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Deux ans après La Gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020) qui avertissait les partis et les mouvements de gauche du risque de radicalisation et, in fine, d’éloignement mortel d’avec les Lumières et la Révolution française, Stéphanie Roza propose aux lecteurs d’explorer la nature et l’importance de ce « lien identitaire » (p. 11) qui modèle les attitudes philosophiques et politiques. L’ouvrage adopte le style naturel d’une progression chronologique, où des ensembles d’acteurs sont discutés pour éclairer les rapports particuliers qu’ils entretiennent avec l’héritage illuministe. Je résumerai ici chaque chapitre, et suivrai d’une appréciation générale.
Roza présente d’abord trois figures de l’égalité sociale, sexuelle et raciale, à travers Gracchus Babeuf, Mary Wollstonecraft et Toussaint Louverture. Dans ce XVIIIe siècle long, le rapport aux Lumières est largement assumé, mais point déjà la volonté d’en « radicaliser la signification et la portée en leur conférant une cohérence et une extension maximale » (p. 55), véritable marqueur de l’histoire de la gauche qu’explore abondamment l’autrice jusqu’à la dernière page.
Dès le début du siècle suivant, le XVIIIe siècle se retrouve en procès, et des griefs se dessinent selon les sensibilités des accusateurs : le déisme, le contractualisme et la Terreur (Saint-Simon), l’empire de la raison contre les passions humaines (Charles Fourier), le matérialisme et le déisme (Pauline Roland), les Lumières bourgeoises trop timorées (Louis Blanc), etc. Roza souligne alors l’écart fréquent entre les attitudes déclarées à l’endroit des Lumières et de la Révolution, et la place réelle, implacable et incontournable qu’elles occupent dans les idées et les discours de la gauche.
Le troisième chapitre est spécialement dédié à la réception de l’Aufklärung en Allemagne. L’autrice y examine notamment le républicanisme jacobin de Ludwig Börne, passeur des idées issues de la Révolution française pour la jeunesse contestataire allemande, et le jeune-hégélien Karl Friedrich Köppen, qui voit dans le siècle précédent « l’impulsion originelle à l’élan moderne vers la liberté (p. 104), et qui n’hésite pas à invoquer la figure de Frédéric II. Le rapport est plus critique chez Bruno Bauer, qui incrimine les idéologies de l’Allemagne du XIXe, jugées « pas assez radicales » (p. 109). Le chapitre note ensuite une certaine ambivalence chez Marx et Engels. Les deux auteurs seraient, « à leur manière […] des enfants des Lumières » (p. 129), mais cet héritage serait loin d’être immaculé, comme l’illustrent les saillies de Marx contre la Déclaration montagnarde de 1793, grimée en ambassadrice de l’individualisme. Chez les marxiens en effet, et malgré une certaine tendresse de l’auteur du Capital pour les Lumières dites « modérées » (Jonathan Israël, 2002), le XVIIIe siècle représente dialectiquement le triomphe de la bourgeoisie et l’incubateur du socialisme et du communisme.
Le chapitre suivant introduit les positions de trois figures incontournables de l’anarchisme : Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine et Pierre Kropotkine. Le premier considère la Révolution comme une matrice du socialisme, mais la juge aussi bourgeoise, terrible quand elle poursuit les maximes du Contrat social, ou au contraire timorée dans son matérialisme, ce qui explique l’inclination pour Voltaire de l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? (Proudhon). Bakounine nourrit, lui, une passion vibrante pour les Lumières françaises, qui s’arrête toutefois à la Terreur, au jacobinisme de Robespierre et de Babeuf, ou même encore, peut-être sous l’influence des sentences de Proudhon, au « despotisme le plus impitoyable » (Bakounine, p. 154) qui sommeille entre les lignes de Rousseau. Sur un autre registre, Kropotkine ose une critique scientifique du contractualisme, et préfère glorifier les sans-culottes plutôt que les grands noms de la philosophie bourgeoise. Quoique le gouvernement démocratique et la loi souveraine soient regardés comme les « dernières forteresses de l’autoritarisme » (p. 169), l’anarchiste « place explicitement ses travaux et ses objectifs sous le signe des Lumières » (p. 158).
Le cinquième chapitre propose un développement substantiel sur l’influence profonde, sinon lancinante, de Friedrich Nietzsche sur les gauches allemandes et françaises. Bien que complexe, le rapport aux Lumières de l’auteur de la Généalogie de la morale (1887) est pour le moins notoirement critique. Quoiqu’opposés dans la plus grande partie des cas, nietzschéisme et socialisme se rejoignent pourtant sur la religion, l’État, la morale et la place de la bourgeoise traditionnelle. Une comparaison de trois Français et nietzschéens de gauche illustre les fruits de ce mélange détonnant, entre Charles Andler, un démocrate qui regarde Nietzsche comme un socialiste amoureux des Lumières, George Sorel, un antidémocrate conservateur, et Édouard Berth, un « révolutionnaire conservateur » (p. 219) qui défend une aristocratie du travail.
Le sixième chapitre sonde les réactions des soldats de la Raison face aux désastres du XXe siècle. On y parcourt la pensée particulièrement riche du marxiste Georg Lukács qui, en faisant l’éloge de « l’esprit historique » du classicisme, établit une parenté entre l’irrationalisme de l’époque et la rationalité partielle issue d’Emmanuel Kant, puis surtout des romantiques allemands, qui aboutirait au nazisme. Le rapport de Jean-Paul Sartre à l’héritage des Lumières, lui, est évolutif. D’abord imprégné de l’irrationalisme heideggérien, l’auteur de L’Être et le Néant (1943) est gagné progressivement par le rationalisme de combat et le méliorisme. Stéphanie Roza estime ainsi que « l’athéisme existentialiste prolongerait, sans doute avec plus de consistances et de courage, l’athéisme du siècle des Lumières » (p. 248), et que la « morale universelle de l’autonomie » s’inscrirait « dans le prolongement de Rousseau et de Kant » (p. 250). L’itinéraire intellectuel de Cyril Lionel Robert James est encore plus animé. Formé par l’Histoire de la Révolution russe de Léon Trotsky (1930), il suit bientôt les pas d’Oswald Spengler et de Daniel Guérin pour soutenir « l’auto-émancipation des masses », et donne ses célèbres Jacobins noirs (2017) qui contribuent à la notoriété de Toussaint Louverture. Il accable d’abord les Lumières et la Révolution avec Hegel et Marx, mais se plonge ensuite avec enthousiasme dans l’historiographie de la Révolution française. Désireux « d’américaniser » le marxisme, concerné par la cause des Noirs, son combat montre comment les victoires contre l’impérialisme occidental ont été arrachées, non contre, « mais bien avec les outils théoriques et pratiques développés dans le sillage de la tradition philosophique et politique des Lumières » (p. 274).
L’ultime portion de l’ouvrage n’est, sous la forme d’un épilogue, rien de moins qu’un réquisitoire contre la Dialectique de la raison de Max Horkheimer et Theodor Adorno (1944), et contre l’École de Francfort en général. Cette dernière est accusée, non sans raison, d’exagérer ou de tordre la réalité de l’héritage illuministe, en puisant notamment à des sources frelatées. Elle inaugure, selon l’autrice, le combat des Lumières et des anti-Lumières au sein même de la gauche.
Le travail de Stéphanie Roza est d’abord d’une dimension et d’une ambition que tout lecteur attentif a le devoir de souligner. Deux siècles sont balayés avec une remarquable érudition, dans des contextes sociaux et nationaux fort différents. Chaque chapitre est amorcé par un exposé des situations et des forces en présence, et les auteurs mobilisés font l’objet d’une attention assidue. L’aspect comparatif, qui n’est pas forcément annoncé, est l’une des grandes forces de ce récit historique, où se mêlent au fil des pages les nouveaux acteurs avec ceux déjà traités aux chapitres précédents. L’autrice illustre presque toujours les rapports du courant intellectuel étudié à l’aide d’une comparaison entre deux ou trois figures. Ce procédé n’est pas seulement intéressant sur le plan méthodologique, mais aussi par l’originalité des choix opérés. Aux côtés des canons de l’histoire de la gauche, Roza livre des analyses approfondies de figures plus méconnues, à l’image de Charles Andler. Elle marque aussi l’importance, pour la gauche de tradition illuministe, des contempteurs du racisme, du sexisme et de l’esclavage, tout en soulignant l’indiscutable conservatisme de certaines figures.
La richesse de l’exposé a toutefois le défaut de ses qualités. La qualité du traitement réservé à chaque acteur de la gauche donne ainsi le désir au lecteur d’y trouver ceux qui conviennent le plus à sa curiosité. On s’attend parfois, au cours de la lecture, à croiser la route de l’anarchisme et de l’écologisme d’Élisée Reclus, ou du positivisme et du socialisme d’Auguste Comte. Un développement sur la technique (p. 287) laisse même présager la mention de Jacques Ellul. Les allusions rares aux courants de centre gauche pourront faire des déçus, tout comme celles, plus rares encore, de l’Enlightenment et de l’Illuminismo. Lumières de la gauche ne consacre pas non plus de développement particulier aux Lumières en elles-mêmes au détour de ses raisonnements, ce qui laisse parfois peu de matière au lecteur pour apprécier la place de cet appareil philosophique et politique dans un courant ou un auteur. La raison est évidente : son propos est avant tout de présenter la réception de l’héritage illuministe à gauche, en France et en Allemagne principalement, qui sont les deux berceaux indiscutables du socialisme, de l’anarchisme et du communisme. Il serait donc difficile d’en blâmer l’autrice, qui offre ici un panorama historique inédit, d’une qualité qui oblige les chercheurs et les chercheuses qui oseront en prendre la suite.