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L’entrecroisement de multiples crises sur les plans social, économique, politique, sanitaire et écologique contribue à une remise en question du capitalisme à notre époque, et donc à l’essor de nouveaux modèles visant à le remplacer. Démocratie économique (Malleson 2014 ; Wright 2020), socialisme participatif (Piketty, 2020), écosocialisme (Tanuro 2020), municipalisme (Durand Folco 2017), doughnut economics (Raworth 2017), décroissance (Abraham 2019) et planification démocratique de l’économie (Laurin-Lamothe, Legault et Tremblay-Pepin 2023) sont quelques exemples de réflexions socioéconomiques postcapitalistes élaborées et largement débattues au cours de la dernière décennie. Bien que la plupart de ces modèles proposent de dépasser l’hégémonie de la propriété privée et l’anarchie de la production marchande par une économie centrée sur la satisfaction des besoins humains, la question des besoins reste largement sous-théorisée au sein de cette littérature émergente.

La plupart de ces auteurs et autrices ne définissent pas les besoins, ou très peu ; certaines théories se contentent d’une distinction sommaire entre désirs (individuels) et besoins (collectifs), alors que d’autres préconisent l’usage des objectifs de développement durable des Nations Unies comme critère de référence (Raworth 2017). Si certains auteurs abordent cet enjeu de façon périphérique, d’autres accordent une place centrale à la prise en compte des besoins sans pour autant approfondir cette notion. Cette lacune des écrits sur l’économie postcapitaliste est frappante, notamment pour les modèles préconisant une planification démocratique de l’économie où l’enjeu de la détermination collective des besoins paraît incontournable. Par ailleurs, une vaste littérature au sein des sciences sociales et humaines aborde le concept de besoins suivant une multitude de facettes : psychologie, économie, sociologie, éthique, etc. En revanche, peu d’études sur les besoins remettent en question le modèle économique dominant ou réfléchissent aux façons dont un nouveau système pourrait les satisfaire plus adéquatement. C’est pour combler cette lacune que nous proposons de mettre en dialogue la riche littérature sur les besoins et celle sur les modèles de planification démocratique de l’économie afin d’éclairer certaines préoccupations théoriques et pratiques cruciales pour la construction d’une économie capable de répondre aux immenses défis du XXIe siècle, laquelle exige de pouvoir définir démocratiquement les besoins. Ainsi, dans cet article, nous tentons de savoir comment les modèles de planification démocratique de l’économie peuvent être modifiés afin de mieux intégrer une définition démocratique des besoins.

Dans un premier temps, nous proposons un bref survol de la littérature interdisciplinaire sur les besoins en mettant l’accent sur la distinction entre besoins relatifs et absolus, afin de mettre en lumière les multiples significations et tensions qui recoupent cette notion. S’il y a eu quelques écrits récents sur la notion de besoin (Brock et Miller 2019 ; Millward-Hopkins, 2020), c’est davantage dans la seconde moitié du XXe siècle qu’elle a été analysée au sein d’une multitude de disciplines. Dans un deuxième temps, nous mobilisons le cadre théorique de la « lutte pour l’interprétation des besoins » élaboré par Nancy Fraser pour montrer comment on pourrait en arriver à une définition collective des besoins dans l’arène démocratique, où ceux-ci revêtent une dimension inévitablement politique. Néanmoins, nous soutenons que l’approche intersubjective de Fraser est insuffisante, et qu’il est nécessaire de combiner le débat politique sur les besoins à des théories inspirées des approches objectives et critiques évoquées dans la première partie. Enfin, nous reviendrons sur quelques modèles de planification démocratique de l’économie (dont ceux de Cornelius Castoriadis, Murray Bookchin, Michael Albert et Robin Hahnel, Paul Cockshott et Allin Cottrell, Takis Fotopoulos) afin de voir comment ils pourraient être améliorés à l’aide des considérations précédentes.

Survol de la littérature sur les besoins

La notion de « besoins » apparaît dans une multitude de champs scientifiques, mais on retrouve peu de recensions des écrits sur la question dans une perspective interdisciplinaire. D’après la recension étendue que nous avons effectuée (Fourrier 2022), une première série de perspectives peuvent être considérées comme objectivistes, car elles considèrent que les besoins « existent » et peuvent être déterminés de manière objective et universelle. On y retrouve celles qui font valoir la distinction entre besoins « fondamentaux » et « instrumentaux » (Thomson 1987 ; O’Neill 2011 ; Gough 2017), et celles qui tentent d’en élaborer une hiérarchisation : on pense ici aux travaux d’Abraham Maslow (1943), repris notamment par les post-keynésiens (Roy 1943 ; Lavoie 2004). Enfin, il faut ajouter les perspectives qui se refusent à la hiérarchisation, mais reconnaissent le caractère objectif des besoins. On fera une référence particulière à la typologie proposée par Virginia Henderson (1969), centrale dans les recherches sur les sciences infirmières, et celle de l’économiste du développement Manfred Max-Neef (1991).

Parmi les perspectives relativistes sur les besoins, nous remarquons deux grandes tendances : la première, représentée par les économistes classiques et marginalistes qui reconnaissent leur existence, mais considèrent qu’ils sont entièrement subjectifs et illimités. La seconde, plus sociologique, inclut les chercheurs qui considèrent que la catégorie besoins est sociohistorique (émerge dans une culture donnée, à une période donnée) et qu’elle est liée souvent à des moments de rupture dans les modes de vie et les pratiques. Nous les qualifions de « relativistes totales ».

De manière plus fine, à l’intérieur de cette distinction entre besoins objectifs et relatifs, on trouve les approches distributives associées aux ressources et les approches du bien-être axées sur les préférences. Avant de présenter ces différentes perspectives, nous souhaitons mentionner que ce survol des écrits sur les besoins ne prétend pas à l’exhaustivité.

Les besoins, une catégorie objective

À travers l’histoire, plusieurs auteurs ont tenté de distinguer les « besoins naturels » des « besoins artificiels », les « vrais » et les « faux » besoins, et ainsi de les hiérarchiser en fonction de leur degré de dépendance. On trouve par exemple la notion de besoin présentée de manière absolue chez Platon, pour qui la cité avait pour fonction d’assurer les besoins fondamentaux de ses membres par la division des tâches (Gindin 2013). On la rencontre aussi chez Adam Smith (1776) dans La richesse des nations, l’économiste reconnaissant qu’il existe différentes catégories de biens répondant à des besoins différents. Il distingue, par exemple, les dépenses de subsistance, de commodités et d’amusements (1776, 287-289). Pour Smith, on peut opposer les besoins limités (permettant la satiété) aux besoins illimités (de luxe). Outre ces références plus anciennes, lorsqu’il est question de hiérarchie des besoins humains, on pense rapidement à la pyramide de Maslow[1] dans laquelle on retrouve les besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance et d’amour, d’estime, et d’accomplissement de soi. Cette pyramide sera par la suite très largement utilisée en management comme base aux théories de la motivation, notamment dans les travaux de Douglas Murray McGregor (1966), mais elle sera aussi largement utilisée en économie, entre autres dans les travaux post-keynésiens (Seeley 1992) et au sein des travaux de Nicholas Georgescu-Roegen à travers la notion de préférence lexicographique (Georgescu-Roegen 1954 ; Drakopoulos et Karayiannis, 2004).

Le fondateur de la bioéconomie a d’ailleurs tenté de redéfinir l’homo oeconomicus en écartant le paradigme de l’utilité arbitraire cher à la théorie économique néoclassique. Georgescu-Roegen considère que la notion de « besoins » est mue par trois grands principes :

le Principe de Subordination des Besoins qui postule que les individus cherchent d’abord à satisfaire leurs besoins primaires avant de satisfaire leurs besoins secondaires, le Principe de Saturation des Besoins qui repose sur l’idée que la saturation d’un besoin peut être atteinte par une réduction progressive de l’intensité de ce besoin, et enfin, le Principe de Croissance des Besoins qui indique que nous en découvrons toujours de nouveaux une fois que d’autres sont comblés.

Stahn 2006 : 9

Ce principe de hiérarchisation se rencontre aussi chez Len Doyal et Ian Gough (1991), pour qui les besoins fondamentaux sont non substituables, universels et classifiables. Ils distinguent ainsi les besoins (needs) des manières de les satisfaire (satisfiers), qui peuvent varier en fonction des normes culturelles (Gough 2017). Cette distinction d’ailleurs revient en général dans la plupart des écrits qui postulent l’existence objective des besoins. Le besoin ici est un concept passif (contrairement aux capabilités), c’est-à-dire que l’on considère que sa réponse n’est pas forcément interne au sujet, mais peut venir de l’extérieur.

Une autre approche des besoins est celle qui consiste à les percevoir de manière plus holistique, voire systémique. Parmi ces perspectives, notons tout d’abord les travaux de Virginia Henderson (1969) ; dans son ouvrage Principes fondamentaux des soins infirmiers, celle-ci s’appuie sur son expérience d’infirmière en santé communautaire à partir de l’autonomie du patient à l’hôpital. Elle élabore une typologie, encore étudiée aujourd’hui, établissant quatorze besoins et sur laquelle doivent s’appuyer les pratiques de soins sans isoler un élément. On peut rapprocher cette conception de celle de Simone Weil qui distingue les besoins de l’âme des besoins du corps (ces derniers étant la protection contre la violence, le logement, les vêtements, la chaleur, l’hygiène, le soin en cas de maladie). Selon la philosophe, les besoins s’adonnent par couple de contraires, qui doivent être combinés pour former un équilibre : « [n]ous avons autant besoin de chaleur que de fraîcheur, de repos que d’exercice » (Weil 1949 : 21).

Ce caractère holistique des besoins rejoint les travaux de Manfred Max-Neef, un économiste du développement. Sa matrice des besoins recoupe deux axes importants dont le premier se décline en grandes catégories de besoins (par exemple, la subsistance, la protection, l’affection, la compréhension, la participation, les loisirs et la liberté), auquel s’ajoute un second axe dans lequel il distingue quatre catégories relatives à l’existence : être, avoir, faire et interagir. Ainsi, à chaque besoin fondamental est associé un mode de satisfaction relatif à ces quatre catégories. Par ailleurs, les besoins fondamentaux répertoriés ne sont pas hiérarchisés, à l’exception « des besoins de subsistance » qui peuvent, s’ils ne sont pas satisfaits, brimer l’expression des autres besoins (Max-Neef 1991). Les autres besoins n’apparaissent pas en ordre, peuvent apparaître de manière simultanée et être complémentaires. Par exemple, se nourrir satisfait le besoin de subsistance, mais en partie seulement (il se peut qu’un simple apport de nourriture ne suffise pas à maintenir l’individu en vie). La nourriture n’est donc pas un besoin, mais un moyen de satisfaire un besoin de subsister. À l’instar de Weil, Max-Neef considère que les besoins ont un caractère dialectique puisqu’il arrive que la satisfaction d’un besoin brime la satisfaction d’un autre. Par exemple, le paternalisme répond à un besoin de sécurité, mais inhibe en même temps les besoins de liberté, de participation, etc. De manière plus systématique, l’auteur distingue quatre types distincts de satisfaction : 1) la pseudo-réponse qui soulage les êtres humains du besoin sans réellement apporter une satisfaction ; 2) la réponse inhibitrice qui répond à un besoin, mais en inhibe un autre, comme dans le cas du paternalisme ; 3) la réponse univoque qui ne satisfait qu’un seul besoin, comme dans le cas des aides alimentaires ; 4) la réponse synergique qui satisfait plusieurs besoins simultanément. Pour illustrer ce dernier cas, Max-Neef utilise l’exemple de l’allaitement maternel qui répond au besoin de nourriture de l’enfant en même temps que celui d’affection et d’identité[2]. Cette notion de synergie apparaît centrale au sein de sa perspective qui évite de penser les besoins de manière isolée, paradigme qui fut bien trop souvent au coeur de la construction de politiques publiques.

Pour conclure cette partie, les auteurs qui ont une approche objectiviste soulignent l’existence universelle de besoins fondamentaux. Certains cherchent à les classifier en les hiérarchisant, d’autres s’y refusent, mais ce faisant, ils admettent tous l’existence de « vrais » besoins devant être impérativement comblés pour permettre à toutes et à tous une vie digne.

Les besoins, une catégorie relative

Même si la notion apparaît dans tous les manuels d’économie, les économistes définissent rarement les besoins. Pourtant, comme le dit Karl Menger, « [l]e point de départ de toute recherche économique est la nature besogneuse de l’homme, sans besoin il n’y aurait ni économie, ni science de celle-ci » (cité dans Freund 1970, 14). Si certains auteurs comme Menger ont parfois tenté de catégoriser les besoins (personnels ou altruistes, vitaux ou conventionnels, psychiques ou physiques, etc.), ils les considèrent en général comme étant illimités, infinis et indéfinissables. Leur signification dépend donc de chaque individu. Dans cette perspective, « besoins » et « préférences » sont mis sur le même plan et sont parfaitement substituables. La demande est fonction des préférences indépendantes des agents économiques (Hicks et Allen 1934 ; Samuelson 1938 ; Houthakker 1950). En d’autres termes, nous n’avons accès qu’aux préférences que les gens expriment (et non aux besoins sous-jacents). Le marché permet l’expression de ces préférences à travers la fluctuation des prix, ce qui permet en retour d’allouer efficacement les ressources : l’acheteur ayant la plus grande préférence va, dans un système de rareté, mettre plus d’argent pour obtenir le bien désiré.

Comme l’observent Tim Jackson et Nic Marks (1999, 425) en citant William Richard Allen (1982), économiste issu de l’école de Chicago, « Economics can say much which is useful about desires, preferences and demands… But the assertion of absolute economic need—in contrast to desire, preference and demand—is nonsense. » Le courant idéologique dominant en économie se fonde sur le principe voulant qu’« en consommant en quantité successive un même bien économique, l’individu éprouve une satisfaction décroissante » (Freund 1970, 64). De ce postulat découle une certaine définition de la valeur fondée sur l’utilité marginale. Selon cette école, les artefacts ainsi que l’activité n’ont pas de valeur intrinsèque, la valeur se formant au moment de la rencontre de l’offre et de la demande en fonction des préférences. Il est donc impossible de déterminer le « bien-être à partir d’un certain optimum de satisfaction, car toute satisfaction d’un besoin suscite sans cesse un nouveau besoin, qui de son côté engendre une indigence et un déplaisir tant qu’il n’est pas satisfait » (ibid.). Ainsi, tous les besoins seraient instrumentaux et donc subjectifs.

Enfin, plusieurs auteurs considèrent que la catégorie de « besoins » est propre à un temps, voire une invention historique récente spécifique à la modernité. Dans De l’esprit des lois, Montesquieu indique que « chez les peuples qui n’ont point de monnaie, chacun a peu de besoins, et les satisfait aisément et également » (cité dans Gindin 2013, 3). Selon Marie-Pierre Boucher (2006), la notion de besoin est indissociable de la notion de propriété. L’émergence d’une socialité fondée sur « l’activité-de-satisfaction-des-besoins » est venue avec le remplacement des modalités d’intégration communautaire au sein de laquelle la réponse aux besoins se faisait de manière autonome, sans attendre celle d’une entité extérieure. « En suivant le fil des besoins, nous pouvons assister au déclin et à la décomposition des communautés, à la formation de la société civile comme système des besoins, aux ratés de celle-ci et à l’émergence d’un nouvel espace d’interactions placé sous le signe de la précarité et de la dépendance. » (Boucher 2006, 11) Pour Theodor Adorno (2008, 8), « les besoins » sont indissociables de l’avènement d’une société de classe, et si nous y mettons fin ils seraient amenés à disparaître. « La question de la satisfaction immédiate du besoin ne doit pas être posée en termes de social et naturel, primaire et secondaire, vrai et faux ; elle tombe plutôt avec la question portant sur la souffrance de l’énorme majorité d’êtres humains sur la Terre. »

Chez Ivan Illich, les besoins tels que nous les avons formulés à travers l’histoire sont indissociables d’une société hétéronome, ce qui se traduit particulièrement dans les politiques de développement : « Thus, the human phenomenon is no longer defined by what we are, what we face, what we can take, what we dream; nor by the myth that we can produce ourselves out of scarcity, but by the measure of what we lack and, therefore, need. » (1978, 5) Gilbert Rist (2015), pour qui la notion de besoin est arrivée à point nommé pour justifier l’ingérence internationale, reprend cette approche. Le concept de pauvreté se calcule en termes de calories minimums que l’on traduit en dollars. Comme Illich (1978, 8) croit que « [s]oon these “norms of human decency” would be spelled out in dollars and cents by a team of social scientists », il faudrait donc distinguer selon lui l’idée de décence de celle de besoins en invoquant le fait que la pauvreté peut être considérée comme une manière de vivre et non pas simplement comme un manque qui se traduirait en données quantifiables. Pour Rist (2015), puisque le minimum anthropologique n’existe pas, l’approche par les besoins fondamentaux est inopérante et il faudrait alors davantage s’attaquer aux inégalités, aux écarts de richesses, plutôt que de s’obstiner à déterminer le minimum vital. Cela fait d’ailleurs échos à ce qu’écrivait Johan Galtung (1980) en évoquant des arguments similaires[3].

Enfin, pour Michel Foucault (1975, 30), le « besoin » s’apparenterait à un instrument de pouvoir : « Le besoin est un instrument politique soigneusement aménagé, calculé et utilisé. » Dans le même sillage, l’historienne Dana Simmons (2015) retrace la manière dont ce concept s’est peu à peu imposé dans l’histoire française dans une perspective purement technique et patriarcale. Pour cette autrice, valoriser « le besoin » n’est rien d’autre que valoriser une vie en fonction de son pouvoir d’achat maintenu à un niveau relativement faible. Cela rejoint en partie ce que disait Marx (1872, 72) à propos des ouvriers : « Les besoins de l’ouvrier ne sont pour elle [l’économie politique] que le besoin de l’entretenir pendant le travail, et de l’entretenir seulement de façon à empêcher que la race des ouvriers ne s’éteigne. »

Le riche corpus sur la notion de besoins permet de mieux comprendre les tensions internes de cette question, mais aussi son enracinement complexe dans la réalité sociale. Cependant, ces pistes de réflexion ne permettent pas de définir le contenu des besoins dans une société qui aurait dépassé le capitalisme, ni de départager quels seraient les besoins prioritaires à satisfaire dans ce contexte. Comme il n’existe pas de consensus sur leur nature, leur définition ou leur hiérarchisation, il n’est guère possible de fixer à l’avance une réponse substantielle sur les besoins à combler qui serait partagée au sein de la population. C’est pourquoi nous devons mobiliser une autre approche, plus politique, permettant d’orienter la délibération autour des besoins et leur satisfaction. Nous soutenons ainsi qu’il est possible de définir les « besoins légitimes » comme étant ceux qui auront émergé et été validés par un processus démocratique.

Vers une définition démocratique des besoins

Que peut nous apprendre cette diversité de conceptions des besoins quant à la construction d’un modèle socioéconomique plus juste et durable ? Une société démocratique au-delà du capitalisme qui devrait tenir compte des limites biophysiques de la planète ne pourrait se contenter d’une approche qui postule l’existence de besoins illimités, ou la simple satisfaction de préférences individuelles par l’autorégulation du marché. Une économie postcapitaliste devrait envisager des mécanismes permettant d’identifier le contenu des multiples besoins individuels et collectifs d’une communauté déterminée, de les prioriser de façon équitable et inclusive, et de trouver les meilleurs moyens de les satisfaire. Comment sélectionner les besoins les plus urgents aux niveaux social et économique, et déterminer collectivement les bonnes manières de les satisfaire en fonction des moyens disponibles ? Si l’on suppose qu’une planification démocratique de l’économie amènera inévitablement des débats sur les finalités de la production économique, comment devrait-elle traiter la question des besoins ?

Cela s’avère une tâche éminemment complexe, surtout s’il s’agit de trouver des solutions concrètes à des besoins spécifiques à l’intérieur d’un contexte donné. Les décisions concernant la satisfaction des besoins doivent tenir compte à la fois des problèmes jugés essentiels ou urgents, des capacités productives, des ressources disponibles et de l’environnement institutionnel régulant la gamme d’actions possibles. Par ailleurs, il y a fort à parier que la confrontation des idées sur le rôle et l’importance relative de chaque besoin ne laissera pas la définition de ceux-ci intacte. Comme le relèvent plusieurs travaux dans le champ de la démocratie délibérative, les échanges dans l’espace public amènent les individus à réviser leurs croyances, désirs et préférences de façon dynamique (Girard et Le Goff 2010). Jon Elster (1986) rappelle ainsi qu’il ne faut pas confondre le modèle du « marché » et celui du « forum », en brouillant la frontière « entre la politique comme agrégation des préférences données et la politique comme transformation des préférences par le biais de la discussion rationnelle ».

Nous pouvons dès lors émettre l’hypothèse que la discussion sur les besoins amènera inévitablement de potentiels conflits, convergences et/ou divergences pour les définir et les combler. Sans définir pour l’instant les mécanismes institutionnels qui permettraient d’identifier les besoins, de les hiérarchiser et de planifier leur satisfaction par une allocation efficiente des ressources, nous voulons d’abord expliciter le caractère essentiellement politique de ce processus. Nous reprenons à ce titre la réflexion critique de la philosophe Nancy Fraser (1989) concernant la « lutte pour l’interprétation des besoins » ayant cours dans l’espace public. Les besoins sont grandement controversés quant à leur légitimité, leur caractère urgent ou relatif, et les meilleurs moyens de les satisfaire sur les plans social, économique et politique. Il s’avère donc essentiel d’établir des critères normatifs permettant de débattre rationnellement de leur contenu et des meilleurs moyens de les combler, et ce, sans nier les rapports de forces, les conflits et la nécessité de décider des actions à entreprendre malgré l’absence de consensus à leur endroit. Si la réflexion de Fraser ne porte pas directement sur la question des besoins dans une société postcapitaliste, elle nous permet d’établir les prémisses à partir desquelles une politisation des besoins serait envisageable.

L’approche théorique de Fraser ne se concentre pas sur le statut ontologique des besoins (objectif ou subjectif, absolu ou relatif) ou sur les critères de justice permettant d’établir une distribution équitable des ressources visant leur satisfaction. Nous verrons néanmoins qu’il est possible de mobiliser certaines théories des besoins (comme les approches objectives et critiques) pour faciliter l’identification de certains besoins partagés, importants ou récurrents, en éclairant certaines discussions dans l’arène démocratique, tout en laissant le processus de hiérarchisation au débat politique.

Dans cet esprit, Fraser propose plutôt d’analyser les discours et les controverses entourant les besoins, esquissant une « politique de l’interprétation » des besoins qui met en relief leur caractère contextuel et contesté (1989, 192). Par exemple, si tout le monde s’entend pour dire que le logement représente un besoin humain essentiel, les discours liés aux façons pratiques de satisfaire ce besoin complexe pointent dans des directions divergentes.

Dès que nous descendons à un niveau moindre de généralité, les assertions de besoins se font beaucoup plus controversées. De quoi, plus substantiellement, ont besoin les personnes sans domicile afin de se protéger du froid ? Quelles formes spécifiques de prestations sont requises, dès lors que nous admettons leur besoin très général, « formellement » défini ? […] Enfin, de quoi a-t-on besoin, au niveau de la politique de logement, pour garantir une quantité suffisante de logements abordables ? D’incitations fiscales pour encourager l’investissement privé dans le logement à loyer modéré ? De HLM concentrées, ou bien éparpillées dans un environnement où le reste des logements relèvent du régime de marché ? D’un contrôle des loyers ? De la dé-marchandisation du logement urbain ?

Fraser 2012, 78

Cet exemple met en lumière la nécessité d’établir des critères permettant de départager les réponses possibles à un besoin communément reconnu. Plus fondamentalement, Fraser souligne que les interprétations des besoins par les individus ne doivent pas être considérées comme simplement données, à la manière de préférences individuelles qui demeurent non questionnées. Ainsi, ce n’est pas seulement la satisfaction des besoins qui porte à controverse, mais l’interprétation même des besoins, c’est-à-dire de ce qui est reconnu comme besoin valide et méritant d’être considéré dans le débat public. Les interprétations des besoins sont enchâssées dans des discours et des récits formulés par différents groupes sociaux d’influence inégale (en termes de classe, de genre, de race, etc.), de sorte que les besoins ne sont pas tous entendus avec la même force ou considérés comme étant aussi légitimes au sein de la société. L’hégémonie culturelle ou vision du monde dominante d’une époque façonne l’interprétation de ce qui est défini comme « besoin », cette définition étant toujours sujette à la contestation de contre-discours visant à établir des interprétations alternatives.

Fraser met en relief l’importance des « moyens d’interprétation et de communication socioculturels » (MIC) qui permettent aux différents individus et groupes de faire valoir leur définition des besoins, d’où l’importance d’analyser non seulement le contenu des besoins, mais les moyens symboliques de les verbaliser, les thématiser et les légitimer dans l’espace public. Reformulant l’idée de la « lutte pour la reconnaissance » d’Axel Honneth, Fraser (1989, 294) distingue trois niveaux de la lutte pour l’interprétation des besoins : 1) la lutte pour établir ou nier la légitimité politique du besoin (par contraste à un besoin seulement privé ou isolé) ; 2) la lutte pour l’interprétation du besoin (visant à le définir plus concrètement et à identifier les moyens de le satisfaire) ; 3) la lutte pratique visant à assurer ou empêcher la satisfaction du besoin.

Pour reprendre l’exemple du logement, le discours entourant le « droit au logement » vise à établir qu’il s’agit d’un besoin essentiel devant être publiquement reconnu et garanti par la loi, et non seulement une affaire privée ou économique relevant de choix individuels. À un deuxième niveau, les revendications liées à la construction massive de logements sociaux et la lutte contre la spéculation immobilière découlent d’une certaine interprétation du besoin de logement, différente des mesures promouvant l’accès à la propriété. Enfin, les actions collectives de comités de logement, des manifestations contre la gentrification et des référendums visant à exproprier de grands propriétaires immobiliers, renvoient au troisième niveau lié aux moyens de satisfaire les besoins.

La perspective de la lutte pour l’interprétation des besoins est utile pour analyser les processus de politisation et de dépolitisation des besoins, ceux-ci pouvant être cadrés comme appartenant à la sphère domestique, économique ou politique à différents moments selon les rapports de forces dans l’espace public. Comment considérer par exemple si un besoin appartient à la sphère privée d’un seul ou de quelques individus, ou s’il doit être pris en charge par la communauté locale, ou encore à plus large échelle par un gouvernement central ?

Cela dit, le simple constat qu’il existe une lutte pour l’interprétation des besoins et que les relations de pouvoir entre différents groupes sociaux influencent le débat public ne permet pas d’identifier les critères normatifs pour départager les interprétations qui seraient plus ou moins correctes et légitimes, par contraste aux interprétations qui seraient plus tendancieuses et problématiques. Comment éviter le relativisme moral en matière de besoins ? À la limite, même si chaque assertion de besoin se voit reconnue dans la sphère publique, comment déterminer lesquels sont prioritaires et doivent engager les ressources de la société pour les satisfaire, comparativement à des besoins qui seraient jugés moins importants et pouvant être laissés à l’initiative individuelle ?

Bref, comment départager les différentes interprétations des besoins dans les processus de délibération démocratique ? Doit-on laisser cette question aux seuls rapports de forces dans l’espace public, les groupes ayant davantage de capacités à se faire entendre et maniant mieux les moyens d’interprétation et de communication socioculturels pouvant mieux faire valoir leurs besoins que les autres ? Comme le mentionne Fraser (2012, 109), « Dire que les besoins sont culturellement construits et discursivement interprétés ne signifie pas que toutes les interprétations des besoins se valent. Au contraire, cela souligne l’importance d’une théorie de la justification de l’interprétation. »

Selon elle, il existe deux principales considérations dont il faut tenir compte pour justifier les besoins. D’emblée, on doit tenir compte de la dimension procédurale des processus sociaux par lesquels les interprétations de besoins sont générées, lesquels peuvent être plus ou moins inclusifs ou exclusifs, égalitaires ou hiérarchiques. Un premier critère normatif consiste à dire que, toutes choses étant égales par ailleurs, les « bonnes » interprétations de besoins sont celles qui sont formulées et discutées au sein d’espaces collectifs approchant un idéal de démocratie, d’égalité et d’inclusion (Fraser 1989, 312). Si l’espace de délibération visant à identifier les besoins, sélectionner les plus prioritaires et déterminer les moyens efficaces de les satisfaire s’avère égalitaire et démocratique, il y a de bonnes chances que les interprétations de besoins ne soient pas faussées.

Cela dit, une conception purement procédurale de la justice, analogue à celle de Habermas ou d’autres théoriciens de la démocratie délibérative, s’avère insuffisante. Malgré la présence de procédures adéquates au sein des espaces délibératifs, les rapports de pouvoir implicites dans les arènes de discussion (Young 1996), les conditions socioéconomiques qui limitent la participation démocratique en amont des discussions (Fraser 1990), ainsi que la présence de discours hégémoniques dans l’espace public font en sorte que certains schémas d’interprétation socioculturels des groupes dominants risquent fort probablement de s’imposer au détriment des groupes dominés, et ce, malgré leur consentement (Gramsci 2012).

Comme il est possible que des discussions formellement démocratiques aboutissent tout de même à des résultats problématiques sur le plan des inégalités sociales (un référendum menant à une loi marginalisant davantage des groupes minoritaires par exemple), il faut ajouter un second critère, conséquentialiste, à l’interprétation des besoins. Une interprétation de besoins sera considérée comme juste ou légitime dans la mesure où les impacts de leur satisfaction ne désavantagent pas un groupe par rapport à d’autres (Fraser 1989, 312). Fraser (2011) se réfère ainsi à sa théorie bidimensionnelle de la justice sociale, selon laquelle il faut tenir compte à la fois des inégalités en termes de redistribution (partage inéquitable de la richesse économique) et de reconnaissance (discriminations socioculturelles entre groupes). Cela signifie que l’interprétation des besoins ne doit pas mener à une situation où les classes dominantes ou les groupes privilégiés seraient avantagés au détriment des individus et des groupes plus vulnérables ou marginalisés. Ce deuxième critère permet donc d’anticiper les conséquences potentielles des interprétations de besoins sur les multiples groupes sociaux. Ce critère substantiel permettrait alors de trancher entre deux scénarios en fonction du choix qui maximisera la justice sociale ou bénéficiera davantage aux groupes défavorisés.

Que faire dans le cas où les deux critères entreraient en contradiction ? Devrait-on choisir le critère démocratique (approche procédurale), ou bien le critère d’égalité en termes de résultats ? Disons d’emblée que le fait d’abandonner le critère procédural d’une délibération inclusive signifie courir le risque d’aboutir à une conception « paternaliste » des besoins, les experts ou groupes sociaux privilégiés en matière de moyens socioculturels d’interprétation ayant davantage la capacité de définir les besoins légitimes et d’en exclure d’autres. En d’autres termes, une définition strictement conséquentialiste de la justice départageant les bonnes interprétations des mauvaises pourrait aboutir à une « dictature sur les besoins » (Heller 1981).

À l’inverse, une conception purement procédurale de l’interprétation des besoins aurait les inconvénients mentionnés plus haut, pouvant mener à une « tyrannie des besoins de la majorité ». Il est donc nécessaire dans tous les cas d’anticiper les conséquences liées aux différentes manières de satisfaire les besoins, en cherchant à trouver un certain équilibre entre démocratie et justice sociale. Dans l’éventualité d’un conflit insoluble, se pose alors la question de savoir quels procédure, mécanisme ou autorité politique sera susceptible de trancher le débat. Un vote majoritaire, une assemblée citoyenne tirée au sort, un conseil de production, un gouvernement local ou encore un gouvernement central pourraient être des candidats potentiels qui décideraient des besoins devant être reconnus importants et méritant une prise en charge collective de leur satisfaction.

Outre ces diverses questions normatives et institutionnelles portant sur les meilleurs moyens de trancher les conflits en termes d’interprétation des besoins, il reste que l’approche essentiellement discursive de Fraser reste relativement agnostique sur le contenu des besoins. Le fait d’évoquer des critères externes comme la démocratie et la justice ne permet pas d’éclairer la dimension concrète (physiologique, psychologique, sociale, voire spirituelle) des différents besoins, comme si ceux-ci étaient de simples « boîtes noires » sur lesquelles il était impossible d’avoir un discours le moindrement substantiel. Bref, le fait de miser sur une détermination exclusivement « intersubjective », linguistique et délibérative des besoins nous semble problématique, ou du moins insuffisant, pour répondre aux enjeux pratiques d’une planification démocratique de l’économie. Fraser (2012, 109) souligne ainsi qu’elle « ne pense pas que la justification puisse être comprise dans les termes objectivistes traditionnels, comme l’établissement d’une correspondance, comme s’il s’agissait de trouver l’interprétation qui corresponde à la vraie nature du besoin tel qu’il existe indépendamment de toute interprétation ». Pour elle, il n’existe pas de « point de vue privilégié » ou de « point préétabli de supériorité épistémologique » pour définir la réalité des besoins. Elle rejoint ainsi la perspective de Nietzsche qui affirmait jadis qu’il n’y a pas de faits, seulement des interprétations.

Or, il est tout à fait possible de reconnaître qu’il existe à la fois des faits et des interprétations. Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse qu’il existe des besoins réels dotés d’une certaine « objectivité » (comme manger, se loger, apprendre, etc.), tout en reconnaissant le fait que l’identification, la précision, la validation et la recherche de solutions pratiques pour répondre aux besoins passent inévitablement par le filtre des interprétations. Autrement dit, il serait utile de compléter l’approche de Fraser axée sur les moyens d’interprétations socioculturels et le processus de validation démocratique des besoins prioritaires, avec une réflexion axée sur le contenu concret et la base matérielle des besoins, via la littérature évoquée dans la première partie du présent article. L’idée consiste à dire que si la priorisation des besoins repose en fin de compte sur un processus éminemment politique qui doit répondre à certains critères normatifs, il faut tout de même réfléchir à la nature des besoins pour favoriser la délibération publique à leur sujet.

Il serait donc pertinent de mobiliser les approches « objectives » des besoins comme cadre heuristique pour guider les échanges démocratiques sur l’interprétation et la priorisation des besoins. Les approches qui identifient une série de besoins fondamentaux (Henderson 1969), ou encore la suggestion de miser sur les « réponses synergiques » (Max-Neef 1991) pour combler plusieurs besoins simultanément semblent de bonnes façons de nourrir les délibérations démocratiques. De leur côté, les approches critiques, plus sensibles aux constructions historiques et aux relations de pouvoir imbriquées dans la définition des besoins (Illich 1978 ; Adorno 2008), permettraient de jouer le rôle de garde-fou dans les discussions publiques à leur sujet. Nous pouvons même à ce titre concevoir la théorie de Fraser comme un « filet de sécurité » pour éviter que l’interprétation des besoins qui découle des débats politiques ne favorise in fine que les groupes dominants. Bref, il nous semble essentiel de combiner la riche littérature sur la nature des besoins et de « mettre en débat » certaines conceptions rivales dans l’arène politique, tout en orientant la « lutte pour l’interprétation des besoins » par des critères normatifs comme la démocratie et la justice sociale afin de bien ordonner ce processus complexe.

Cette brève analyse du caractère intrinsèquement politique des besoins et de leur interprétation ouvre donc sur une réflexion élargie sur les institutions politiques et économiques susceptibles de les satisfaire de façon équitable et efficace en fonction des ressources disponibles, des limites techniques et écologiques contraignant l’usage des moyens de production, de distribution et de consommation. Après avoir exposé les critères normatifs nécessaires pour déployer des processus démocratiques et égalitaires visant à identifier les besoins d’une communauté donnée, il nous faut envisager les contours d’une planification démocratique de l’économie qui pourra adéquatement répondre à la satisfaction des besoins individuels et collectifs définis par l’ensemble des personnes concernées.

Besoins et modèles de planification démocratique

Comme on vient de le voir, les travaux de Nancy Fraser montrent bien le caractère fondamentalement politique des besoins. Cette politisation pointe vers l’idée de leur potentielle démocratisation via une institutionnalisation du débat sur les besoins. En effet, si l’on admet que la détermination des besoins est politique, on rend possible l’idée que, dans un autre système politico-économique que le nôtre, il serait possible de démocratiser le processus politique qui mène à établir ce que sont les besoins.

Or, au début des années 1990, alors que Fraser publie son article sur les besoins, une série d’auteurs publient un corpus de textes qui visent à tracer les contours d’une société au-delà du capitalisme par le biais de la planification démocratique de l’économie. La planification démocratique vise à dépasser l’opposition entre la planification autoritaire et centralisée de l’URSS alors en plein effondrement, et le capitalisme par le biais d’une participation large à la prise de décisions économiques. Dans ces modèles, la démocratisation d’un ensemble de décisions économiques joue donc un rôle central. Alors qu’une partie de ce corpus utilise peu la notion de besoin, une autre lui accorde une grande importance. Nous verrons que cette deuxième tendance s’avère intéressante, bien qu’incomplète, pour faire évoluer les approches postcapitalistes aujourd’hui. Nous passerons les modèles de planification démocratique de l’économie[4] en revue à partir de leur façon d’aborder, ou non, la question de la détermination des besoins. Pour ce faire, nous nous basons sur les divisions que nous avons soulignées dans notre recension des écrits et qui se retrouvent également dans les réflexions à propos des besoins dans les écrits d’auteurs qui pensent le postcapitalisme, mais qui ont écrit avant la publication des modèles qui nous intéressent.

Entre 1955 et 1958, le philosophe franco-grec Cornelius Castoriadis, alors militant révolutionnaire, publie dans la revue Socialisme ou Barbarie trois textes à propos du « contenu du socialisme ». Cette proposition est à cheval entre un approfondissement de l’intervention de l’État social-démocrate et une autogestion des milieux de travail (Tremblay-Pepin 2015 ; 2018). Castoriadis mélange un certain centralisme sur les grands enjeux de société et une autonomie au niveau de la gestion des milieux de travail locaux.

La décision fondamentale, c’est la décision par laquelle la société détermine l’objectif final du plan. Elle concerne les deux données qui, en fonction des « conditions initiales » de l’économie, déterminent l’ensemble de la planification : le temps de travail que la société veut consacrer à la production ; la partie de la production qu’elle veut consacrer respectivement à la consommation privée, à la consommation publique, à l’investissement.

2012, 104

Les « besoins » chez Castoriadis sont donc fusionnés à d’autres volontés de consommation à travers cette « décision fondamentale ». En prenant la décision sur l’objectif final du plan, la société – dont les choix collectifs ne sont plus soumis à l’accumulation de la valeur ou à la domination de la bureaucratie – décide de la direction générale qu’elle adopte. Mais elle le fait d’un coup, sans distinguer l’accessoire de l’essentiel. Castoriadis ne semble pas juger utile de mobiliser la notion de besoin ici, comme il apparaît évident que si cette décision est prise démocratiquement, ceux et celles qui la prendront souhaiteront combler leurs besoins… et plus encore.

Il participe ainsi à la tendance qui choisit d’amalgamer les besoins et ce qui les dépasse (qu’on peut nommer « désirs »), tendance qu’on retrouvera dans plusieurs modèles de planification démocratique subséquents. Selon cette approche, il n’y a pas tant des « besoins » qu’on comble ou qu’on ne comble pas, mais plutôt une demande où s’agrègent toutes les volontés de consommation des membres d’une même société. Étonnamment, cette vision n’est pas sans rappeler la notion de besoins relatifs présentée dans notre revue de littérature et dominante au sein de l’économie orthodoxe. Parce qu’elle vise à dépasser le capitalisme, la vision de Castoriadis renverse la critique, aussi mentionnée ci-dessus, qui fait de la notion de besoin le produit de la rareté imposée par ce système et l’objet d’une revendication constante des groupes qu’il exploite ou exclut – ce qui n’est pas sans rappeler l’approche de Fraser. De la sorte, pour Castoriadis comme pour ceux et celles qui adopteront un point de vue similaire au sien, si nous sommes libérés du joug capitaliste, la notion de besoin n’est soudainement plus nécessaire, comme la lutte pour leur satisfaction est terminée. Les humains n’ont qu’à exprimer l’ensemble de leurs volontés et s’organiser collectivement pour les réaliser ; il n’est pas nécessaire de distinguer les besoins du reste de ces volontés.

L’anarchiste étasunien Murray Bookchin participe de l’autre tendance au sein de la pensée postcapitaliste qui croit que la notion de besoins est en fait essentielle pour penser ce que sera la société à venir. Chez lui, la notion de besoin apparaît côte à côte avec la notion, souvent controversée et rarement bien comprise, d’après-rareté (post-scarcity). Dès les années 1960, Bookchin affirme que l’humanité a développé la technologie nécessaire pour vivre au-delà de la rareté. Sa définition de la rareté est toutefois très particulière, puisqu’elle est comprise comme le manque d’accès à des ressources qui empêchent la satisfaction des besoins (Bookchin 2016, 32). On le devine, toute la question porte alors sur les décisions à prendre pour déterminer quels sont ces besoins et pour les distinguer des autres désirs. L’abondance de l’après-rareté ne signifie donc pas la possibilité de faire tout ce qu’on veut et de consommer sans entrave. Bookchin soutient plutôt que l’abondance à laquelle nous avons désormais accès est la possibilité que certaines avancées technologiques donnent à l’humanité de combler ce qu’elle aura déterminé comme étant des besoins.

Dans ses écrits postérieurs, cette réflexion s’appuiera sur des recherches à propos des sociétés qu’il désigne comme « organiques » (les sociétés d’avant l’écriture). Ces sociétés respectaient selon lui la logique d’un accès pour chaque individu à un minimum irréductible leur permettant de survivre (Bookchin 2005, 218-219). Pour Bookchin, la société postcapitaliste devrait s’inspirer des sociétés organiques dans sa conception de ce qui est juste, sans pour autant tenter de les imiter. Selon ce point de vue, la justice n’est pas un traitement similaire ou identique pour tout le monde, mais bien une façon culturelle de réduire les inégalités naturelles en donnant à tout le monde une base de ressources minimales à partir de laquelle chacun peut agir librement. Bien sûr, contrairement aux sociétés organiques, l’établissement de ce minimum ne serait pas l’objet d’une tradition ou d’une croyance, mais le résultat d’une décision démocratique. On le voit, cette approche politique des besoins a beaucoup à voir avec celle de Fraser présentée dans la section précédente.

Rien ne démontre que Castoriadis ou Bookchin aient inspiré directement les auteurs des modèles ultérieurs de planification démocratique de l’économie sur la question spécifique des besoins. Cependant, nous pouvons classer l’ensemble de ces modèles dans l’une des deux manières postcapitalistes de comprendre les besoins inaugurées par Castoriadis et Bookchin. D’un côté, la tendance de la consommation agrégée reprend de Castoriadis l’idée que les besoins sont l’ensemble des volontés de consommation exprimées par la population et que la planification économique a pour but de satisfaire. Pour cette approche, la notion de besoin est peu utile à la construction de la société postcapitaliste, parce qu’elle est de toute façon souvent arbitraire et contextuellement déterminée, reprenant ainsi l’argument classique vu dans notre première partie sur la relativité des besoins. À l’inverse, la tendance de la primauté des besoins considère avec Bookchin que la détermination démocratique des besoins est le socle sur lequel doit se construire l’organisation économique de la société. La décision politique d’établir ce qu’est un besoin permet justement d’accomplir l’autolimitation de la société – un concept pourtant cher au Castoriadis de la maturité –, car cette question impose à la société de prendre le temps d’établir ce qui lui est nécessaire et de le distinguer de ce qui est souhaitable, mais non essentiel. Il y a donc un caractère absolu aux besoins, pour reprendre les termes de notre revue de littérature, mais ceux-ci sont toujours déterminés politiquement, comme le souligne Fraser, l’enjeu d’un point de vue postcapitaliste étant de démocratiser cette détermination.

Passons en revue l’option de la consommation agrégée où besoins et désirs se confondent. Pat Devine qui rouvre le débat sur la planification démocratique avec son ouvrage de 1988, Democracy and Economic Planning, mentionne à plusieurs reprises la question des besoins. Comme chez Castoriadis, cette notion prend chez lui un sens très large. En effet, il propose dans son modèle de coordination négociée que dans la détermination démocratique d’un plan national, soit débattue et décidée la consommation générale des ménages (1988, 198) et qu’ainsi soient comblés les besoins de tout le monde. Comme Castoriadis, il reprend l’indicateur macroéconomique keynésien, la demande agrégée, et propose de démocratiser et de rendre consciente la prise de décision sur la répartition des ressources entre cet indicateur et d’autres (les investissements, les dépenses du gouvernement et celles des entreprises).

Devine (1988, 206) ouvre néanmoins une porte à la détermination spécifique des besoins quand il se montre favorable à la possibilité d’un revenu de base universel au sein de son modèle : « A basic income scheme could also be designed to take account of the differing needs of all who would be entitled to a transfer income—the young, the ill, the disabled, the old, and those looking after them in the home or the community […] Alternatively, there could be a system of separate transfer incomes for different purposes. » Comme on le voit, cette possibilité n’est qu’une option parmi d’autres et elle est présentée en quelques mots seulement dans le premier ouvrage de Devine et ne bénéficie pas d’un plus long exposé dans ses travaux subséquents. De plus, selon cette proposition, le revenu de base est un service public comme les autres, qui peut être financé à même un impôt sur les revenus tirés du travail, il est loin d’être une proposition centrale du modèle.

Malgré leurs nombreux désaccords avec Devine à d’autres égards, Michael Albert et Robin Hahnel n’empruntent pas une voix très différente à propos des besoins dans leurs premiers ouvrages sur l’économie participaliste publiés en 1991. La prise de décision n’est pas centralisée comme chez Castoriadis et Devine, mais au sein du processus de planification décentralisée qu’ils proposent, les ménages, réunis en conseils de quartier, doivent proposer leur consommation totale pour l’année. C’est sur la base de l’agrégation de toutes les propositions de consommation que sont établis les prix de chaque bien et qu’ont lieu les itérations entre les différents conseils dans le but d’arriver à un plan final. Ce qui est un besoin ne se distingue pas du reste de la consommation commune. À l’instar de Devine, Albert et Hahnel (1991) croient qu’il faut combler les besoins de base des gens qui ne peuvent pas travailler (parce que trop vieux, trop jeunes ou trop malades), mais là aussi leur façon de combler les besoins ressemble en tous points à un service public d’aide de dernier recours plus qu’à un élément structurant du modèle.

Deux modèles qui ont aussi pris naissance dans les années 1990, bien qu’ils soient moins discutés que ceux que nous venons de présenter, ont plutôt opté pour l’approche de la primauté des besoins. C’est le cas du modèle de planification centralisée et informatisée de Paul Cockshott et Allin Cottrell, dont l’ouvrage Towards a New Socialism paraît en 1993. Ce modèle est basé sur une adhésion à la théorie de la valeur-travail, c’est-à-dire la thèse selon laquelle la valeur économique a pour seule source le travail des humains. Dans le modèle de Cockshott et Cottrell un seuil de « besoins de base collectifs » est établi par référendum. Une fois ce seuil fixé, il est aisé, selon les auteurs, de calculer la quantité de travail qu’il faudra réaliser pour l’atteindre. Ces heures sont ensuite divisées par le nombre total de personnes en mesure de travailler, ce qui donne un nombre d’heures minimal à travailler pour participer à la couverture des besoins de base de la société (1993, 99). Travailler pendant ce nombre d’heures permet d’obtenir le « forfait de base » offert par la société et déterminé démocratiquement qui devrait couvrir les besoins de tout un chacun. Une personne qui travaille un plus grand nombre d’heures pourra consommer davantage que ce minimum.

La proposition de Takis Fotopoulos formulée en 1997 et nommée « démocratie générale » adopte une approche similaire vis-à-vis des besoins. Il pousse cependant la logique plus loin en proposant deux types de monnaies (appelées « bons » dans son modèle) et deux systèmes d’allocation. D’un côté, on comble les besoins grâce à un système de bons pour les biens et services essentiels qui s’inscrit dans une économie planifiée. De l’autre, on satisfait les désirs grâce à un système de bons pour les biens et services non essentiels qui s’échangent sur un quasi-marché (Fotopoulos 1997, 266-267). Les besoins essentiels sont déterminés par une confédération large qui adopte démocratiquement le niveau de besoins et qui rend disponibles les biens et services nécessaires pour les satisfaire. Les besoins non essentiels sont comblés, eux, au niveau des communautés locales qui s’adaptent à la fluctuation de la demande et à l’équilibre écosystémique.

La primauté des besoins au coeur de la planification démocratique de l’économie

L’approche de la primauté des besoins que nous venons de voir pointe vers une façon de démocratiser la lutte pour la détermination des besoins présentée par Fraser. Sans nier le caractère conflictuel de ce débat, les concepteurs de ces deux modèles de planification démocratique de l’économie pensent à une voie institutionnelle qui permettrait de le rendre conscient. Ce moment peut devenir la pierre angulaire des modèles postcapitalistes qui aide la société non seulement à déterminer démocratiquement les minimas sociaux – le « forfait de base » disponible pour tout le monde –, mais également les balises qui permettent de penser le temps de travail requis de tout le monde qui est apte au travail et le salaire horaire minimum. Cette approche dénaturalise les besoins en les faisant devenir le produit d’une décision politique et, du même coup, fonde en légitimité leur détermination.

Cependant, outre la brève mention des écosystèmes chez Fotopoulos, les auteurs de ces modèles datant de la fin de la guerre froide n’ont pas beaucoup tracé de liens entre besoins et écologie dans la société postcapitaliste. Pourtant, cette question aujourd’hui déterminante pourrait bien donner raison, sur ce point, aux modèles de Cockshott et Cottrell et de Fotopoulos qui ont pourtant suscité beaucoup moins d’intérêt et de débats dans ce sous-champ que l’économie participaliste ou la coordination négociée. Cela ne signifie pas qu’il faille adhérer à l’ensemble de la proposition avancée par les tenants de ces modèles. En revanche, on peut leur accorder que la détermination des besoins est une question primordiale et qu’elle l’est d’autant plus avec ce que nous savons maintenant à propos de la fragilité de la planète.

Ici la pensée postcapitaliste pourrait établir un pont avec les thèses des couloirs de consommation (Raworth 2017 ; Fuchs et al. 2021) en y ajoutant une dose de démocratie et de planification (Legault 2023). La détermination des besoins pourrait même être considérée comme une institution d’autolimitation au sens où l’entendait Castoriadis (1999) : la capacité des sociétés autonomes à éviter l’hubris, à limiter leurs actions pour ne pas franchir des frontières qui ne devraient pas l’être, et pour éviter ainsi la tragédie.

À quoi pourrait ressembler une telle institution ? Ses principes généraux sont assez simples. De manière récurrente, une importante consultation politique pourrait être menée à propos des besoins qui doivent être comblés collectivement. Plusieurs éléments pourraient y être discutés, mais un élément central de cette consultation consisterait à définir ce à quoi correspond la couverture des besoins de base (niveau qui pourrait varier en fonction de diverses variables géographiques et situationnelles). Cette question est particulièrement cruciale, car tous les modèles de planification démocratique de l’économie ont déjà des moyens pour prioriser la production qui vise à satisfaire les besoins. Cependant, à l’exception de Fotopoulos et de Cockshott et Cottrell, ces modèles n’ont pas d’institutions claires pour définir collectivement ce que sont les besoins minimaux. Pourtant, établir un tel niveau est une chose que la plupart des sociétés font déjà pour établir la hauteur des minima sociaux, des transferts étatiques vers les particuliers, du salaire minimum ou des seuils statistiques déterminant la pauvreté. Si certains des processus actuels peuvent contenir des consultations publiques (comme, au Canada, celui entourant le révision périodqiue de la Mesure du panier de consommation, désormais l’indicateur officiel de la pauvreté selon le gouvernement fédéral ; voir Heisz 2019), les décisions sont toujours prises suivant des processus centralisés et technocratiques. La proposition postcapitaliste exigerait non seulement une consultation large et récurrente, mais également une adoption via un processus démocratique auquel l’ensemble de la population participe. La détermination de ce minimum jouerait un rôle fondamental pour l’ensemble du processus de planification de l’économie. Il déterminerait non seulement ce à quoi tout le monde a droit, mais aurait aussi des conséquences sur le temps de travail, la rémunération et l’organisation des activités de l’ensemble de la population.

En effet, l’adoption démocratique de ce que sont les besoins à combler collectivement fait apparaître une quantité invisible au sein du capitalisme : la quantité de travail nécessaire pour satisfaire les besoins de l’ensemble de la société. Fotopoulos l’avait bien vu, mais il sous-estime grandement l’importance et l’ambiguïté politique de cette quantité pour la planification démocratique d’une économie. Une fois celle-ci établie démocratiquement et apparue comme quantité concrète, nos besoins collectifs nous renvoient à notre statut d’animal laborans (Arendt, 1988) et posent l’embêtante question : « Voici le travail qu’il faut faire pour que tout le monde comble ses besoins : qui le fera et comment ? » Cette question peut montrer l’efficacité de la planification démocratique de l’économie et révèle à quel point on a besoin de peu travailler pour satisfaire ses besoins de base et que le reste du temps peut être consacré à satisfaire ses désirs, soit par davantage de travail, soit par du loisir. Cependant, elle met aussi en lumière notre fondamentale égalité devant des besoins qu’il nous faut tous combler et notre non moins fondamentale inégalité de capacité et de volonté. Une fois posée, la question ne peut être contournée et en soulève tout de suite deux autres : que faire des personnes qui ne peuvent pas travailler – y compris celles qui ne peuvent pas travailler autant ou aussi efficacement que les autres – et que faire de celles qui ne veulent pas travailler ? Ces questions ne sont pas nouvelles et hantent le débat sur la pauvreté et les besoins depuis l’Antiquité (Mollat 2006). Tous les modèles mentionnent fournir ce qu’il faut aux gens qui ne peuvent pas travailler, mais évitent d’aborder longtemps la question de ceux et celles qui ne veulent pas travailler. Cependant, dans une société sans exploitation, sans accumulation, sans différence marquée de revenus et où les processus économiques seront plus transparents et politisés, cette question très ancienne sera d’une acuité encore plus brûlante. En effet, la démocratisation de l’économie rendra politiques et directes des décisions concernant la qualité de vie des autres (voire, leur survie) ; décisions qui, dans le capitalisme, trouvent des réponses probablement plus dures, mais toujours économiques et indirectes (dans le système idéologique actuel, on ne trouve pas de travail et on n’a pas les moyens de manger, mais on ne se fait pas directement refuser l’accès à ces moyens par une décision démocratique).

On peut imaginer une variété de réponses possibles pour aborder la question fondamentale de la répartition du travail nécessaire à la satisfaction des besoins et de la distribution de son produit, mais elles seront toutes inévitablement l’objet de conflits. La société postcapitaliste n’aura pas les mêmes divisions que celles que nous connaissons, mais elle sera inévitablement divisée. On peut imaginer d’ores et déjà certaines lignes de fractures, mais d’autres qui nous sont encore inconnues apparaîtront. Fraser souligne que la détermination des besoins est porteuse de conflits et la démocratisation du processus n’y changera rien. On ne peut qu’être d’accord avec elle, le conflit étant une donnée ontologique des sociétés humaines (Lefort 1972), la planification démocratique de l’économie ne sera pas une grande vague de pacification. Elle sera plutôt une possibilité de clarifier les termes des conflits économiques et de les rendre explicites. Elle permettra aussi de diminuer les inégalités de pouvoir préalables aux conflits eux-mêmes. Le conflit entourant les besoins est présentement « réglé » par le jeu inégalitaire implicite de rapports de forces entre dominants et dominés sous couvert de participation et de consultation au sein du mélange actuellement dominant entre le capitalisme et ce que Bernard Manin appelle le gouvernement représentatif (2012). La démocratisation de l’économie lèvera le voile sur le conflit et posera explicitement l’embêtante question du travail qui doit être fait pour combler les besoins de tout le monde, mais elle ne donnera pas d’emblée à un groupe le pouvoir d’imposer ses vues sur la question.

Conclusion

Après avoir présenté les perspectives objectivistes et relativistes sur la notion de besoin au sein d’une succincte revue de littérature, nous avons discuté des questions suivantes : comment un besoin devient-il légitime ? Comment détermine-t-on son degré d’urgence ? En nous appuyant sur le cadre théorique de « la lutte pour l’interprétation des besoins » de Nancy Fraser, nous avons rappelé qu’au-delà de leur caractère objectif ou subjectif, les « besoins » sont enchâssés dans des discours et des conflits au sein desquels les groupes n’ont pas tous le même pouvoir. Dans un cadre où l’économie serait planifiée et démocratisée, il s’agit de prendre conscience de ce caractère conflictuel et d’intégrer des leviers capables d’atténuer les inégalités. Malgré les risques d’exclusion que peut comporter la discussion politique sur les besoins, il reste important de les y soumettre pour éviter toute définition paternaliste et risquer de tomber dans la « dictature sur les besoins » (Heller 1981). Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant d’abandonner complètement tout critère normatif qui soit fondé sur des principes moraux ou des critères biologiques pour départager ces différentes interprétations des besoins. Dans une dernière partie, nous avons mis de l’avant un autre pan de la littérature qui s’intéresse plus précisément aux principes et aux mécanismes permettant de penser une démocratisation planifiée de l’économie dans une perspective postcapitaliste. Au sein de ce corpus, certains accordent moins d’importance à définir clairement la notion de besoin (Castoriadis, Devine et Adaman, Albert et Hahnel) alors que d’autres la considèrent comme centrale (Bookchin, Cockshott et Cottrell, Fotopoulos). Nous avons qualifié la première tendance comme se concentrant sur la consommation agrégée où besoins et désirs se confondent (besoins relatifs), tandis que nous avons présenté la seconde perspective comme étant celle qui défend la primauté des besoins (besoins objectifs, mais politisés). Dans la première, on satisfait l’ensemble des aspirations par la communauté, dans l’autre on priorise la satisfaction des besoins et, par différents mécanismes démocratiques, on distingue ce qui relève des besoins que ce qui relève des désirs. Cette deuxième option nous apparaît comme la plus prometteuse pour le développement de la planification démocratique de l’économie, car elle permet de rendre explicite une question fondamentale qui lie la couverture des besoins au temps de travail à réaliser. Elle permet d’aborder politiquement et consciemment un conflit inévitable. Cependant, au sein de ce corpus, la « limite », les « frontières », sont pensées en termes politiques et économiques, mais peu en termes biophysiques, dimension qu’il reste aujourd’hui important d’ajouter, comme il a déjà été montré ailleurs (Planning for Entropy 2022 ; Legault 2023 ; Beaucaire, Saey-Volckrick et Tremblay-Pepin 2023). Penser la forme institutionnelle qui permet le respect conscient de ces deux limites – celle inférieure des besoins humains et celle supérieure des écosystèmes – est au coeur de ce que doit devenir le projet de démocratisation de l’économie.