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Trois scènes dans la durée

Considérons les trois scènes suivantes, qui se sont produites au Québec et qui sont en apparence indépendantes l’une de l’autre. La première : le 27 juin 2017, en l’espace de quelques minutes, trois balles de 9 mm, 36 secondes de décharges de Taser et des coups de matraque mettaient fin à la vie de Pierre Coriolan, un homme noir d’origine haïtienne aux prises avec des troubles de santé mentale, dans un couloir de l’immeuble où il logeait, situé dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Le jour même, Coriolan devait quitter son logement, un logement subventionné par le programme québécois d’Habitations à loyer modique, à la suite d’un avis d’expulsion reçu au début du mois. Mais il y était toujours vers 19 heures ; en crise, bruyant, plus qu’à son habitude selon le voisin qui en a prévenu le Service de police de la Ville de Montréal. À leur arrivée et jusqu’à sa mort quelques minutes plus tard, Coriolan serait apparu menaçant aux six policiers, même atteint, tombé sur le ventre, incapable de se relever. « Sous le stress, j’ai dit que ça allait prendre une autre shot » (Carabin 2020), explique le sergent Jimmy Carl Michon alors en charge de l’intervention. Le lendemain, le décès était annoncé à la famille par téléphone. Et malgré ses airs d’exécution, dont convainc plus encore la captation vidéo, aucune accusation ne sera portée contre les policiers impliqués. Plutôt, en marge des audiences du Bureau des enquêtes indépendantes, le quotidien Le Devoir titrait en février 2020 : « De la cocaïne dans le sang de Coriolan » (Corriveau 2020).

La deuxième : Sindy Ruperthouse a été vue pour la dernière fois, selon l’archive officielle, le 23 avril 2014 à l’urgence de l’hôpital de Val-d’Or, en Abitibi-Témiscamingue ; elle avait trois côtes cassées. Caroline Chachai, une connaissance de Ruperthouse, signale l’avoir aperçue dans un magasin à rayons quelques mois plus tard, mais personne ni prêtera attention : la parole d’une femme atikamekw quant à la disparition d’une femme abitibiwinnik de Pikogan n’alarme ni n’interpelle la Sûreté du Québec. Les policiers ne se sont pas déplacés pour consulter les bandes vidéo du magasin à rayons, et n’ont contacté Chachai que plusieurs semaines plus tard. Plus encore : jusqu’au moment du tournage de l’épisode du jeudi 22 octobre 2015 de l’émission Enquête de Radio-Canada (Dupuis et Marchand 2015), « il n’y a pas un policier qui est venu ici » à Pikogan à la suite du signalement de la famille, indique le père de Ruperthouse. Au moment du tournage de l’épisode, pas une de ses amies ou connaissances, non plus, n’avait été questionnée, pas plus que son dernier conjoint, Lévis Landry, vraisemblablement à l’origine de la dernière visite de Ruperthouse à l’hôpital – au terme d’un historique avoué et reconnu d’agressions violentes répétées à l’endroit de la femme de 44 ans. Malgré cela, pourtant, la sergente Martine Asselin assurait à la journaliste Josée Dupuis d’Enquête que « pour la Sûreté du Québec, il n’y a pas de couleur sur aucun dossier » (ibid. 2015).

La troisième : en mars 2007, une association musulmane convie ses membres dans une cabane à sucre de la Montérégie après s’être entendue avec le propriétaire : on ne leur servira pas de porc, et on aura prévu un endroit où prier après le repas. Une réservation pour 260 personnes, une section réservée et un menu convenu à l’avance – une affaire toute simple et plutôt fréquente pour les grands groupes. Mais le jour même la salle à dîner est trop achalandée et, pour honorer sa partie du contrat, le propriétaire de l’Érablière au Sous-Bois propose plutôt la piste de danse pour les quelques minutes que durera la prière. Ces gens-là, s’offusquent une vingtaine de clients, se croient tout permis ; l’affaire s’ébruite. « La prière des musulmans passe avant le party d’un groupe de clients… sur la piste de danse », écrit Caroline Roy (2007, 5) dans le Journal de Montréal. Le quotidien le plus lu du Québec y consacrera huit pages en deux jours et en fera sa une du 19 mars 2007, au moment où l’Action démocratique du Québec (ADQ) et son chef Mario Dumont arrivent au bout d’une campagne électorale menée à partir de la même formule gagnante. Quelques mois plus tôt, le parti né en 1994 avec l’intention de concilier nationalisme identitaire et droite économique était donné pour mort, mais le 16 janvier 2007, son chef s’adresse au « nous » québécois dans une lettre calquée sur le programme électoral de sa formation, qui légitimera et multipliera les sentiments comme ceux à l’origine de l’affaire de l’Érablière au Sous-Bois. Suffit, écrit Dumont, suffit la latitude accordée aux minorités religieuses qui nous imposent leur vision du monde. Suffit la « peur d’en parler », la « peur d’être taxé de racisme ». « De souche européenne de par l’origine de ceux et celles qui ont fondé le Québec, nos valeurs s’inspirent en premier lieu de notre tradition religieuse », et l’ADQ entend « protéger ces valeurs communes et affirmer notre personnalité collective » (Dumont 2007)[1]. Le 26 mars 2007, quelques jours après l’affaire de l’Érablière au Sous-Bois dont elle a anticipé le potentiel politique et les proportions, l’ADQ se hisse à l’opposition officielle, passe de 4 à 41 sièges, de 694 122 voix au scrutin de 2003 à 1 224 412.

Les trois scènes ci-dessus sont liées et le présent article entend situer leurs interactions dans la structure onto-politique coloniale et raciale constitutive de l’espace national québécois imaginé et désiré, c’est-à-dire l’organisation spécifiquement québécoise des rapports entre positions relationnelles ou formes d’existence produites et hiérarchisées, à partir d’un référent euroaméricain, selon des catégories raciales – structure que ces trois scènes actualisent. Plus précisément, le présent article entend penser à partir d’elles la durée de la structure ontopolitique coloniale et raciale constitutive de l’espace national imaginé, désiré et en formation depuis le projet appelé Nouvelle-France, dont ces scènes sont des itérations. La durée sera ici entendue comme interruption de l’idée d’une progression temporelle et linéaire de l’histoire, et plus précisément comme la poursuite et la coexistence du passé dans le présent qui le reconfigure, tel que le propose la lecture bergsonienne et deleuzienne d’Alia Al-Saji[2]. Le passé, nous dit Al-Saji (2018, 339), est tout à la fois la doublure du présent, sa profondeur, et ce que le présent reconfigure : « Reconfiguration of the past is my own term; it is a concept through which I rethink the “conservation” and irreversibility of the past while avoiding the pitfalls of facile revisability and erasure, on the one hand, and selfsame preservation, on the other. » Texturé, relationnel, en ce sens le passé est une multiplicité changeante qui pèse sur le présent autant qu’elle dépend en elle-même des différentes manières de se souvenir ou non, de vivre avec, de se défaire ou de refuser. À l’opposé d’une compréhension finie, cristallisée, du passé, lecture qui sous-tend l’extériorité avec laquelle il est abordé à distance du présent, Al-Saji (ibid., 340) suggère plutôt d’inscrire le passé dans une série de médiations témoignant plus justement de ce qu’il fait :

In rethinking the past, the challenge is to hold together characteristics that seem at first to be mutually exclusive: that the past is irreversible yet nonlinear, conserved yet reconfigured, unconscious and forgotten yet forming the atmosphere of our lives. In connecting these differences, it is not only our understanding of such aspects of the past that shifts but the concept of the past itself.

En cela, il ne s’agit pas de suggérer une indifférenciation temporelle entre le passé et le présent, mais de concevoir leurs distinctions, non transposables et asymétriques, en ce qu’elles apparaissent dans leur relationalité : « the coexistence of past and present must be understood to be dynamic. At stake are multiple processes of differentiation: (1) the difference that the past, while unconscious, makes for the present; (2) the process by which the past, or some part of it, becomes present (actualization); and (3) the process whereby what happens in the present produces ripples in, and reconfigures, the past » (ibid., 341). Le passé est à la fois irréversible et toujours reconfiguré dans sa durée, donc incomplet sans le présent, incomplet sans les différents présents qui le reconfigurent et le poursuivent, reconfigurations et poursuites que le passé contient. Le passé dure : la durée de ce qui est passé est son action différenciée sur et avec le présent qui le reconfigure en retour. « Colonial and racial formations endure and are rephrased—or, more precisely, in enduring are rephrased, without losing hold. » (Al-Saji 2020, 102)

Les trois scènes ci-haut sont liées et l’article qui suit entend penser à partir d’elles la durée de la structure ontopolitique coloniale et raciale constitutive de l’espace national imaginé, désiré et en formation depuis le projet appelé Nouvelle-France, donc la durée de l’organisation spécifiquement québécoise des rapports entre positions relationnelles ou formes d’existence produites et hiérarchisées, à partir d’un référent euroaméricain, selon des catégories raciales dont elles sont des itérations. Dans l’espace de la durée des deux premières scènes, la mort de Pierre Coriolan et la disparition de Sindy Ruperthouse, les mécanismes de la violence coloniale et raciale contemporaine sont, dans un premier temps, envisagés comme la reconfiguration de ce qui précède, à savoir, distinctement, l’esclavage et l’occupation génocidaire dans les paramètres spécifiques du contexte qui se déploie depuis le projet appelé Nouvelle-France. Dans un second temps, la proposition se situe à la suite des nombreuses enquêtes et réflexions explicitant la structuration des antagonismes ontologiques et positions relationnelles racialisées dans les Amériques (notamment Fanon 1971 ; Spillers 1987 ; Glissant 1990 ; Wilderson 2010 ; Byrd 2011 ; McKittrick 2014 ; Walcott 2014 ; Lowe 2015 ; Ferreira da Silva 2015 ; King 2019) et, plus spécifiquement, avec et à partir des développements déterminants de Sylvia Wynter (1992 ; 2003 ; 2006) en ce sens. La structure de ces antagonismes racialisés ou positions relationnelles racialisées est spécifiée dans les paramètres (proto‑)québécois pour ensuite y situer la figure de la menace que déploie la troisième scène, entre la cabane à sucre et l’ADQ, elle-même à inscrire dans la durée, mais aussi à envisager en ce qu’elle agit sur la durée : la menace, jadis principalement « anglaise » et aujourd’hui principalement cadrée comme arabo-musulmane, est fonction de la reproduction de l’espace national québécois imaginé et désiré, dont la légitimité dite « niée » doit être défendue.

La durée de l’esclavage transatlantique

La mort de Pierre Coriolan le 27 juin 2017 reconfigure la violence de l’esclavage transatlantique ; épelle l’après-vie de l’esclavage, la durée de la (non‑)existence noire fongible et malléable dans les paramètres spécifiques de son actualisation québécoise.

L’esclavage comme pratique économique, politique et guerrière n’est pas le fait de la modernité européenne, ni même de la modernité ou de l’Europe[3]. Mais tandis que les déclinaisons prémodernes (ruisselant parfois jusque dans la modernité historique) de la pratique de l’esclavage sont intimement et séquentiellement liées à la guerre et aux tensions géopolitiques, la jonction de deux éléments spécifiques, cependant, distingue radicalement l’esclavage moderne des Africain·es : son ampleur transnationale inégalée (Eltis 2000 ; voir aussi Cooper 2006 et Horne 2018) et, surtout, son adossement co-constitutif et antinomique à l’architecture ontologique et matérielle de l’humanité humaniste, de la liberté moderne et du capitalisme. L’ampleur de ce déploiement sans équivalent historique, autrement dit, quoiqu’essentielle pour situer sa matérialité dans la durée, répond d’une structuration ontologique qui la permet, l’excède et lui survit. Comme le décline Frank B. Wilderson, alors que l’on sait qu’une rationalité esclavagiste purement économique aurait au contraire favorisé l’esclavage de populations européennes[4] :

White chattel slavery would have meant that the aura of the social contract had been completely stripped from the body of the convict, vagrant, beggar, indentured servant, or child. This is a subtle point but one vital to our understanding of the relationship between the world of Blacks and the world of Humans. Even under the most extreme forms of coercion in the late Middle Ages and in the early modern period—for example, the provisional and selective enslavement of English vagrants from the early to mid-1500s to the mid-1700s—“the power of the state over [convicts in the Old World] and the power of the master over [convicts in the New World] was more circumscribed than that of the slave owner over the slave.”

Wilderson 2010, 15

De la définition humaniste de l’être humain (Wynter 2003 ; Jackson 2020) à la compréhension libérale et républicaine de sa liberté (Hartman 1997) et à la structuration de son mode de production (Robinson 2000 ; Singh 2016), l’esclavage transatlantique et son objet – dans leur matérialité et dans leur conceptualité, avant et après toute quantification – permettent la structuration ontologique euromoderne en situant la frontière et l’extérieur constitutifs de celle-ci. En cela la position ontorelationnelle noire dans (et face à) la modernité s’envisage comme une (non‑)existence fongible et malléable. Fongible, c’est-à-dire le caractère remplaçable et échangeable de la commodité : « the fungibility of the commodity makes the captive body an abstract and empty vessel vulnerable to the projection of other’s feelings, ideas, desires, and values » (Hartman 1997, 21). Malléable (King 2019), élastique (Hartman 1997), plastique (Jackson 2020), c’est-à-dire le déploiement de l’objet fongible comme véhicule fluide et muable : « Plasticity is a mode of transmogrification whereby the fleshy being of blackness is experimented with as if it were infinitely malleable lexical and biological matter, such that blackness is produced as sub/super/human at once, a form where form shall not hold: potentially “everything and nothing” at the register of ontology. » (Jackson 2020, 3)

Resituée dans le registre ontologique, conséquemment, l’abolition formelle de l’esclavage, par exemple, apparaît davantage comme « point de transition » entre les modes de la servitude et de la sujétion raciale dans la durée de la (non‑)existence noire, dont le passage s’effectue essentiellement aux niveaux technique, lexical et discursif plutôt qu’ontologique et structurel. Nous vivons, dans ce sens, dans l’après-vie de l’esclavage toujours en déploiement, dans le futur anticipé par l’esclavage moderne des Africain·es, par le passé qui n’est pas passé (Hartman 2007 ; Sharpe 2016), mais se répète et s’altère dans la durée. De la même manière, l’espace ontologique en deçà et au-delà des statistiques (c’est-à-dire avant et après l’ampleur inégalée de l’esclavage moderne des Africain·es) permet de renégocier, voire de défaire certaines hiérarchisations spatiales, géohistoriques et exceptionnalistes de l’institution de l’esclavage, de la (non‑)existence noire fongible et malléable, du trauma et de leur durée, pour les envisager comme communs dénominateurs de l’expérience afrodiasporique transnationale hétérogène, s’actualisant différemment selon les contextes.

Dans le contexte du projet en formation depuis la Nouvelle-France, cet en deçà et au-delà ontologique apparaît plus essentiel encore, alors que les enquêtes statistiques, démographiques et économiques tendent à atténuer, depuis au moins la fin du XVIIIe siècle (Cooper 2006 ; Mackey 2013), l’intensité ou l’importance d’une part de l’esclavage, présenté comme « bénin » et « marginal » lorsque reconnu, et d’autre part de la structuration raciale qui à la fois le sous-entend et en émerge. Les spécificités économiques, démographiques, géographiques, culturelles, légales et expérientielles de l’esclavage et de la fongibilité malléable noire dans le projet en formation depuis la Nouvelle-France, pourtant, les contextualisent et les précisent dans leurs paramètres contextuels bien plus qu’elles n’en évacuent la réalité :

In terms of the burdens of isolation, the nature of forced migration to unaccustomed climates and societies and multiple removals, the stigmatization and hyper-visibility which arguably increased the marginalization of their bodies, the home-grown practices of torture, abuse, punishment, ownership, Christianization, and “breeding,” and the dependence of the colony on slave labour (both internal and external), I would argue that “societies-with-slaves” were “slave societies.”

Nelson 2016, 17

Sous les régimes français puis britannique, autrement dit, l’absence et l’impraticabilité d’une économie de plantation similaire à celle des colonies plus au sud d’abord ne préserve en aucun cas de sa rationalité raciale et culturelle (McKittrick 2016) et, ensuite, n’évacue pas, mais plutôt contextualise la structuration, les intentions, les investissements et les dynamiques esclavagistes ainsi que la conceptualisation et la matérialisation de la (non‑)existence noire dans la durée.

Institutionnalisé et aménagé, juridiquement et dans sa pratique de facto, à travers la succession des régimes coloniaux français et britannique (Cooper 2006 ; Gilles 2008 ; Trudel 2009 ; Mackey 2013) ; discursivement nié malgré sa pratique répandue notamment dans les hauts lieux de pouvoir politique, législatif et judiciaire (Mackey 2013 ; Nelson 2016) ; majoritairement autochtone malgré la volonté et la « nécessité » plusieurs fois exprimées d’esclaves noir·es (Trudel 2009 ; Nelson 2016) ; historiquement imprécis conséquemment à sa négation et en l’absence (ou quasi-absence[5]) de récits d’esclaves « québécois » (Trudel 1990) ; principalement urbain et domestique en l’absence (de la possibilité) d’une économie de plantation (Cooper 2006 ; McKittrick 2016) ; en plus de partager et de contribuer culturellement, politiquement et ontologiquement aux paramètres généraux de la structuration transnationale de l’esclavage moderne et de la (non‑)existence noire fongible et malléable déclinés plus haut, l’esclavage au Québec actualise la violence anti-noire dans des paramètres spécifiques. On note à ce titre l’hétérogénéité de l’expérience noire, c’est-à-dire la provenance diversifiée des esclaves en raison de la position du Québec dans les échanges commerciaux (Nelson 2016 ; voir également Mugabo 2016), le travail principalement domestique, mais aussi agricole, ainsi que la proximité physique avec les maîtres et, conséquemment, la permanence de la violence et de la surveillance (Cooper 2006). Comme la consolidation d’une rhétorique anti-noire multiforme qui succède à l’abolition de l’esclavage (Gay 2004 ; Maynard 2017), comme aussi les politiques migratoires ou encore les pratiques dans l’industrie du taxi depuis la seconde moitié du XXe siècle (Mills 2016), la mort de Pierre Coriolan le 27 juin 2017 répète et altère la violence de l’esclavage transatlantique. La mort de Coriolan, homme d’origine haïtienne, dans un quartier central de Montréal, à la suite de l’appel logé au Service de police de la Ville de Montréal par son voisin, épelle l’après-vie de l’esclavage, la durée de la (non‑)existence noire fongible et malléable dans les paramètres spécifiques de son actualisation québécoise.

La durée de l’élimination génocidaire

La disparition de Sindy Ruperthouse en avril 2014 reconfigure la violence de la colonisation génocidaire ; épelle la durée de l’élimination génocidaire et de l’existence autochtone comme transit dans les paramètres spécifiques de son actualisation québécoise.

Patrick Wolfe (2006, 387-388) suggère de penser le colonialisme d’occupation comme une « logique d’élimination » et en relève deux dimensions spécifiques, l’une négative ou destructrice et l’autre positive ou structurante : il s’agit schématiquement, mais toujours en fonction d’arrangements contextuels, de la dissolution des sociétés autochtones et de la structuration d’une société coloniale sur la base de cette dissolution. Deux dimensions, selon lui, qui s’imbriquent donc selon les différentes pragmatiques situées de la « découverte ». Ainsi, de manière générale, les formalisations de la logique d’élimination comme principe d’organisation se structurent et se déploient à ce titre, selon les rapports géopolitiques – et spécificités géographiques – en présence dans les Amériques, sous la forme de ce que les études autochtones critiques appellent plus directement[6] la violence génocidaire physique, légale, culturelle et politique (Trask 2006 ; Simpson 2016 ; King 2019 ; Robinson 2020). Dans les Amériques, comme le synthétise Haunani-Kay Trask, « [c]olonization was the historical process, and genocide was the policy » (2006, 81), ce qu’Audra Simpson (2014) appelle la pulsion de mort à éliminer, contenir, cacher et faire disparaître.

« À civiliser » (Ladner et Orsini 2004), « à éliminer » (Wolfe 2006 ; Coulthard 2014), « point de départ » (Gettler 2016), « à faire disparaître » (Simpson 2016), « sauvage ». La colonisation d’occupation génocidaire, donc l’existence et la présence européennes et eurodescendantes, est ainsi permise par le déploiement multi-discursif et matériel, conceptuel et effectif de la « logique d’élimination », ou plus directement de la violence génocidaire, autant qu’elle y préside. Conjointement, le processus historique (d’occupation coloniale) et sa matérialisation (génocidaire) déclenchent – et à la fois dépendent de – la production et la consolidation de l’existence ontologique autochtone envisagée, écrite, dite et utilisée comme antériorité matérielle et discursive – à dépasser, ingérer, digérer. En cela la position ontorelationnelle autochtone s’envisage comme une existence que Jodi Byrd qualifie de transit. En transit, c’est-à-dire comme absence présente et consciente permettant la présence : « What it means to be in transit, then, is to be in motion, to exist liminally in the ungrievable spaces of suspicion and unintelligibility. To be in transit is to be made to move. » (Byrd 2011, XV) L’autochtonie, indique Byrd, apparaît comme préalable, comme terrain à partir duquel devient possible la pensée euromoderne dans laquelle elle demeure une trace, un souvenir ; elle permet la trajectoire de remplacement « à partir de ». Ce « processus historique » et « cette politique » s’actualisent différemment selon les contextes et revêtent une texture spécifique dans l’espace en formation depuis la Nouvelle-France, déterminé par une superposition et une poursuite (plutôt qu’un remplacement) des régimes français et britannique d’occupation génocidaire.

Dès la première moitié du XVIIe siècle, les préoccupations des Jésuites, comme les politiques coloniales royales françaises qui précèdent l’arrivée des Filles du roi (1663), entendent favoriser la conversion des peuples autochtones et la croissance de la population coloniale française au moyen d’une proximité assimilatrice et plus spécifiquement au moyen de la maîtrise du ventre des femmes autochtones (voir notamment Anderson 1991). Darryl Leroux (2019) rappelle que pendant que les Jésuites formulent par exemple une requête formelle auprès du Saint-Siège pour autoriser les mariages entre Français et femmes autochtones, soutenant que « this would oblige the natives to love the French as their brothers » (Cook 2015, 178), le roi Louis XIV offre quant à lui une compensation financière aux familles autochtones dont les femmes marieraient des Français (Leroux 2019). Malgré l’échec de sa matérialisation effective, la proximité souhaitée en est une qui mobilise les normes patriarcales européennes dans l’entreprise coloniale procédant, au XVIIe siècle, par projection d’incorporation et par discours de coopération (voir Greer 2018). Pierrot Ross-Tremblay (2019) remarque ensuite que la subjugation historique française, canadienne-française et québécoise à l’Empire britannique puis à l’État canadien depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, de même que le discours multiforme de libération, de distinction et de souveraineté qui en émerge, traduisent l’opposition entre deux forces et logiques coloniales d’occupation génocidaire et, en ce sens, ne distinguent pas structurellement la société coloniale québécoise sur ce plan. Mais c’est dans – et à partir de – ces antagonismes et dans – et à partir de – l’héritage de cette subjugation à l’hégémonie coloniale britannique et canadienne, en revanche, que se rejoue la texture spécifique de la médiation québécoise de la violence coloniale comme négociation stratégique de la proximité.

The need for the Euroquébécois to affirm themselves in opposition to others can be traced back to a fear of being perceived as coming from an inferior culture and being incapable of civilisation. Such a posture could be explained by an internalisation of the policies subsequent to the Durham report[7] from 1839, produced by the British Crown following the repression of the Patriot’s movement. One hypothesis is that it led to what could be called the “Durham syndrome” among the Euroquébécois as a result of their internalisation over time of the idea that they are inferior to the English people because they are, it is said, “mixed” with the Indians and therefore an “inferior race.”

Ross-Tremblay 2019, 74-75

Dans cette perspective, le « complexe de Durham » qu’introduit Ross-Tremblay (dans Lefebvre et Gendreau 2016) situe la médiation québécoise de la violence coloniale post-1763 en signalant à la fois l’infériorisation vécue et son intériorisation, mais aussi et conséquemment la volonté de rejeter la proximité projetée en marquant la distance par rapport à l’antériorité-infériorité paradigmatique qu’est l’autochtonie. « The “inferior Indian” is still needed as cement for Euroquébécois self-conception, and as a diversionary tactic so that a positive self-image can be maintained in spite of an often unrecognised colonial bias. » (Ross-Tremblay 2019, 75) Mais ensuite, tandis que le complexe de Durham ruisselle jusque dans certaines dynamiques contemporaines, le déplacement du modus operandi de la violence coloniale, de la pragmatique génocidaire à la rhétorique de la reconnaissance et de la réconciliation (Coulthard 2014 ; Simpson 2014), induit également le déplacement de la spécificité québécoise rejouant dans une direction différente la proximité projetée. Contrairement à l’envahisseur britannique, suggère le déplacement, la présence française puis canadienne-française se comprendrait tout au contraire dans sa proximité synthétique avec les peuples autochtones, sous les auspices de « la rencontre, du métissage et de l’interculturalisme » (Salée 2010, 154-155).

Le glissement interprétatif selon les mots de Daniel Salée (2010), le récit révisionniste selon les mots d’Adam Gaudry et Darryl Leroux (2017), ou encore le métisturn selon ceux de Julie Burelle (2018), façonnent un mythe du métissage prenant appui sur une relecture fantasmatique de la logique française d’élimination et d’effacement assimilationniste du XVIIe siècle : la subjugation des femmes autochtones comme stratégie officielle d’expansion de la population coloniale à ses débuts (Anderson 1991) est recadrée comme l’archive d’une réciprocité romantique et, en cela, supporte la « chimère » (Leroux 2019) du métissage qui préside au mythe d’une rencontre harmonieuse ainsi que d’une présence française bienveillante depuis Samuel de Champlain. Selon cette distorsion, comme le résume Burelle, « [t]he notion of a benevolent (or at least less violently colonial) encounter between Indigenous peoples and French settlers plays a central role in the French Québécois de souche’s mythscape » (2018, 18). La proximité d’abord souhaitée, mais non matérialisée, puis rejetée, apparaît ici, avec le déplacement des mécanismes de la violence coloniale, du côté de la rhétorique de la réconciliation, fantasmée de telle sorte que l’histoire nationale québécoise apparaisse être le prélude téléologique naturel d’une réciprocité plusieurs fois centenaire. La société québécoise, suggère ce redéploiement du trope de la proximité, serait non seulement naturellement prédisposée à la réconciliation, mais, plus encore, depuis toujours engagée dans une synthèse culturelle.

Resitués dans le registre ontologique, conséquemment, les déplacements des stratégies et des mécanismes coloniaux et génocidaires apparaissent davantage comme « points de transition » entre différents modes de la logique d’élimination, de la violence génocidaire qui se répète et s’altère dans la durée. Comme le diagnostiquent Glen Coulthard (2014) et Audra Simpson (2016), on assiste par exemple à un déplacement, depuis les années 1960, du mode opératoire colonial génocidaire selon le paradigme hégémonique de la reconnaissance : « from a structure that was once primarily reinforced by policies, techniques, and ideologies explicitly oriented around the genocidal exclusion/assimilation double, to one that is now reproduced through a seemingly more conciliatory set of discourses and institutional practices that emphasize our recognition and accommodation » (Coulthard 2014, 6). Dans le contexte québécois cependant, non seulement l’espace ontologique en deçà et au-delà de ces points de transition et de pivot de la violence coloniale génocidaire permet d’en repérer les reconfigurations dans la durée, la durée du transit, mais plus encore il permet d’en distinguer sa médiation spécifique, selon les impératifs coloniaux contextuels, par le trope de la proximité. La proximité d’abord souhaitée, puis rejetée et finalement fantasmée ; la proximité dans ses répétitions et altérations façonne la durée spécifiquement québécoise de l’espace liminal du transit permettant la présence européenne et eurodescendante. Comme l’article 91(24) de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique devenu loi constitutionnelle (Ross-Tremblay, dans Lefebvre et Gendreau 2016), comme aussi le remplacement de l’éducation endogène par la systématisation et la multiplication des topoï du génocide en ces lieux appelés « pensionnats » (voir notamment Miller 2017), la disparition de Sindy Ruperthouse en avril 2014 répète et altère la violence de la colonisation génocidaire. Cette disparition, à l’hôpital de Val-d’Or, au terme d’une succession d’agressions violentes de la part de son conjoint Lévis Landry, dans l’indifférence des représentant·es de l’État, épelle la reconfiguration de l’élimination génocidaire, la durée de l’existence autochtone comme transit dans les paramètres spécifiques de son actualisation québécoise.

Assurer la durée par la menace

Sylvia Wynter (1992 ; 2003 ; 2006) propose une périodisation des définitions et redéfinitions européennes de l’être humain, autrement dit des termes et des vérités dans lesquels sont comprises et reconduites les différentes projections, par différenciation vis-à-vis d’une abjection signifiante (1992)[8], du mode d’être humain. En partant de la distinction de valeur ontologique entre les cieux et la terre qui présidait à la compréhension de l’être humain dans la Grèce antique, Wynter documente les mutations et les ruptures qui adviennent dans les déplacements dudit principe ontologique d’organisation à travers le Moyen Âge, la Renaissance humaniste et la modernité tardive. D’une distinction constituante entre le cosmos et la terre chez les Grecs, et en passant par la christianisation de cet ordre cosmique en une distinction entre la chair et l’esprit au cours du Moyen Âge, la modernité européenne se déploie finalement selon les lignes de la sécularisation humaniste d’une compréhension théocentrique de l’humain : la conquête et les « découvertes » permettent le déplacement ou plutôt la transmutation d’un absolu théologique, le Chrétien, à un absolu politique, l’Homme, puis à un absolu politico-économique, le Bourgeois ou le « global capital-accumulating Stockholder » (Wynter 2006, 128).

Ce déplacement, cette réinscription, cette réinvention de la description et de la compréhension de l’être humain comme Homme, soi rationnel, bourgeois, sujet politique et économique se possédant lui-même, ce que Tiffany Lethabo King (2019) appelle l’« humanisme conquistador », s’accompagne de la constitution d’un irrationnel-sous-rationnel « contradistinctif », abject, dont le référent matériel et conceptuel paradigmatique sera, différemment, les peuples autochtones et les esclaves africain·es. La colonialité de l’être, c’est-à-dire la classification et l’organisation symboliques et matérielles des degrés d’(in)humanité notamment mise en évidence par la dispute canonique, au milieu du XVIe siècle, entre Juan Ginés Sepúlveda et Bartolomé de Las Casas[9], en est le principe organisateur :

And this was to be the new “idea of order” on whose basis the coloniality of being, enacted by the dynamics of the relation between Man—overrepresented as the generic, ostensibly supracultural human—and its subjugated Human Others (i.e., Indians and Negroes), together with, as [Aníbal] Quijano notes, the continuum of new categories of humans (i.e., mestizos and mulattos to which their human/subhuman value difference gave rise), was to be brought into existence as the foundational basis of modernity.

Wynter 2003, 282

Au-delà des spécificités contextuelles plus haut soulevées, quant à la conceptualité et la matérialité de l’esclavage et du colonialisme d’occupation génocidaire au Québec, ou encore quant à la proximité (avec le maître ou vis-à-vis de la population québécoise eurodescendante) comme médiation déterminante et particulière au projet en formation depuis la Nouvelle-France, la structuration de la violence coloniale et raciale selon le modèle proposé chez Wynter n’apparaît pas fondamentalement distincte ou particulière au Québec. À partir des années 1960, cependant, donc à partir du déplacement d’un nationalisme canadien-français vers un nationalisme dit québécois (Juteau 2015 ; Forcier 2018), un arrangement spécifique se déploie, ou plutôt l’arrangement se déploie à partir d’un point d’élocution spécifique. Si, comme ailleurs dans les Amériques, l’existence néo-française, canadienne-française et franco-québécoise apparaît impensable sans l’effacement génocidaire, c’est-à-dire sans l’autochtonie comme transit, et sans la production active de la (non‑)existence noire fongible et malléable, elle devient aussi tributaire de la réarticulation de cette logique structurante à partir d’un point d’élocution effectivement exploité et dominé économiquement et culturellement, à partir de la « frustration du désir colonial et impérialiste du nationalisme québécois » (Mathelet 2017, 13), dans le sens de ce que Wilderson (2010, 20) entend :

as the presence of Black chattel in the midst of exploited and unexploited Humans (workers and bosses, respectively) became a fact of the world, exploited Humans (in the throes of class conflict with unexploited Humans) seized the image of the Slave as an enabling vehicle that animated the evolving discourses of their own emancipation, just as unexploited Humans had seized the flesh of the Slave to increase their profits.

Ou encore, comme Sabine Broeck poursuit[10] :

Using the analogy becomes an endless inter-textual return of metaphor to previous metaphor; creating a mental repertoire of slavery among white intellectuals, and specifically within early modern, modern, and postmodern European-American philosophy, which equates slavery with the status of humans being made miserable, overworked, without rights, without pay, and dependent on other humans as masters. This figuration is what actually allows post-Enlightenment philosophy in its various strands, including Feminism and Marxism, to mobilize the analogy as a negative foil to demarcate a political limit for white Europeans and Americans and to be able to claim compensation and justice, and a wider range of freedoms on the grounds of actual or threatening transgression of that limit.

2018, 115

La structuration de la violence coloniale et raciale à la base de l’existence eurodescendante dans les Amériques s’adosse, au Québec, à une remédiation tenace, voire matériellement ancrée, de l’« innocence blanche » telle que théorisée par Gloria Wekker (2016), et des « mythohistoires de Losers » retracées par Jocelyn Létourneau (2006)[11]. L’innocence blanche, décline Wekker (2016), traduit tant les paramètres chrétiens[12] de l’aspiration à l’innocence que l’identification à ce qui est « petit », ce qui doit être protégé et ce qui doit se protéger, de même que le désaveu de la position structurelle et de la violence perpétrée, perçues comme antithétiques. C’est, essentiellement, ce que Létourneau (2006) convoque et contextualise en d’autres mots lorsqu’il propose une trajectoire des « mythohistoires de Losers » dans le régime historial canadien-français et québécois, de l’histoire de la « survivance » à celle de la « quête de Soi » et du « destin dévié ». Les termes posés par Pierre Vallières, dans son essai autobiographique et politique canonique de 1968 (réédité en 1994), Nègres blancs d’Amérique, sont à ce titre paradigmatiques (voir notamment Cornellier 2017). Ils convoquent dans la « Quête de Soi » québécoise, innocente et loser, à la fois l’autochtonie comme transit à partir duquel énoncer l’aspiration légitime à posséder et la fongibilité malléable de la (non‑)existence noire, dont Vallières efface d’ailleurs explicitement la présence au Québec, comme métaphore structurante de la négation de la liberté de posséder[13].

L’histoire coloniale française, puis canadienne-française en Amérique est liée de la même façon ou presque que l’histoire et l’identité britanniques, canadiennes ou états-uniennes à une structuration ontopolitique coloniale et blanche qui ingère la (non‑)existence noire fongible et malléable ainsi que l’autochtonie comme transit. Mais ensuite, à partir des années 1960, l’articulation de l’identité collective franco-québécoise, à émanciper parce qu’innocente et privée de la liberté de propriété pourtant légitime du territoire, est intimement liée à une restructuration plus tenace de ce montage : cette restructuration apparaît comme une condition essentielle de la sociogenèse et de l’identité franco-québécoise cadrée comme « à venir », « à naître » dans la liberté, donc conditionnelle au projet de libération qui (sur)détermine contextuellement le « nous » québécois. « Nous », esclaves-nègres sur notre territoire légitime.

C’est ici qu’intervient la menace dans l’articulation de l’identité franco-québécoise à émanciper parce qu’innocente et privée de liberté. « La prière des musulmans passe avant le party d’un groupe de clients… sur la piste de danse », écrit Caroline Roy dans le Journal de Montréal (2007, 5). Suffit, légitimait plus tôt Dumont, la latitude accordée aux minorités religieuses qui nous imposent leur vision du monde. Suffit la « peur d’en parler », la « peur d’être taxé de racisme ». « De souche européenne de par l’origine de ceux et celles qui ont fondé le Québec, nos valeurs s’inspirent en premier lieu de notre tradition religieuse », et l’ADQ entend « protéger ces valeurs communes et affirmer notre personnalité collective » (2007). La négation de la liberté ou de la légitimité de posséder le territoire ne relève pas d’une impossibilité endogène, mais bien d’une menace exogène consacrant le caractère nécessairement inatteignable, donc nécessairement inachevé de l’objet-cause de désir. Comme le décline Ghassan Hage (1998, 74) :

Rather than disturbing a domesticated space which does not and cannot actually exist, the other is what allows nationalists to believe in such a space eventuating. It helps them avoid having to face the impossible nature of what they are pursuing, the traumatic kernel of the real, by constructing the other as that which stands in the way of its attainment. It is in this sense that the other is necessary for the construction and maintenance of the fantasy.

Cette menace altérisée qui consacre l’innocence fantasmatique s’incarne donc selon les rapports en présence et n’est pas fixe ou immuable, mais maintenue et accomplie (Létourneau 2006 ; Wekker 2016). Cadrée, depuis le topos de la conquête – de la défaite – de 1760 comme le fait principalement du conquérant britannique, « anglais »[14], elle se déplace significativement, malgré certains recouvrements (voir notamment Maclure 2004 ; Stasiulis, 2013 ; Forcier 2018), suivant le parcours du groupe franco-québécois accédant à la majorité sociologique (Juteau 2015 ; Forcier 2018), et suivant les actualisations contemporaines, dans les sociétés européennes et eurodescendantes, de la figure arabo-musulmane monstrueuse (Rai 2004 ; Kumar 2012)[15], exceptionnelle (Razack 2008)[16] et éventuellement virale (Povinelli 2016)[17]. C’est notamment ce que contribuent à préciser, surtout depuis une quinzaine d’années, les études québécoises critiques qui soulèvent et déplient, selon différents ancrages, les imbrications profondes entre l’inquiétude et l’anxiété nationales, l’arbitrage de la différence racialisée et la convocation contextuelle, au Québec, des itérations contemporaines de l’altérité musulmane et/ou arabe comme figure paradigmatique de la menace (Bilge, 2010 ; 2013 ; Mahrouse, 2010 ; Bakali, 2016 ; Forcier, 2018). Cette construction suit les actualisations contemporaines, dans les sociétés européennes et eurodescendantes, de la figure arabo-musulmane monstrueuse, exceptionnelle et éventuellement virale, mais aussi, rappelle Catherine Larochelle, s’inscrit dans une durée spécifiquement québécoise.

Larochelle (2020) rappelle que les mécanismes contemporains de la violence anti-arabo-musulmane, de même que la position relationnelle de la figure arabo-musulmane dans la structure ontopolitique coloniale et raciale constitutive de l’espace national québécois imaginé et désiré, s’inscrivent dans la durée. Si les sentiments antimusulmans sont intrinsèques au projet colonial depuis ses débuts, comme d’ailleurs l’antijudaïsme et l’antisémitisme (voir notamment Néméh-Nombré, 2018), l’orientalisme, envisagé à la suite d’Edward Saïd[18] comme une « géographie imaginaire essentielle à l’affirmation de leur [les nations euroaméricaines] supériorité », explique Larochelle (2020, 30), est central à la culture québécoise et aux énonciations de son identité nationale dès le XIXe siècle[19]. Au moment où s’édifie l’identité nationale, où se démocratise l’institution publique et où s’intensifie l’expansion continentale, « [l]’altérité orientale, avec les altérités noire et autochtone, a été fondamentale dans la définition de soi que se fait la société québécoise à l’époque » (ibid., 31). Larochelle décline différentes tangentes du discours orientaliste construit et véhiculé à l’école et dans l’espace littéraire. Elle explique notamment que, dans la continuité des conceptions pan-euroaméricaines qui se déploient à la même époque, au Québec s’articule une image « despotique », « insoumise », ainsi que « nonchalante », « paresseuse », « fanatique » (les hommes) et à la fois « dominée » (les femmes) de la figure arabo-musulmane, et précise que

[L]’école offre aussi une image très forte (et très présente dans l’imagerie visuelle) de la liberté des populations du désert : les tribus des déserts asiatiques et africains sont associées à l’errance, à l’insubordination et au brigandage. Le danger qui s’incarne dans la liberté des tribus du désert est évidemment lié à l’expérience coloniale. C’est parce qu’elles sont difficiles à soumettre qu’elles sont dangereuses, et c’est parce que le monde civilisé (dont fait partie le Québec) a des prétentions coloniales sur celles-ci que leur liberté n’est pas présentée [sous] un jour positif, mais plutôt comme forme d’insoumission.

ibid., 33

À cela s’ajoutent les récits de voyages des Canadiens français dans l’espace imprécis de l’« Orient » imaginaire et imaginé. Au nombre des caractéristiques recensées dans ces récits de voyages, Larochelle attire aussi l’attention sur le relief homoérotique des représentations et des modèles de beauté discursivement mis en place par les hommes de lettres et les religieux partageant leurs souvenirs et récits de voyages. À la dépréciation des femmes arabo-musulmanes est ainsi adossée une beauté masculine paroxystique – fière, forte, digne, noble, libre (Larochelle 2017, 81) :

Selon Honoré Beaugrand, « [les] Maures, ou Arabes citadins […] sont remarquables par la pureté, la douceur, et la beauté de leurs traits. Graves et paisibles[,] ils sont tout à la fois hautains et polis ». [Adolphe-Basile] Routhier fait un pas de plus, et décrit le corps des hommes arabes lors de son arrivée à Tanger, au Maroc : « Il faut voir ces figures basanées, énergiques, où brillent des yeux de feux, ces bras et ces jambes nus dont les muscles se tendent comme des cordages, ces têtes généralement rasées, coiffées de fez rouges ou de turbans gris, ces corps robustes, drapés dans les burnous blancs ! »

ibid., 81

Tandis que l’orientalisme canadien-français reprend et redit pour l’essentiel les grandes lignes de l’orientalisme occidental, on observe ainsi certaines insistances contextuelles qui en déterminent une version « nationale », dont la production discursive d’une beauté arabo-musulmane masculine qui parvient au grand public canadien-français par le biais de la presse (Larochelle 2017). Cette beauté, ainsi que le champ lexical employé pour la décrire, ancre une fascination érotique et met en mouvement une dynamique de séduction. Ce rapport de fascination, doublé de la possibilité (du risque) d’être séduit, précise, dans les dynamiques contemporaines québécoises, la construction d’une figure terrorisante.

Comme la formalisation législative d’une insistance sur la visualité du voile (Larochelle 2020), comme la patrouille des frontières nationales sur la base de la menace musulmane à l’égalité de genre dite achevée au Québec (Bilge 2010), comme aussi l’opposition à l’existence d’un cimetière musulman en périphérie de la ville de Québec (Forcier 2018), le scandale de l’Érablière au Sous-Bois adossé aux propositions de l’ADQ et de son chef Mario Dumont en 2007 répète et altère la violence orientaliste ; épelle la répétition et l’altération (islamophobes) de l’orientalisme, la durée de l’existence arabo-musulmane comme menace dans les paramètres spécifiques de son actualisation québécoise.

L’orientalisme et l’islamophobie s’inscrivent, comme l’esclavage (qui conditionne d’ailleurs, tel que le démontre clairement Délice Mugabo, l’impossibilité ontologique de l’existence musulmane noire) et l’élimination génocidaire, dans la durée de la structure ontopolitique coloniale et raciale constitutive de l’espace national imaginé, désiré et en formation depuis le projet appelé Nouvelle-France. Et c’est ce que contribuent à préciser, surtout depuis les années 2010, les études québécoises critiques qui soulèvent et déplient, selon différents ancrages, les imbrications profondes entre l’inquiétude et l’anxiété nationales, l’arbitrage de la différence racialisée et la convocation contextuelle, au Québec (des itérations contemporaines) de l’altérité arabo-musulmane comme figure paradigmatique de la menace (voir notamment Bilge 2010 ; 2013 ; Mahrouse 2010 ; Stasiulis 2013 ; Bakali 2016 ; Mugabo 2016 ; Mathelet 2017 ; Forcier 2018 ; Larochelle 2020). Mais en tant qu’incarnation contemporaine de la menace, succédant (mais aussi se superposant – voir notamment Stasiulis 2013) au conquérant britannique, l’altérité arabo-musulmane agit aussi sur la durée. Il y a la durée de l’esclavage, de l’élimination génocidaire et de l’orientalisme-islamophobie. Il y a la (non‑)existence noire fongible et malléable, l’autochtonie comme transit et la menace arabo-musulmane, respectivement adossées à l’aspiration (de posséder), à la négation (de la liberté de posséder) et à la menace (de l’impossibilité de posséder). L’orientalisme-islamophobie se reconfigure dans la durée de ses paramètres spécifiques au Québec, mais est aussi fonction de la durée de (l’après-vie de) l’esclavage, de l’élimination génocidaire et de la structure ontopolitique coloniale et raciale constitutive de l’espace national imaginé, désiré et en formation depuis le projet appelé Nouvelle-France. La menace assure la durée en ce que le risque en l’occurrence monstrueux et viral qu’elle présente est nécessaire, pour reprendre les mots de Hage (1998), à l’affirmation et à l’équilibre fantasmatiques de la légitimité niée. Comme Sherene H. Razack (2008, 50) le propose, mais dans les paramètres spécifiques de la « Quête de Soi » québécoise, innocente et loser : « Without monster terrorists, states of exception would not be justified and states would confront the threat of terrorism within the law. »

Conclusion

Le 9 avril 2019, au moment où l’espace public québécois est saturé par les discussions sur le projet de Loi sur la laïcité de l’État (loi 21) qui sera finalement adopté le 16 juin de la même année, au moment, plus précisément, où certaines municipalités préviennent de leur intention de ne pas appliquer ladite loi si elle en venait à être adoptée, le Parti québécois dépose une motion à l’Assemblée nationale : « Que l’Assemblée nationale réaffirme que le territoire du Québec est indivisible ; Qu’elle rappelle que les lois adoptées par l’Assemblée nationale s’appliquent sur l’entièreté de ce territoire » (Québec 2019). La question de l’intégrité territoriale du Québec n’est pas nouvelle (voir notamment Dorion et Lacasse 1974), mais le chef de la formation, Pascal Bérubé (2019), précise dans une vidéo publiée sur sa page Facebook :

Il y a quelques minutes, j’ai déposé, au nom de notre formation politique, une motion importante. Surtout avec les débats que nous avons présentement, […] des principes importants à rappeler. La motion que j’ai proposée réitère que le territoire du Québec, il est indivisible. C’est un principe qui est sacré. Mais aussi, que les lois s’appliquent sur l’entièreté du territoire du Québec, il n’y a pas d’exception.

Et il ajoute en entrevue à la Presse canadienne : « Protéger le Québec, c’est faire en sorte que les mêmes lois s’appliquent partout » (Bergeron 2019). L’existence nationale québécoise, « réaffirme » la motion, la nation comme objet et cause de désir, dépend de la projection d’une capacité – et d’une capacité de projection de la logique – possessive qui sous-tend la gestion de l’espace imaginé, capacité légitime, mais niée et menacée, « surtout avec les débats que nous avons présentement » (ibid.).

Le présent article a situé l’interaction entre les trois scènes introductives dans la durée de la structure ontopolitique coloniale et raciale constitutive de l’espace national imaginé, désiré et en formation depuis le projet appelé Nouvelle-France. La mort de Pierre Coriolan épelle l’après-vie de l’esclavage. La disparition de Sindy Ruperthouse épelle l’élimination génocidaire toujours en cours. Le scandale de l’Érablière au Sous-Bois, adossé aux propositions de l’ADQ et de son chef Mario Dumont en 2007, épelle la durée de l’orientalisme-islamophobie, mais aussi assure la durée de la projection d’une capacité possessive par élimination (Moreton-Robinson 2015) et la fongibilité malléable noire permettant d’articuler la négation de la capacité possessive pourtant légitime (Wilderson 2010 ; Broeck 2018). La proposition ainsi déployée ne fait pas exactement dans la nouveauté, fait plutôt entrer en dialogue les discussions panaméricaines sur la structuration des antagonismes ontologiques et des positions relationnelles racialisées dans les Amériques, ainsi que les études québécoises critiques sur l’arbitrage de la différence racialisée et la convocation contextuelle, au Québec, des itérations contemporaines de la figure de la menace arabo-musulmane. La proposition ne fait pas exactement dans la nouveauté, mais contribue à articuler ce que fait et ce qui est fait de la durée de la violence coloniale et raciale dans les paramètres spécifiques du projet désiré, imaginé et en formation depuis la Nouvelle-France, vers une compréhension solidaire de ses itérations et conséquemment vers une articulation et un investissement recalibrés de ses points de rupture.