Réflexion sur le droit et les autochtones

« Il faut savoir se méfier des oracles »Regards sur le droit et les autochtones[Record]

  • Jean Leclair

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  • Jean Leclair
    Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal

Au vie siècle avant notre ère, inquiété par les Perses dont l’empire allait croissant, le roi Crésus de Lydie entreprit de consulter les oracles de Delphes et d’Amphiaraüs afin de savoir s’il devait ou non marcher contre l’ennemi. Hérodote rapporte (Livre I ; LIII) que les deux oracles « s'accordèrent dans leurs réponses. Ils prédirent l'un et l'autre à ce prince que, s'il entreprenait la guerre contre les Perses, il détruirait un grand empire… » Fort de cette promesse, le roi de Lydie prend les armes, franchit la rivière Halys, frontière entre le royaume de Cyrus et le sien, et s’enfonce en territoire perse. Conformément à la prophétie, un grand empire fut détruit. À cette nuance près, toutefois, que ce fut celui de Crésus, roi de Lydie. Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 prescrit que « les droits existants — ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés ». En 1990, dans la toute première décision relative à cette disposition, la Cour suprême a qualifié cette dernière de « promesse faite aux peuples autochtones du Canada » (Sparrow [1990] : 1082). Coulée dans l’abstraction typique des formulations constitutionnelles, cette promesse n’a pris chair qu’une fois interprétée par les pontifes du droit : juristes de tout acabit (avocats et professeurs) ainsi que, tout particulièrement, les tribunaux. Les espoirs fondés sur cette promesse ont-ils été déçus ? Il n’entre pas dans mon intention d’examiner cette question en détail. Je me contenterai simplement de montrer combien il est difficile de fixer le sens de cette expression oraculaire. Mais, au-delà de l’interprétation donnée au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, j’entends m’intéresser, de manière plus générale, aux caractéristiques les plus saillantes du problème de la saisie, par le droit — et le droit constitutionnel en particulier — de ce qu’on pourrait appeler, de manière générique, la réalité autochtone. Premièrement, lorsqu’on parle de « droit autochtone », de quoi parle-t-on au juste ? Des normes produites, interprétées et appliquées par les organes étatiques ? Ou des normes produites par les autochtones eux-mêmes ? En lien avec cette première question, doit-on parler d’un droit ou, au contraire, de droits ? La normativité applicable aux autochtones est-elle, ou encore, doit-elle être plurielle ou unique ? C’est également au cours de la première section que je décrirai brièvement l’approche culturaliste – ou identitaire – adoptée par la Cour suprême pour définir les droits ancestraux des peuples autochtones. Deuxièmement, pour bien saisir le rôle joué par le droit, et particulièrement le droit constitutionnel, en matière autochtone, il m’apparaît essentiel de souligner la place hégémonique reconnue aux « droits constitutionnels » dans nos sociétés modernes et, par voie de conséquence, le risque de fondamentalisation des prétentions autochtones qui peut en découler. Enfin, je terminerai cet exposé en soulignant qu’entre autres conséquences l’approche culturaliste a pour effet d’occulter le fait que le droit a pour vocation d’exprimer et de contrôler le pouvoir, un pouvoir qui, il faut le souligner, n’est pas uniquement l’apanage de l’État. Dans notre monde, le mot « droit » évoque automatiquement l’ordre juridique étatique, c’est-à-dire non seulement les normes contraignantes élaborées par les organes de l’État que sont les assemblées législatives, les tribunaux et l’administration publique, mais également les agents de l’État appelés à en assurer l’application et le respect (par exemple, les corps de police). Les tribunaux, bien qu’investis du pouvoir de créer le droit (caractéristique distinctive des systèmes de common law dont fait partie le Canada – et le Québec pour ce qui est de son droit public), ont cependant pour …

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