Après la publication de Soeurs volées : Enquête sur un féminicide au Canada dans lequel l’auteure s’est intéressée à la disparition des adolescentes autochtones Maisy Odjick et Shannon Alexander à Maniwaki, la journaliste indépendante et auteure d’origine française Emmanuelle Walter revient avec un second livre qui évolue au coeur des territoires autochtones. C’est d’ailleurs lors de la tournée promotionnelle de Soeurs volées qu’Emmanuelle Walter a rencontré le leader cri et député néo-démocrate Roméo Saganash sur le plateau de tournage de Tout le monde en parle. Quelques mois plus tard, pendant l’été 2015, elle accompagne cet enfant d’Eeyou Istchee Baie-James et son adjoint de circonscription, Marc Gauthier, pour une « virée en pick-up ». De Radisson à Val-d’Or, à quelques mois des élections fédérales, ils s’arrêteront dans près d’une douzaine de villes, de villages et de communautés autochtones. De ce « road trip » dans la circonscription d’Abitibi–Baie-James–Nunavik–Eeyou (qui comprend d’ailleurs plus de la moitié du territoire du Québec), c’est d’abord la présence de Roméo Saganash qui marque l’ouvrage. Enfant arraché à son territoire, abîmé par les pensionnats, négociateur de la Paix des Braves à Québec et de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones à Genève ainsi que député néo-démocrate qui se questionne sur l’avenir du Québec sont autant d’identités qu’il manifeste simultanément. Puis, ce sont les témoignages des habitants allochtones et autochtones ainsi que des travailleurs « fly-in/fly-out » de ce « Moyen-Nord » qui semblent avoir marqué l’auteure : des employés d’Hydro-Québec, auprès desquels ils échangent quelques mots près de Wemindji, à Darlène qui s’occupe de cinq enfants dans une maison étroite de Nemaska puisque les fonds octroyés par la Paix des Braves ne sont pas destinés au logement (le taux de fertilité est pourtant presque deux fois plus élevé que la moyenne québécoise). Difficile, également, d’ignorer les élus des localités qui prennent acte de la « montée en puissance des Cris » (p. 74) tout en rêvant de devenir des municipalités afin de s’émanciper de la tutelle du nouveau Gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James. C’est leurs complexités, leurs paradoxes, qui rythment l’ouvrage. Bien sûr, les enjeux politiques sont incontournables sur ce territoire de 844 000 km2 habité par trois nations autochtones (les Inuits, les Cris et les Algonquins) et par deux groupes allochtones (les Abitibiens de la Vallée-de-l’or et les Jamésiens de la Baie-James). Dans cette cohabitation perdurent les cicatrices d’un colonialisme tranquille, ordinaire, qui influence toujours l’évolution des rapports de force. D’une côte à l’autre, les autochtones sont au centre de conflits avec l’industrie forestière, les pipelines et les forages. Leur prise de parole dans les espaces publics et médiatiques, par exemple dans le mouvement Idle No More et pendant les travaux de la Commission de vérité et réconciliation, aurait influencé la production littéraire qui traite des réalités autochtones, de la nordicité et de l’influence des appartenances territoriales (Leduc 2011 ; Desbiens 2015). Parallèlement, dans les milieux académiques, on retrouve aussi une tendance à décoloniser les sciences sociales (Louis 2007 ; Rachédi, Mathieu et Thomas 2010). Bien qu’« en parlant de l’Autre, les auteurs non autochtones réussissent [généralement] à mieux parler d’eux-mêmes ou de leur société en général » (Leduc 2011 : 79), Emmanuelle Walter parvient à donner une voix et un visage aux habitants du Nord (Leduc 2011 ; Armand-Gouzi 2016). Les thèmes de la mémoire et du territoire ne sont donc pas anodins puisqu’ils reflètent les réalités cries (Nadeau Lavigne 2012). En fait, cet ouvrage rejoint une série de publications récentes qui partagent des postures similaires. Parmi ceux-ci, le recueil de nouvelles d’artistes autochtones Amun : nouvelles (Jean …
Appendices
Ouvrages cités
- ARMAND-GOUZI, Nathalène, 2016 : « Littérature – posture ou imposture de l’écrivain-chercheur francophone en contexte amérindien ». Recherches amérindiennes au Québec 46(1) : S113-S122. http://www.recherches-amerindiennes.qc.ca/site/cr/46_1/9raq46_1_S113_S122_narmandgouzi.pdf, (consulté le 12 juin 2017).
- BÉCHARD, Deni Ellis, et Natasha Kanapé FONTAINE, 2016 : Kuei, je te salue : conversation sur le racisme. Écosociété, Montréal.
- COLLARD, Nathalie, 2016 : « Emmanuelle Walter et Philippe Ducros : road trip dans le Nord ». La Presse, 1er décembre. http://www.lapresse.ca/arts/livres/biographies-recits-essais/201612/01/01-5046973-emmanuelle-walter-et-philippe-ducros-road-trip-dans-le-nord.php, (consulté le 12 juin 2017).
- DESBIENS, Marie-Frédérique, 2015 : « Démythification : réalité autochtone dans la fiction québécoise ». Le Devoir, 21 novembre. http://www.ledevoir.com/culture/livres/455757/les-visages-au-nord-du-nord, (consulté le 12 juin 2017).
- JEAN, Michel, (dir.), 2016 : Amun : nouvelles. Stanké, Montréal.
- LEDUC, Michèle, 2011 : Le personnage autochtone dans la littérature québécoise pour la jeunesse (1996-2008). Mémoire de maîtrise, département des littératures, Université Laval, Québec.
- LOUIS, Renee Pualani, 2007 : « Can You Hear us Now? Voices from the Margin: Using Indigenous Methodologies in Geographic Research ». Aboriginal Policy Research Consortium International 45(2) : 130-139.
- NADEAU LAVIGNE, Julie, 2012 : Approches du territoire dans la littérature autochtone du Québec : La saga des Béothuks de Bernard Assiniwi et Ourse Bleue de Virginia Pésémapéo Bordeleau. Mémoire de maîtrise en études littéraires, Université du Québec à Montréal, Montréal. http://www.archipel.uqam.ca/5185/, (consulté le 12 juin 2017).
- RACHÉDI, Lilyane, R. MATHIEU et D. THOMAS, 2010 : « Les Autochtones : regards croisés sur les réalités autochtones ». Nouvelles pratiques sociales 23(1) : 27-32.