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Il faut connaître l’animal, de l’os jusqu’à l’esprit. Le bon chasseur est un animiste scrupuleux.

Bouchard 2004 : 21

Les rituels et les notions spirituelles et culturelles autochtones reliés aux ossements animaux sont nombreux et complexes : l’os peut servir à la fois d’outil, de matériel artistique, d’objet de rituel, de dispositif de communication avec les esprits, de source de nourriture, etc. Les questions concernant le mode de vie, la territorialité, la mort, l’âme, l’animisme et la religion catholique sont autant de notions qu’il faut aborder afin de tenter de comprendre l’importance multidimensionnelle accordée aux ossements chez les différentes nations autochtones. Plusieurs artistes amérindiens utilisent encore aujourd’hui panaches et osselets afin de réaliser des pipes, des bijoux et d’autres objets d’art à l’image de leur culture visuelle ancestrale. D’autres créateurs actuels insèrent des ossements et des peaux d’animaux à leurs oeuvres tridimensionnelles afin de réactualiser leur portée symbolique et de proposer un discours critique de résurgence identitaire s’inscrivant dans une relecture de lieux chargés sur les plans historique et social et une dénonciation active de situations de déséquilibres sociaux, politiques, culturels et spirituels impliquant les peuples autochtones.

Dans le recueil Reclaiming Indigenous Voice and Vision, dirigé par Marie Battiste, les auteurs James Sákéj Youngblood Henderson (2000) et Edward J. Chamberlin (2000) se penchent sur les divers impacts découlant de l’aliénation des nations autochtones face à leurs langues ancestrales, et par le fait même face à leurs épistémologies, leurs récits et, de façon plus large, leur « sens de la réalité » (Chamberlin 2000 : 127). Alors que les récits ancestraux permettent d’établir et de comprendre les relations complexes unissant les hommes, les esprits et le territoire selon une vision holistique du monde, les diverses tentatives d’assimilation et d’effacement de ces dispositifs de formation identitaire dans le cadre de la colonisation ont mené à une aliénation territoriale, certes, mais aussi à une aliénation des peuples autochtones face à eux-mêmes (Chamberlin 2000 : 127 ; Henderson 2000 : 268). Plusieurs artistes autochtones se consacrent aujourd’hui à exprimer une résistance face à l’imposition de systèmes épistémologiques exogènes à leurs nations. Cette résistance passe par le biais d’une résurgence et d’une réactualisation de récits, de symboles et de pratiques spirituelles et sociales parfois mises de côté – voire carrément criminalisées – dans le contexte colonial. Dans le cadre de cette courte étude, nous nous intéresserons particulièrement à deux oeuvres de la jeune artiste atikamekw Eruoma Awashish qui propose, par le biais de mises en scènes d’ossements, de revisiter de façon critique certaines rencontres conflictuelles sur les plans politique, territorial, culturel et spirituel ayant eu lieu entre des nations autochtones et le peuple allochtone. Nous nous pencherons également sur une installation complexe de l’artiste innue Sonia Robertson qui, une dizaine d’années plus tôt, proposait quant à elle la réécriture de l’histoire d’un lieu, d’une famille et d’une jeune femme en redonnant une seconde vie à des ossements et à des fourrures. Si toutes deux mettent de l’avant une réactualisation de notions et de pratiques ancestrales entourant les ossements animaux dans une visée de guérison collective et intime, il sera intéressant de se pencher sur le rôle différent accordé par chacune d’elles aux parties animales utilisées.

Avant de nous plonger dans une analyse des discours critiques d’Awashish et de Robertson, nous proposons tout d’abord d’exposer brièvement certains principes de base plutôt répandus parmi certaines nations autochtones de l’est du Canada, et plus précisément chez des nations algonquiennes, concernant l’utilisation et la symbolique spirituelle de l’ossement animal. Malgré le fait que nous soyons contrainte de présenter ici une étude partielle et fragmentaire d’oeuvres fort complexes, nous sommes d’avis qu’un tel processus analytique permettra de démontrer que ces artistes autochtones, qui mettent en scène de façon différente, des fragments d’animaux s’inscrivent dans une démarche de décolonisation et de guérison à la fois individuelle et collective, plutôt que dans un discours essentiellement morbide, passéiste ou pessimiste. À travers l’analyse de la démarche créative et discursive de ces créatrices, nous aborderons principalement les notions de la mortalité, de la relation aux esprits et du dialogue déséquilibré entre autochtones et allochtones entourant des problématiques territoriales et spirituelles. En d’autres mots, nous affirmons que les ossements et peaux mis en scène par ces créatrices dépassent une simple référence au trépas et évoquent plutôt des réalités culturelles et spirituelles ancestrales dont l’expression nouvelle et personnelle permet une réaffirmation identitaire critique pour les artistes concernées et leur nation.

Nomadisme et animisme : l’ossement animal comme outil de communication synallagmatique

Les peuples innu et atikamekw ont en commun qu’ils ont été, jusqu’au milieu du xxe siècle dans le cas de certaines communautés, essentiellement nomades ou semi-nomades. Divisés en groupuscules vivant principalement de la chasse au gros gibier pendant une partie considérable de l’année, ces peuples se déplaçaient dans des territoires selon les saisons et la disponibilité des ressources fauniques, puis se réunissaient en des lieux préétablis lors de la saison chaude (Beaulieu 1995 : 16 et 27 ; Gélinas 2000 : 41-48 ; Lacasse 2004 : 31). Du fait que les peuples innu et atikamekw ont longtemps partagé un même territoire, parlent des langues de souche algonquienne et ont en commun des systèmes sociopolitiques similaires, les nombreux échanges et interactions possibles entre ces populations ont permis une large « circulation des pratiques et des croyances » (Gélinas 2000 : 36). Ainsi, bien que nous n’ignorions pas les différences qui distinguent le mode de vie et les conceptions spirituelles de ces nations, ces transmissions interculturelles nous permettent de traiter ici de quelques notions identitaires générales partagées par ces peuples.

Ultimement, « les croyances et les rituels traditionnels » des Innus étaient, selon les termes de l’historien Alain Beaulieu (1995 : 27), « intimement liés au mode de vie nomade ». En effet, les peuples montagnais, dont la survie dépendait presque entièrement des fruits de la chasse, s’inscrivaient dans une relation d’échange avec les esprits animaux (Lacasse 2004 : 66). Il en va de même pour les chasseurs atikamekw, dont l’isolement en forêt durant l’hiver favorisait, selon les termes de Gélinas (2000 : 305), « un repli […] sur leur rapport personnel avec la nature, alors que chacun devenait son propre chamane, responsable de maintenir l’équilibre dans sa relation avec les esprits animaux ». Ces derniers, à travers différents modes de communication tels la scapulomancie, le rituel de la tente tremblante et le rêve, communiquaient[1] aux chasseurs le chemin à suivre afin d’atteindre le gibier (Beaulieu 1995 : 23 ; Fontaine 2006 : 42-48). L’homme, en contrepartie, devait s’assurer du plus grand respect envers la nature, respect communiqué à travers le partage, l’abstention de tout gaspillage et une rotation territoriale permettant aux ressources naturelles de se renouveler d’une année à l’autre (Lacasse 2004 : 204-205). La spécialiste en sciences des religions Anne Doran résume en ces termes la structure d’interdépendance unissant l’homme et le monde des esprits chez les Innus, régie par une recherche constante d’harmonie :

C’est un lien solidement établi avec son correspondant invisible qui vaut à l’individu toutes les idées et les attitudes qui sont à la base à la fois de ses succès dans le monde et de la réalisation de sa personnalité dans ce qu’elle a de spécifique : sagesse ou force, capacité de diriger les autres, succès à la chasse ou à la guerre, tout cela relève de l’action du Mistapeu[2], lorsque le rapport avec lui fonctionne bien. L’accomplissement de l’être est sous-tendu par cette communication entre la partie visible et la partie invisible de l’humain.

Doran 2005 : 48

Homme et esprits s’inscrivent donc dans une relation basée sur la réciprocité et la performativité (Peelman 2004 : 65). L’expression de la reconnaissance et du respect mutuel est véhiculée notamment par le maniement des ossements animaux, puisque, selon l’historien Jean-Louis Fontaine (2006 : 47), les Innus considéraient que l’esprit des bêtes tuées observait les hommes qui en consommaient la viande. En ce sens, les ossements animaux s’inscrivent dans le dialogue actif entre l’homme et les esprits ou « l’invisible » comme outil de communication bilatéral. À la fois don nourricier des esprits animaux s’offrant sous forme physique à l’homme, don d’information de la part des esprits à travers des rituels telle la scapulomancie, et preuve de respect et de reconnaissance de l’homme envers les esprits selon des rituels de disposition des restants alimentaires, les ossements s’avèrent en quelque sorte la trace matérielle et symbolique de l’union et du rapport circulaire d’aide et de réciprocité s’établissant entre le monde visible et le monde invisible, entre la vie et la mort.

Scapulomancie, 2009, oeuvre d’Eruoma Awashish. Triptyque, collage (omoplates, cartes sur masonite)

Scapulomancie, 2009, oeuvre d’Eruoma Awashish. Triptyque, collage (omoplates, cartes sur masonite)
Photo France Gros-Louis Morin

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Selon le sociologue et critique d’art Guy Sioui Durand (2013 : 44), l’importance de cette interaction avec les esprits pour les peuples autochtones s’exprime de multiples façons dans l’art actuel :

Que ce soit dans les mythes fondateurs, les légendes et les contes, lors de cérémonies rituelles ou dans les artéfacts et les oeuvres d’art contemporaines, la présence de l’esprit des animaux est, avec la circularité, la suspension et l’oralité des rythmes et des sons, un des éléments définissant l’imaginaire autochtone.

Si Sonia Robertson et d’Eruoma Awashish abordent différents aspects de la mort, de la perte et de la communication avec le monde des esprits en mettant en scène des ossements et fragments d’animaux, les deux artistes réactualisent des notions et pratiques fondamentales au système de pensée spirituel ancestral afin d’établir un discours critique de résistance et de résurgence. En puisant dans ces notions souvent reléguées à un passé éteint, ces créatrices parviennent, selon nous, non seulement à décrier certaines situations actuelles déplorables (abus géopolitiques, imposition de croyances et d’images exogènes fausses, etc.), mais aussi à suggérer une image de leur culture, réactualisée, inscrite sur la voie d’une guérison collective et s’extirpant de conceptions fallacieuses variées. La mort devient synonyme de continuité, de recommencement, et d’échanges spirituels riches. C’est en ce sens que nous nous proposons d’étudier des installations qui exploitent des thématiques à première vue funèbres et menent pourtant à un affranchissement personnel et communautaire. L’ossement devient un outil de résurgence, permettant une réécriture et une réappropriation critique d’une histoire intime et collective, spirituelle et identitaire, par le biais d’épistémologies et de vocabulaires autochtones.

Les ossements chez Eruoma Awashish : discours identitaire syncrétique et critique

Eruoma Awashish est à née à Obedjiwan de père atikamekw et de mère québécoise. Elle a étudié dans des grandes villes telles que Montréal, Jonquière et Chicoutimi et réside dans les communautés d’Obedjiwan, de Weymontachie et de Mashteuiatsh, où elle a d’ailleurs occupé pendant quelques années le poste de coordonnatrice des activités culturelles pour le Musée de Mashteuiatsh (Awashish 2014). Lors de ses déplacements et de ses nombreux projets collectifs à travers la province, Awashish apprend à puiser dans les cultures autochtones et dans la culture occidentale. Par le biais de ses oeuvres, elle souhaite avant tout créer une réflexion critique par rapport aux discours parfois antagonistes de ces nations afin de mettre de l’avant des iniquités, et éventuellement des transformations sociales et identitaires naissant de ces rencontres et de ces dualités (ibid.). Alors qu’un lien de corrélation entre conceptions épistémologiques, spiritualité et territorialité est intrinsèque aux cultures autochtones algonquiennes régies par une vision holistique, plusieurs discours littéraires et artistiques de revendication proposent une approche syncrétique et multidisciplinaire de réécriture de l’histoire s’inscrivant dans un projet de décolonisation.

Icône : le sens du sacré, 2009, oeuvre d’Eruoma Awashish. Installation (crânes, fils, peinture, encadrement, etc.)

Icône : le sens du sacré, 2009, oeuvre d’Eruoma Awashish. Installation (crânes, fils, peinture, encadrement, etc.)
Photo Eruoma Awashish

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En ce sens, l’oeuvre Scapulomancie d’Awashish dresse le portrait d’une rencontre conflictuelle d’épistémologies discordantes portant sur la gestion du territoire, soit conceptualisé en termes législatifs et urbanistiques exogènes ou selon des conceptions spirituelles holistiques ancestrales. À travers Scapulomancie, réalisée en 2009 dans le cadre de l’exposition La Loi sur les Indiens revisitée, supervisée par Louis-Karl Picard-Sioui, Awashish s’attaque à l’article 53 de cette loi ayant mené à un éclatement territorial, puisqu’elle léguait au ministre le droit d’administrer ou de vendre les terres cédées à titre absolu (Sioui Durand 2009 : 13).

Le triptyque est divisé en trois bandes verticales. Celle du centre présente une mosaïque de fragments de cartes routières de la province du Québec. De toute évidence, Awashish dénonce les dépossessions, vols et réarrangements topographiques du territoire, constamment charcuté par diverses lois et enlevé graduellement aux nations autochtones. Les sections de gauche et de droite de l’oeuvre présentent quelques omoplates d’orignal collées sur un fond blanc et recouvertes de cartes routières, tel du papier mâché. Le titre de l’oeuvre l’indique : ces ossements évoquent la pratique de la scapulomancie, rituel ancestral permettant de communiquer avec les esprits animaux dans le but de trouver du gibier. Traditionnellement, des os plats de porc-épic étaient déposés dans le feu, et « les taches gravées sur l’os par la chaleur du feu révélaient ainsi leurs secrets » relatifs aux lieux de chasse (Fontaine 2006 : 46 ; Lamy 2013 : 50). Si cet outil de communication avec l’invisible déterminait en partie les déplacements territoriaux des communautés nomades, ce sont maintenant des lois et des conceptions exogènes qui dictent aux autochtones où ils peuvent se déplacer et chasser sur leur territoire ancestral. L’os, symbolisant les relations harmonieuses de chasse entre les esprits des animaux, l’homme et les animaux vivants, est ici recouvert par une carte routière, illustrant les conceptions territoriales, topographiques et toponymiques étrangères, envahissantes et aliénantes imposées par le gouvernement et sanctifiées par l’article 53. L’harmonie holistique est rompue, et le réarrangement chaotique central de fragments de différentes cartes en témoigne bien. Néanmoins, en intégrant ici des traces de pratiques et de notions ancestrales, Awashish insiste sur la survivance de la culture traditionnelle autochtone et sur son importance actuelle dans un cadre de déséquilibres sociaux et de luttes géopolitiques, culturelles et identitaires. L’os, en quelque sorte, devient ici une arme allégorique symbolisant la résurgence de notions spirituelles et culturelles au sein d’un vaste projet multidimensionnel de décolonisation.

Dans l’oeuvre d’Awashish Icône : le sens du sacré (2009), cette approche syncrétique permettant une lecture critique de situations actuelles de déséquilibre est bien évidente à travers la rencontre entre spiritualité animiste et catholicisme qui y est illustrée. Une toile peinte illustre un homme autochtone, les yeux levés au ciel, la poitrine transpercée de quatre longs traits écarlates. Figure christique hybride d’iconographie byzantine, aux yeux de certains, performeur du Sun Dance à la chair transpercée par des rubans rouges cérémoniels pour d’autres, le personnage peint d’or, de blanc et de bleu dégage une aura mystique. Deux crânes de bison[3] accrochés de chaque côté du tableau, et un troisième, déposé au sol devant l’oeuvre peinte, sont reliés entre eux par des cordelettes rouges, version nouvelle d’une trinité païenne. Il nous apparaît que les fils unissant d’une part les trois crânes entre eux et perçant d’autre part le corps du personnage mythique évoquent à la fois des différences fondamentales et des similitudes symboliques, entre la spiritualité animiste (ou la religion catholique telle que réappropriée par les autochtones) et les notions catholiques occidentales transmises par les missionnaires. Anne Doran explique que, chez les Innus, l’union quotidienne et l’interaction directe avec leur créateur, qu’il s’agisse d’esprits animaux ou de Dieu, sont essentielles à la vie spirituelle et à la notion d’amour divin (Doran 2005 : 134 et 139). Le système chrétien de relation hiérarchisée avec le créateur, la menace omniprésente de l’enfer où Dieu abandonne les impies et le martellement constant de la notion de péché cadrent difficilement avec cette conception cosmogonique ancrée dans une circularité spirituelle, une réciprocité active avec l’invisible et une recherche d’harmonie immuable. En ce sens, les fils rouges reliant les trois crânes semblent illustrer cette relation d’entraide et d’échanges continus avec et entre les esprits. Telles des veines véhiculant du sang, source d’énergie vitale, ces liens sont fondamentaux, essentiels à la vie spirituelle et au bon fonctionnement social. Les fils rouges peints sur le portrait rappellent tantôt les lances pénétrant le corps du Christ cloué sur la croix, évoquant certes l’acte sacrificiel mais aussi la violence omniprésente dans la religion catholique, tantôt les rubans reliant le corps du danseur, lui aussi plongé dans un acte sacrificiel de prière, au poteau central. Grâce aux éléments autochtones infusés dans la représentation de ce Jésus, notamment son pagne et la plume sur sa tête, Awashish semble affirmer que les peuples autochtones ont su se réapproprier certaines notions religieuses et les faire correspondre à leurs valeurs, à leur image. C’est d’ailleurs là que repose son objectif principal : démontrer la persistance de la culture autochtone malgré les dualismes et abus de tout ordre auxquels les Premières Nations ont dû faire face (Awashish 2014). Selon ses propres termes, « [e]n réutilisant les symboles qui proviennent de la religion catholique, c’est une façon pour moi de briser la relation de dominance que l’Église a longtemps eue sur le peuple autochtone, donc je me réapproprie certains symboles, je les réinterprète à travers mes oeuvres » (Awashish, citée par Debeur 2014).

Icône : le sens du sacré [détail], 2009, oeuvre d’Eruoma Awashish. Installation (crânes, fils, peinture, encadrement, etc.)

Icône : le sens du sacré [détail], 2009, oeuvre d’Eruoma Awashish. Installation (crânes, fils, peinture, encadrement, etc.)
Photo Eruoma Awashish

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Dans un autre ordre d’idées, il est intéressant de noter que, dans certaines communautés autochtones, des petits bracelets de laine rouge sont confectionnés et portés aux poignets ou aux chevilles lors de la mort d’un proche afin de prévenir d’avoir mal aux os (Eveno 2003 : 172). Selon l’artiste elle-même, les cordelettes qu’elle utilise ne sont pas sans rappeler les rubans utilisés par les femmes autochtones de son entourage, dont sa grand-mère, dans la décoration de chapeaux et d’accessoires pour bébés[4]. Ainsi, les fils reliant les crânes dans la Trinité païenne d’Awashish peuvent symboliser une guérison, une protection, un lien de filiation unissant la nation atikamewk à ces esprits. Des notions d’harmonie et d’égalité remplacent implicitement les concepts de hiérarchie et de suprématie soutenus par les discours religieux catholiques. Par ailleurs, alors que les discours des missionnaires ont généralement été accompagnés par des tentatives de sédentarisation des peuples autochtones nomades ou semi-nomades, il est intéressant de considérer, selon les termes de Sioui Durand (2013 : 45), que « le caribou et l’orignal définissent la spiritualité, les us et coutumes, et les déplacements des nomades ». De par la substitution des figures christiques par des crânes d’animaux, on peut donc suggérer la présence d’une critique implicite du chamboulement du mode de vie traditionnel, entraîné en aval par l’arrivée de la religion catholique.

Dialogue entre elle et moi à propos de l’esprit des animaux, 2002, oeuvre de Sonia Robertson. Installation in situ (peaux, fourrures, cordes, etc.), Centre d’art actuel Skol

Dialogue entre elle et moi à propos de l’esprit des animaux, 2002, oeuvre de Sonia Robertson. Installation in situ (peaux, fourrures, cordes, etc.), Centre d’art actuel Skol
Photo Guy L’Heureux

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De toute évidence, l’artiste établit un parallèle explicite entre les personnages de la Trinité et les esprits des animaux, versions différentes d’un guide spirituel puissant. Néanmoins, de par sa mise en espace et ses choix iconographiques et formels, la jeune créatrice a su mettre au premier plan les oppositions dogmatiques fondamentales entre deux systèmes de pensée qui se sont rencontrés et souvent heurtés au sein des communautés autochtones, tout en insistant sur la capacité des peuples autochtones à surmonter ces antagonismes et à rendre les messages religieux exogènes conformes à leurs valeurs plutôt qu’à se faire engloutir par de nouveaux systèmes spirituels. Loin d’elle l’idée de profaner des symboles religieux ayant occupé une place importante dans la vie spirituelle de certains de ses proches ; ce type de réappropriation artistique illustre plutôt une tentative de résurgence culturelle et de dialogue syncrétique dans un but d’affirmation identitaire et de réécriture critique de l’histoire de sa nation.

L’ossement chez Sonia Robertson : dialogue et bagage mémoriel du lieu

Sonia Robertson, née à Mashteuiatsh en 1967, obtient son baccalauréat interdisciplinaire en arts à l’Université du Québec à Chicoutimi en 1996 et travaille elle aussi durant quelques années au Musée amérindien de Mashteuiatsh. Elle participe à de nombreuses expositions et projets collectifs, notamment l’exposition Au fil de mes jours – Créations autochtones contemporaines, dirigée par Lee-Ann Martin et présentée en 2005 au Musée national des beaux-arts du Québec. En 2008, dans le cadre du 400e anniversaire de la ville de Québec, Robertson s’allie avec l’artiste Domingo Cisneros afin de réaliser une énorme création végétale in situ protestataire, intitulée Wampum 400, dénonçant de façon plutôt explicite le traitement injuste des onze nations autochtones de la province au cours de ces quatre derniers siècles. Toujours, les installations de Robertson offrent une relecture critique de lieux chargés sur le plan historique dans lesquels elles s’inscrivent à travers l’injection de vocabulaires visuels propres aux cultures autochtones.

Très jeune, l’artiste innue est introduite au rituel ancestral de la tente suante par sa soeur aînée Diane Robertson, elle aussi artiste visuelle. Cette expérience teintera fondamentalement le processus créatif et discursif de la cadette. La tente suante, ou tente à suerie, rituel constitué de prières et de chants collectifs au centre d’une tente chauffée à la vapeur de pierres placées sur un feu de bois, permet d’établir un contact avec les esprits et de demander à ces derniers une guérison physique ou psychologique pour les participants (Fontaine 2006 : 36-37). Ce processus trouve effectivement certaines résonances dans la démarche artistique de Sonia Robertson, qui puise dans la mémoire ancestrale innue afin de réécrire l’histoire de lieux au passé problématique dans un but d’une guérison collective. En 1993, Diane succombe des suites d’une méningite, à l’âge de 33 ans. L’oeuvre de Sonia Robertson Dialogue entre elle et moi à propos de l’esprit des animaux, réalisée en 2002, est une de ses oeuvres les plus personnelles, abordant la question du décès de sa soeur près de dix ans après sa disparition.

L’installation se déploie du plancher au plafond dans une grande salle du centre d’art Skol, ancienne fabrique à fourrures. En 1992, Diane Robertson y présentait elle-même son oeuvre L’esprit des animaux : ailes, ossements et plumes étaient étalés au sol et suspendus au plafond, dans un tourbillon dynamique évoquant la vie et la mort, la vie dans la mort, alors que les esprits des animaux auxquels Diane rendait hommage s’activaient. Une décennie plus tard, sa cadette Sonia présente, au même endroit, une relecture de l’oeuvre, une relecture de la vie de l’aînée et une relecture de l’histoire du lieu. Elle établit un dialogue avec sa soeur défunte et aborde elle-aussi le thème de l’esprit des animaux et de la vie dans l’au-delà. Des dizaines de fourrures tendues et suspendues à différentes hauteurs forment une vague qui s’élance vers une fenêtre donnant sur l’ouest. Au-dessus du pied de la vague est suspendu un assemblage d’ossements d’allure anthropomorphe ; au fil des jours, la colle chaude liant ce squelette se dissout, la figure s’effrite et l’âme de Diane, contenue dans ce personnage funèbre, est libérée (Bouchard 2003 : 51) et poursuit son trajet au sein de cette marée d’esprits animaux, qu’elle a su côtoyer et honorer tout au long de sa courte vie.

Dans sa thèse intitulée Le suicide et la mort chez les Mamit-Innuat, l’anthropologue Stéphanie Eveno (2003) explore les croyances et agissements complexes entourant la question de la mort et de l’âme chez les Innuats. Les explications d’Eveno, entre autres, permettent de mettre en lumière plusieurs éléments du discours de Robertson. La notion de continuité nous semble être la problématique centrale de cette installation et s’inscrit tout à fait dans le discours identitaire plus large de l’artiste innue, qui met toujours de l’avant l’importance ultime de la survivance de la mémoire ancestrale dans le processus d’émancipation autochtone. Selon la conception innue du trépas, l’homme, tout comme l’animal, possède un esprit « qui, à sa mort, s’en va dans le monde des esprits pour y poursuivre une vie semblable à celle qu’il menait sur terre » (Denis Lachance, cité par Eveno 2003 : 154-155). Ainsi, chez les peuples innus, l’âme – ou l’esprit – quitte le corps et poursuit un long voyage vers le village des âmes ; cette transition s’effectue graduellement, et les individus craignent que l’âme ne reste pour hanter les vivants (Eveno 2003 : 120). Effectivement, selon les termes d’Eveno (ibid. : 114), « l’ « âme » du décédé est toujours porteuse de mort et c’est pour cette raison qu’il est nécessaire de l’éloigner ». Si, selon l’analyse de l’oeuvre effectuée par l’anthropologue Jacqueline Bouchard, Robertson tente par la mise en espace d’ossements sous forme anthropomorphe « de ramener à nous l’énergie mnémonique des êtres et des choses disparus » (Bouchard 2003 : 47), il nous semble que c’est avant tout afin de mieux renvoyer sa soeur sur sa traversée vers le village des âmes que Sonia l’évoque physiquement et symboliquement. Ainsi, si c’est Diane qui introduit sa petite soeur à la communication avec les esprits à travers le rituel de la tente suante, quelques années plus tard ce sera au tour de la cadette de guider son aînée parmi les esprits. Entourée des objets qui lui étaient utiles au cours de sa vie terrestre comme le voulait la tradition ancestrale (Eveno 2003 : 119 et 134) – soit des peaux d’animaux qu’elle mettait elle-même en scène dans ses oeuvres –, Diane pourra poursuivre ses mêmes activités créatives dans sa vie désincarnée. Alors que l’aînée quitte ce monde subitement, sa cadette lui offre un second départ, accompagnée des esprits animaux qu’elle vénérait, vers l’ouest, là où le soleil se couche et où se trouve le village des âmes (Bouchard 2003 : 47 ; Eveno 2003 : 131).

La transition de l’âme qui passe du monde physique, symbolisé par les ossements et leur agglomération, au monde des esprits, symbolisé par le flottement des peaux et la désagrégation du squelette, se fait dans un cadre respectant et mettant en images des rituels et des conceptions spirituelles traditionnels innus. Dans un même ordre d’idées, Jacqueline Bouchard propose l’hypothèse d’une libération non seulement de la jeune femme décédée et des esprits des animaux évoqués par les fourrures, mais aussi du territoire ; elle établit effectivement une comparaison entre les peaux tendues et des îlots de terre flottant librement. Alors que des chants de baleine et des extraits de la voix de Diane jouant en boucle complètent l’installation multi sensorielle, les nombreux éléments culturels et spirituels innus évoqués dans cette oeuvre permettent d’exprimer la mémoire, la perte, mais aussi la libération de ces nombreux « objets animés » (Denis Lachance, cité par Eveno 2003 : 155). L’histoire du lieu d’exposition de cette oeuvre in situ est elle-même revisitée. En tant qu’ancienne manufacture de fourrures, ce lieu évoque le passé de la famille Robertson, activement engagée dans cette industrie depuis de nombreuses générations. Le récit mis en scène par Robertson n’en est pas un de revendication de possession de l’espace pourtant modelé de façons diverses et incontournables par des générations de la famille Robertson. L’histoire coloniale de la ville de Montréal, l’histoire des chasseurs, trappeurs et artisans de Mashteuiatsh et l’histoire intime de l’artiste se rencontrent et proposent un réinvestissement spirituel et historique de ce lieu connoté par le biais d’un vocabulaire visuel hybride, puisant à la fois dans la culture ancestrale innue et dans les technologies contemporaines (projections sonores et lumineuses, etc.). L’anecdotique devient source, ou prétexte, d’une médiation en images et en sons de ces liens intangibles, complexes, changeants et multiformes avec l’espace ou le territoire, liens souvent relégués à une culture du passé. La soeur est décédée, son corps volatilisé, mais son inscription pérenne dans la mémoire du site, de la famille et du milieu artistique fait écho à la survivance collective des peuples autochtones. Bref, à travers un syncrétisme temporel et culturel, cette oeuvre-sépulture permet à l’âme de la défunte, investie de nombreuses façons dans ce lieu, de se dématérialiser et de poursuivre son trajet dans l’au-delà, de vivre une vie désincarnée à l’image de sa vie terrestre, puisqu’elle est maintenant accompagnée de ses outils, de ses compagnons, de son territoire, de son histoire, de sa culture. Ce faisant, Sonia Robertson réitère la pertinence actuelle du pouvoir de résurgence et de guérison collective et intime qui émanent des ossements et peaux d’animaux.

Conclusion

En somme, selon notre analyse, Robertson et Awashish utilisent des parties animales et évoquent les nombreuses notions spirituelles et culturelles qui y sont reliées afin de s’attaquer de façon critique et constructive à des réalités contemporaines difficiles. Robertson, en puisant dans la mémoire ancestrale innue, exprime et se libère d’un deuil personnel, tout en revisitant l’histoire d’un lieu colonial historique en y réinjectant sa propre histoire familiale par le biais de vocabulaires visuels autochtones. En ce sens, les ossements et les esprits qu’ils évoquent deviennent chez elle des acteurs à part entière d’un dialogue de résurgence. L’artiste utilise ces parties animales afin de s’inscrire, elle et toute sa nation, de façon matérielle et symbolique dans des espaces problématiques à renégocier. Awashish, quant à elle, s’attaque à des dilemmes socioculturels et géopolitiques opposant les nations autochtones et le reste du pays en utilisant comme arme des pratiques traditionnelles afin d’affirmer les droits immémoriaux de son peuple survivant. L’os incarne des notions spirituelles, culturelles et épistémologiques ancestrales servant d’assise à son discours critique de résistance et de décolonisation. À cet effet, Guy Sioui Durand affirme que « les créateurs autochtones contemporains se soudent à ce puissant réservoir culturel et l’actualisent, confirmant une vivacité que la quasi-assimilation par les colonialistes euro-américains a failli anéantir » (Sioui Durand 2003 : 26). C’est en ce sens qu’Awashish insiste sur la nécessité d’« agir pour la guérison », alors que l’histoire témoigne certes de la survie de traditions et de valeurs ancestrales, mais lègue aussi souffrances et pertes qui méritent d’être apaisées (Awashish, citée dans Symposium international 2013). C’est donc en s’appuyant sur des notions culturelles et identitaires ayant résisté à l’Histoire que ces deux artistes, parmi tant d’autres, parviennent à aborder les questions entourant la perte – humaine, culturelle, territoriale – et à faire un pas vers une guérison, et par le fait même vers une libération, individuelle et collective, dans une visée ultime de décolonisation des peuples autochtones. Les ossements mis en scène font certes référence au trépas, mais ils évoquent principalement une vie après la mort, une renaissance et une richesse spirituelle inépuisable et intemporelle, toujours d’actualité. Si les cultures autochtones ont su résister à des assauts politiques, territoriaux et culturels répétés au cours des derniers siècles, ces artistes affirment que la mémoire ancestrale demeure une arme identitaire essentielle dans le contexte actuel de réaffirmation collective des Premières Nations.