Abstracts
Résumé
Cet article aborde les liens entre l’histoire du développement de Uashat, Maliotenam, Pessamit et Nutashkuan, et la morphologie de leur territoire de réserve ou Innu Assi. Au moyen de sources historiques, cartographiques et littéraires, l’étude identifie et croise les éléments et acteurs ayant influencé ce développement. Combinée à la caractérisation évolutive des formes urbaines (ou morphogenèse), cette approche révèle des coïncidences chronologiques à l’intérieur de trois périodes : 1) la création des premières réserves, avant la Seconde Guerre mondiale ; 2) l’intensification de la sédentarisation et de la croissance urbaine, dans l’après-guerre ; et 3) la période contemporaine de décentralisation, de désengagement de l’État et de dévolution politique et administrative aux communautés. Les résultats mettent en évidence une double rupture au sein de l’Innu Assi contemporain par le biais d’un processus de sédentarisation forcée, et par l’établissement d’un milieu de vie pensé et construit par un autre peuple que celui qui l’habite.
Mots-clés :
- Innus,
- urbanisme,
- morphologie urbaine,
- patrimoine culturel,
- sédentarisation
Abstract
This article tackles the links between the developmental history of Uashat, Maliotenam, Pessamit and Nutashkuan, and the morphology of their reserve territory or Innu Assi. With the use of historical, cartographic and literary sources, the study identifies and superposes elements and actors that have influenced this development. Combined with the evolutionary characterization of urban forms (or morphogenesis), this approach reveals chronological coincidences within three periods: 1) the creation of the first reserves, before the Second World War; 2) the intensification of sedentarization and urban growth, in the post-war period; and 3) the contemporary era of decentralization, state disengagement, as well as political and administrative devolution to communities. The results highlight a double rupture within the contemporary Innu Assi through a process of forced sedentarization and the establishment of a living environment thought and built by a people other than the one who inhabits it.
Keywords:
- Innus,
- urban planning,
- urban morphology,
- cultural heritage,
- sedentarization
Resumen
Este artículo aborda los vínculos entre la historia del desarrollo de Uashat, Maliotenam, Pessamit y Nutashkuan, y la morfología de su territorio de la reserva o Innu Assi. A través del uso de fuentes históricas, cartográficas y literarias, el estudio identifica y cruza los elementos y los actores influyentes en este desarrollo. Combinado con la caracterización evolutiva de formas urbanas (o morfogénesis), este enfoque revela coincidencias históricas en tres períodos: 1) la creación de las primeras reservas, antes de la Segunda Guerra Mundial; (2) la intensificación de la sedentarización y del crecimiento urbano en el período de posguerra; y (3) el período contemporáneo de descentralización, de desvinculación del Estado y de devolución política y administrativa a las comunidades. Los resultados ponen de relieve una doble ruptura dentro del Innu Assi contemporáneo a través de un proceso de sedentarización forzosa, y del establecimiento de un ambiente diseñado y construido por otro pueblo diferente del que lo habita.
Palabras clave:
- Innu,
- urbanismo,
- morfología urbana,
- patrimonio cultural,
- sedentarización
Article body
Depuis les premiers contacts avec les Européens, le milieu de vie et le territoire des Innus, peuple autrefois nomade qui habitait la péninsule du Québec-Labrador, ont considérablement changé (voir Charest 2001 ; Mailhot 1999). Amorcée à partir de 1851, la création de territoires de réserve au statut juridique spécifique reste l’un des points tournants de cette profonde transformation (Fortin et Frenette 1989). Depuis lors, le mouvement de sédentarisation des Innus s’est maintenu, avec des phases plus ou moins accentuées.
Du territoire à la réserve
Aujourd’hui, dans un contexte de sédentarisation presque achevée, la plupart des communautés innues du Québec connaissent une urbanisation rapide de leurs territoires habités, ou « Innu Assi ». Ces derniers vivent en effet une croissance démographique fulgurante[1], ce qui n’est pas sans soulever différents défis, dont celui de la surpopulation des logements. Ce défi est d’ailleurs commun à tous les peuples autochtones du Québec (Proulx 2012 : 18 ; SAPNQL 2014).
En période de sédentarisation, les Innus ont donc vu leur rapport au territoire et leur mode de socialisation bouleversés par la transition vers les Innu Assi (Gentelet et al. 2007). Ce bouleversement, qui pourrait expliquer certains problèmes vécus par les communautés, soulève la question du décalage entre le cadre urbain dans lequel vivent les Innus et leurs besoins, voire leur culture. Pour tenter de comprendre la nature de ce décalage, cette étude propose d’examiner le modèle urbanistique mis de l’avant pour développer les Innu Assi. Il s’agit donc d’examiner le lien entre le contexte décisionnel de la planification et l’évolution de la morphologie urbaine de quatre Innu Assi, ou morphogenèse (voir Gauthier 1997 : 32), afin de révéler l’influence de différents phénomènes et acteurs dans ce processus de transformation. Ainsi, la création des réserves, la croissance des Innu Assi et même le territoire ancestral innu (ou Nitassinan) ont été marqués à différents degrés par les grands événements et tendances politiques et économiques au Canada, au Québec et sur la Côte-Nord.
Méthodologie : comparer des chronologies pour saisir des liens
Les moyens utilisés ici pour comprendre les territoires et les paysages urbanisés des communautés innues sont peu conventionnels. D’une part, les Innu Assi sont considérés comme des artefacts pour aborder les raisons de leur établissement et de leur évolution, un angle de recherche relativement peu mis de l’avant. D’autre part, l’approche favorisée est historico-interprétative, c’est-à-dire qu’elle procède d’un croisement de l’analyse historique et de la lecture des milieux bâtis pour caractériser le développement urbain en évolution de quatre Innu Assi, présentés un peu plus loin.
Plus précisément, l’approche se déploie en deux volets complémentaires. D’abord, elle fait appel à la sériation, une méthode issue de l’archéologie et utilisée dans le domaine du patrimoine bâti vernaculaire (Carter et Cromley 2005). La sériation comparative relate les éléments de contexte ayant influencé leur développement à différentes périodes, reportés sous forme de matrices. Dans un deuxième temps, la caractérisation de la forme que prend ce développement en révèle la morphogenèse, dans ses grandes lignes. Autrement dit, il s’agit essentiellement de l’analyse des « coïncidences chronologiques » entre les éléments d’un contexte et les changements qu’ils opèrent dans la forme urbaine, en effectuant un croisement des résultats de la sériation et de la morphogenèse. Cette analyse par croisement prend ici la forme d’une matrice chronologique, dérivée de la ligne du temps (fig. 1).
La matrice réalisée dans le cadre de cette recherche recense les différents événements du contexte et du développement des quatre Innu Assi à l’étude, ce qui permet d’illustrer le fait qu’ils se produisent simultanément ou successivement. La sériation des éléments qui constituent le contexte décisionnel de la planification s’effectue en fonction de dimensions politique, économique, professionnelle, religieuse et éducative. Pour chaque dimension, la série d’événements marquants permet de dégager des liens et des périodes significatives. Les dimensions ont été choisies en fonction des éléments d’influence mis en évidence dans des travaux antérieurs, notamment ceux sur la morphogenèse et les paysages culturels des communautés innues menés au sein de l’Alliance de recherche université – communautés Tetauan, ou « ARUC Tetauan » (Martin et Vachon 2010-2012 ; Marchand 2011, 2014).
Comme la morphogenèse illustre le caractère évolutif de la forme des territoires de réserve étudiés, elle est le pendant physique et spatial du portrait chronologique. Les dimensions retenues pour la morphogenèse sont le découpage foncier et le statut légal des réserves, de même que l’apparition, la position relative et l’évolution des équipements publics, commerciaux et de services, et des secteurs résidentiels.
Les liens évoqués par la matrice sont ensuite étayés par des données en provenance d’autres sources : cartes et photos historiques, photos aériennes de différentes époques, plans d’arpentage ou d’urbanisme, descriptions tirées de rapports, de monographies historiques et même d’un roman, et des entrevues avec les acteurs de la planification des Innu Assi. Les six entrevues semi-dirigées se sont déroulées entre février et juin 2013 auprès d’acteurs des milieux communautaire (trois entretiens), gouvernemental (deux entretiens) et professionnel (un entretien), tous avec des responsabilités en lien avec la planification (voir encadré). Ces entrevues ont permis de confirmer que les dimensions choisies pour l’analyse étaient les plus significatives, mais aussi de recueillir des données inaccessibles autrement, qu’elles soient de l’ordre de l’histoire orale ou des processus décisionnels ayant trait à l’aménagement des territoires de réserve. Le croisement des données permet de caractériser le « paradigme urbanistique » des Innu Assi. Les résultats sont illustrés de manière synthétique par une série de diagrammes qui démontrent surtout l’évolution des décisions urbanistiques ayant influencé les Innu Assi, en lien avec les différents acteurs concernés selon les époques (prochaine section).
Une limite importante de cette approche méthodologique réside dans l’impossibilité d’une vérification causale systématique[2]. Cette étude est donc avant tout un outil visant à mettre en lumière un ensemble d’influences et qui propose des pistes pour la recherche de connaissances nouvelles sur l’établissement des Innu Assi.
Parmi les neuf communautés innues du Québec, les quatre Innu Assi de Pessamit, Uashat, Maliotenam et Nutashkuan (fig. 2) ont été sélectionnés en fonction de critères opérationnels, historiques et géographiques, soit leur relative proximité, l’accès aux données, la variété dans les périodes de sédentarisation, la superficie et, finalement, la position relative par rapport aux villes ou villages allochtones limitrophes ou proches, mais aussi par rapport aux principaux centres urbains du Québec.
Pessamit est la plus ancienne réserve innue étudiée et la deuxième plus ancienne au Québec. C’est aussi le plus vaste territoire de réserve de l’ensemble des communautés innues. Il est relativement éloigné de la ville la plus proche, Baie-Comeau, située à 60 kilomètres plus à l’est. L’Innu Assi de Uashat est organisé en trois territoires entourés par les tissus urbains de Sept-Îles, dont le « Vieux Uashat » et le nouvel Innu Assi (ou extension) de Ka uatshinakanashkasht. Maliotenam représente une période de sédentarisation plus récente, qui date d’après la Seconde Guerre mondiale. Le lien est très direct entre sa création et l’évolution de Uashat. Malgré une distance d’environ quinze kilomètres les séparant, les deux Innu Assi sont intimement liés. Située en périphérie Est, Maliotenam est également incluse dans le territoire municipal de Sept-Îles, mais en marge de sa zone urbanisée. Encore aujourd’hui, Uashat et Maliotenam constituent une seule communauté sous l’ombrelle du même conseil de bande. Enfin, Nutashkuan est le plus récent et le plus éloigné des centres urbains, parmi les quatre cas. C’est aussi la communauté la plus à l’étroit à l’intérieur de ses limites légales. Elle est représentative des réserves créées à cette époque comme « lieu de résidence » seulement (Gentelet et al. 2007 : 16).
Le processus d’urbanisation des Innu Assi : jalons historiques et acteurs
Bien qu’il subsiste peu de témoignages écrits concernant la vie nomade dans le Nitassinan avant la création des réserves, la sédentarisation planifiée reste implicite dans différents documents d’archives, dont les actes de création et les plans d’arpentage des réserves et les compilations qui retracent, par le biais de la correspondance entre hauts fonctionnaires du temps, l’historique de la gouvernance des autochtones par le gouvernement et ses motivations. Citons notamment le document du Treaties and Historical Research Centre (1978), rattaché au ministère des Affaires autochtones et du Nord du Canada (AANC). Ensemble, ces sources primaires et secondaires ont permis d’identifier les influences sous-jacentes au processus d’urbanisation des Innu Assi. Ainsi, la matrice chronologique (fig. 3) révèle trois grandes époques dans ce processus d’urbanisation :
la création des premières réserves, avant la Seconde Guerre mondiale ;
l’intensification de la sédentarisation et de la croissance urbaine, dans l’après-guerre et jusqu’au début de la dévolution en 1983 ;
la période contemporaine de décentralisation, de désengagement de l’État et de dévolution politique et administrative aux communautés.
Une analyse plus attentive permet de distinguer des périodes plus courtes qui font apparaître des liens entre événements, décisions urbanistiques et manifestations spatiales. Des diagrammes mettent également en lumière les rôles des différents acteurs et leurs interrelations.
1860-1895 : colonisation et création de réserves dans le nouvel État canadien
Entre 1850 et 1870, la matrice situe la création légale de la réserve de Pessamit (1861), son emplacement ayant été modifié par rapport à celui qui était initialement prévu. Cette modification s’explique par une décision gouvernementale de libérer du terrain propice à l’exploitation forestière, notamment par des pressions exercées par l’entrepreneur William Price (Fortin et Frenette 1989 : 33-34 ; AANC 2010). Avant même la création de la réserve, des équipements sont construits à Pessamit, dont une chapelle érigée en 1849, un presbytère, puis une ferme qu’occupent les Oblats de Marie-Immaculée (Fortin et Frenette 1989 : 36 ; Bédard 1988 : 51). Cette congrégation, présente depuis 1844 dans la région de Pessamit, aurait donc appuyé la demande de création d’une réserve qui aurait naturellement entraîné une plus grande fréquentation de la mission religieuse par les Innus venus y habiter. Les Oblats craignaient en effet de perdre leur influence auprès des Innus de la Côte-Nord au profit d’un industriel forestier du Saguenay–Lac-Saint-Jean :
En ne profitant pas des circonstances actuelles, nous serons remplacés dans cet office par Peter McLeod et compagnie, et nous aurons la douleur de voir nos belles missions aller se perdre à Chicoutimi, pour recevoir les libéralités du gouvernement, par les mains de cet individu.
Fortin et Frenette 1989 : 32
Pour ces deux acteurs, gouvernement et congrégation, la réserve permet également d’offrir des services aux bandes nomades qui doivent faire face à la colonisation de la Côte-Nord et à l’accaparement des ressources par les nouveaux venus. Face à cet enjeu, le Commissaire des Terres de la Couronne préconise « l’établissement des Amérindiens sur des terres agricoles sous la supervision des missionnaires » (Fortin et Frenette 1989 : 32), soit leur sédentarisation. C’est donc en réaction à la colonisation et dans l’objectif de faire adopter aux Innus un mode de vie agricole typique des campagnes canadiennes que se décide cette sédentarisation. La volonté de transformation du mode de vie des Innus est d’ailleurs présente au début du xixe siècle avec la politique du Colonial Office, qui affirmait la nécessité de « fixer les Indiens nomades, transformer en fermiers ceux qui étaient plus ou moins établis » (Bédard 1988 : 30).
La sédentarisation des Innus a donc d’abord été tentée par la création de réserves à Pessamit et à Mashteuiatsh (au Saguenay–Lac-Saint-Jean), avec ou sans l’implantation d’équipements religieux, mais de façon non contraignante. Cette approche s’est rapidement révélée peu efficace (entrevue 1). Car même si des maisons de bois sont construites à Pessamit, entre autres, « [elles] demeurent pour la plupart inoccupées au cours de l’hiver » (Bédard 1988 : 78). Seuls ceux qui sont incapables de se rendre en forêt, pour cause de santé ou parce qu’ils n’en ont pas les moyens, restent à Pessamit l’hiver pour profiter des institutions leur portant secours. Les bien-portants vivent encore sur le territoire ancestral de chasse, de pêche et de piégeage des animaux à fourrures pendant une dizaine de mois par année et ce, malgré des conditions de vie très difficiles (Bédard 1988 : 80 ; Gentelet et al. 2007 ; Dickason 1996). La présence de postes de traite à des endroits qui deviendront des réserves signifie également qu’un autre acteur retirait un avantage du nomadisme innu : la Compagnie de la Baie d’Hudson.
En somme, à cette époque, le territoire permettait encore aux Innus de survivre, notamment grâce à la traite des fourrures. Dans ce contexte, rien n’empêchait réellement les Innus de partir au mois de septembre pour leur périple annuel. Ni les maisons, ni la scolarisation imposée aux enfants ne faisaient partie de leur réalité à la fin du xixe siècle. Ainsi, il faut la construction d’une série de maisons en 1947 et la scolarisation obligatoire des enfants toute l’année pour que les Innus de Pessamit résident majoritairement au sein de la réserve (entrevue 1), soit près d’un siècle après sa création.
D’un point de vue gouvernemental, la persistance du nomadisme pouvait signifier que les Innus resteraient attachés à leur territoire et ne le libéreraient pas. Cela constituait une entrave à la colonisation et à l’exploitation des ressources sur la Côte-Nord, comme ailleurs au Canada (Dickason 1996 ; Lamothe 1992). La sédentarisation des Innus facilitait l’atteinte des objectifs gouvernementaux, car elle modifiait le rapport des Innus au Nitassinan (Gentelet et al. 2007). La création de deux premières réserves pour les Innus par la reine Victoria pouvait alors devenir l’outil de cette sédentarisation : ces territoires sont ceux que les Innus allaient habiter sous le contrôle du gouvernement.
Dès cette époque, la nouvelle constitution canadienne et la Loi sur les Indiens fonctionnent ensemble dans la gestion des populations autochtones qui devenait, alors, un enjeu important pour l’État. Entre 1865 et 1880, l’apparition de cette loi est accompagnée de changements institutionnels majeurs :
l’autorité gouvernementale sur les autochtones est reléguée au gouvernement canadien par la reine Victoria (1860) ;
les « Indiens » deviennent un champ de compétence fédérale en vertu du nouvel Acte d’Amérique du Nord britannique (AANB 1867) ;
la compétence provinciale de l’Ontario en matière autochtone cesse en 1882.
Entre 1880 et 1915, l’appareil de l’État fédéral destiné à gérer les « Affaires indiennes » se structure, notamment autour de la Division des terres indiennes, créée d’abord au sein du ministère de l’Intérieur, puis en tant que division indépendante (Treaties and Historical Research Centre 1978 : vii). Cette structuration gouvernementale est une première étape vers l’urbanisation des Innu Assi, mais celle-ci va également nécessiter le concours d’acteurs plus spécialisés, aux rôles de plus en plus précis.
À cette époque, la prise de décision relative au territoire de réserve est simple : le gouvernement fédéral délimite un territoire, sans contraindre les Innus à l’habiter. Cette contrainte est d’ailleurs faiblement ressentie par les Innus, comme à Sept-Îles au début du xxe siècle (Jourdain et Lamothe 1973). Un responsable gouvernemental est désigné et habite sur le terrain : l’Agent des affaires indiennes, qui côtoie les religieux[3] (fig. 4). Même indirectement, ces derniers exercent un certain pouvoir, car ils sont présents auprès des communautés depuis beaucoup plus longtemps et sont des alliés naturels de l’Agent. Quand des bâtiments institutionnels sont nécessaires (comme une église ou une école), la « Division de l’architecte » (Architect’s Branch) du bureau central des Affaires indiennes, à Ottawa, en assure la conception.
1895-1920 : montée des corps professionnels et poursuite de la sédentarisation
De 1895 à 1920, les professions d’architecture et d’urbanisme s’organisent progressivement au Canada. Par exemple, le Canadian Institute of Planners (Institut canadien des urbanistes, ICU) est créé en 1919 (ICU 2016). Leur influence s’ajoute à celle des arpenteurs qui contrôlent le développement du territoire depuis les débuts de la colonie. Par contre, si les architectes interviennent dans la conception de certains équipements, et les arpenteurs dans la délimitation des territoires des futurs Innu Assi, les urbanistes ne sont présents dans aucun de ces deux volets de leur planification. En effet, les réserves ne sont pas encore vues comme des milieux à organiser selon des principes urbanistiques.
Durant la même période, le gouvernement fédéral fait usage, dans l’ouest du Canada, d’un second outil de libération du territoire qui fonctionne à plus grande échelle : les traités. Le gouvernement signera un total de onze traités numérotés qui ont pour but de libérer d’abord les terres au sud du 60e parallèle. Ces terres serviront à l’exploitation de ressources et à la colonisation agricole. Cependant, en l’absence de potentiel agricole et « pour une panoplie de raisons, la plupart, économiques » (Coates et Morrison 1986 : 2), le gouvernement ne consent pas à signer de traité avec les peuples vivant au nord du 60e parallèle. C’est aussi le cas des Innus, qui n’ont jamais renoncé au Nitassinan par traité.
Après 1918, les « Indiens » détenteurs du statut légal peuvent demander leur émancipation, c’est-à-dire abandonner ce statut. Cependant, la résidence en réserve et le statut deviennent indissociables juridiquement, alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant. Les Innus, dès lors, ne peuvent donc plus changer de statut et quitter la tutelle gouvernementale sans quitter également leur communauté, et possiblement aussi leur territoire.
1920-1944 : stagnation en période de Dépression
La période entre les deux grandes guerres mondiales, de 1920 à 1944, est marquée par la stagnation qui suit la Dépression. En cette période de continuité dans le travail du gouvernement, le territoire de Pessamit est coupé en deux pour la prolongation de la route 15 qui deviendra la route 138, permettant l’atteinte de la Côte-Nord par les travailleurs allochtones et les compagnies, notamment celles qui font l’exploitation de ressources. Le territoire de Uashat, quant à lui, est modifié et réduit au début de la croissance urbaine de la ville de Sept-Îles. Les Innus du Vieux Uashat sont ainsi relocalisés sur un nouveau territoire plus à l’ouest, situé à proximité de la baie de Sept-Îles et clôturé jusqu’en 1951 (Jourdain et Lamothe 1973 ; Bouchard 2009).
Les années 1930 sont marquées par le fort ralentissement économique causé par la Grande Dépression. Alors que les besoins en matières premières diminuent fortement, aucune nouvelle réserve abritant une communauté innue n’est créée au Québec. Le lien entre création de réserves et libération du territoire se clarifie davantage : l’argent et l’énergie du gouvernement sont déployés ailleurs, et les besoins stagnants de l’économie ne justifient plus une colonisation aussi intensive.
1944-1964 : croissance, planification et réserves résidentielles
Le gouvernement canadien d’après guerre, aux prises avec une forte croissance, crée la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) pour répondre aux besoins en matière de logement et d’urbanisation. Dans la foulée, le gouvernement relance l’ICU, qui était inactif depuis la Dépression. Pour les Innu Assi, le changement le plus important reste une intensification de la sédentarisation, entre 1949 et 1964. Cet important mouvement a plusieurs composantes. La première est institutionnelle et politique, avec la création du Registre des Indiens et la scolarisation obligatoire. La seconde est architecturale et urbanistique, avec la création de la Division de la construction et du génie au sein de la Division des affaires indiennes (fig. 5).
La création du Registre des Indiens entraîne la perte du statut par de nombreuses personnes, dont des femmes autochtones qui ne sont alors plus reconnues comme « Indiennes » selon leur ascendance. Souvent, celles qui perdent leur statut sont interdites de résidence dans l’Innu Assi. Pour faire partie de la communauté et vivre avec les siens, la sédentarisation devient par ailleurs incontournable. Au même moment, le gouvernement fournit le logement en construisant massivement des maisons à l’intention des Innus, et ce, dans toutes les communautés concernées par l’étude à l’exception de Uashat. Les morphogenèses de ces Innu Assi (Martin et Vachon 2010-2012) le démontrent par le biais d’une comparaison des orthophotographies aériennes et des relevés d’arpentage des années 1950 avec celles des années 1980, notamment (pour Pessamit : FN 1334 CLSR QC 1957 et 1497 RSQ QC 1986, Système d’arpentage des terres du Canada ; pour Nutashkuan : 3782 CLSR QC 1953 et 1024 RSQ QC 1985, ibid. ; pour Maliotenam : 3360 CLSR QC 1949, 3361 CLSR QC 1949 et 480 RSQ QC 1981, ibid). À cette époque, ces maisons construites en masse facilitent la sédentarisation et favorisent l’abandon d’un mode de vie nomade (entrevue 1).
La seconde composante de ce changement reste l’apparition des éléments physiques qui composent l’Innu Assi dans la réserve, soit la maison unifamiliale dessinée à partir de modèles (entrevue 1) et la grille de rues rectilignes. Peu de temps après la création de la Division de la construction et du génie, le gouvernement finance et construit beaucoup plus de bâtiments et d’infrastructures dans les Innu Assi que dans les périodes précédentes, et il le fait de façon rationnelle, planifiée et standardisée.
C’est donc à la fin des années 1940 qu’apparaissent les premières maisons à Pessamit (entrevue 1), ainsi qu’à Maliotenam et à Nutashkuan, ces deux dernières étant de nouvelles réserves. Les plans d’arpentage des réserves de l’époque voient apparaître la délimitation de lots individuels alignés le long de rues droites (Maliotenam en 1949, Nutashkuan en 1953). Ces plans sont issus d’une forme d’urbanisme antérieure à la discipline (une sorte de « proto-urbanisme »), car, avant cette époque, même les arpenteurs ne « dessinent » pas les Innu Assi mais ils ne font que délimiter les limites des réserves et les subdivisions des terrains (à titre d’exemple, voir les plans du Système d’arpentage des terres du Canada de l’époque : plan 3722 CLSR QC 1949 ; plan 3360 CLSR QC 1953). Cette tendance, généralisée au début de l’époque moderne (Terlinck 1953 ; Avellan-Hernandez 2008), fixe donc en grande partie la forme urbaine des Innu Assi actuels, de même que le type résidentiel inspiré du bungalow des banlieues nord-américaines, qui correspond à ce modèle de découpage parcellaire.
Plusieurs outils gouvernementaux permettent de gérer la croissance urbaine des Innu Assi qui accueillent des familles nouvellement sédentarisées. Le gouvernement fédéral agit d’abord directement en matière de conception et de construction. Il décide entièrement de la forme urbaine des Innu Assi, puisque les communautés ne participent pas à la conception. Ce travail de conception urbaine rapide et à grand volume se distingue par une très grande standardisation des composantes (fig. 6).
Les forces actuellement en présence dans les communautés se mettent également en place ou se développent à cette époque : conseils de bande, institutions scolaires et centres de santé. Le changement institutionnel le plus marquant de cette période de sédentarisation des Innus reste la scolarisation obligatoire des enfants sur une période de dix mois par année. Dans l’optique gouvernementale, cette obligation « civilisatrice » vise essentiellement à éduquer la population autochtone selon les standards eurocanadiens de l’époque (Huot 2010). La scolarisation obligatoire a eu pour effet de retenir les familles près de leurs enfants scolarisés sur place, comme ce fut le cas des familles de Pessamit, entre autres (entrevue 1). Une autre conséquence de cette obligation est la création du pensionnat de Maliotenam, où sont envoyés des enfants innus des quatre coins de la Côte-Nord. Ce pensionnat, aujourd’hui démoli mais toujours présent dans la mémoire collective, est largement reconnu comme un outil majeur d’acculturation[4] de la nation innue.
Or, au même moment, les compagnies minières créent les villes de Gagnon et de Schefferville, et l’exploitation du fer s’intensifie dans le Nord-du-Québec. Sept-Îles est le pivot maritime de l’exportation du minerai et deviendra le plus important port minéralier d’Amérique du Nord (Lévesque 2012). Maliotenam est créée à cette même période, alors que les Innus de Uashat sont contraints de déménager de leurs territoires, désormais encerclés par la ville de Sept-Îles. En effet, cette dernière considère que Uashat nuit à son développement urbain, et fait pression pour sa fermeture (Bouchard 2009). L’église du Vieux Uashat est d’ailleurs fermée, la cloche retirée et les enterrements interdits dans son cimetière entre 1949 et 1962. Sept-Îles tente même le rachat de la réserve entre 1959 et 1964 (Jourdain et Lamothe 1973).
1964-1982 : consolidation communautaire et professionnelle
De nombreuses institutions sont créées ou se développent dans les Innu Assi entre 1973 et 1982. Cette période coïncide avec la « Révolution tranquille », pendant laquelle le Québec vit une forte émancipation sociopolitique. Cela favorise la consolidation d’un système professionnel qui modifie la vocation des ordres, dont celui des urbanistes. Elle donne lieu également à la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, adoptée en 1979, et à d’autres lois connexes (sur la qualité de l’environnement et sur la protection des terres agricoles, entre autres), de même qu’à la création du Secrétariat aux affaires autochtones du Québec en 1982. Il s’agit d’une période d’autonomisation relative, d’un début de décentralisation et de diffusion de l’urbanisme, aussi bien en ce qui concerne l’État québécois que les conseils des bandes innues.
L’augmentation de la taille et des prérogatives de l’État québécois, et la relative émancipation du Québec, ont eu une série d’impacts sur les peuples et les territoires autochtones : développement des grands projets et infrastructures hydroélectriques, ouverture à l’exploitation de ressources sur des territoires ancestraux. Un des dossiers qui illustre le mieux l’évolution du gouvernement et des revendications autochtones est la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, signée en 1975. Ce traité, novateur à l’époque, prévoit la pratique d’activités ancestrales contre rémunération, la catégorisation des terres offrant divers niveaux de préservation et des mesures de développement économique et social, en échange de l’exploitation raisonnée et planifiée de certaines ressources des territoires qu’elle vise, dont les ressources hydroélectriques.
C’est aussi la période du début des négociations de l’Approche commune[5], projet de traité inachevé entre la nation innue et les gouvernements provincial (Québec) et fédéral (Canada). C’est une période où les revendications politiques et territoriales des Autochtones se font plus ciblées et structurées, et où la réponse gouvernementale démontre une plus grande compréhension.
Du côté fédéral, le ministère des Affaires indiennes et du Nord du Canada (MAINC), l’ancêtre des Affaires autochtones et du Nord du Canada (AANC), est créé en 1966 en tant qu’entité autonome. Le travail de conception architecturale se déplace progressivement des bureaux centralisés du MAINC à Ottawa vers les « bureaux régionaux » comme celui de Sainte-Foy (près de Québec) pour l’est de la province, puis enfin vers les « bureaux de districts », comme celui de Sept-Îles pour une partie de la Côte-Nord (entrevue 2).
Ce mouvement est précurseur d’une décentralisation de plus en plus prononcée de la conception de l’habitat innu, alors que les moyens déployés par le gouvernement fédéral pour la planification des Innu Assi sont à leur apogée dans les années 1970 (entrevues 2 et 3). Les Innu Assi vivent alors une forte consolidation urbaine et institutionnelle. Après la fermeture du pensionnat de Maliotenam, plusieurs écoles non résidentielles destinées uniquement aux enfants de la communauté locale sont construites ou agrandies dans les Innu Assi, notamment à Pessamit et à Nutashkuan. De plus en plus de rues sont ouvertes, et de plus en plus de maisons, aqueducs, égouts et stations d’épuration sont construits, sous l’impulsion du MAINC.
Le premier plan d’urbanisme d’une communauté innue est conçu à cette époque, en 1975, pour Uashat (fig. 7). Ce document, réalisé par la firme d’urbanistes-conseils de Québec Gaston St-Pierre et associés (GSP), est une tentative de planification qui devait améliorer les conditions de vie en effectuant un exercice rationnel de planification urbaine, en écho aux canons urbanistiques de l’époque. Ce plan, jamais concrétisé, prévoyait d’assez fortes densités ponctuelles pour permettre la conservation de boisés dans un Innu Assi relativement exigu. Or, la forme actuelle de l’Innu Assi démontre bien une urbanisation complète du site avec une densité faible.
1982-2010 : décentralisation, désengagement de l’État puis dévolution
L’ajout de la Charte des droits et libertés de la personne à la Constitution du Canada, en 1982, occasionne plusieurs changements légaux, institutionnels et constitutionnels (voir fig. 3), dont le rétablissement de l’égalité homme-femme dans le Registre des Indiens par la loi C-31 (1985). Ce changement se traduit par une augmentation de membres résidant dans les communautés, donc des besoins résidentiels et communautaires encore plus marqués, puisque cette nouvelle population doit être logée, soignée et scolarisée. À ces nouveaux besoins s’ajoutent des revendications d’autonomie politique qui mèneront à la « dévolution »[6], c’est-à-dire à une transmission plus nette et affirmée de la gestion des affaires autochtones, du gouvernement vers les communautés. À partir de 1983, les équipements et différents programmes qui émaillent le quotidien des communautés sont donc progressivement confiés aux conseils de bande, à leur demande (entrevue 2), dont l’éducation primaire et secondaire, de même que les services de santé de base.
Dans le contexte de la crise du fer dans le Nord-du-Québec, la pression exercée par la colonisation diminue, et certaines villes coloniales ferment ou sont abandonnées, comme Schefferville, en 1981, et Gagnon, en 1985. La pression à la sédentarisation diminue également, d’autant plus que les Innus sont déjà majoritairement sédentarisés. Dans le contexte de revendications autochtones en matière d’autonomie politique et d’une stratégie de réduction de ses dépenses et investissements, le gouvernement fédéral conservateur des années 1980 se réorganise en matière « d’affaires indiennes ». Il commence donc à se retirer de la planification, de la construction et du financement des habitations des Innu Assi. Alors que les acteurs gouvernementaux insistaient sur la dévolution, les acteurs communautaires et professionnels rencontrés dans le cadre des entrevues s’accordent pour dire que le gouvernement fédéral a diminué de manière constante son financement dans le développement des communautés autochtones. Les données d’un rapport du Secrétariat de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador de 2008 sont éloquentes à ce sujet : le MAINC attribue en 2002 pour un nouveau logement la même somme qu’en 1982, soit 35 000 $, un montant que le taux d’inflation aurait dû porter à environ 62 000 $ (SAPNQL et GSP 2008 : 12). En dollars réels, les attributions totales de 2004 pour la construction de logements neufs ou pour l’entretien du parc résidentiel existant dans les communautés sont à peine supérieures, voire égales, à celles de 1992. Le financement de la SCHL dans les mêmes domaines suit une tendance similaire (ibid. : 13).
En bref, la non-indexation à l’inflation est une forme de retrait du financement gouvernemental, avec des disparités particulièrement évidentes en matière de construction puisque l’indice d’augmentation des prix dans ce domaine (51,1 % entre 2002 et 2016) est presque deux fois plus élevé que celui des prix à la consommation pendant la même période (28,4 %) [Statistique Canada 2017a et 2017b]. Cette diminution évidente contraint les communautés à chercher d’autres sources de financement et à limiter leur offre de logements dans le volet communautaire (les logements étant la propriété du conseil de bande qui les finance et les construit à partir de différentes sources). La fermeture des bureaux de districts du MAINC, comme celui de Sept-Îles en 1989 (entrevue 2), laisse place à des organisations innues qui prennent le relais. C’est le cas des services techniques du Conseil tribal Mamuitun, qui regroupe plusieurs communautés pour partager, entre autres, des services professionnels autrefois offerts par le MAINC, notamment en matière d’urbanisme.
Les décennies 1980 et 1990 voient la prise en main progressive de la conception urbaine et architecturale par des professionnels au service des communautés, souvent appuyées par les conseils tribaux. Désormais, le MAINC se contente de financer la construction, non sans imposer ses propres critères et modèles. À cet effet, le document interne du MAINC intitulé Capital Financing Formula (CFF) [Groupe-conseil Solivar 1995] sert à déterminer les allocations aux communautés pour le développement d’infrastructures urbaines. Ce document demeure en vigueur en 2017 pour calculer le financement des habitations au moyen d’une formule utilisée en génie civil. Les calculs sont établis à partir de rues et de tissus urbains typiques des banlieues pavillonnaires d’Amérique du Nord. En conséquence, la CFF est un outil urbanistique influent. Comme elle détermine l’argent attribué par le ministère aux communautés pour leur volet d’habitation communautaire, peu d’entre elles en dérogent réellement pour adopter d’autres modèles urbanistiques. Cet outil est donc non seulement prégnant, mais aussi très uniformisant : en pratique, quasiment toutes les communautés adoptent les formes urbaines ainsi préconisées, en les contestant très peu (fig. 8). Cela explique le haut niveau de standardisation qui caractérise les Innu Assi aujourd’hui et ce, malgré la dévolution de pouvoirs décisionnels vers les communautés.
En effet, les divisions parcellaires suivent un patron similaire d’un Innu Assi à l’autre, à la même période de conception. Ce type de découpage a généré des tissus urbains tout aussi similaires pour l’implantation de maisons unifamiliales avec plans et volumes eux aussi semblables. Le résultat est un paysage urbain très standardisé pour des communautés dont les contextes sont pourtant totalement différents. Ces plans d’arpentage à caractère urbanistique ont été réalisés par des professionnels allochtones, de la même façon et par la même méthode qu’en contexte allochtone. Ainsi, cette planification ne prend aucune considération particulière pour l’adaptation des formes urbaines et bâties au climat, aux écosystèmes ou à la géographie nord-côtiers, et encore moins à la culture et au mode de socialisation des Innus (entrevues 2 et 6).
Au courant des années 1970, cette approche « descendante » de la conception et de la planification laisse progressivement place à la décentralisation de ces tâches vers les bureaux régionaux et de districts, et vers l’arpenteur régional (fig. 9). Au fil du temps, le bureau de l’arpenteur régional prend un rôle de premier plan dans le développement urbain des Innu Assi, rôle qu’il conserve aujourd’hui et qui est amplifié par le transfert progressif aux consultants engagés par les communautés pour leur planification urbaine[7].
Cependant, le modèle d’encadrement des peuples autochtones, notamment par le Registre des Indiens, demeure le même à cette époque. La planification urbaine telle qu’exercée par les urbanistes continue dans la même lignée. À notre connaissance, les acteurs innus ne sont pas impliqués à cette époque, ou très peu, le processus d’élaboration des plans d’urbanisme étant sous la responsabilité d’une firme d’urbanisme-conseil dont le client reste le MAINC[8]. Le premier pas vers le transfert de responsabilités est également amorcé à partir de 1985 par des projets-pilotes de construction dirigés par les Innus eux-mêmes[9], projets-pilotes qu’il est cependant difficile de faire accepter par le MAINC (entrevue 2).
Enfin, le mouvement de dévolution politique s’amorce par la fermeture des bureaux de district, dont les tâches de planification et de conception seront désormais dévolues aux conseils tribaux ou à des consultants externes. Cette dévolution permet donc aux communautés de mandater directement un urbaniste, en exerçant ainsi un pouvoir réel sur l’urbanisation (entrevue 6) et ce, même si le MAINC se réserve le pouvoir du financement et de l’approbation finale des plans (fig. 10). La participation des communautés est devenue une règle de base du fonctionnement du MAINC (entrevues 3 et 5). Les conseils tribaux comme Mamuitun jouent un rôle important de consultant pour outiller les communautés et les encourager à prendre des décisions urbanistiques, notamment. Les communautés peuvent aussi agir sur la base de leurs besoins réels. Elles sont désormais engagées dans le processus de conception et de construction des Innu Assi, avec des effets qu’il reste à mesurer pleinement.
Vers un développement urbain des Innu Assi par les Innus ?
Les ensembles urbains ou villageois sont une manifestation de la culture matérielle d’un peuple, le reflet de la culture de ceux qui les ont conçus et construits (Carter et Cromley 2005). Or, les tissus urbains et les constructions qui composent les Innu Assi sont l’apport de professionnels allochtones. La volonté de sédentarisation, combinée au choix des sites où créer et développer des Innu Assi, relève strictement de décisions gouvernementales, souvent influencées par d’autres acteurs allochtones comme les compagnies forestières et minières, les congrégations religieuses ou les municipalités voisines. La volonté des Innus reste largement secondaire et les diverses demandes acheminées par les autorités locales sont souvent appuyées par un Innu qualifié « d’Indien de service » (entrevue 1).
L’Innu Assi contemporain amplifie donc une double rupture avec la culture matérielle innue héritée par le biais d’un processus de sédentarisation forcée, et par l’établissement d’un milieu de vie pensé et construit par un autre peuple que celui qui l’habite. Les Innus n’avaient pas de culture matérielle de la sédentarité : aucun modèle architectural ou urbanistique, aucune technique de construction pour des habitations permanentes. Cette rupture demeure parce que « la sédentarisation a amorcé un nouveau type de relations avec le territoire dont la fonction de pilier central de l’organisation sociale a été atténuée » (Gentelet et al. 2007 : 18). Cette modification provient de l’abandon du Nitassinan, qui définissait la socialisation en clan par les contraintes à la survie qu’il imposait (Gentelet et al. 2007). Or, comme les Innu Assi sont des territoires « artificiels » créés de toutes pièces, ils n’ont pas les caractéristiques du Nitassinan. Il y avait donc décalage entre la vie sociale des Innus et ce que permettait l’espace de sédentarité qui leur était réservé. Ainsi, ce décalage pourrait être en cause dans le manque d’appropriation et dans le sentiment négatif qu’entretiennent les Innus envers leur habitat contemporain.
La deuxième rupture dans la culture matérielle innue est un corollaire de la première. En l’absence d’une tradition architecturale ou urbanistique adaptée à la vie sédentaire, le gouvernement canadien, qui était l’acteur principal de la planification des Innu Assi, a appliqué les modèles de la société canadienne, tant dans les modes que dans les formes d’habiter, car « il serait facile de contraindre les nouveaux arrivants et les Premières Nations à s’adapter aux environnements bâtis censés être adaptés au Nord-Américain moyen » (Martin et Casault 2005 : 3). La sédentarisation se faisait donc également selon des traditions qui n’étaient pas innues. La question de l’image projetée par cette culture et de l’identification des Innus à la culture matérielle qui leur était proposée ne se posait pas, à cette époque.
De surcroît, les modèles architecturaux et urbanistiques à l’époque où les premières maisons furent construites pour les Innus étaient perçus comme « universels » : ils découlaient du modernisme en architecture et en urbanisme, qui s’imposait à cette époque à l’ensemble de l’Occident. Il était beaucoup plus facile de recourir à ces canons que de les repenser en fonction des besoins particuliers des Innus et de leur rapport au territoire. Cette inadéquation des Innu Assi avec leur culture matérielle n’a pas pu aider les Innus à se reconnaître dans ces milieux urbanisés, ni à se forger un sentiment d’appartenance positif et durable.
Cette double rupture persiste (et persistera) jusqu’à la prise en charge de la conception, du développement et de la construction par les Innus, ou jusqu’à la prise en compte réelle de leurs besoins et aspirations par les acteurs qui les accompagnent dans cette planification.
Par ailleurs, une meilleure intégration des Innu Assi aux régions du Québec dont ils sont une partie intégrante est une avenue de développement intéressante pour que les communautés innues participent à l’économie et à la société canadiennes. Or, dans plusieurs cas, l’objectif même de la création des Innu Assi était d’éloigner les Innus de la ville, en particulier à Maliotenam (Bouchard 2009). Plusieurs de ces territoires sont donc séparés des villes, tant physiquement que socialement et économiquement (Proulx 2012). Cependant, une des communautés étudiées ici fait exception : celle de Uashat et Maliotenam, intégrée au centre-ville de Sept-Îles et échangeant des services avec cette municipalité.
Également, la culture innue reste distincte, s’appuyant notamment sur un rapport au territoire naturel et des modes de socialisation particuliers (voir, entre autres, Gentelet et al. 2007 ; Dickason 1996). Or, comme la sédentarité innue est déjà une réalité, la question de l’adaptation de l’habitat urbain à une culture émanant du nomadisme semble donc être centrale à la formulation de pistes de solutions pour aménager autrement les Innu Assi, pour qu’ils soient plus proches des besoins des Innus, voire de leur culture. Cela dit, les seules personnes qui aient la légitimité culturelle pour décider de ce qu’est la sédentarité innue sont les Innus eux-mêmes. Cette prise en charge de l’Innu Assi sous-entend l’acceptation d’une forme de sédentarité pour concevoir des milieux urbains culturellement adaptés, ce qui reste paradoxal par rapport à certaines valeurs profondes du peuple innu : l’attachement à la nature et à la vie en forêt, et les modes de socialisation particuliers qui en découlent, notamment. Comme exemple de cette appropriation innue de la problématique de la croissance urbaine, citons Kauatshinakanashkasht, le nouvel Innu Assi de la communauté de Uashat, où des efforts particuliers ont été apportés à la préservation d’une partie du boisé en bordure de rivière, avec un développement relativement compact : l’écoquartier de la rivière du Poste. La rive de la rivière du Poste sera en effet conservée à des fins communautaires, avec un sentier accessible à tous (GSP 2014b). Par ailleurs, le Groupe Habitats et Cultures de l’École d’architecture de l’Université Laval (Québec) travaille en collaboration avec Uashat et Maliotenam depuis environ quinze ans pour élaborer, entre autres, des concepts d’habitation innue (Casault et al. 2016) et des guides d’aide à la décision en matière de rénovation ou d’aménagement culturellement adapté (Groupe Habitats et Cultures 2016).
La dévolution politique a entraîné une prise de conscience de l’importance de la planification des Innu Assi par les communautés, car l’habitat est désormais un enjeu politique. Jamais les Innus n’ont bénéficié d’un tel contrôle sur leurs Innu Assi depuis le début de leur sédentarisation, ce qui place les communautés dans une situation plus avantageuse qu’auparavant pour mettre en oeuvre un aménagement urbain culturellement adapté. En effet, les communautés innues mandatent aujourd’hui les professionnels de leur choix, dont des urbanistes, et construisent eux-mêmes leurs Innu Assi. La communauté est devenue un acteur-clé dans les démarches d’aménagement. Les autorités autochtones locales adaptent leurs outils urbanistiques aux activités traditionnelles, mais aussi aux impératifs d’un développement communautaire durable. On pense notamment au Guide de bonnes pratiquesen urbanisme réalisé pour le Conseil de bande de Uashat et Maliotenam, dont le but est « d’ordonner le cadre dans lequel s’inscrivent les différentes activités qui se tiennent sur le territoire des réserves » en « [prescrivant] une série de mesures favorisant l’évolution souhaitable des établissements urbains. […] Il découle d’une volonté du Conseil de contrôler le développement d’une façon harmonieuse et rationnelle, en conformité avec les plans d’aménagement communautaires » (GSP 2014a).
Par ailleurs, les communautés participent, comme partenaires engagés, à des projets de recherche universitaire abordant les défis d’aménagement culturellement approprié (HLNQ 2015-2020). Elles tiennent compte aussi de ce que leur soumettent leurs consultants professionnels. Les Innus sont donc, aujourd’hui, les mieux placés pour poursuivre et mener à bien une démarche de conception urbaine culturellement adaptée à leurs besoins, aspirations, visions et valeurs.
Appendices
Remerciements
Merci à Tania Martin pour la codirection, avec Geneviève Vachon, de l’essai en design urbain dont découle cet article. Merci également à Bernard Duchaine, directeur retraité des Services techniques de Mamuitun, pour ses précieuses précisions en cours de rédaction. Et des remerciements tout particuliers aux partenaires gouvernementaux, professionnels et communautaires qui ont enrichi cette recherche de leurs informations et données : Tshinishkumitin !
Notes biographiques
Matthieu Déborbe, urbaniste (OUQ), M.Sc. en architecture (design urbain) [Université Laval 2015], exerce à la MRC de La Matanie, à Matane. Au sein de l’Alliance de recherche universités-communautés (ARUC) Tetauan, il a collaboré à plusieurs projets portant sur le rapport des communautés innues du Québec avec leurs territoires naturels et urbanisés. Il a notamment collaboré au projet de T. Martin et G. Vachon « Morphogenèse et paysages culturels des milieux bâtis des communautés innues » (2009-2014). Au sein de la MRC de La Matanie, il a co-écrit le guide Les paysages d’intérêt local du Bas-Saint-Laurent (MRC de la Matanie, 2015).
Geneviève Vachon, architecte (MOAQ), Ph.D. en études urbaines (MIT 1998), est professeure titulaire à l’École d’architecture de l’Université Laval, à Québec. Avec le Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues (GIRBa), elle a orchestré des démarches participatives d’aménagement et mené plusieurs projets de recherche-création. Elle a publié quelques articles et, avec C. Després et A. Fortin, elle a codirigé les ouvrages La banlieue revisitée et La banlieue s’étale (Nota bene, 2002 et 2011). Avec le Groupe Habitats et Cultures et plusieurs cochercheurs et partenaires, dont des communautés autochtones, elle dirige le projet de recherche « Habiter le Nord québécois : Mobiliser, comprendre, imaginer » (CRSH 2015-2020) qui porte sur l’aménagement culturellement approprié et durable de l’habitat des Innus et des Inuits du Québec.
Notes
-
[1]
Selon le recensement 2011 de Statistique Canada, toutes les communautés innues au Canada (Québec, Terre-Neuve-et-Labrador) sont en croissance démographique. La population innue a augmenté de 15,2 % entre 2006 et 2011, contre 5,9 % pour l’ensemble du Canada. Il peut s’agir d’accroissement naturel ou de retour dans les réserves de membres des bandes vivant hors réserve.
-
[2]
Dans de nombreux cas, aucune trace de l’intention d’aménagement n’existe, ou alors elle n’est pas accessible, d’où l’impossibilité de faire cette vérification et d’établir des liens de cause à effet irréfutables. Cette recherche qualitative repose donc sur des témoignages, sur l’interprétation de documents et sur la nature des manifestations physiques d’un jeu d’influences et d’acteurs.
-
[3]
Annie Pelletier relate la collaboration entre ces deux acteurs au début de la sédentarisation, en citant les travaux de Paul Charest et de Denys Delâge : « L’Église et l’État ont encouragé des façons de vivre étrangères » (Pelletier 2012 : 18).
-
[4]
Maliotenam a accueilli en 2013 la Commission de vérité et réconciliation qui traitait de cette problématique : <http://www.myrobust.com/websites/trcinstitution/File/pdfs/CVR-ManiUtenam-22-23janv%20(2).pdf>.
-
[5]
L’Approche commune devait être un traité entre le Canada, le Québec et la nation innue, dont les négociations ont débuté en 1973 et qui a débouché sur la signature d’une entente de principe avec certaines communautés innues le 31 mars 2004. Consulter l’évolution des accords Québec–Innus sur le site du Secrétariat aux affaires autochtones du Québec : <http://www.autochtones.gouv.qc.ca/relations_autochtones/ententes/innus/ententes_innus.htm>.
-
[6]
Le terme « dévolution » est communément utilisé aujourd’hui pour décrire ce processus, que ce soit par les acteurs communautaires (entrevue 2) ou gouvernementaux (entrevues 3 et 5). Vincent Lemieux (2001 : 47) renvoie également à l’idée de « décentralisation politique ».
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[7]
Le bureau de l’arpenteur régional du Canada situé à Québec était engagé, par exemple, à la fois dans un projet de redéfinition des limites de terrains en réserve à Uashat et Maliotenam, et dans le projet de nouveau territoire de réserve à Uashat (Kauatshinakanashkasht). Comme, pour ce deuxième projet, le conseil de bande avait mandaté son urbaniste-conseil pour le plan de développement urbain, le rôle de l’arpenteur régional était beaucoup plus important, comparé à celui du MAINC, qu’il ne l’aurait été dans les années 1960.
-
[8]
Dans le cas de Uashat, des Innus employés du MAINC et le conseil de bande se sont engagés dans la planification plus tard, dans les années 1980, selon Bernard Duchaine, ex-directeur des Services techniques de Mamuitun (courriel du 19 avril 2017).
-
[9]
Selon la personne interrogée, ces projets de construction de maisons étaient perçus à la fois comme des possibilités de formation professionnelle et des immobilisations en logement par le conseil de bande, ce qui permettait de les financer.
Médiagraphie
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