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Je vais commencer par me présenter : je m’appelle Mali-Jane Vollant et je suis descendante d’Arthur Vollant, la première des petits-enfants de Mariette Tshernish et de Mathias Vollant. Je vis dans le territoire que ma famille appelle affectueusement : « Canatiche ». C’est ainsi que nous nous présentons : c’est par l’histoire familiale et par le territoire où nous avons été élevés que nous nous reconnaissons.
J’ai vécu avec mes grands-parents Vollant et je n’ai pas dit un mot de français avant l’âge de six ans. Je ne connaissais pas grand chose des coutumes de la ville. La forêt était ma ville, les lacs et les rivières étaient des routes et ils étaient notre eau courante. Quant à mon école, c’était la vie de tous les jours, c’était chaque instant passé avec mes professeurs : mes grands-parents. L’histoire écrite par les Blancs a fait de moi une aborigène, quelqu’un appartenant à une Première Nation, une autochtone, un membre de la communauté de Uashat – Mani-utenam. Mais j’ai aussi d’autres façons de me définir : je me décris comme quelqu’un qui pousse librement dans la nature, qui s’organise en général spontanément en dehors des lois et des règlements, qui se réalise au contact de la nature et qui se dit non apprivoisé ou difficile à apprivoiser. Je suis une Sauvage sur mes terres situées à 84 milles au nord-est de Sept-Îles. Sauvage parce que, malgré tous mes efforts pour devenir une Blanche, je n’y arrive pas et parce que je me sens bien là d’où je viens. Depuis peu, le pied non sauvage a laissé des traces dans ma forêt. Et maintenant, je ne dors plus, je ne mange plus et je suis devenue autodidacte dans tous les domaines parce que le Plan Nord a décidé de se pointer le nez chez moi.
Ces terres, auxquelles ma famille et moi appartenons, ont récemment fait l’objet d’une exploration par la SOQUEM[*]. Cette compagnie s’est installée, a fait des trous, a bûché des zones et a construit des camps par l’entremise de Nemetau, une compagnie de construction locale qui a été engagée par certains leaders politiques de la communauté sans que nous en ayons été avertis. La SOQUEM ayant publié sur Internet les résultats de sa recherche de minerais et ayant trouvé des investisseurs (ailleurs qu’au Canada), un géologue est venu nous rencontrer, ma famille et moi, pour nous exposer toutes ses informations sur le projet Kwijibo.
C’était le 19 juillet 2011 (la journée de mon anniversaire). Selon mes recherches, le géologue avait l’obligation de tenir cette rencontre en raison d’un jugement de la Cour suprême du Canada dans les causes dites Haïda et Taku River, en Colombie-Britannique[**]. Il appelle ça une « consultation » et j’appelle ça une supercherie de première puisque l’information n’a circulé qu’à sens unique. Il nous a parlé de relocalisation et d’expropriation. Mais il est inconcevable, pour nous, de quitter notre territoire, de partir de chez nous. Ce serait peut-être différent si nous avions délaissé nos terres. Mais ce n’est pas le cas, nous sommes ancrés dans notre chez-nous.
Après avoir manifesté notre opposition au projet lors de la soi-disant « consultation » du mois de juillet, nous avons cru que celui-ci avait été abandonné, que la Compagnie avait plié bagage et quitté notre territoire. Quelle erreur ! Je préparais un ancien portage que mon grand-père faisait autrefois et j’avais besoin de nouvelles cartes car les siennes étaient trop usées. J’ai donc consulté Google Earth pour travailler sur le portage mais aussi pour l’agrandir et faire le tour complet de Canatiche. Et voilà que je trouve sur mon chemin, à travers lacs et rivières, le projet Kwijibo ! Alors toutes sortes de questions sont apparues. Il me semblait pourtant que nous avions été clairs dans les lettres adressées, avec l’aide d’un cabinet d’avocats, à la compagnie SOQUEM ainsi qu’au ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF).
Nous avons donc commencé de sérieuses recherches et nous avons trouvé les preuves écrites que la SOQUEM était encore là, à faire de l’exploration minière sans notre consentement. Bien que nous ayons envoyé plusieurs lettres au MRNF indiquant que nous nous opposons à ce projet, il a quand même émis des permis d’exploration. Il faut dire que certains membres de ma communauté avaient pris les devants en négociant une entente avec la SOQUEM.
Voyant cela, ma famille s’est réunie et c’est alors qu’elle m’a donné le mandat d’être son porte-parole. Depuis, toutes les deux semaines, j’organise des réunions sur le sujet. L’information circule entre les membres, et j’ai besoin de toutes leurs opinions ainsi que de leurs décisions pour connaître l’orientation du groupe. Nous nous divisons les tâches pour comprendre tous les aspects du problème et, surtout, pour les résoudre.
Puis, en décembre 2011, nous avons insisté pour rencontrer les membres du conseil de bande Innu-Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam (ITUM). Nous leur avons fait part de nos préoccupations face à ce projet de mine. Nous avons même énuméré nos propres projets pour notre territoire. En effet, nous envisageons d’y faire du développement touristique puisque nous y avons déjà une pourvoirie qui est si chère à nos yeux et qui dispose de toutes les installations requises. Nous voulons, par nos projets touristiques, que cette pourvoirie prenne de l’expansion et devienne une référence internationale pour tous ceux qui veulent nous connaître, nous, les Sauvages dont les revendications sont mal comprises.
Après la rencontre que nous avons eue avec ITUM, nous avons eu accès à un vol d’hélicoptère offert par le conseil. Trois membres de la famille ont pu y prendre part. Ils n’ont que survolé notre territoire et pris des photos mais ce fut suffisant pour nous renseigner. Quelle déception quand j’ai entendu ce qu’ils nous ont raconté et vu les photos qu’ils avaient prises !
Depuis, j’ai envoyé de nouvelles lettres au nom de ma famille à la compagnie SOQUEM, à Nemetau et surtout au MRNF. Celui-ci m’a répondu par lettre, affirmant que notre territoire fait partie des terres publiques, que ces terres appartiennent au gouvernement du Québec et que les permis d’exploration seront maintenus.
Contrairement à nos frères et soeurs d’autres provinces du Canada, ma famille n’a jamais signé d’entente, de convention ou de traité. Nous n’avons jamais cédé ni vendu nos terres à la Couronne non plus. Alors pourquoi, tout à coup, lui appartiendraient-elles ? J’ai en ma possession un papier du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (division des Affaires indiennes[***]) disant que le territoire dont je parle ici appartient à mon grand-père Arthur Vollant. Ce papier est daté de 1958 et signé par un certain monsieur Nadeau, surintendant. Pourquoi sa signature n’aurait-elle aucune valeur ? Cela voudrait dire qu’un constat d’infraction signé par un policier n’a aucune valeur, que la signature d’une certaine Lily sur mon certificat de naissance ne vaudrait rien non plus. Pourtant dans l’Acte des Sauvages[****], à l’article 3, il est mentionné :
Le ministre peut autoriser le sous-ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien ou le fonctionnaire qui est directeur de la division du ministère relative aux affaires indiennes à accomplir et exercer tout pouvoir et fonction que peut ou doit accomplir ou exercer le ministre aux termes de la présente loi ou de toute autre loi fédérale concernant les affaires indiennes.
Où est la logique ? Si le gouvernement ne respecte pas sa signature, pourquoi est-ce que je respecterais les lois, les autres ententes, les expropriations ?
Monsieur Nadeau a signé une reconnaissance de droit de propriété ou de biens immobiliers, c’est-à-dire, dans mon cas, de mon droit de vivre dans un territoire qui est ma maison. Les lois qui existent au Canatiche sont les nôtres puisque la Loi sur les Indiens ne s’applique pas à notre terre contrairement à ce que l’on veut nous faire croire. De plus, je remarque qu’il est facile de formuler qu’une chose nous appartient simplement en l’énonçant. Je trouve absurde qu’une personne affirme que ma maison lui appartient alors qu’elle n’y a jamais mis le pied.
Quant au Plan Nord du gouvernement du Québec, ai-je vraiment envie de le respecter ? Bien sûr que non, puisque nous ne sommes pas considérés comme égaux. Ça me soûle, ces discours sur les relations « de nation-à-nation ». Ceux qui les tiennent ne visent qu’à nous faire taire, qu’à nous inciter à continuer de croire leurs mensonges et ce, pour leur permettre de mieux s’approprier nos terres. L’Acte des Sauvages a été inventé pour prendre ce qui nous appartient de plein droit. Nous ne sommes pas des enfants qui voulons être pris en charge. Nous étions capables de vivre avant l’arrivée des étrangers et nous en serions encore capables dans le contexte actuel si on cessait de nous mettre des bâtons dans les roues. Comment les Autochtones peuvent-ils s’émanciper s’ils n’ont pas la possibilité de gérer leurs propres compagnies ou de participer activement à celles qui s’introduisent chez eux ? Le fait de donner des compensations en argent aux conseils de bande ne suffit pas. Le cycle de la pauvreté monétaire ressurgit après toutes les ententes de ce genre et nous deviendrons des nuls du progrès si nous nous laissons faire. De toute manière, ma famille n’est pas intéressée par le côté monétaire et je ne laisserai pas ITUM enlever à ma famille ses droits territoriaux ou titre aborigène ou droit de propriété – quels que soient les termes utilisés – ou employer toute autre façon de s’approprier la terre des Vollant par abus de pouvoir politique.
En continuant de nous battre et de chercher des appuis, je me suis aperçue que nous nous dressons également contre des membres de notre communauté. Quelle déception mais aussi quelle tristesse de devoir passer outre à leurs façons de voir ! En effet, bien que ce soient des cousins et cousines, des amis, des collègues et des gens que je côtoie, je dois avancer pour ce que j’aime le plus au monde : ma famille. J’ai reçu très récemment une lettre de la compagnie SOQUEM qui stipule qu’elle est en relation avec ITUM (sous-entendu : une entente est actuellement en négociation) et qu’elle ne prend pas les objections de ma famille en considération. J’ai l’impression d’avoir reçu par courrier un gros couteau dans le dos mais aussi dans le coeur. Tout ça pour de l’argent parce que, dans ma communauté, il existe deux sortes de mentalités : il y a ceux qui vivent encore dans leurs territoires et ceux qui perdent leur appartenance à leurs terres. Dans mon cas, je trouve que de garder mon territoire intact est plus intéressant et plus important.
Pour terminer, voici une phrase que mon arrière-grand-père a transmise à ses enfants avant de mourir : « Ne vendez pas la terre parce qu’elle perdure d’une génération à l’autre. L’argent, quant à lui, ne dure pas et ne restera pas. » Ce sont des paroles très sages de sa part et je ne peux que lui donner raison. Le Plan Nord envahit ma façon de vivre, mon bonheur, ma famille – qui se remet des décès de cinq de ses aînés en six ans. Nous n’avons même pas le temps de faire notre deuil qu’on nous transperce le coeur avec ces trous dans notre sol. Ma famille est prête à employer tous les moyens (juridique, politique et médiatique) pour empêcher la compagnie de s’installer chez nous et ce sera sur nos terres que nous nous ferons écouter. J’ai lu une réflexion dernièrement, que je voudrais également vous faire partager : quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson pêché, alors vous découvrirez que l’argent ne se mange pas.
[Février 2012]
Appendices
Notes
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[*]
La SOQUEM, « Société québécoise d’exploration minière » a été créée en 1965 en tant que société d’État. Depuis 1998, elle est devenue, sous le nom de SOQUEM inc. une filiale d’Investissement Québec. [NDLR]
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[**]
Nation haïda c. Colombie-Britannique [2004], et Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique [2004]. Dans les arrêts relatifs à ces causes, la Cour suprême a statué que la Couronne a l’obligation de consulter et, le cas échéant, d’accommoder les nations autochtones concernées s’il y a risque d’atteinte à leurs droits ancestraux ou issus de traités, que ces droits soient établis ou potentiels. [NDLR]
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[***]
Au fil du temps, la direction des Affaires indiennes a relevé de différents ministères. Entre 1953 et 1966, c’est le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration qui en avait la responsabilité. [NDLR]
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[****]
Connu aujourd’hui sous le nom de Loi sur les Indiens. [NDLR]