étant placées en bas de sa tête. Les appendices traités graphiquement comme des sortes d’antennes se présentent là où se trouvent les dents et la lèvre supérieure sur les autres dessins des abeilles, à l’identique de l’iconographie du Tlaloc de Teotihuacan.
Ce dernier point mérite que l’on s’y attarde. La manière de figurer Tlaloc, avec la seule lèvre supérieure associée à deux ou plusieurs dents placées en dessous, est une des modalités graphiques adoptées par les Mayas afin de figurer des abeilles, dans le Codex de Madrid pour le moins. En d’autres termes, le fait de représenter des « antennes » au niveau de la bouche de l’hyménoptère fait qu’elles sont interprétées comme une langue, si l’on suit une configuration anthropomorphe du dessin.
Si nous superposons artificiellement le dessin de la tête de la première abeille (fig. 3A) au dessin de la troisième (fig. 3B), qui en est dépourvue mais remplacée par une croix et des « antennes » surnuméraires dépassant là où devrait être placée la gueule de l’insecte, alors la combinaison montre une configuration analogue à celle donnée à la figure du Tlaloc de Teotihuacan, où les antennes de l’hyménoptère constituent en fait sa « langue » bifide. Nous pouvons donc, à partir de cette simple combinaison graphique, émettre l’hypothèse que l’iconographie de Teotihuacan utilise un code analogue à l’imagerie plus tardive des Mayas et que, dans ce cas précis, la figuration en question renvoie à un hyménoptère.
Puisque ces appendices apparaissent au niveau de la gueule de l’insecte, une autre option interprétative serait de considérer qu’ils ne peuvent pas être des antennes mais plutôt une figuration des palpes des hyménoptères, traités graphiquement de la même façon que les antennes. Sur la représentation du Codex de Madrid (voir fig. 3B) en effet, les antennes sont déjà figurées, ce qui ne laisse plus que l’option des palpes représentées comme des sortes d’antennes dirigées vers le bas. Articulées comme ces dernières, les palpes forment des sortes d’antennes buccales placées au niveau de la bouche de l’hyménoptère. La composition graphique du « Tlaloc » teotihuacan serait ainsi celle d’une tête d’hyménoptère et les appendices dépassant en dessous de sa gueule, une représentation figurative des palpes (traitées graphiquement à la manière des antennes). Il existe en effet deux représentations teotihuacanes de Tlaloc sur lesquelles le dieu est placé devant ce qui a été interprété comme un nénuphar ou, plus prosaïquement, une fleur (voir fig. 4) puisque le nénuphar est souvent utilisé en tant que parangon de la fleur (cf. infra). Au milieu de sa bouche, dirigée vers le bas, une langue a été représentée qui va jusqu’à la fleur, alors qu’apparaissent les palpes courbes de part et d’autre de cette bouche. Figuré de la sorte, Tlaloc renvoie à un hyménoptère qui se nourrit du nectar des fleurs, les appendices correspondent aux palpes et les canines aux mandibules des hyménoptères et non à des crocs de jaguar comme on le pensait jusqu’à présent.
En d’autres termes, les figurations si particulières de la dentition de Tlaloc, avec ses seules dents sur sa mâchoire supérieure, sont redevables d’une lecture perceptive et anthropomorphe des palpes de certaines guêpes parasitoïdes. Dans l’iconographie aztèque, l’absence du maxillaire inférieur qui donne au dieu de la pluie ce visage si énigmatique, est le résultat de cette retranscription, que nous nommons « perceptive » de l’espèce source, ici un hyménoptère.
En suivant l’association maya entre Vénus et guêpe, il est probable que la figuration de Tlaloc soit celle d’une guêpe partiellement anthropomorphisée. C’est du moins une hypothèse déjà présentée par C. Klein (1980) et reprise par Milbrath :
Klein (1980 : 178-180) suggère que Tlaloc est la contrepartie de l’abeille maya Bacab Hobnil, associée à l’étoile du Berger. Il existe certaines images qui semblent le faire apparaître avec des attributs d’insectes. Les preuves que l’on a présentées auparavant indiquent que les abeilles et les guêpes peuvent constituer des aspects de l’étoile du Berger qui sont en lien avec la période de sa rapide descente.
Milbrath 1999 : 198
Or, bien que Klein propose de reconnaître sous les traits de Tlaloc ceux d’une abeille (1980 : 176-178), il faut probablement reconnaître qu’il s’agit de la figuration d’un nom qui renvoie à l’équivalent d’un ordre, les hyménoptères (mais sans les fourmis), plutôt que d’une famille, les abeilles (Apidae). En comparaison, certains des héros de la mythologie correspondant à des guêpes dans le Nord-Ouest amazonien sont nommés grâce à des termes qui désignent des « abeilles » (i.e. « ce qui a l’aspect des abeilles », cf. Karadimas 2012) alors qu’il existe, dans ces langues, une distinction entre abeilles et guêpes marquée par deux termes différents. Si nous combinons ces déductions au fait que la composante parasitoïde n’est pas absente de l’idéologie de ces sociétés, il faut envisager que l’espèce en question ne soit pas une guêpe sociale, mais plus probablement une des très nombreuses espèces solitaires qui sont soumises à ce mode de reproduction. En ce sens, les espèces ou familles de guêpes parasitoïdes qui ont participé à l’édification de la figure de Tlaloc (et possiblement du dieu Chaahc des Mayas) doivent être parasites des cocons et des chrysalides de papillons, voire de leur forme larvaire.
Parmi celles-là, il existe plusieurs sous-familles et sous-tribus des Ichneumons, en particulier les Cryptini, les Acaetininae, Banchinae… ou leurs variantes locales qui possèdent ce mode reproductif caractérisé par l’endoparasitisme (mais l’ensemble des espèces incriminées est plus vaste : Messatoporus sp., ou encore Lanugo sp., un Cryptini de couleur rouge qui, sur la figure 5a, parasite un cocon de saturnidé, etc.). Certaines de ces espèces possèdent des antennes aux couleurs alternées noir et blanc comme celles représentées dans l’iconographie de Tlaloc (appendices traités sous la forme d’antennes).
Les lunettes de Tlaloc
Certaines des espèces se distinguent par le fait d’avoir le contour de leurs yeux cerclé de turquoise ou d’une couleur contrastant avec le reste de la livrée de l’insecte, donnant l’impression de porter des sortes de « lunettes » à l’image de celles portées par le dieu de la pluie des Aztèques et de Teotihuacan (voir fig. 5b et 5c). Figuré de la sorte, le dieu de l’orage ou Tlaloc serait une représentation d’un Ichneumon anthropomorphisé.
Pour l’iconographie maya en revanche, le dieu-guêpe, ou Xux-Ek, est souvent associé à un glyphe renvoyant à Vénus qui représente les deux yeux du dieu entourés par une forme continue, interprétée alors comme des « sourcils » étirés et reliés entre eux (fig. 6a), soit, lorsqu’il est représenté de façon inversée, comme la même langue bifide (fig. 6b). Cette double modalité de représentation est restée jusqu’à présent énigmatique.
En la reliant aux différentes façons d’anthropomorphiser un hyménoptère, cette forme continue renvoie plus prosaïquement aux antennes des guêpes placées ou au-dessus des yeux (« sourcils ») ou au-dessous (« langue » bifide évoquant les palpes). De cette façon, cette modalité figurative minimale des yeux associés aux antennes constitue, lorsqu’elle est combinée en une seule forme associant les deux expressions (voir fig. 6c), le glyphe pour « Grande-Étoile » ou Noh-Ek, autre modalité pour nommer la planète Vénus (voir fig. 6d) ou l’anthropomorphiser (voir fig. 6e). Comme l’affirme Milbrath (1999 : 162) : « Dans la table d’éclipse du Codex Dresdensis (58b), un des aspects d’abeille ou de guêpe de Vénus est représenté par un dieu plongeant avec un glyphe de Vénus à la place de la tête, et sa queue en forme de couteau suggère un abdomen d’insecte. » Dans cette position du « dieu plongeant », Vénus anthropomorphe correspond au dessin maya d’un hyménoptère en vol (voir fig. 6f). Or, cette manière de figurer les antennes en tant que sourcils entourant les yeux, mais formant également un nez en continuité avec les sourcils, est caractéristique des formes iconographiques plus tardives rencontrées sur les poteries-effigies du Templo Mayor à Tenochtitlan (cf. infra, fig. 7).
Si nous reprenons, enfin, certains des dessins de Tlaloc figurés dans les Codex (par ex. celui du Codex Laud, voir fig. 8), la langue du dieu de la pluie y est représentée sous la forme des deux éléments courbes adossés l’un à l’autre et qui prennent comme modèle les antennes des Ichneumons lorsqu’elles sont au repos. En même temps, au niveau de son nez apparaissent des formes en volutes qui correspondent à l’autre traitement iconographique des antennes de guêpes, comme chez les Mayas.
Sur une jarre offrande provenant du Templo Mayor, le nez de Tlaloc est constitué par deux éléments courbes qui s’enroulent sur eux-mêmes, puis passent au dessus des yeux pour se replier et former de la sorte les sourcils du dieu. Il s’agit probablement des antennes de l’hyménoptère traitées graphiquement de manière à devenir l’ensemble nez-sourcils sur une figure anthropomorphe adoptée pour incarner le dieu.
La combinaison des traits iconographiques donnés à Tlaloc ou à Chaac correspond donc à ceux qui sont présents sur plusieurs espèces de guêpes parasitoïdes appartenant à la famille des Ichneumons, parmi lesquelles certaines se détachent par le fait de posséder une coloration bleu-ciel ou turquoise adoptée pour figurer le dieu de la pluie. Lorsqu’il est associé à la figure de la conque, c’est au mode reproductif de cette espèce qu’il fait allusion et qui, comme dans le Nord-Ouest amazonien, est une mise en image, par l’intermédiaire d’un artéfact, du processus de la vie en tant que parasitage. Cette image semble avoir été mise à profit par les cultures mésoaméricaines pour exprimer l’énigme que constitue le mouvement apparemment perpétuel des astres et des planètes qui, après leur « mort » (disparition) par l’ouest, réapparaissent à l’identique, « renaissent » à l’est, comme le fait cette guêpe lorsqu’elle entame un séjour souterrain où s’effectue sa régénérescence aux dépens de ses proies parasitées (rappelons qu’en nahuatl « Tlaloc » signifie « dans la terre, sous la terre » ou « parcours sous la terre » [Durán 1971, in Klein 1980 : 156]), d’où le fait que le dieu, en plus du Tlalocan, soit associé aux cavités souterraines et à l’inframonde. En tant qu’image de la vie, le processus de parasitage sous-tend l’immoralité, le destin post-mortem faisant partie intégrante du processus vital.
L’urne-jarre de Tlaloc
On peut par ailleurs s’interroger sur les contenants-effigies qui portent l’image de Tlaloc sur leurs flancs. En effet, ces pots en terre-cuite, des urnes ou des jarres, sont intermédiaires entre de simples contenants et des personnifications du dieu. Mais elles sont aussi souvent retrouvées en tant que matériau funéraire – des urnes donc, comme dans le dépôt à offrandes lié à la chambre funéraire de la tombe n° 2 de la pyramide de la lune sur le site de Teotihuacan : cinq de ces poteries-effigies de Tlaloc sont associées à des animaux sacrifiés qui accompagnent le défunt (et disposés en quinconce : les quatre points cardinaux ainsi que le centre).
Ces mêmes vases-effigies de Tlaloc se retrouvent en tant que réceptacles ou contenants pour la pluie : des jarres donc, que le dieu répand lorsqu’il est figuré sur les murs peints, comme ceux de Cacaxtla, Tlaxcala (voir fig. 9) [probablement issus d’une population d’origine maya avec des influences teotihuacanes], où un homme-jaguar aux sourcils bleu-turquoise et aux nénuphars reliés à son ombilic, tient une de ces jarres laissant s’échapper des gouttes d’eau entre ses bras-pattes (cf. Markman et Markman 1989 : 48). On retrouve ces mêmes jarres dans l’univers iconographique précolombien des Mayas associé à Chaac et, aujourd’hui, des têtes de jaguars sont parfois ajoutées à des poteries confectionnées dans les terres mayas pour transporter de l’eau.
Ces terres-cuites ne seraient-elles pas en mesure de personnifier des contenants analogues que construisent certaines guêpes parasitoïdes dites « potières » (les Euménidés), dans lesquels des insectes paralysés, souvent des chenilles ou des araignées, servent de nourriture aux larves des hyménoptères ? De la sorte, le nid de boue séchée serait un autre contenant, comme le sont les insectes qui servent de chambre incubatrice aux guêpes endoparasites.
Chaac, le dieu de la pluie des Mayas, possède comme attribut une de ces jarres, à col rétréci cette fois-ci, qu’il porte en collier. Or, il est à noter que beaucoup de « poteries » que les guêpes eumènes construisent pour leurs cellules de reproduction possèdent exactement cette forme. Les « pots » des guêpes sont ainsi des « jarres de vie » (pour les guêpes) et de mort, des « urnes funéraires » (pour les victimes, chenilles ou araignées) [voir fig. 10]. Le fait que Chaac, une personnification de guêpe porte ce type de « jarre » devrait indiquer qu’il en est tributaire et qu’il les construit.
On ne peut dire exactement si le fait que le dieu de la pluie Tlaloc est associé à des jarres qui partagent leur forme – un lien perceptif – avec les cellules que les guêpes construisent est à la base de l’association de ces guêpes avec ce dieu. Il faut toutefois faire remarquer que l’eau céleste est déversée grâce à ces artéfacts et que la pluie dispensée par le dieu Tlaloc provient ainsi d’une jarre dont la forme est identique aux cellules de reproduction construites par les guêpes qui deviennent en quelque sorte un modèle permanent, inscrit dans l’environnement, pour l’artéfact essentiel du dieu. Ce n’est donc pas uniquement par l’intermédiaire de l’eau que Tlaloc/Chaac est un dieu de la vie, mais aussi par le fait qu’elle est contenue dans les cellules de reproduction, un artéfact construit par l’hyménoptère nécessaire à la vie.
Sur un panneau maya en provenance de Palenque et redessiné par L. Schele (voir fig. 11) se trouve figuré un roi défunt avec des éléments d’ornementation permettant de reconnaître une identification à Chaac, le dieu de la pluie dans cette culture. Parmi les artéfacts qui permettent cette identification, on peut reconnaître la hache de pierre – laquelle devient parfois Kaawil, un dieu à la jambe serpentine dont le corps sert de manche à la hache de pierre plantée dans son front –, des boucles d’oreilles en coquillages, etc., artéfacts sur lesquels nous ne reviendrons pas dans cette contribution. Suivant cet accoutrement divin, le jeune roi porte de sa main droite une jarre avec le glyphe ak’bal dessiné sur son flanc qui signifie « obscurité, ouest, monde souterrain » et qui est donc lié au parcours chtonien. Ce glyphe permet d’ailleurs d’associer Chaac à Tlaloc et au monde souterrain. Porté en même temps que la jarre, apparaît un serpent, apparemment inerte, qui ne correspond pas aux attributs du dieu de la pluie, sauf si l’on considère que la jarre en question est une cellule de boue séchée de guêpe parasitoïde pour laquelle le serpent sert d’image à la chenille paralysée qui sera placée dans la jarre en question.
Il manquerait, en dernière instance, de voir cette jarre servir de « nid » ou de ruche pour des hyménoptères ou de l’associer à des insectes. Sur la poterie K2284 de la collection de J. Kerr (consultable sur le site de FAMSI, cf. Kerr s.d.), on voit plusieurs de ces insectes ailés – interprétés souvent comme des abeilles, mais aussi parfois comme des guêpes sociales – sortir de la jarre au glyphe ak’bal, c’est-à-dire que, soit la poterie sert de ruche aux hyménoptères sociaux (interprétation la plus commune), soit qu’il faut la comprendre comme une variante parasitoïde des hyménoptères solitaires. En tout cas, la jarre de Chaac est une référence faite aux hyménoptères et à l’activité « potière » de certaines guêpes parasitoïdes, permettant de la sorte de conjuguer la pluie avec la vie et la mort par l’intermédiaire d’un artéfact qui les englobe tout en les personnifiant.
Il existe, enfin, dans la très riche iconographie des poteries mayas, une scène connue sous l’appellation « sacrifice de l’enfant jaguar » (cf. Baudez 2008). Dans cette fresque d’inspiration mythologique, plusieurs personnages sont mis en scène autour d’un enfant, le plus souvent à l’état de nourrisson, afin de le transformer en jaguar.
Si la mort, personnifiée par un squelette, est le plus souvent présente sans être en permanence dessinée, il est une déité qui ne saurait manquer à la scène, à savoir Chaac doté de sa hache de pierre et/ou tenant dans l’autre main une arme, sorte de poing ou d’ustensile fait également dans de la pierre et tenu à bout de bras. Or, à plusieurs reprises, ce dieu se fait accompagner par un insecte, placé soit derrière lui, soit près de lui dans les airs. Cet insecte a été identifié soit comme une luciole (de par le fait qu’il portait une torche), soit comme un moustique (?), soit même comme une chauve-souris, mais le plus souvent, il n’est pas identifié du tout dans la mesure où il ne possède pas, en apparence, l’iconicité suffisante pour permettre de mener à bien cette identification.
Pourtant, tel qu’il est dessiné sur la poterie K521 (cf. Kerr s.d.), il est possible de reconnaître que la partie arrière du corps de l’insecte, son abdomen donc, est dotée du rétrécissement caractéristique de la « taille » des guêpes, qui la sépare du thorax. Ensuite, des ovipositeurs divergents ont été dessinés sur la partie terminale de l’abdomen, ce qui fait probablement de l’insecte en question une guêpe parasitoïde (laquelle, au sein de la famille des Ichneumons, est dotée de tels organes – et les sociétés amérindiennes ont gardé ce trait anatomique dans les figurations qu’elles en donnent : cf. Karadimas 2012). Sur la poterie K8608 de la collection Kerr, l’insecte en question porte sur le haut du crâne le même glyphe ak’bal qui est présent sur les poteries faisant référence à des cellules de guêpes parasitoïdes. Le fait qu’il porte une torche avec des flammes ou des volutes de fumée n’est ainsi qu’une modalité graphique pour retranscrire les antennes (deux enroulements divergents émanant d’un même point) : parfois, la torche est remplacée par un cigare, dont les volutes de fumée accomplissent la même fonction graphique. Sur une autre poterie de la même tradition stylistique provenant du Maya classique (K8007), plusieurs de ces hyménoptères anthropomorphisés ont été peints sous la forme de personnages masculins dont le membre viril sert d’équivalent graphique de l’abdomen des guêpes, d’une façon d’ailleurs tout à fait égale à ce que proposent aujourd’hui les Mirañas de l’Amazonie colombienne lorsqu’ils doivent figurer par un costume-masque le Maître des animaux, lui-même une guêpe parasitoïde anthropomorphisée (cf. Karadimas 2016, fig. 10). Sur les personnages-guêpes de la poterie K8007, les deux volutes divergentes qui émanent de cet abdomen-phallus occupent la place d’un flot de sperme dans le cas de l’identification avec l’organe masculin, mais ne sont en fait là que pour visualiser les ovipositeurs divergents des Ichneumons, lesquels, il faut le faire remarquer, ne sont qu’une réplique visuellement équivalente des antennes placées à l’avant du corps. Il s’agit là de substitutions perceptives qu’il faut restituer pour obtenir l’espèce source. Nous avons d’ailleurs déjà traité de cette modalité graphique pour représenter cette famille d’hyménoptères dans les arts de certaines traditions amérindiennes d’Amérique du Sud (Karadimas 2015). Enfin, notons que le dieu Chaac possède le même type de collier d’yeux que les insectes à ailes déployées, accentuant le parallélisme entre les deux.
À partir de cette seule figuration, nous pouvons émettre l’hypothèse que, sur ces scènes peintes dites du « sacrifice de l’enfant jaguar », le dieu Chaac est soit secondé par ce type d’hyménoptère, soit, comme nous pensons que c’est le cas, que la guêpe parasitoïde est figurée sous au moins deux états différents : en premier lieu sa forme naturaliste et, en second lieu, sa forme anthropomorphe en dieu Chaac procédant à une métamorphose du jeune enfant en un jaguar (ce que la guêpe fait à partir d’une larve, i.e. le « jeune enfant », qu’elle « transforme » en elle-même, un « petit félin » : cf. infra). On peut même avancer que la présence du félin tacheté est un troisième état du même hyménoptère ; le nom de certaines guêpes solitaires, ou de « guêpes noires » (ek-xux), entre en effet dans les qualificatifs qui servent à nommer les petits félins dans plusieurs dialectes mayas[3]. Le terme est construit à partir de xux, générique pour guêpe et ek « noire », mais aussi « étoile » (cf. supra : Chac-Ek, « grande étoile », Vénus, mais aussi le nom d’une guêpe), ce qui pourrait correspondre à la robe tachetée, ou « étoilée » des félins (« les taches des jaguars suggèrent les étoiles du ciel nocturne », Milbrath 1999). L’image du jaguar donc, n’est pas en permanence une référence au félin sur les poteries mayas, mais pouvait aussi être lue comme ekxux, « guêpe ». On comprend ainsi mieux que, sur certaines poteries mayas où apparaît Chaac, il soit accompagné d’un jaguar entouré de fleurs de nénuphars : ne pourrait-on, en effet, considérer la guêpe sous une appellation métaphorique de « jaguar des nénuphars », c’est-à-dire « félin des fleurs », puisque nous avons vu que, dans la période teotihuacane, Tlaloc est figuré en train de se nourrir du nectar de cette fleur aquatique comprise comme un générique pour fleur (cf. supra) ?
Chaac procéderait ainsi, dans cette scène dite du « sacrifice de l’enfant jaguar », au parasitage d’un jeune humain compris par les Mayas comme une métamorphose prédatrice. Un humain devient ainsi un « jaguar », un félin, c’est-à-dire qu’il est transformé en une forme qui est celle attribuée au dieu Chaac, lui-même une divinisation d’une guêpe parasitoïde. Cette transformation, nous l’avons déjà croisée ailleurs puisque c’est celle que subissent les jeunes hommes lors du rituel d’initiation connu sous le nom de Yurupari dans le Nord-Ouest amazonien (cf. Karadimas 2008). Il est ainsi possible que la scène maya décrivant la transformation d’un humain vers une forme déifiée (Chaac) soit en fait une description de la formation d’un roi ou d’une figure de pouvoir qui est associée à cette déité sous sa forme belliqueuse (cf. Garcia Barrios 2009).
Conclusion
Nous n’avons fait ici que dresser quelques parallèles entre une figure connue du panthéon mésoaméricain et son probable représentant dans l’univers du vivant, à savoir une guêpe parasitoïde. Cette correspondance n’est pas un cas isolé dans l’univers sud-américain, puisque nous l’avons déjà croisée dans plusieurs sociétés amazoniennes du Nord-Ouest (les Tukanos, mais aussi les Mirañas du Caquetá), ainsi que dans les groupes Karibs des Guyanes (cf. Karadimas 2015).
Pour l’aire mésoaméricaine, il resterait à finir de décrire les raisons pour lesquelles Chaac est doté d’une hache-serpent (Kawil) et d’ornements d’oreilles en coquillages : un ensemble de détails qui correspondent le plus souvent à une mise en images d’êtres réels dont l’anatomie ou le comportement renvoient à une compréhension perceptive de l’environnement et des êtres qui le peuplent. En plus de tous les attributs que venons de décrire, Tlaloc possède une langue bifide décrite le plus souvent comme celle des serpents. Nous avons montré qu’à l’époque teotihuacane cela correspondait à une compréhension perceptive des antennes de la guêpe. Chez les Zapotèques toutefois, cette langue bifide semble bien être celle que possèdent les serpents. Il faut toutefois faire remarquer que les guêpes parasitoïdes, des Euménidés jusqu’aux pompiles, sont dotées d’une longue langue également bifide, contrairement à celle, rectiligne, des abeilles. En d’autres termes, il s’agit bien d’un élément présent dans l’anatomie de ces hyménoptères et le recours à la forme « langue de serpent » est un artifice graphique employé par les sociétés mésoaméricaines pour évoquer visuellement cette réalité.
Le choix, pris par les sociétés mésoaméricaines, d’un insecte comme figure majeure de leur panthéon, en plus de celui des larves de lépidoptères en tant que « serpents fantastiques », renvoie à la compréhension que ces sociétés ont eue du mode de reproduction particulier de cette classe d’hyménoptère. Le parasitisme, et plus particulièrement sa variante de pseudo-parasitisme dans laquelle la victime succombe à la fin du processus, devient le modèle d’un type particulier de prédation qui permet également à la vie d’exister. Son association à l’eau, à travers une cellule de boue, tout à la fois urne et jarre, est toutefois propre à la Mésoamérique et accentue cette place particulière dans un monde fortement marqué par l’agriculture (rappelons que, sans le contrôle exercé par ces hyménoptères parasitoïdes sur les populations de lépidoptères à leur stade larvaire, les ravages de ces destructeurs de plantes cultivées ne pourraient être contenus).
Dans une grande partie de la Mésoamérique et de l’Amérique du Sud amérindiennes, le modèle du vivant – et en particulier celui de certains insectes – constitue ainsi le paradigme majeur de la constitution des dieux.
Appendices
Note biographique
Dimitri Karadimas† est un anthropologue (1966-2017) qui s’est intéressé à l’anthropologie du corps, aux mécanismes psychologiques et culturels à l’oeuvre dans les phénomènes de perception, à l’organisation de l’espace et au rôle des images dans la constitution des connaissances et leur transmission. Il a travaillé avec les Mirañas d’Amazonie colombienne et d’autres groupes indigènes du Nord-Ouest amazonien et de Mésoamérique. Il a publié, entre autres, La Raison du corps. Idéologie du corps et représentations de l’environnement chez les Miraña d’Amazonie colombienne (Peeters, Paris, 2005), Masques des Hommes, Visages des Dieux : regards d’Amazonie (avec J.P. Goulard, CNRS, Paris, 2011) et de nombreux articles, notamment – en lien avec la thématique de ce numéro : « Voir une chenille, dessiner un serpent à plumes : une relecture analogique de l’hybridité et des êtres imaginaires en Mésoamérique préhispanique » (Journal de la Société des américanistes 100[1], 2014 : 7-43). Il est décédé prématurément le 2 avril 2017 alors qu’il travaillait à un ouvrage majeur intitulé Dieux, guerriers et parasites. Perceptions, mythes et images en Amérique du Sud dont il faut espérer la publication prochaine.
Notes
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[1]
Concernant cette déité, nous renvoyons le lecteur à l’un des derniers relevés exhaustifs des sources et à leur discussion, réalisés par Anderson et Helmke 2013.
-
[2]
Je tiens à remercier tout particulièrement Guilhem Oliver pour la précieuse indication du passage de son livre évoquant cette épreuve imposée à Quetzalcóatl et qui demanderait un développement à part, dans la mesure où conques et ossements sont combinés dans un lieu, l’inframonde, à partir duquel se crée une nouvelle humanité.
-
[3]
Dans un recueil d’incantations réalisé par David Bolles (2001), on utilise dans différents dialectes mayas le terme xux et ses dérivés pour désigner autant les petites guêpes parasitoïdes que les petits félins (ocelot, margay, etc.), voir <http://www.famsi.org/reports/96072/xdic2b.htm>.
Ouvrages cités
- Anderson, Kasper Wrem, et Christophe Helmke, 2013 : « The personifications of celestial water: the many guises of the Storm god in the pantheon and cosmology of Teotihuacan ». Contributions in New World Archaeology 5 : 165-196.
- Baudez, Claude-François, 2008 : « Le jaguar, sujet et objet du sacrifice maya ». Journal de la Société des américanistes 94(1) : 177-189.
- BOLLES, David, 2001 : Combined Dictionary–Concordance of the Yucatecan Mayan Language. Foundation for Advancement of Mesoamerican Studies, inc., FAMSI. http://www.famsi.org/reports/96072/index.html (consulté le 1er décembre 2017).
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