Abstracts
Résumé
Ce texte cherche à dépeindre la duplicité du « Plan Nord » en matière de développement. Le Plan Nord présente en effet deux visages : si l’un d’eux affiche une image du développement axée sur les dimensions culturelle et sociale et permet d’envisager le Nord comme un chantier interculturel, l’autre visage, en contrepartie, accuse un regard essentiellement économiste et capitaliste du développement et prône l’exploitation rentable des ressources premières. Dans notre perspective, principalement géographique, les promoteurs et les acteurs du Plan Nord sont en voie d’imposer les vues « sudistes » sur le Nord et restent avant tout aveugles aux pistes de dialogue culturel qui se présentent à eux. Il s’agit là surtout d’un vieux scénario à la veille de se répéter.
Abstract
This paper aims to depict the Plan Nord’s duplicity with regards to development. The Plan Nord shows two faces: whereas one of them explores the cultural and social dimensions of development so as to conceive of the North as a vast cross-cultural field, the other face, by contrast, focuses on an exclusively economist and capitalist vision, which encourages the profit-based exploitation of natural resources. In our perspective, which is chiefly geographical, promoters and actors of the Plan Nord run the risk of imposing once again a “southern” view of the North and not engaging in the path of cross-cultural dialogue. This is history repeating itself.
Resumen
Este texto busca describir la duplicidad del “Plan Norte” en materia de desarrollo. El “Plan Norte” presenta, en efecto, dos caras. Mientras que una de ellas presenta una imagen del Norte centrada en las dimensiones cultural y social, y permite verlo como una obra intercultural, la otra, en contrapartida, resalta una mirada esencialmente economicista y capitalista del desarrollo, y propugna la explotación rentable de las materias primas. Desde nuestra perspectiva, principalmente geográfica, los promotores y los actores del Plan Norte van camino de imponer las visiones del Sur de Quebec sobre el Norte y hacen oídos sordos a las pistas de diálogo cultural que se presentan. Esto insinúa un escenario antiguo, ya conocido, a punto de ser repetido.
Article body
Mon rêve, mon ambition est d’ouvrir le Nord québécois. La nouvelle économie est une occasion rêvée de développer nos ressources énergétiques, notre secteur minier, le secteur du tourisme, le transport. Si vous fermez les yeux et pensez à la carte du Québec, considérez ce vaste territoire. Il y a là pour nous une occasion extraordinaire. Ouvrir le Québec, c’est également ouvrir le Nord québécois.
Jean Charest, Lévis, 9 mars 2008
Ouvrir le Nord. L’idée n’est pas banale. Mais est-elle originale ? Est-elle en rupture avec les « plans Nord » avant la lettre qui, depuis le xixe siècle, ont marqué la marche du Québec dans la construction de son imaginaire géographique, dans sa (con)quête d’une identité nationale inscrite dans le territoire et l’exploitation des ressources ? Surtout, de quelle « ouverture » parle-t-on ? S’agit-il d’ouvrir de l’espace comme au xixe siècle on ouvrait à la colonisation et aux intérêts privés la forêt boréale ? Ou s’agit-il plutôt de s’ouvrir au Nord, d’exposer le « Sud » à de nouveaux horizons sur la culture et sur la nature, à de nouvelles perspectives sur lui-même et sur les peuples qui habitent encore aujourd’hui – et depuis presque toujours – ce Nord ?
Ces quelques questions suffisent à dépeindre la duplicité du « Plan Nord » ou à montrer comment un même intitulé peut porter au moins deux visions distinctes du développement. Avec un tel plan, le développement du Nord apparaît aujourd’hui comme un monstre à deux têtes dont on ne sait s’il ne sera jamais dompté. La première tête s’affirme comme la figure de l’idéologie dominante en matière de développement, celle qui prône la croissance économique, la concurrence des marchés et l’accumulation du capital. Elle s’inscrit dans un contexte mondial, celui d’un marché des matières premières, surtout minières, en pleine effervescence. La seconde tête est la face cachée du développement, celle qui met de l’avant les dimensions culturelle et sociale et qui permet aussi d’envisager le Nord comme une occasion en or d’entreprendre un chantier interculturel dépassant le simple espace nordique et se déployant au Québec méridional.
Le Dragon[1] : tête de pont du Plan Nord
Le Plan Nord se présente moins comme une idée nouvelle que comme la phase la plus récente de l’expansion de l’espace culturel, économique et politique de ce qui constitue le coeur démographique du Québec, soit la vallée du Saint-Laurent. Alors que, pendant le premier siècle et demi d’histoire du Québec, l’axe de développement du territoire se déploie essentiellement d’est en ouest, dès le début du xixe siècle, et à un rythme croissant durant le xxe, c’est le Nord qui devient l’objet des principales phases de développement. Il s’agit d’un changement profond que le géographe historien Serge Courville qualifie de « renversement du rapport au territoire » (2000 : 291). De l’ouverture de l’Outaouais et du Saguenay à la conquête hydroélectrique en passant par la colonisation dirigée de l’Abitibi, le Nord est conçu comme un espace neuf dont la découverte et l’occupation sont l’affaire du Québec méridional : dans la foulée de la Révolution tranquille, l’entrée dans le vocabulaire du terme « Nouveau-Québec » à la suite de la prise en charge administrative de cette région dénote bien la logique selon laquelle le territoire est conçu comme une extension naturelle du Québec de base (Hamelin 1998). L’appel de Jean Charest et du gouvernement libéral à « ouvrir » le Nord pose donc une fois de plus la question des besoins et aspirations des autochtones de cette région. Qui déterminera les termes et les priorités de cette nouvelle phase de planification territoriale, et quels sont les éléments en place qui modulent les échanges entre les acteurs communautaires, économiques et gouvernementaux du Nord et du Sud ? On est en droit de penser que, à l’instar de ses prédécesseurs[2], Jean Charest invite les électeurs québécois à imaginer et à se projeter dans cet espace mythique qu’est le Nord québécois, mais un Nord essentiellement défini, comme d’autres plans de développement territorial avant celui-ci, par le biais d’une subjectivité fortement ancrée dans le Sud et donc issue d’un imaginaire non autochtone de l’espace boréal. Les cartes fournies par le gouvernement pour illustrer le projet (voir figures 1 et 2) mettent en évidence cette appropriation presque « naturelle » d’un Nord vide de symboles et d’occupation effective par un Sud expansionniste. On comprend qu’un tel regard cadre mal avec les perspectives des Inuits et des Premières Nations qui ont occupé et humanisé ce territoire depuis maintes générations.
Pourtant, en principe, les concepteurs du Plan Nord disent vouloir inclure les perspectives autochtones, faisant de leur participation une condition sine qua non à l’exploitation des richesses septentrionales, comme en font foi la mise en place d’une table des partenaires autochtones, les principes de valorisation des savoirs autochtones ou la place accordée à des représentants autochtones au sein du conseil d’administration de la Société du Plan Nord, l’organisme public de concertation devant assurer la coordination des divers projets du Plan Nord (Gouvernement du Québec 2011a). D’ailleurs, le plan d’action du gouvernement libéral, lancé en mai 2011, inclut les Inuits, les Cris, les Naskapis et les Innus, chacun de ces groupes ayant participé aux travaux de la Table des partenaires[3].
S’il ne fait donc aucun doute que les autochtones font théoriquement partie du « plan », il faut croire que celui-ci n’est pas suivi à la lettre. À l’épreuve des faits, les beaux principes s’érodent rapidement. Les Algonquins, dont les territoires ancestraux s’étendent au-delà du 49e parallèle, n’ont jamais été invités à siéger à cette table. Ils ont souligné que cette mise à l’écart de leur présence territoriale s’inscrit dans la droite ligne des pertes qu’ils ont subies lors de la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) de 1975. Les chevauchements territoriaux, notamment au sud et à l’est du territoire conventionné, font que la CBJNQ a englobé une partie du territoire algonquin sans compensation adéquate. Les Atikamekws et les Innus, notamment la communauté de Matimekush–Lac-John, ont également vécu cette situation. L’historique des négociations territoriales dans le Nord québécois est donc un facteur important en ce qui a trait à la teneur des relations avec les premiers peuples et au cadre de gouvernance dans lequel s’insère le Plan Nord.
Au-delà des problèmes de gouvernance, le Plan Nord expose aussi une vision hégémonique du développement qui place en avant-scène l’exploitation économique des ressources. S’inscrivant dans la lignée des plans de colonisation dirigée[4] et d’exploitation hydroélectrique (Manicouagan, Baie James, Romaine), le Plan Nord constitue une nouvelle phase d’exploitation massive des ressources naturelles au nord de l’écoumène laurentien. Après le régime agroforestier et l’hydroélectricité, l’exploitation minière occupe cette fois la part du lion dans les développements prévus. En effet, l’industrie minière est structurante pour tout le Plan Nord comme en font foi la refonte de la Loi sur les mines entraînée par celui-ci, ou la carte des infrastructures de transport prévues, qui – qu’elles soient routières ou maritimes – sont pensées en fonction des gisements miniers à exploiter. La transformation physique du territoire par le développement des ressources peut favoriser son appropriation symbolique par les nouveaux arrivants. Ainsi, le développement économique peut permettre l’expansion culturelle et politique d’un groupe exogène, la transformation physique du territoire étant suivie d’une appropriation symbolique des nouveaux paysages produits par le développement (Desbiens 2008).
De prime abord, le développement de l’industrie touristique au nord du 49e parallèle semble découler d’une autre logique. Présentée en décembre 2011 dans un document intitulé « Cultures et espaces à découvrir » (2011b), la nouvelle stratégie touristique nordique du Gouvernement du Québec affiche clairement ses intentions de faire des communautés autochtones des partenaires de premier plan. Ces intentions sont inscrites à même la vision et le premier axe d’intervention de la stratégie touristique, lequel axe vise l’« établissement de partenariats d’affaires équitables et profitables, notamment entre Autochtones et non-Autochtones » (ibid. : 10 et 20). S’ajoute à ces intentions premières celle de faire de la durabilité le concept phare dans la mise en forme de l’espace touristique du Nord (ibid. : 11).
Néanmoins, la stratégie est claire quant au caractère éminemment économique de la démarche. Le développement du tourisme au nord du 49e parallèle repose sur l’attractivité des espaces sauvages – « ces territoires vierges » (ibid. : 7) – et sur les cultures autochtones, parce que ces espaces et ces cultures assurent la mise en oeuvre d’un produit à haute valeur ajoutée (Ayres 2002) propre à « faire du Nord québécois une véritable destination touristique internationale » (Gouvernement du Québec 2011b : 7). Ainsi formulée, la stratégie gouvernementale ne dépeint pas tant les autochtones comme des partenaires d’affaires que comme une affaire ! S’il ne s’agit pas obligatoirement d’une plaie en soi, on est cependant en droit de se demander si toutes les communautés qui le souhaitent auront l’appui financier (public et privé) nécessaire au développement de leurs projets touristiques au sein de l’idéal de préservation et de promotion culturelles sur lequel ils reposent. Dans une logique marchande et aussi compétitive que l’industrie touristique – et parce que l’objectif de la stratégie doit se traduire par « des interventions ciblées » (ibid. : 19) –, n’est-il pas plutôt probable que seuls les projets jugés « profitables » en termes de retombées économiques pour les investisseurs seront considérés et menés à bien ? Économiquement, une telle rationalité est pleine de sens. Mais l’est-elle socialement ? Au nom du profit et de la rentabilité, le risque n’est-il pas grand que soient oubliés les bienfaits du processus de développement lui-même, de ces « externalités marchandes » que l’action sociale laisse dans son sillage : mobilisation et cohésion sociales ; sentiments de fierté et d’accomplissement collectifs et individuels ; confiance dans l’avenir et dans les moyens collectifs de capacitation ? À semer pareilles perspectives sur le tourisme, ne courons-nous pas le péril de récolter un espace nordique marqué au sceau des inégalités de développement ? Au-delà des retombées économiques envisagées par les « dragons capitalistes » – investissements gouvernementaux et privés dans un premier temps, et les dépenses des clientèles touristiques par la suite –, la quête de « retombées socioculturelles » ne devrait-elle pas être à l’avant-scène de nos préoccupations ?
L’Ours : en arrière-plan, les autres faces du Nord
Et pourtant, derrière les atouts mercantiles du développement touristique réside un potentiel de préservation culturelle et de mobilisation sociale et identitaire pour les peuples autochtones concernés (Gouvernement du Québec 2011b : 9), une force en soi qui n’est pas sans rappeler le rôle de l’Ours dans l’univers spirituel autochtone[5]. Il s’agit là d’une retombée socioculturelle inestimable à même d’appuyer les efforts incessants que font les communautés autochtones pour combler des besoins sociaux nombreux et améliorer des conditions de vie trop souvent précaires. Il suffit en effet d’un rapide survol des conditions de vie dans les communautés inuites et amérindiennes du Nord pour en esquisser un portrait peu enviable. La santé, l’éducation, la sécurité alimentaire ou l’accès à l’emploi sont autant de défis quotidiens auxquels doivent faire face ces communautés et leurs dirigeants.
Aussi faut-il beaucoup d’infrastructures pour permettre que des injections massives d’argent bénéficient aux communautés autochtones et inuites du Nord. À titre d’exemple, le système bancaire reste encore embryonnaire au Nunavik et beaucoup de travail reste encore à faire pour développer les réseaux financiers à l’échelle du territoire (Rodon 2011[6]). Le problème du logement est également une priorité pour les gens du Nord, de même que les questions de sécurité alimentaire (on pense ici au prix exorbitant de denrées de première nécessité) ou celle des soins médicaux (qui exigent souvent des déplacements hors communauté). Les penseurs et les acteurs du Plan Nord se doivent de faire prévaloir les besoins locaux en matière de formation et d’emploi et d’autoriser les initiatives de développement en fonction de ces besoins. Puisque de nombreux emplois seront créés et que les employeurs devront vraisemblablement privilégier la main-d’oeuvre locale, l’éducation et la formation professionnelle des travailleurs dans la région sont d’autres éléments reliés à la question des infrastructures. À l’heure actuelle, les institutions d’apprentissage postsecondaires (cégeps, universités ou collèges professionnels) font cruellement défaut, et ce à la grandeur du territoire.
Un autre enjeu social d’importance se situe au carrefour de deux questions : celle de l’emploi et celle du genre. Dans toute société, les fluctuations en matière d’accès aux ressources et d’organisation du travail – perçue dans son sens large comme l’éventail de tâches traditionnelles, domestiques, ou rémunérées – entraînent des changements dans les rapports entre hommes et femmes ; cette situation s’explique par la complémentarité des tâches effectuées par chacun des sexes. Si le Plan Nord entraînera de nombreux changements au niveau de l’économie régionale, ces changements se répercuteront assurément dans l’économie familiale. La question des rapports de genre – qui est étroitement liée à la santé et à l’habitat – demeure sous-représentée dans les débats entourant le Plan Nord et commande une réflexion approfondie sur un moins deux plans : celui de la parité des genres dans l’emploi et celui de l’impact de l’emploi hors communauté sur l’organisation familiale. Femmes autochtones du Québec a déjà soulevé le manque d’attention aux besoins des femmes en matière de développement nordique et parle d’un « cocktail explosif » en lien avec l’expansion de l’industrie minière comme employeur principal dans la région (voir le texte d’Aurélie Arnaud dans ce numéro). Il a beaucoup été question d’emploi avec le Plan Nord mais la majorité des emplois pressentis seront concentrés dans des domaines traditionnellement réservés aux hommes (mines, construction ou ingénierie). En retour, on peut penser que les femmes seront davantage représentées dans des domaines moins spécialisés, et aussi moins bien rémunérés (entretien ménager, alimentation, divers services reliés au tourisme, etc.). Le déséquilibre des genres dans l’emploi risque de se refléter dans la structure de l’organisation familiale, particulièrement en ce qui a trait au travail hors communauté : si une majorité d’hommes sont appelés à travailler régulièrement loin de chez eux, qui prendra le relai du soin de la famille et de l’économie domestique ? Les femmes subiront-elles un fardeau supplémentaire, ou même les grands-parents (hommes et femmes) qui, souvent, sont les premiers gardiens de leurs petits-enfants ? La capacité et la volonté des investisseurs économiques à favoriser l’équité dans l’emploi – quitte à redéfinir leurs pratiques et objectifs – auront un impact certain sur le succès et la portée sociale positive des partenariats envisagés.
La problématique du patrimoine culturel fait également partie des enjeux autochtones reliés au Plan Nord. Livres ouverts sur l’histoire et les cultures autochtones, les territoires regorgent de ressources véritablement « premières » à préserver. L’exploitation des ressources minières, hydroélectriques, forestières ou même touristiques non seulement modifie les paysages culturels autochtones, mais ajoute des niveaux d’accès et de gestion avec lesquels les communautés doivent composer dans la conservation et la mise en valeur de leur patrimoine. Étant donné les ancrages coloniaux qui servent de moteur à l’extension du Québec de base dans les aires autochtones du Nord, la question de la cogestion et du partage équitable des ressources est loin d’être résolue, et cela malgré les avancées quant aux rapports politiques entre autochtones et allochtones dans le nord du Québec.
Néanmoins, comme ce fut le cas dans les phases précédentes d’exploitation des ressources, l’ouverture d’un marché de l’emploi dans cette région peut fournir l’occasion à des centaines de Québécois du Sud de développer un rapport plus direct avec ce territoire et ses habitants en y séjournant comme travailleur. En effet, les programmes d’emploi représentent un atout de plus dans le développement d’une vision multiculturelle du Nord à condition qu’ils se déploient dans un registre où l’autonomisation des populations locales et le respect de la gouvernance autochtone sont reconnus d’emblée. Le Plan Nord est destiné à mettre en chantier beaucoup plus que des projets économiques. Par le développement des ressources et la mise en valeur de ce grand territoire, il jette également les bases d’une autre phase de dialogue entre les Québécois autochtones et allochtones. Dès lors l’un des défis les plus importants ne demeure-t-il pas le développement d’une vision interculturelle, voire multiculturelle, du nord du Québec ? Un travail de sensibilisation reste à faire afin de soustraire le Nord à l’emprise d’un imaginaire pionnier issu du Sud et de façonner des représentations inspirées des subjectivités locales. Là repose la force de l’« Ours » : dans la résistance à l’hégémonie laurentienne et dans l’ouverture au dialogue culturel.
Conclusion
« Ouvrir le Nord », au sens premier par lequel le Plan Nord s’ébauche actuellement, c’est s’évertuer à poursuivre de vieilles chimères géographiques : c’est concevoir l’espace nordique comme essentiellement vide et comme propre à accueillir « naturellement » les visées, les visions et les velléités du Sud ; c’est promouvoir une conception presque exclusivement économiste et capitaliste du développement. Lorsque le gouvernement affirme que le Nord représente « la dernière frontière de notre imaginaire collectif » (Gouvernement du Québec 2011b : 7), il met surtout cruellement en évidence le manque de substance de cet imaginaire. Les frontières sont appelées à être repoussées. Que restera-t-il du Nord, imaginaire ou non, une fois qu’il sera repoussé ? La vérité est que le Nord est avant tout un milieu de vie, avec ses coutumes, ses façons d’être, ses manières d’exister et de rêver. En dépit de ses bonnes intentions – relativement à la consultation et à la participation des communautés autochtones et au développement durable, autant d’efforts louables –, l’exécution actuelle du Plan Nord a bien mauvaise mine tant elle se fait sous le signe d’une précipitation provoquée par un marché des ressources premières inflationniste. À ce rythme, la menace que l’une des têtes du monstre dévore l’autre reste entière ; le Dragon pourrait bien finir avec la peau de l’Ours.
Que le développement du Nord puisse entraîner avec lui, par ses retombées économiques anticipées, une richesse collective profitable à l’ensemble du Québec n’est pas un problème en soi, loin de là. Il ne saurait toutefois y avoir de véritable « ouverture du Nord » sans d’abord « s’ouvrir au Nord » : s’ouvrir à ses communautés, ainsi qu’aux territorialités, aux besoins, aux imaginaires et aux espoirs qui les animent. Dans un tel cas, il est possible d’imaginer le développement économique comme un moyen mis au service d’une vision globale, forte de ses dimensions sociale, culturelle et environnementale, et qui ne fasse aucun compromis sur la nature vivable, équitable et viable du développement. Il est aussi possible d’imaginer alors le Plan Nord comme une occasion unique de redéfinir ce qu’on entend par « intérêt collectif québécois », bref, de s’investir pleinement et massivement dans le dialogue culturel et le partenariat multiethnique.
Appendices
Notes biographiques
Étienne Rivard, Ph.D. en géographie (Université de la Colombie-Britannique, 2005), est géographe historique et culturel et il est coordonnateur scientifique au Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ) de l’Université Laval. Ses recherches portent principalement sur la territorialité métisse au Canada, sur son expression cartographique (ancienne et contemporaine), ainsi que sur l’évolution de l’idée du métissage. Il s’intéresse aussi aux relations autochtones/non autochtones et au rôle qu’elles jouent dans le développement des régions et des localités québécoises. Il a notamment publié « Terra Nullius ou géographie de l’absence : les géographes québécois et la question autochtone au pays » (Cahiers de géographie du Québec, vol. 50, n˚ 141, 2006 : 385-392) et « Colonial Cartography of Canadian Margins: Cultural Encounters and the Idea of Métissage » (Cartographica, vol. 43, n˚ 1, 2008 : 45-66). En 2008, il a codirigé avec Caroline Desbiens un numéro de Recherches amérindiennes au Québec ayant pour thème « Relations durables : autochtones, territoires et développement ».
Caroline Desbiens, Ph.D. en géographie humaine (Université de la Colombie-Britannique, 2002), est professeure au département de géographie de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en géographie historique du Nord. Ses travaux portent principalement sur l’impact du développement hydroélectrique sur les paysages patrimoniaux, l’évolution du milieu bâti et la question des urbanités autochtones, autant dans les grandes villes que dans les communautés, et son approche est ancrée dans une vision féministe et participative de la recherche qui privilégie les savoirs territoriaux des femmes, la coproduction des connaissances et la valorisation des expertises locales. En plus d’avoir collaboré à quelques reprises avec Recherches amérindiennes au Québec, elle vient de publier : « Du wampum aux barricades : géographies du siège et espaces de réconciliation au Québec », dans Les figures du siège au Québec : concertation et conflits en contexte minoritaire (S. Harel et I. St-Amand, dir., Presses de l’Université Laval, 2011 : 65-87).
Notes
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[1]
L’emploi ici de la figure du Dragon est une référence mythologique – la « chimère » grecque est souvent représentée avec une tête de dragon en guise de queue – et économique ; pensons aux « dragons économiques », nom souvent donné aux pays émergents à fort taux de croissance, ceux d’hier (les pays du Sud-Ouest asiatique) comme ceux d’aujourd’hui (la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud).
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[2]
On pense notamment à Robert Bourassa qui, dans les années 1970, lancera le Projet de la Baie-James, point de départ de l’un des plus ambitieux complexes hydroélectriques en Amérique du Nord.
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[3]
Bien que, dans le cas des Innus, cinq communautés aient refusé de se présenter à la Table des partenaires.
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[4]
Ces plans furent mis sur pied par l’État à la suite de la Crise de 1929 et des problèmes de chômage qu'elle a occasionnés. Ces plans visaient, du même souffle, à coloniser la région de l’Abitibi : le plan Gordon, 1932-1934, le plan Vautrin, 1934-1937, le plan Roger-Augers, 1937-1939, et le plan Bégin dans les années 1940.
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[5]
Notons toutefois que la littérature sur le tourisme autochtone ne fait pas consensus. Si certains sont convaincus des possibilités favorables à l’expression culturelle que représente le tourisme, d’autres ne manquent pas de signaler en revanche l’importance des défis que pose aux communautés autochtones le regard porté par les politiques étatiques et par les clientèles touristiques sur leur culture, engendrant des réflexions parfois déchirantes sur l’authenticité culturelle au sein de ces communautés (Bunten 2010 ; Galliford 2010 ; Whitford et al. 2001).
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[6]
Cependant, la mise en place par la Caisse d’économie solidaire Desjardins, depuis la fin de l’année 2008, de coopératives de services financiers dans une quinzaine de communautés du Nunavik pourrait non seulement favoriser l’épargne chez les individus, mais aussi servir de levier économique pour les communautés. Voir <http://nunavikfinancialservices.com/fr/index.html>.
Ouvrages cités
- AYRES, Ron, 2002 : « Cultural Tourism in Small-Island States: Contradictions and Ambiguities », in Yorghos Apostolopoulos et Dennis J. Gayle (dir.), Island Tourism and Sustainable Development : Caribbean, Pacific, and Mediterranean Experiences : 145-160. Praeger, Westports.
- BUNTEN, Alexis C., 2010 : « More like Ourselves : Indigenous Capitalism through Tourism ». American Indian Quarterly 34(3) : 285-311.
- COURVILLE, Serge, 2000 : Genèse et mutations du territoire. Presses de l’Université Laval, Québec.
- DESBIENS, Caroline, 2008 : « Jardin au bout du monde : terre, texte et production du paysage à la Baie James ». Recherches amérindiennes au Québec 38(1) : 7-15.
- GALLIFORD, Mark, 2010 : « Touring ‘Country’, Sharing ‘Home’: Aboriginal Tourism, Australian Tourists and the Possibilities for Cultural Transversality ». Tourist Studies 10(3) : 227-244.
- Hamelin, Louis-Edmond, 1998 : « L’entièreté du Québec : le cas du Nord ». Cahiers de géographie du Québec 42(115) : 95-110.
- QUÉBEC, Gouvernement du, 2011a : Faire le Nord ensemble : Le chantier d’une génération. Ministère des Ressources naturelles et de la Faune, Québec. Sur Internet : http://www.plannord.gouv.qc.ca/documents/plan-action.pdf (consulté le 24 mai 2012).
- QUÉBEC, Gouvernement du, 2011b : Stratégie touristique québécoise au nord du 49e parallèle : Cultures et espaces à découvrir. Ministère du Tourisme, Québec. Sur Internet : http://www.tourisme.gouv.qc.ca/strategie49 (consulté le 24 mai 2012).
- Rodon, Thierry, 2011 : « Plan Nord : l’Université Laval étudiera l’impact chez les Inuits ». Propos recueillis par Annie Saint-Pierre, TVA nouvelles. Sur Internet : http://tvanouvelles.ca/lcn/infos/national/archives/2011/12/20111215-195026.html (consulté le 23 mai 2012).
- WHITFORD, Michelle, et al., 2001 : « Indigenous Tourism Policy in Australia: 25 Years of Rhetoric and Economic Rationalism ». Current Issues in Tourism 4(2-4) : 151-181.