Recensions

The Invention of the “Underclass”: A Study in the Politics of Knowledge de Loïc Wacquant, Cambridge, Polity Press, 2022, 246 p.[Record]

  • Georges Mercier

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Les sciences sociales sont irrémédiablement prises dans une double construction. D’un côté, les phénomènes sociaux qu’elles étudient sont créés par les interactions entre les membres d’une collectivité donnée. De l’autre, pour les étudier, ces sciences doivent elles-mêmes créer des concepts qui rétroagissent sur les collectivités étudiées, contribuant à créer le monde social investigué. Ce faisant, le scientifique du social se doit d’entretenir une saine réflexivité envers ses propres constructions conceptuelles. C’est à partir d’une telle compréhension que dans The Invention of the Underclass, Loïc Wacquant, sociologue distingué par ses nombreux travaux sur la pauvreté et la marginalité urbaines, tisse le récit de l’échec d’une réflexivité de ce genre, à travers l’histoire intellectuelle du concept d’« underclass » qui fit florès aux États-Unis d’environ 1977 à 1997. Reprenant à son compte l’impulsion réflexive bourdieusienne, Wacquant propose ultimement une contribution essentielle à la politique et à la méthodologie des sciences sociales d’autant plus convaincante qu’elle s’arrime à une étude empirique rigoureuse d’un cas d’étude précis. L’ouvrage se divise en deux grandes parties : descriptive et prescriptive. La première (The Tale of the Underclass), mobilisant la sociologie réflexive bourdieusienne et l’histoire des concepts de Reinhart Koselleck (p. 3-6), propose l’enquête qui confère son titre à l’ouvrage, en prenant le concept américain d’« underclass », utilisé pour désigner les populations racisées les plus marginalisées des grands centres urbains américains, comme objet d’analyse en tant que tel : comment, et dans quelles conditions, ce concept en est-il venu à accaparer le centre de l’attention de la recherche, du journalisme et de la philanthropie sur la pauvreté urbaine ? Après une description détaillée du fond historique d’anti-urbanisme et de racisme dans l’imaginaire collectif américain dans le prologue, le premier chapitre retrace la montée en popularité du concept dans la foulée des émeutes raciales de 1977 à New York, en tant qu’il désignait, aux yeux des classes moyennes blanches américaines, « les Noirs pauvres et menaçants habitant les vestiges délabrés » du ghetto historique (p. 33). Après ce premier moment s’appuyant largement sur la réception, notamment dans les champs philanthropique et journalistique, d’un ouvrage à succès de 1982, The Underclass de Ken Auletta, le second chapitre détaille l’officialisation académique et politique du concept en étudiant les audiences au Congrès américain qui virent différents scientifiques, plusieurs eux-mêmes afro-américains, témoigner autant de sa réalité que de sa pertinence. Le troisième chapitre, plus épistémologique, retrace la victoire d’une explication béhaviorale de l’underclass (privilégiant les comportements individuels attribués à ses membres, comme la « paresse ») contre d’autres approches – beaucoup plus fertiles aux yeux de l’auteur et plus proches de la compréhension originale du concept que l’on retrouvait, dans les années 1960, chez l’économiste Gunnar Myrdal et le sociologue Anthony Giddens –, structurelles ou néo-écologiques se concentrant sur l’interaction entre le milieu et l’individu. C’est la victoire de cette explication béhaviorale qui représenterait le principal impact proprement politique des discours entourant l’underclass, ayant légitimé la néolibéralisation punitive des politiques sociales, à travers, en partie, l’invocation des stéréotypes nocifs du « gang-banger » (menant à la carcéralisation) et de la « welfare queen » (menant à la conditionnalité de l’aide sociale à la recherche d’un travail) par des politiciens conservateurs (p. 133-139, 148). Le quatrième chapitre clôt le récit avec la disparation du concept d’underclass à la fin des années 1990, sous le triple effet de sa répudiation par un de ses plus grands avocats (William Wilson), de son abandon par la Rockefeller Foundation et de la fragmentation du champ de recherche sur la pauvreté occasionnée par les réformes de l’aide sociale américaine de Bill …

Appendices