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L’ouvrage Corps, cosmos et environnement chez les Nahuas de la Sierra Norte de Puebla (2009) est le fruit d’une collaboration – une aventure anthropologique et humaine – de plus de trente ans[1] entre ­l’anthropologue Pierre Beaucage et des membres de communautés et d’orga­nisations nahuas[2] de la région de Puebla au Mexique. D’entrée de jeu, le style d’écriture utilisé par ­l’auteur, mêlant narration, auto­biographie et analyse descriptive, entraîne le lecteur vers une nouvelle forme d’ethnographie, celle où ­l’anthropologue ne s’éclipse plus derrière ses données, mais où son cheminement personnel et ses inter­actions avec ses interlocuteurs occupent une place capitale. L’apprentissage de la langue et le développement des rapports de familiarité et de confiance avec des individus, des familles et des organisations nahuas ont permis à l’anthropologue de réaliser des découvertes qu’il n’aurait sans doute pas anticipées trente ans plus tôt. Notons, par exemple, celles qui se rapportent à la taxonomie nahua liée à la faune et à la flore. Ces études qui ont été menées à partir de préoccupations et de désirs localement exprimés et qui ont été ­réalisées conjointement avec une organisation nahua, le Taller de Tradición Oral, ont permis à l’auteur de connaître et de partager avec nous un nombre important d’éléments et de facettes faisant partie de la cosmologie locale : les représentations collectives du monde et la sociabilité nahuas.

L’auteur entraîne d’abord les ­lecteurs au coeur de son terrain, chez les Nahuas de la Sierra Norte dans l’État de Puebla au Mexique. Des­cendants des Aztèques et aujourd’hui établis dans les États du centre et de l’est du Mexique (Puebla, Veracruz, Hidalgo, San Luis Potosi, Guerrero), les Nahuas constituent le plus grand peuple autochtone du Mexique, comprenant, en l’an 2000, près d’un million et demi de ­personnes. Ces populations sédentaires et se prêtant à l’élevage et à l’horticulture maraîchère[3] depuis plus de quatre mille ans ont dû subir, au courant des derniers siècles, une histoire de colonisation, d’expro­priation foncière et d’exclusion sociale et politique. L’étalement de la religion catholique et de la modernité a certainement rejoint les communautés nahuas les plus isolées. Ces dernières ont défini et continuent à redéfinir leur sociabilité et leur rapport au monde en conjuguant des éléments issus de la tradition et de la modernité.

En plus de nous offrir une perspective ethnohistorique fortement documentée, la trentaine d’années d’expériences et les contacts récurrents entre Pierre Beaucage et les membres des communautés nahuas[4] de la région de Puebla offrent justement cette démonstration in situ des capacités novatrices et des formes de résistance dont fait preuve la population locale. À l’instar de plusieurs groupes autochtones des Amériques et d’ailleurs dans le monde, les Nahuas se sont approprié certains instruments coloniaux (langue, édu­ca­tion, système politique et législatif) imposés par la société dominante afin de faire entendre leur voix et de revendiquer leurs droits. Ils ont mis sur pied diverses associations et institutions, dont le Tosepan Titataniske, le Taller de Tradición Oral et le Grupo Youalxochit. Ils participent au mouvement pan-autochtone d’affir­mation culturelle et identitaire. L’ouvrage Corps, cosmos et environnement et l’ensemble des études issues de la longue collaboration entre Pierre Beaucage et le Taller de Tradición Oral s’inscrivent dans cet esprit de (re)valorisation des savoirs autochtones et de transformation des rapports politiques et interethniques :

[L]a mise en lumière des connaissances autochtones concernant le terroir, avec sa faune, sa flore, ses minéraux, sa topographie, témoigne de son appropriation réelle par un peuple autochtone et sert d’appui à sa réappropriation juridique et politique.

p. 384

Progressivement, les Nahuas voient leurs rapports à la société dominante et à l’État mexicain se transformer. Ils deviennent de plus en plus présents sur la scène politique régionale et nationale et intègrent même, à diverses occasions, certaines sphères de pouvoir reconnues par les instances gouverne­mentales. La réappropriation et la valorisation par les autochtones de leurs connaissances, de leurs pratiques et de leur autonomie ont pour effet de transformer les rapports interethniques, mais également les relations avec les chercheurs qui, comme Beaucage, apprennent désormais à mettre en pratique une recherche collaborative et orientée par les acteurs locaux selon leurs besoins et leurs préoccupations.

Comme nous l’avons vu, c’est grâce à son immersion au sein de la société et de la langue nahuas que Pierre Beaucage pourra découvrir des éléments profonds – des représentations et des valeurs – de la culture nahua. À travers cet ouvrage, le lecteur est invité à outrepasser son propre modèle conceptuel pour intégrer ou, du moins, connaître les conceptions et les représentations nahuas liées à la faune, à la flore, au paysage et à la santé. Progressivement, celui-ci découvrira une conception de la nature et de l’espace liée métaphoriquement au corps même de l’être humain. Chez les Nahuas, la tête (kuait), la lèvre (tepeten) et le coeur (yolot) prennent régulièrement un sens métaphorique spatial pour indiquer le haut (la tête), le bord (la lèvre) et le centre (le coeur). Le sommet d’une montagne (tepekuako[5]) est sa « tête ». La bordure serait sa « lèvre » (tepeten), ses flancs, ses « cuisses » (tepekespan), et sa base, son « anus » (tepetsintan) (p. 157-158). Le parterre avant où la maison communique avec l’espace public est « la bouche de la maison » ­(kaltenoj). Le jardin en arrière est « l’anus de la maison » (kaltsintaj) [p. 160]. Les collines sont des « têtes de terre » (talkuait) [p. 158].

La métaphore du corps est également utilisée dans diverses expressions. Ainsi, pour parler d’échange ou de réciprocité, on dit momakepa ‘retourner la main’. Pour certains états d’âme, on fait référence au coeur : yolkuali ‘coeur bon’, yolnentok ‘coeur qui marche’, ‘inconstant’. Comme le coeur (yolot) est habituellement rattaché au monde des ­émotions, la tête (kuait) est liée métaphoriquement à des capacités cognitives.

Les Nahuas ont développé une classification de la faune et de la flore qui se distingue en plusieurs points de la tradition linnéenne. Pour ce qui est de la flore, on retrouve trois grandes catégories (arbres : kuouit, herbes : xiuit et lianes : kuomekat) que l’on différencie selon l’apparence et la croissance des végétaux, notamment la forme et la rugosité de la tige (p. 197, 204). À l’intérieur de ces catégories, les Nahuas distinguent d’autres regroupements basés sur la forme des fruits, sur la présence ou non de tubercules ou sur les dommages que le végétal cause sur d’autres plantes utiles (p. 204). Pour ce qui est de la faune, les classifications peuvent être à la fois taxonomiques, analogiques et pratiques. Les animaux sont regroupés selon leurs apparentés perçus et connus ou selon leurs rapports avec les humains, comme c’est le cas pour les mammifères. Pour ces derniers, on distingue les animaux domestiques (tapiyalmej ‘les animaux que l’on surveille’), les gibiers (kuoujtajokuilimej ‘les animaux de la forêt’) et les bêtes féroces (tekuanimej ‘les mangeurs d’hommes’) :

Il y a ceux qui chassent et mangent l’homme : les fauves (tekuanimej). Ceux qui sont chassés et mangés par lui : les animaux de la forêt (kuoujtajokuilimej). Et enfin, ceux qu’il nourrit avant de les consommer à son tour, comme plusieurs animaux domestiques (tapiyalmej).

p. 251

L’auteur nous transporte aussi dans une conception du monde, de la santé et de la maladie définie selon le contraste chaud/froid. Dans la perspective présentée, la médecine et la santé nahuas se structurent autour d’un équilibre à préserver entre le froid (sesek) et le chaud (totonik). Dans plusieurs cas, aux maladies décrites comme « chaudes », un remède « froid » sera appliqué et vice-versa. Par exemple, à la suite d’une morsure d’un serpent (considéré comme animal « froid »), on utilisera comme remède une plante médicinale « chaude » (p. 233). La catégorisation des plantes comme étant « chaudes » ou « froides » est régulièrement définie selon la consistance de la plante et sa localisation. Ainsi, une plante qui est plutôt sèche et dure serait considérée comme « chaude » alors qu’une plante tendre et humide serait perçue comme « froide ». Une plante poussant dans la terre ou près de l’eau aurait tendance à être connue comme étant « froide » alors qu’une plante poussant davantage sur la pierre et sur le sable serait « chaude » (p. 178).

À travers son analyse, l’auteur ne prétend aucunement décrire un système classificatoire ou développer une épistémologie de manière finie et fermée. Il tente plutôt de partager ses découvertes à propos d’un système qui se veut ouvert, « doté de catégories non exclusives, liées aux impératifs du quotidien » (p. 179). Le cheminement et l’engagement de l’auteur auprès de familles et d’organisations nahuas de la Sierra Norte lui ont permis de saisir en partie cette cohérence qui participe à la spécificité et à la contemporanéité nahuas. Et c’est un peu tout cela qui est transmis dans l’ouvrage Corps, cosmos et environnement : une « aventure » d’une vie, des rencontres, des apprentissages, des réflexions, des découvertes et des connaissances qui sauront intriguer et intéresser tous les lecteurs désirant en apprendre davantage sur l’histoire et sur la réalité contemporaine d’une société organisée qui a encore beaucoup à nous enseigner.