FR:
Cet article a pour objectif d’examiner l’expérience du fardeau de la représentation telle qu’elle est vécue par les porte-parole engagé·es au sein de la lutte contre le racisme au Québec. Les entrevues semi-dirigées menées avec une quinzaine de ces militant·es ont révélé les sentiments mitigés qu’ils et elles entretiennent envers leur fonction et qui se manifestent à travers le lexique de la charge et du fardeau. Selon les littératures critiques de la représentation et des affects, cette sensation de fardeau ne découlerait pas d’un ressenti individuel et isolé. Elle résulte, en partie, de l’économie de la représentation minorisée et racialisée qui « rationne » les accès aux espaces de visibilité et de pouvoir en limitant entre autres les ressources disponibles aux personnes racisées, et restreint les modalités de leur apparence dans les espaces publics. Par conséquent, afin de mieux faire sens de l’expérience affective de la représentation racialisée vécue par les porte-parole, le cadre théorique adopté dans cet article appréhende la racialisation comme un processus affectif produit de relations et de rencontres, et les affects comme des pratiques sociales et culturelles situées inscrites dans des rapports de pouvoir. Les affects sont également appréhendés suivant une approche décoloniale qui tient compte de l’asymétrie des normes affectives et – par ricochet – des performances affectives qui peuvent être attendues ou exigées des porte-parole de l’antiracisme. L’analyse des entretiens semi-dirigés à travers le prisme des affects a permis d’identifier quatre pratiques affectives mises en oeuvre par les porte-parole : de sensibilisation, d’adaptation, de protection et de contestation. Ces différentes pratiques affectives sont à la fois complémentaires et en tension. Elles sont complémentaires parce qu’elles sont employées par les porte-parole à des moments différents selon la situation et les exigences de leur travail de représentation. Elles sont également en tension, parce qu’elles révèlent une ambivalence des porte-parole vis-à-vis leur rôle : entre d’un côté ce qu’ils et elles considèrent être leur rôle de médiateur·rices et de traducteur·rices et leur volonté de bousculer le statu quo et les « règles du sentiment » dominantes. En examinant ces pratiques affectives de racialisation, cet article amène un éclairage sur les processus par lesquels la racialisation et le déni du racisme (re)façonnent les exigences affectives du travail de porte-parole et incite, par conséquent, à repenser les pratiques affectives de la représentation politique antiraciste.
EN:
This paper examines the experience of the burden of representation as lived by spokespersons involved in the fight against racism in Quebec. Semi-directed interviews with fifteen of these activists revealed mixed feelings about their role, which are expressed through the lexicon of burden and heaviness. According to the critical literature on affect and representation, this sense of burden is not an isolated, individual feeling; it is, in part, a result of the economy of racialized and minoritized representation that “rations” access to spaces of visibility and power by limiting the resources available to racialized people, and restricting the ways in which they may appear in public spaces. Therefore, to better make sense of the spokespersons’ affective experience of racialized representation, this article adopts a theoretical framework that understands racialization as an affective process produced by relationships and encounters and apprehends affects as situated social and cultural practices embedded in power relations. Affects are also apprehended through a decolonial approach that takes into account the asymmetry of affective norms and—by ricochet—the affective performances that can be expected or demanded of antiracism spokespersons. The analysis of the semi-structured interviews through the lens of affects made it possible to identify four affective practices implemented by the spokespersons: awareness-raising, adaptation, protection, and contestation. These different affective practices are both complementary and in tension. They are complementary because they are used by spokespeople at different times, depending on the situation and the demands of their representational work. They also are in tension, because they reveal spokespeople’s ambivalence about their role: between what they see as their role as mediators and translators, on the one hand, and their desire to shake up the status quo and the dominant “rules of feeling,” on the other. By examining these affective practices of racialization, this article sheds light on the processes by which racialization and denial of racism (re)shape the affective demands of spokesperson work, and consequently prompts a rethinking of the affective practices of antiracist political representation.