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Je n’ai pas bien connu le Rémi Savard de 1970, au temps où il déployait toutes ses énergies pour soulever le poids de l’indifférence et la masse de l’ignorance relative aux Indiens du Québec. Curieusement, je le connais mieux aujourd’hui, maintenant qu’il est vieux, et que sa course se mesure amplement.
Il y a cinquante ans, l’anthropologie québécoise faisait ses premiers pas. Jusque-là, les Américanistes avaient été des Européens, les anthropologues étaient des Américains. Nos professeurs étaient suisses, belges, français ou américains. Et l’anthropologie coloniale n’avait pas fini de rouler ses vagues empoisonnées jusque dans les salles de cours. Diamond Jenness avait écrit l’oeuvre de référence sur les Indians of Canada, ouvrage approuvé par le gouvernement fédéral. Le fait que Jenness était un grand promoteur du racisme scientifique et conseiller des Affaires indiennes, le fait aussi que certains de ses écrits soient d’une monumentale bêtise, cela ne dérangeait personne, en 1960. Certains « Anglais » disaient encore ouvertement que la finance et le génie échapperaient pour toujours aux Canadiens français frappés d’une tare génétique se manifestant dans une légère mais néanmoins remarquable déficience intellectuelle collective. Cette tare, d’ailleurs, était la même que celles des Sauvages, c’est-à-dire un retard, une incapacité suffisante pour disqualifier l’Indien au tribunal du libre-arbitre.
Au Québec, c’était le vide. Les écoles enseignaient encore la peur des Iroquois, le mythe de la cruauté indienne, l’insignifiance des Hurons et des Algonquins, faibles alliés, éternels perdants. Nous étions aux prises avec les démons de Lionel Groulx, une autre sorte de racisme, la théorie de la race justement, une langue, une foi, une patrie. Pour Groulx, inventer Dollard allait de soi, inventer l’Indien ridicule allait de soi aussi. Nous nous débattions avec les travaux sérieux de Robert Rumilly, une histoire nationale décourageante, humiliante même, un récit d’extrême droite dont les partis pris ne trompaient personne.
Le jeune professeur d’anthropologie, Rémi Savard, partait perdant en 1965, il n’avait aucune chance de survivre à la conjuration des imbéciles. Il ne fut même pas de l’école ethnographique des Américains ou des Britanniques. Il fut plutôt formé aux questionnements des ethnologues parisiens. Se retrouver dans le giron de Claude Lévi-Strauss n’était pas une mauvaise affaire. Néanmoins, les jeunes Canadiens d’alors qui s’en allaient en France pour revenir avec des instruments du structuralisme en poche, faisaient figure de révolutionnaires à tendance suicidaire.
Homme de mauvais caractère, certainement pas colonisé, Rémi Savard entreprit son combat à lui. Alors que d’autres pensaient à la révolution communiste mondiale, à l’amour libre et à la création d’une nouvelle société sans barrières aucunes, sans inégalités, sans différences, à tu et à toi, lui, il se mit dans la tête de démontrer que la mythologie algonquienne valait bien la grecque. Il fallait quand même avoir du culot ! Quelle était cette idée farfelue de supposer une culture intellectuelle élaborée, profonde et complexe parmi des gens que chacun voyait, quand il les voyait, comme de pauvres hères en marge de tout. Pour cela, Rémi Savard devait commencer par démontrer que les Indiens existaient. Cela n’était pas évident. Les seuls Indiens connus alors étaient ceux de notre folklore inoffensif, le chef Poking Fire de Caughnawaga, les Hurons de Lorette, les Abénaquis d’Odanak. L’affaire s’arrêtait là. Mais lorsqu’il était question de parler des autres Indiens du Québec, les Montagnais et les Cris, les Algonquins et les Micmacs, des Inuits aussi, alors, les portes se refermaient bien vite, hormis les univers traditionnels des « affaires culturelles », folkloriques et inoffensives. Personne ne s’intéressait sérieusement à Nichicun, à Mistissini, à Obedjiwan, à Mingan, ce Mingan des Innus, à Natashquan, ce Natashquan des Innus*.
Pour le jeune anthropologue qu’était Rémi, toutes les étoiles de la contrariété s’alignaient dans le ciel de la misère. Car en même temps, le Québec choisissait sa voie, il entrait dans une intense période d’activités nationales décisives. Parmi celles-là, la découverte de sa territorialité nordique, le projet de la Baie-James, prolongement de nos exploits de la Manicouagan, l’affirmation de notre génie, la maîtrise d’un Québec nouveau, prospère et assez fort politiquement pour faire la gueule à Ottawa et un pied de nez aux Anglais.
Cette formidable course n’avait pas besoin d’anthropologues, classés dans la catégorie inutile des « logues », ces « pelleteux » de nuages, ces empêcheurs de tourner en rond. La société moderne du nouvel État avait besoin d’ingénieurs et de comptables. Je m’en souviens, on se moquait des anthropologues dans ce temps-là, à la radio, à la télévision. Et si « être anthropologue » était déjà un fait curieux, quasiment condamnable, « être un anthropologue » s’intéressant aux Indiens, et aux Indiens du Québec en plus, cela était un comble.
Envers et contre tous, Rémi Savard s’attela à la tâche de recueillir et d’étudier la mythologie montagnaise-naskapie. Il participa à la réhabilitation de la philosophie algonquienne innue. Car, on en conviendrait mieux aujourd’hui, y a-t-il pire pour un monde que de passer pour primitif, sans histoire, sans vie intellectuelle et sans culture ? Nous avons tous travaillé fort à l’époque, nous les anthropologues, pour faire sauter les verrous de cette barrière de préjugés, redonnant une dignité aux savoirs algonquiens. Dans cette quête, Rémi était notre référence, avec ses écrits, son laboratoire, ses collaborateurs, ses recherches et ses trouvailles.
Mais qui se souciait de Tshakapesh parmi les journalistes, les politiques ou les chroniqueurs ? Rémi Savard parle bien, il écrit bien. La parole bénéfique ou la belle écriture ne suffisent de rien. Il est tellement facile d’ignorer et de faire comme si personne n’entendait. Rémi fit quand même ce qu’il voulait faire : contribuer à faire sortir de l’ombre ces Indiens que la majorité ne désirait pas voir. Il y avait plus. Derrière l’exercice de reconnaissance culturelle, celui de l’ethnohistoire aussi, se tramait la difficile question des droits. Rémi Savard prit part à la révolution tranquille des Indiens du Canada qui, à partir de 1972, apparurent sous le radar de la politique canadienne.
Au Québec, comme ailleurs au Canada, cette révolution fut un choc. Qui sont ces Indiens qui prétendent à quelques droits fondamentaux ? Il n’était pas facile à un Robert Bourassa de reconnaître que les Indiens existaient, et qu’ils avaient un poids politique ainsi que des droits inaliénables sur le territoire, ou qu’ils étaient autre chose qu’une contrariété fédérale. Je travaillais à Mingan à l’époque, et je me préoccupais, tel un lunatique, du savoir innu en regard des animaux, le bestiaire des Algonquiens en quelque sorte. J’étais protégé des « actualités » par ma jeunesse, par mon anonymat, par ma passion folle, et le fait que je passais ma vie sur le terrain. Mais Rémi était, lui, dans la mire, sorte de médiateur, haut-parleur, dénonciateur des excès présents et passés.
Dans les journaux, on parlait des Cris sans savoir qui étaient les Cris. On parlait de La Romaine sans savoir qui étaient les gens de La Romaine, encore moins où était la rivière Romaine. Les questions politiques étaient très chaudes, mais cela volait très bas. Aujourd’hui, je comprends mieux ce qu’a pu traverser Rémi Savard, les océans de mauvaise foi, les continents de cynisme, la bêtise toute nue. Expliquez-moi, Monsieur Savard, en une minute, qui sont ces excités à la peau foncée qui mettent des filets au travers des rivières à saumons ? Dites-moi, Monsieur Savard, pourquoi la « tribu » des autochtones de Sept-Îles est-elle si arrogante ? Finalement, Monsieur Savard, en dix secondes, pourquoi nos autochtones sont-ils si plates en regard des magnifiques Navahos ou des Sioux si bouleversants ?
Il a pris fait et cause, pour la justice, pour la dignité, pour des peuples oubliés et laissés pour compte. Ce n’est jamais bien grave, quand ce sont des autochtones. Ce sont des habitués à la misère. Quand il s’agit d’eux, tout fait relâche, les enquêtes de police, les soins de santé, le logement. N’en fait-on pas déjà trop ? Dure besogne en effet que de recommencer sans cesse la discussion. Les Indiens dérangent, ils brouillent les cartes et pire, ils sont contre les nationalistes québécois ! Nuisances publiques que ces réserves qui gâchent le paysage ! Ce sont des créatures du gouvernement fédéral, ils parlent anglais, trop souvent !
En vieillissant, on a parfois l’impression que le monde ne change pas. Il est plus fort que nous, le monde. Je ne sais pas ce que nous nous dirions, Rémi et moi, assis l’un près de l’autre, à la table des vieux qui n’ont plus d’autres choses à faire que de parler de leurs aventures de vie. Je ne sais pas vraiment. Mais il se pourrait bien que nous nous mettions à blaguer, à propos de la beauté maltraitée, de la dignité malmenée, à propos des silences et des omissions, à propos de la décadence politique. C’est l’élégance de l’ironie. Et Rémi Savard a toujours eu le regard moqueur du « coyote » qui met tout à l’envers dans la cabane trop bien rangée. Car il se peut bien que le Rémi d’aujourd’hui s’ennuie des insultes de Pierre Elliot Trudeau, qu’il s’ennuie de l’insaisissable René Lévesque, et des protagonistes de ce qu’il faut maintenant appeler « l’ancien temps ». Imaginer, traverser des époques, accumuler les luttes, pour finalement avoir affaire au gouvernement conservateur de Monsieur Harper ! Il a lu la « Forêt vive », notre Premier ministre canadien ?
Il y a plus de quarante ans, je mangeai à la table de Jacques Rousseau, au Salon des Professeurs de l’Université Laval. Je revois ses cheveux blancs, ses yeux profonds, je réentends encore sa voix. Je le voyais très vieux, il ne l’était pas ; il n’avait alors que 64 ans, l’âge que j’aurai demain. Mais il atteignait quand même la fin de sa vie, car il allait mourir, l’été suivant, je crois. Moi, j’étais un étudiant de 22 ans, un invité impressionné à la table d’une légende. Jacques Rousseau parla beaucoup, haussa souvent le ton, en fait il dérangeait volontairement les gens autour de lui. On aurait dit que certaines phrases s’adressaient aux autres tables où discutaient des professeurs.
Il a parlé de la pauvreté culturelle du monde dans lequel il vivait, il parlait des gens sans envergure qui étaient trop nombreux dans les postes de pouvoir. Alors que je lui exprimais ma passion pour les cultures amérindiennes, il me recommanda de ne jamais rien attendre d’une société qui n’en veut rien savoir. Il était cynique, amer, très dur dans ses propos. Je n’ai jamais oublié cette conversation qui m’avertissait « de ne jamais rien attendre du monde dans lequel je vivais ». Cela ressemblait beaucoup aux conseils de ma mère. Derrière ce cynisme par trop apparent, je le sais aujourd’hui, se cachait une grande sagesse. Car il se mit rapidement à me parler du Labrador, des Innus, de la forêt boréale, et ses yeux s’allumaient. Il me parla de Mina Hubbard, qu’il avait bien connue, il s’emporta en parlant de la taïga, du Nord, des Cris, des épinettes et des animaux. Nous étions sur la même longueur d’onde de beauté.
Finalement, Rousseau me dit qu’il avait en sa possession des notes ethnographiques d’un jeune anthropologue américain décédé sur le terrain, parmi les Montagnais de Davis Inlet. Il me proposa de mettre de l’ordre dans ces notes. « Ne soyez pas surpris, vous verrez des listes de noms que les Montagnais donnent à leurs chiens ! Ne riez pas, et surtout, prêtez une attention sérieuse à ces listes ! »
Voilà peut-être ce que serait le sujet de notre conversation, Rémi et moi, si nous étions deux vieux à la table des vieux. Nous parlerions de la vie, de la mort, de la renaissance de Tessouat, de l’oeil crevé de l’Algonquin, de l’oeil crevé de tous les chefs de cette lignée. Nous parlerions du rire précolombien, mais aussi de l’histoire « passionnante » des Affaires indiennes en ce pays, de la révolte d’Esprit errant et de celle de Mistamashk, Gros Ours. Il me conterait ses récits imaginaires, des vues et des aperçus qui l’auront occupé, le temps de sa vie, qui l’occupent encore, le temps de ses vieux jours. Et nous parlerions de nos noms, du nom de nos chiens, et de notre véritable identité. Qui sommes-nous ? Les enfants métis d’une américanité à la fois ancienne et nouvelle, une américanité enterrée vivante. Il est impossible « d’être québécois » dans le sens moderne du terme, sans nous réconcilier d’abord avec le long chemin de métissage culturel et biologique qui a donné naissance à notre peuple. Les Amérindiens ne sont pas devant nous, ils sont Nous.
Il y a plus de quarante ans, je montais dans le DC 3 des Ailes du Nord, sur la piste d’asphalte de Longue-Pointe-de-Mingan, en direction de Sept-Îles, puis de Montréal. Je revenais d’un séjour de plusieurs mois parmi les Innus de Mingan. L’avion, comme à son habitude, arrivait de la Basse-Côte. Je me suis assis tel un jeune homme discret prenant son siège sans déranger personne. L’appareil décolla lourdement. Rémi était à bord et il jasait d’abondance avec quelqu’un, mais en fait, il riait plus qu’il ne jasait. Il riait plus fort que le grondement des moteurs du DC 3, ce qui n’est pas peu dire. On parle ici d’un rire ancien, d’un rire qui enterre le bruit des avions.
Il a pris la relève de Jacques Rousseau, le jeune Rémi Savard, aussi désagréable, passionné, fou que le vieil homme aux cheveux blancs. Mais il a traversé une époque plus folle et plus surréaliste que celle du botaniste délinquant. Je retiens de Rémi son rire, son rire coupable parce qu’étrivant. Il est resté, tout au long de sa course, une référence incontournable. Il est de ces rares visages dont les gens pourraient dire simplement : qu’aurait été ce temps s’il n’avait été là ?
En étudiant les autres, il se regarde dans une glace. Il est ce jongleur qu’il analyse et représente. Il est ce poème, il est ce chant. Et il poursuit sa veille, son chemin, sa traque, loin encore d’avoir épuisé le fébrilement de ses justes indignations.