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Dans Voice and Inequality: Poverty and Political Participation in Latin American Democracies, Carew Boulding et Claudio A. Holzner effectuent une analyse empirique à grande échelle de la participation politique des personnes défavorisées en Amérique latine, présentant les tendances de participation de ces individus dans chaque pays et comparant celles-ci aux tendances des citoyens plus favorisés. À travers cette analyse, les auteurs soutiennent que la participation politique des personnes démunies en Amérique latine est très élevée, mais qu’il y a beaucoup de variations dans le degré de participation de ces individus à différents actes politiques : ceux-ci votent et manifestent moins que les personnes plus aisées, mais ils sont plus susceptibles de contacter les fonctionnaires ou les représentants de l’État. Les auteurs soutiennent également que la propension à participer des citoyens est plus grande si ceux-ci sont engagés dans des organisations communautaires, connectés à des partis politiques, ou vivent dans des démocraties où les élections sont libres et équitables et dont le système politique protège les droits démocratiques. Ils soulignent que ces facteurs sont particulièrement importants pour la classe populaire, puisque la capacité de participation de ses membres dépend davantage d’efforts de mobilisation externes, étant donné que ceux-ci ont moins de probabilités de surmonter seuls des obstacles à la participation.
Boulding et Holzner commencent l’ouvrage en traitant de la littérature sur la participation politique. Celle-ci, remarquent-ils, est principalement basée sur les démocraties stables et se concentre souvent sur un petit nombre de cas. Elle met l’accent sur les désavantages individuels et structurels auxquels font face les citoyens les plus démunis, théorisant qu’en raison de ces inégalités, la classe populaire participe moins que les classes plus favorisées. Or, les auteurs soulignent que les citoyens défavorisés, en Amérique latine, semblent participer à de très hauts niveaux, et que différents facteurs ont pu influencer leur degré de participation de manière positive – la vague rose, la multiplication des organisations non gouvernementales et communautaires – ou négative – les thin democracies issues des transitions démocratiques, l’érosion des syndicats et l’instabilité des partis politiques.
Dans le but de démêler les conséquences de ces forces concurrentes sur la participation politique de la classe populaire en Amérique latine, les auteurs ont utilisé les données du sondage AmericasBarometer du Latin American Public Opinion Project (LAPOP), portant sur les opinions et la participation politique des citoyens de l’hémisphère ouest. Dans le cadre de cette étude, les auteurs ont uniquement pris en considération les sondages nationaux représentatifs conduits tous les deux ans, entre 2006 et 2014, dans 18 États latino-américains.
L’analyse de ces données révèle que la vaste majorité des personnes en Amérique latine, peu importe leur niveau de richesse, participent à au moins l’un de trois actes de participation politique, soit le vote, la participation aux manifestations et le contact de fonctionnaires. En comparant les comportements politiques des citoyens les plus démunis et ceux du reste de la population, il est possible de constater qu’en général, les premiers votent et manifestent moins, mais contactent davantage les fonctionnaires que les seconds. De plus, en contrôlant d’autres facteurs explicatifs, tels que l’éducation, l’âge et le genre, les auteurs démontrent que, étonnamment, les plus démunis sont plus politiquement actifs que les plus nantis, malgré les défis auxquels ils font face en raison de leur statut socioéconomique.
Se concentrant sur des facteurs institutionnels et contextuels, Boulding et Holzner identifient quatre éléments qui sont susceptibles d’expliquer le niveau de participation politique improbablement haut de la classe populaire latino-américaine. Le premier est la participation aux organisations communautaires. À travers leur analyse, les auteurs démontrent qu’une grande majorité des personnes démunies en Amérique latine font partie d’une organisation de ce type, et que l’appartenance à celle-ci tend à avoir un effet positif fort sur leur participation politique, particulièrement en termes de vote et de participation aux manifestations. De plus, ils observent que l’impact est plus puissant sur les citoyens défavorisés que les citoyens favorisés. Cet effet est expliqué par deux mécanismes : les organisations réduisent les obstacles à l’action collective et facilitent l’accès aux communautés défavorisées par les élites.
Le second élément est la capacité et les motivations des partis politiques à mobiliser la classe populaire. Par rapport à la capacité, Boulding et Holzner soutiennent que les partis de masse, en opposition aux partis d’élites, ont un lien plus fort avec leur base électorale et les groupes de la société civile, ce qui leur confère une capacité supérieure de mobilisation des personnes défavorisées. Ces partis sont également moins enclins à tenter de démobiliser leur base entre les élections. Conséquemment, les citoyens les plus démunis ont davantage tendance à participer lorsqu’il existe des partis de masse sur leur scène politique nationale. En ce qui a trait aux motivations des partis politiques, les auteurs affirment que les partis ont plus tendance à s’efforcer de mobiliser des citoyens lorsque la scène électorale est compétitive.
Le troisième élément analysé par les co-auteurs est l’élection de plusieurs dirigeants de gauche au début des années 2000. Ils affirment que s’il est vrai que le taux de participation politique de la population générale est plus élevé dans les pays où des candidats de gauche ont gagné les élections présidentielles, la vague rose n’a pas eu un effet plus fort sur les citoyens défavorisés que les citoyens favorisés. Autrement dit, le virage à gauche n’explique pas le taux de participation citoyenne étonnement haut de la classe populaire latino-américaine.
Finalement, le quatrième élément analysé est la qualité de la démocratie. Les auteurs maintiennent que les citoyens défavorisés vivant au sein de démocraties de qualité – comprises comme des systèmes qui permettent aux citoyens de s’organiser et de participer, qui possèdent des mécanismes institutionnels de surveillance du pouvoir exécutif et qui soutiennent des élections ouvertes, libres et équitables – ont plus tendance à voter, à manifester et à contacter des fonctionnaires.
Au fil de l’ouvrage, les auteurs font également référence à l’influence du clientélisme sur la participation des plus démunis. Ils démontrent que la participation à des relations clientélistes, conçues comme un moyen important pour les individus défavorisés de résoudre les problèmes, d’avoir accès aux services essentiels et d’accéder à une certaine forme de reddition de comptes, influence positivement leur taux de participation politique.
Voice and Inequality: Poverty and Political Participation in Latin American Democracies est assurément un ouvrage intéressant qui fait plusieurs contributions à la science politique. Suivant une approche rigoureuse et en se servant de données portant sur 18 pays latino-américains, les auteurs sont en mesure de mettre en lumière des tendances en ce qui a trait à la participation politique de la classe populaire à une échelle peu explorée, permettant la comparaison entre un grand nombre de pays. Délaissant les facteurs explicatifs individuels, Boulding et Holzner démontrent que des facteurs contextuels et institutionnels sont plus aptes à expliquer les écarts en termes de participation entre les classes sociales. Qui plus est, les auteurs démontrent qu’il est pertinent de considérer plus que le vote dans l’analyse de la participation citoyenne.
Malgré les points forts et les nombreuses contributions de cet ouvrage, il est possible de lui adresser quelques critiques. D’abord, il m’apparaît qu’il manque de nuances à certains endroits. En effet, en faisant ressortir les grandes tendances de la participation citoyenne, les auteurs ne traitent que rarement et de manière superficielle des cas nationaux qui vont à l’encontre de la règle. Il me semble pourtant essentiel de mettre en lumière ces cas : l’Amérique latine est, après tout, une région grande et plutôt hétérogène, et tenter de comprendre pourquoi ces cas sont divergents pourrait aider à la construction d’une théorie plus solide.
Qui plus est, il peut sembler surprenant que les auteurs fassent constamment des comparaisons entre la participation citoyenne en Amérique latine et aux États-Unis. S’il est certain qu’une partie considérable de la littérature porte sur ce pays, il m’apparaîtrait plus pertinent d’effectuer des comparaisons avec des pays ayant une histoire ou des institutions qui ressemblent davantage aux États latino-américains.
En conclusion, nonobstant les critiques qu’il est possible de lui porter, l’ouvrage de Carew Boulding et Claudio A. Holzner m’apparaît être une référence importante pour les politologues, les sociologues, ou quiconque s’intéresse à la participation politique en Amérique latine. Les tendances mises en exergue par l’ouvrage, qui, dans bien des cas, contredisent la littérature établie, semblent notamment inviter la communauté scientifique à davantage de recherche, afin d’expliquer plus en détail les processus qui sous-tendent ces résultats.