Les ouvrages collectifs méritent d’être lus ne serait-ce que pour la contribution individuelle de chacun des co-auteurs et autrices. D’autres méritent des louanges pour l’effet d’ensemble qu’ils produisent chez les lecteurs. Le thème du nihilisme de ce livre nous a comblé sur ces deux plans. De Platon à Foucault, en passant par Machiavel, Hegel, Marx, Nietzsche, Heidegger, Cioran, Rand et Arcan, la question du nihilisme y est explorée de manière très probante. Dans le premier chapitre, Maxime Plante tente de remonter aux origines de la problématique du nihilisme en faisant un retour sur la pensée politique et métaphysique de Platon. L’intervention des sophistes dans la Cité a profondément troublé la conscience de certains penseurs. Plante souligne à juste titre que le nombre de dialogues platoniciens consacrés aux sophistes démontre l’ampleur de l’enjeu. Toute la théorie des formes et de la recherche de la vérité contre la simple opinion ou rhétorique convaincante des sophistes serait au coeur du projet platonicien. Mais la recherche de la vérité de l’être conduirait à la « dévaluation de l’Étant », pour reprendre les mots de l’auteur. Se retrouve ici une des origines du nihilisme de la philosophie occidentale. Le second chapitre, de Lawrence Olivier, s’interroge sur le sens que nous accordons au mot nihilisme et aux difficultés particulières liées à ce concept qui semble toujours échapper à une définition consensuelle. Olivier suggère qu’il faut éviter de se laisser trop influencer ou guider uniquement par les interprétations du nihilisme proposées par Nietzsche et Heidegger. Il affirme que retourner au mot lui-même peut offrir quelques pistes de réflexion fécondes. Le mot nihilisme est remarquable notamment parce qu’il a cette particularité, en un certain sens, de ne rien dire. Le chapitre est intéressant, car non seulement il rappelle au lecteur le côté conventionnel du langage, y compris philosophique, mais aussi l’importance du travail de Foucault sur l’association des mots aux choses dans des systèmes de significations historiques. Le troisième chapitre, de Sonia Palato, donne à voir que deux géants de la pensée philosophique, Hegel et Nietzsche, participent, chacun à sa façon, à une occultation d’un pan majeur de la réalité, tout ce qui se rapporte au féminin. Ce chapitre fait ressortir de quelle manière les approches respectives des deux penseurs dévalorisent aussi d’autres aspects du monde. Palato retouche à la double question du monde suprasensible et la dévalorisation du monde sensible typique de la tradition métaphysique. Elle résume bien la réaction de Nietzsche à cette tradition. De plus, elle relie certains passages de Nietzsche à des remarques de Marx contenues dans Les manuscrits de 1844. Palato note que chez Hegel on ne retrouve pas une résolution dialectique entre le féminin et le masculin comparable à celle qui se produit entre la conscience du maître et celle du serviteur. Le quatrième chapitre rédigé par Yves Couture est fort instructif et montre comment des penseurs séparés dans le temps et l’espace, tels que Platon, Nietzsche et Heidegger, peuvent néanmoins partager certaines vues philosophico-politiques. Les questions de la démocratie et du règne de l’opinion hantent chacun de ces auteurs. Mais Couture cherche à scruter plus profondément ces concepts en retournant aux fondements ontologiques de la pensée de ces trois philosophes. Il note que le sens du nihilisme chez Nietzsche et Heidegger varie selon leurs écrits. La question du nihilisme chez Nietzsche serait liée à la démocratie moderne et à la montée de la médiocrité. L’idéal démocratique de l’homme comme mesure de toute chose n’a rien pour plaire ni à Nietzsche ni à Heidegger. En contraste avec cette tradition antidémocratique, Couture présente une autre tradition plus pragmatique et immanente de la …
Penser sans absolu. Douze essais sur le nihilisme, sous la direction d’Antony Vigneault, Yves Couture et Lawrence Olivier, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020, 300 p.[Record]
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Omer Moussaly
Département de science politique, Université du Québec à Montréal
Chaire UNESCO d’études des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique
moussaly.omer@gmail.com