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À la suite de la genèse et du développement de villages résidentiels désormais permanents, les Inuits du Nunavik vivent aujourd’hui une croissance démographique importante qui entraîne des enjeux spécifiques quant à la structuration du milieu bâti. C’est maintenant au tour des villages nordiques à faire face à des problématiques qu’on pensait réservées aux grands centres urbains : entretien d’un parc immobilier de plus en plus vaste et spécialisé ; gestion de l’expansion urbaine freinée par la morphologie du territoire ou par des contraintes environnementales liées aux types de sols (Vincent et al. 2013) ; ou même l’accès aux nouvelles technologies qui favorisent le développement des communautés en « réseau » et accélèrent l’intégration de lieux éloignées dans les espaces du quotidien. Si, dans l’état actuel de développement des villages du Nunavik, on ne saurait parler d’urbanité à grande échelle, il est possible d’identifier des facteurs d’urbanisation qui préparent de nouveaux types de relation au territoire et à la communauté, et ce à une multitude d’échelles géographiques. Devant ces phénomènes émergents, plusieurs chercheurs et gestionnaires autochtones se questionnent sur les grilles de lecture à adopter pour, dans un premier temps, comprendre les dynamiques reliées aux mutations des territoires et communautés arctiques et, dans un deuxième temps, favoriser les pratiques d’aménagement qui permettront de bien gérer une telle croissance. Même modeste, l’expansion des villages nordiques contribue, assurément, à façonner un « sens du lieu » qui mérite d’être pris en compte et mis en valeur dans l’aménagement des communautés. Ma contribution vise, bien humblement, à susciter les échanges en offrant des pistes de réflexion sur ce qu’il conviendrait de nommer à ce stade-ci « l’effet urbain » dans les villages du Nunavik.

Urbanité, urbanisation et « effet urbain »

Au Québec, depuis environ une quinzaine d’années, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à la présence et aux dynamiques des communautés autochtones en milieu urbain, en particulier les dynamiques d’appropriation et d’identification à ce milieu (Lévesque 2003 ; Peters 2000 et 2002). Les travaux en cours contribuent au décloisonnement et à l’essor des études autochtones, en plus de favoriser les collaborations entre les universités, les communautés et les organismes responsables d’élaborer des politiques ou d’offrir des services adaptés aux nouvelles réalités. Tout aussi importante, mais beaucoup moins étudiée, est la question des dynamiques d’urbanisation qu’on retrouve dans les communautés des Inuits et des Premières Nations (villages nordiques, réserves ou établissements autochtones) et la nature des territorialités qui y sont associées. Pourtant, l’analyse de ces dynamiques peut jeter un éclairage original sur le phénomène de la sédentarisation des peuples autrefois nomades et de leur relation historique à l’État colonial. Si, pour les Inuits, la transition « de l’igloo au HLM » (Duhaime 1985) entraîne d’importantes pertes en ce qui a trait aux savoirs et au patrimoine territoriaux, il faut toutefois reconnaître et surtout valoriser la part active des individus et des communautés dans le développement des façons nouvelles de s’approprier le territoire. En contexte de sédentarisation, d’expansion de l’environnement bâti et de réagencement régional, la question de l’urbanité en milieu nordique permet de définir les contours d’une « contemporanéité » (Poirier 2000) inuite et des identités qui s’expriment à travers celle-ci.

Dans un numéro thématique de Études/Inuit/Studies portant sur le fait urbain chez les peuples arctiques (Kishigami et Lee 2008), l’anthropologue Susanne Dybbroe pose la question « Est-ce que l’Arctique s’urbanise vraiment ? » (Dybbroe 2008, italiques dans l’original). Pour répondre à cette question et sortir des cadres habituels de référence, Dybbroe propose d’adopter une méthode comparative et base sa réflexion sur le village de Maniitsoq, situé dans l’ouest du Groenland. La méthode comparative favorise une analyse différentielle qui fait cruellement défaut dans le cadre usuel voulant que, en se sédentarisant, les Inuits effectuent un passage obligé de la tradition vers la modernité. Dans cette optique : « L’urbanisme, dans un sens, est envisagé comme une condition externe dont les Inuits s’accommodent » (ibid. : 16). L’auteure continue en soulignant que, si les sociétés inuites effectivement s’urbanisent, la définition de ce qui est urbain demeure toutefois entre les mains des statisticiens (ibid.). Il existe une autre façon de concevoir ce que peut englober l’ensemble des phénomènes désignés par le vocable « urbanisation » ; c’est vers cette réflexion que nous emmène Dybbroe en évoquant le terme d’« urbanité » (urbanism) tel qu’il se décline chez des théoriciens comme Leeds (1994), Hannerz (1980) ou Appadurai (1990). Selon l’approche critique mise de l’avant par l’anthropologie urbaine, la notion de ce qui est urbain est ethnocentrique parce que basée sur des phénomènes historiquement et culturellement spécifiques et donc difficilement généralisables (Dybbroe 2008 : 21). Ainsi, l’urbanité des peuples de l’Arctique fait référence, non pas aux statistiques liées à la démographie ou à l’étalement urbain – statistiques élaborées en référence à un autre milieu culturel et géographique qui était, à l’origine, celui des villes industrielles européennes et américaines –, mais plutôt à l’intégration graduelle des communautés dans des réseaux trans-locaux (ibid. : 17). Surtout, et c’est là l’apport principal de Dybbroe à la compréhension des dynamiques en cours au Nunavik, urbanisme et urbanisation font référence à des processus qui sont, dans l’ordre, subjectifs et objectifs :

Voir les milieux bâtis comme des « lieux centraux », se concentrer sur les « subjectivités » de l’urbanisme – c’est-à-dire, les connaissances et les valeurs des gens, les choix qu’ils font et les modèles que ceux-ci produisent – plutôt que sur le fait « objectif » de l’urbanisation, nous permet de sortir d’une vision fixe de l’urbanisation. En particulier, cette vision ne détermine pas d’avance la taille, la densité ou la structure urbaine. Ainsi, l’accent est plutôt mis sur les relations : au sein même des communautés, entre elles, avec leur arrière-pays, de même qu’avec l’État et les systèmes mondiaux.

ibid. : 26, traduction libre, mes italiques

À la lumière de cette lecture, il conviendrait de désigner la réalité urbaine du Nunavik et les processus qui y sont rattachés comme un « effet » urbain. L’expression nous mène vers un changement de registre subtil mais important : elle nous distancie de l’idée de fait accompli – en l’occurrence le « fait » urbain – c’est-à-dire d’une approche téléologique qui conçoit l’urbanité comme l’incarnation inévitable d’une modernité indifférenciée entraînant dans sa suite une longue série de maux. L’urbanité n’est pas la finalité de toute société humaine et, comme les sociétés autochtones nous le rappellent sans cesse, elle n’est en rien l’expression de leur modernité. Parler d’un effet plutôt qu’un d’un fait urbain permet de concentrer l’analyse sur la spécificité géographique, historique et culturelle des communautés nordiques qui, après des décennies d’influence externe, expérimentent l’urbanisation comme un autre modèle d’habiter. Cela permet, pour employer les termes de Dybbroe, d’étudier la subjectivité des Inuits, c’est-à-dire la part active qu’ils prennent dans ces processus d’urbanisation. Bref, un tel concept nous permet de souligner la capacité d’agir des sociétés locales. Les dynamiques liées à l’urbanisation qui se font sentir dans les communautés du Nord sont un processus dans lequel les Inuits interviennent, et ce, par l’aménagement des communautés et par la redéfinition des territorialités. Les concepts de communauté et de territorialité sont donc au coeur de l’agencéité des Inuits et peuvent alimenter notre réflexion sur les urbanités nordiques.

Dans son ouvrage classique sur l’urbanisme publié en 1961, The death and life of great american cities, Jane Jacobs se questionne à savoir quel type de problème représente la ville. Selon elle, les villes sont un ensemble complexe mais organisé (organised complexity) : « Elles présentent des situations où une demi-douzaine, voire plusieurs douzaines d’éléments varient tous simultanément et de manière subtilement inter-reliée » (p. 564). Même s’ils sont de dimensions beaucoup plus restreintes, les villages nordiques du Nunavik présentent eux aussi une telle complexité : les stratégies de développement et de gestion de la croissance doivent tenir compte d’une multitude de facteurs spécifiques à l’environnement nordique, mais aussi à la gérance du quotidien. On attribue souvent les problèmes sociaux chez les Inuits à la sédentarisation trop rapide et à l’imposition d’un cadre bâti culturellement non adapté puisque calqué sur les banlieues nord-américaines. Il demeure primordial de travailler avec les communautés de façon à intégrer la spécificité des besoins des Inuits dans le milieu bâti (Martin et Casault 2005 ; voir les contributions au présent numéro) et concevoir des habitations qui assurent la viabilité de la culture, ce que Dawson désigne comme « culturally sustaining housing » (ibid.). Toutefois, les pratiques démontrent que les Inuits s’approprient l’architecture résidentielle du Sud en intégrant leurs activités traditionnelles de production dans l’espace domestique du bungalow (Collignon 2001 ; Dawson 2006). Au fil des années, mes collaborations avec les Inuits et les Premières Nations (dans les réserves, en périphérie et dans les milieux urbains) m’ont permis de constater que, si l’imposition d’une nouvelle norme résidentielle est un facteur de désorganisation sociale, le manque d’engagement dans l’évolution de ce cadre bâti l’est encore plus puisque les individus se sentent alors aliénés de leur propre territoire. Ainsi, l’effet urbain et la façon de le gérer nous amènent à repenser la communauté dans son ensemble, soit comme un tout qui englobe non seulement les individus et leurs traditions culturelles mais aussi l’environnement naturel et les infrastructures matérielles qui constituent présentement leur cadre de vie. Depuis les temps immémoriaux, les Inuits et les Premières Nations ont interagi de façon étroite avec leur espace, qu’ils percevaient globalement dans ses dimensions matérielles et culturelles. Ce faisant, ils se sont approprié cet espace : pourquoi en serait-il autrement avec l’espace urbain ?

Urbanité : un nouveau sens du lieu ?

Comprendre et analyser la portée de « l’effet urbain », c’est-à-dire du milieu bâti et des pratiques d’aménagement en région arctique, permet de rompre avec le cadre binaire tradition/modernité. Face aux industries extractives, au réchauffement climatique, à la crise du logement, pour ne nommer que ceux-ci, il faut mieux documenter et souligner l’agencéité des gens du Nord dans la structuration de leur espace de vie autant par les pratiques administratives qu’ils mettent de l’avant que dans leur usage culturel et quotidien du territoire, dans toutes ses déclinaisons. Le succès des pratiques d’aménagement dépend de l’imbrication réfléchie entre trois pôles, qui sont l’espace, la société et le bâti. Lorsque l’habitation se dégrade parce qu’elle est mal adaptée au milieu, les conditions sociales des individus sont, elles aussi, fragilisées. Les communautés arctiques les plus vibrantes sont celles qui réussissent à imbriquer et faire fructifier ensemble ces trois niveaux de complexité. À partir du moment où les administrateurs locaux doivent aménager, entretenir et assurer la pérennité du milieu bâti, quelles sont les stratégies qui permettent aussi l’expression d’une territorialité, d’un attachement et d’une identification régionale distincts ? La communauté n’est pas un fait accompli mais actualise chaque jour les liens entre individu, environnement et milieu bâti. C’est la somme de ces liens qui crée non seulement la territorialité distinctive d’un peuple, mais aussi sa capacité à se reterritorialiser en fonction, notamment, des contraintes climatiques, économiques et sociales telles qu’elles évoluent dans le temps. Même si la sédentarisation a modifié la territorialité inuite (Dorais 1997 ; Duhaime 1985), c’est-à-dire la façon culturelle de vivre le territoire, le milieu bâti – et sa gouvernance – offrent potentiellement des ancrages identitaires et affectifs capables de lier les individus et la communauté au territoire, même si celui-ci est plus restreint. Ce « sens du lieu » (Cresswell 2004 ; Tuan 1974, 1977) peut être cultivé et faire partie d’une territorialité qui englobe plus largement le territoire ancestral, souvent conçu comme l’espace exclusif des pratiques dites traditionnelles. L’insertion d’un milieu à caractère urbain dans l’aire de parcours d’antan ne vient pas nécessairement court-circuiter mais plutôt resituer, dans une nouvelle géographie culturelle, les lieux où se déroulent les activités traditionnelles. L’urbanité des Inuits et les stratégies qu’ils déploient pour gérer l’effet urbain démontrent des attitudes et de façons de vivre le territoire qui sont définies et négociées aujourd’hui à travers le processus d’aménagement du village. En ce sens, l’urbanité n’est pas nécessairement un obstacle à l’affirmation d’une spécificité culturelle inuite mais bien le forum dans lequel cette spécificité est actualisée et, par le fait même, évolue.

En terminant, il faut souligner que le sentiment d’identité ou d’appartenance au milieu bâti est issu d’abord et avant tout de la capacité à vivre ensemble (Simon et Seither 2004). Sans cette capacité, qui émane bien sûr aussi de la volonté de vivre ensemble, la composante de base et élément déclencheur de l’urbanité échappe à l’analyse : alors que la notion d’urbanité est généralement appliquée aux villes (post)industrielles, il faut souligner les dynamiques humaines et sociales qui organisent la vie en communauté. Comme nombre de communautés inuites le démontrent, ces dynamiques qui lient les individus entre eux dans un espace de signification qui est à la fois partagé et cultivé sont, en bout de ligne, ce qui fait l’urbanité. Et si l’urbanité était aussi une composante inuite de la nordicité ?

[10 août 2016]