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L’évolution de la défiance politique, diagnostiquée par des observateur·trices politiques ou des scientifiques (Norris 1999 ; Dalton et Welzel 2014 ; Font et Ganuza 2018), ne produit pas toujours de l’indifférence politique. À partir de l’analyse de groupements militants – des collectifs d’audit citoyen de la dette –, je montre, dans cet article, que le fait d’entretenir des rapports critiques à « la » politique n’aboutit pas nécessairement au désengagement et à la dépolitisation des acteurs·actrices critiques.

Mon point d’entrée s’inscrit dans la perspective ouverte par Pierre Rosanvallon sur la « contre-démocratie ». Celui-ci la définit comme « la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social, la démocratie permanente de la défiance face à la démocratie épisodique de la légitimité électorale » (2006, 15). Je souhaite mettre à l’épreuve sa théorie par le biais d’une enquête empirique, qui permet de donner de l’épaisseur sociale aux analyses de l’historien. Puisqu’il s’intéresse exclusivement aux formes de surveillance et de jugement-sanction des gouverné·es vis-à-vis des gouvernant·es, en déplorant à la fin de son ouvrage qu’elles se rattachent souvent à de la « politique négative » et qu’elles demeurent proprement « impolitiques », je préfère dès lors une catégorisation savante plus neutre, sans charge normative, celle de « citoyen·ne-contrôleur·euse », à laquelle les auditeur·rices-citoyen·nes appartiennent. Cette catégorie renvoie à des acteurs·actrices qui travaillent à instituer des formes plus actives de citoyenneté politique, en revendiquant la densification des interactions entre gouvernant·es et gouverné·es, et en veillant à ce que l’orientation des décisions soit conforme à leur définition de l’intérêt général.

L’hypothèse au coeur du présent article est la suivante : bien qu’il y ait une multiplicité d’innovations démocratiques (Smith 2009) et des imaginaires démocratiques alternatifs à la démocratie représentative mis en valeur par la littérature, cette dernière n’a que peu insisté sur le fait que beaucoup d’acteurs·actrices ne souhaitent pas substituer un autre mode d’organisation démocratique à la démocratie représentative, mais qu’ils et elles souhaitent en fait démocratiser le lien représentatif entre gouvernant·es et gouverné·es. Dans cet article, il s’agit donc de comprendre ce qui amène des acteurs·actrices critiques de la politique et de l’ordre représentatif à mettre en place un contrôle populaire sur l’action de leurs élu·es. Si l’imaginaire du contrôle citoyen est partagé au-delà des acteurs·actrices étudié·es (voir Bedock et al. 2020), sa mise en pratique suppose certaines compétences et ressources qui en font une démarche relativement élitaire.

Revue de littérature : de la critique de la démocratie représentative aux pratiques de contrôle citoyen

Je m’appuie ici sur deux types de littérature afin de faire émerger la singularité et l’intérêt de se saisir des collectifs d’audit citoyen comme objet d’étude. D’un côté, il existe une littérature qui interroge les imaginaires démocratiques des citoyen·nes (à titre d’exemple : Bengtsson et Mattila 2009 ; Gherghina et Geissel 2017). Essentiellement quantitative, cette littérature tend à considérer que les citoyen·nes sont soit en faveur de la démocratie représentative, soit en faveur de sa substitution par une démocratie plus directe, participative ou délibérative. L’étude des auditeur·rices-citoyen·nes montre au contraire qu’il existe un ensemble de citoyen·nes cherchant à démocratiser la démocratie représentative plutôt qu’à s’en faire les ardents défenseurs ou les fervents détracteurs. Certains travaux qualitatifs visant à saisir l’imaginaire démocratique des citoyen·nes ont toutefois mis en valeur un imaginaire qui cherche à « réformer » l’ordre politique représentatif en intégrant davantage de participation citoyenne (Font et Ganuza 2018), ou encore à faire « émerge[r] un système de délégation qui soit mieux contrôlé et encadré » (Gourgues et al. 2021). María Jesús Funes, Ernesto Ganuza et Patricia García-Espín (2020) parlent d’un « idéal représentatif » où des citoyen·nes prônent la figure de représentant·es politiques plus proches et accessibles. Ces travaux, qui déploient essentiellement des méthodologies en termes de focus groups, se limitent toutefois au caractère idéel des projets de renouveau démocratique, sans interroger la mise en pratique d’un tel imaginaire (Font et Ganuza interrogent l’opérationnalisation d’un tel imaginaire chez les enquêté·es, mais ne s’attardent pas directement à leurs pratiques réelles). Dans mon cas, j’analyserai comment des militant·es issu·es de trois pays interagissent avec leurs élu·es et décideur·euses afin de contrôler leurs actions et de stimuler leur accountability.

De plus, au regard de cette littérature, mon étude montre que valoriser le contrôle citoyen n’est pas vécu par les militant·es comme un geste fataliste (Gourgues et al. 2021). Elle s’accorde plutôt avec les travaux espagnols (Font et Ganuza 2018 ; Funes, Ganuza et Garcia-Espín 2020), qui affirment que le mécontentement et l’insatisfaction à l’égard de la politique peuvent stimuler la contestation et le militantisme visant à réformer la démocratie représentative. En effet, les collectifs d’audit citoyen contribuent à faire émerger un type intermédiaire de mandat politique, qui ne recoupe pas la distinction classique de philosophie politique entre mandat représentatif et mandat impératif, à savoir le mandat interactif.

Comme dans les travaux qualitatifs précédemment cités, je soulignerai l’importance du passé social des acteurs·actrices étudié·es pour comprendre leurs rapports au politique. Les travaux de Daniel Gaxie (2002 ; lire aussi Joignant 2007) ont montré que les individus sont inégalement disposés à la critique politique. En s’intéressant aux jugements « profanes » et critiques de la politique, Daniel Gaxie (2002) met en valeur l’hétérogénéité des perceptions critiques à l’égard de la politique. Il évoque, parmi d’autres, la catégorie de « distance soupçonneuse » des citoyen·nes avec un faible niveau de diplôme et se sentant peu habilité·es à parler de politique, ce qui revient à dire qu’il vaut mieux se tenir à l’écart des politiques. Il recense aussi l’« investissement critique » du côté d’enquêté·es plus « diplômé·es » et plus attentifs et attentives à la politique : « À la différence de la plupart de ceux qui tenaient traditionnellement un discours hostile, ces […] contempteurs sont plus attentifs et informés et ils s’estiment en mesure de porter un jugement sur l’action de leurs représentant·es, qu’ils surveillent assez étroitement » (Gaxie 2002). Les acteurs·actrices au coeur de l’article, les auditeur·rices-citoyen·nes, se situent justement dans cette catégorie de jugements critiques. J’essaierai, par l’analyse des rapports à la politique de ces militant·es, de contribuer à donner de l’épaisseur aux « investisseurs critiques », en revenant sur les profils et les dispositions d’acteurs·actrices qui formulent des critiques argumentées à l’égard de la politique.

Par ailleurs, un détour par la littérature sur la représentation politique permet de préciser la singularité des cas d’étude. Dans le prolongement des travaux de Michael Saward sur les representative claims (2010), de nombreux chercheur·euses ont montré que la représentation politique ne se réduit pas à celles et ceux qui sont passé·es par l’épreuve du suffrage (Sintomer 2013 ; Dutoya et Hayat 2016 ; Guasti et Geissel 2019). Cela complexifie la vision dichotomique entre représentant·es et représenté·es, au profit d’une configuration plus complexe, permettant par exemple de distinguer l’auteur·rice d’une representative claim – à savoir une revendication visant à légitimer ou à disqualifier la qualité d’une représentation – et la personne qui entend représenter (Dutoya et Hayat 2016). Mes cas d’étude s’inscrivent plus classiquement dans les réflexions entre représentant·es politiques légitimé·es par le suffrage et représenté·es, où une partie singulière de ces derniers, qui sont aussi des militant·es, cherchent à reconfigurer les modalités d’interactions démocratiques entre représentant·es et représenté·es, sans eux-mêmes et elles-mêmes se faire valoir comme des représentant·es plus authentiques ou légitimes (Saward 2009). Je peux identifier ces militant·es tout au plus comme des intermédiaires symboliques. Les élu·es et les décideur·euses locaux·ales qu’ils et elles interpellent les appréhendent d’ailleurs comme des militant·es, plutôt que comme des prétendant·es à la représentation politique, mais peu ancré·es socialement (à l’inverse des cas d’étude de Talpin 2016). Autrement dit, je me positionne analytiquement ici moins du côté de celles et ceux qui « prétendent représenter » (Dutoya et Hayat 2016 ; Guasti et Geissel 2019) que du point de vue des représenté·es (Barrault-Stella et Talpin 2021). La littérature le met déjà bien en valeur : les représenté·es ne sont pas nécessairement passifs et passives (Saward 2010 ; Hayat, 2013 ; Dutoya et Hayat 2016). Ils et elles ne se limitent pas à demander des comptes lors des épreuves électorales (Mansbrige 2009). Ce refus de la posture du « would-be representative », tout en souhaitant améliorer la qualité de la représentation politique, peut apparaître singulier au regard de la littérature et c’est pourquoi elle semble ici féconde à étudier.

Il s’agit ici d’analyser des rapports critiques à la politique de militant·es, qui fondent un projet de réforme d’une démocratie représentative plus interactive (par l’instigation d’un contrôle citoyen), et de les mettre en valeur avec les pratiques politiques que cela génère.

Méthodes d’enquête : des citoyen·nes-contrôleur·euses en France, en Espagne et en Belgique

J’ai choisi d’étudier des citoyen·nes-contrôleur·euses spécifiquement mobilisé·es sur la dette publique, dans trois pays européens : en France, en Espagne et en Belgique. Je m’appuie sur une enquête de terrain multi-sites menée auprès de groupes de militant·es dans ces trois pays. J’ai étudié précisément six collectifs d’audit citoyen de la dette (Nîmes-Métropole, Grenoble-Métropole, Liège, Madrid–Ville, Madrid–Région, Catalogne) qui ont interagi avec des décideur·euses et des élu·es sur la thématique des usages des finances publiques au moment de la crise de la dette publique en Europe (Della Porta 2015). Ces collectifs ont été choisis dans la mesure où ils s’inscrivaient dans des contextes politiques relativement similaires (pays appartenant à la zone euro, de tradition civiliste) et où ils étaient comparables (temporalité de mobilisation commune entre 2011 et 2017, effectifs militants d’un même ordre de grandeur, modes d’action relativement similaires, interpellations vis-à-vis d’élu·es et de décideur·euses locaux·ales). Toutefois, ils s’inscrivent dans des espaces nationaux différenciés du fait de l’organisation verticale des pouvoirs : État unitaire décentralisé pour la France, État régional pour l’Espagne, État fédéral pour la Belgique.

Les animateur·rices de ces collectifs, les auditeur·rices-citoyen·nes, sont des militant·es qui cherchent à rendre accessibles, intelligibles et transparents les processus d’endettement public au niveau local ou régional. Face au discours dominant sur la dette, réactivé au moment de la crise de la dette au début des années 2010, ils et elles cherchent à montrer que l’endettement des collectivités qu’ils et elles interpellent n’est pas causé par une explosion des dépenses sociales, mais par d’autres déterminants (renflouement, conditions d’emprunts publics trop favorables aux banques privées, taux d’intérêt élevés). Ils et elles délivrent ainsi une critique argumentée de la manière dont l’argent public est dépensé, en produisant des rapports critiques et prescriptifs à destination des décideur·euses, de la presse et du grand public. Ils et elles proposent tout autant d’associer les citoyen·nes à la fabrique des décisions financières (fiscales et budgétaires), redéfinissant de fait la division du travail politique traditionnel, et asymétrique, entre gouvernant·es et gouverné·es, que de produire des décisions plus conformes à leur vision d’un ordre politique juste : renforcement de l’État social dont la mission serait de garantir le progrès social constant des administrés, affirmation de la souveraineté des pouvoirs publics face aux acteurs privés lucratifs dans un certain nombre de domaines privilégiés (parmi lesquels : l’éducation, la santé ou la culture).

J’ai réalisé entre octobre 2018 et février 2020 des entretiens répétés, auprès de 59 militant·es des six collectifs étudiés. Lors des entretiens, j’ai ainsi relevé : les modalités de leurs engagements pour repérer les dispositions propres à l’investissement dans l’audit et le contrôle citoyen ; les ressources valorisées par les acteurs·actrices dans ce cadre, ainsi que les conditions d’acquisition de ces compétences ; ainsi que les pratiques militantes et les savoir-faire déployés lors des démarches associées à l’audit citoyen. J’ai aussi pris le soin de sonder leurs perceptions critiques sur le personnel politique (aux niveaux national et local), leurs valeurs, leur vision d’un ordre politique et démocratique plus « juste », et également ce qu’ils et elles considéraient comme des formes démocratiques désirables. J’ai également inclus quelques moments d’observation auprès des militant·es (lors de conférences publiques, de presse ou lors d’action en justice) ; cela permet à l’enquêteur de se détacher des discours d’entretiens pour les mettre en perspective avec des pratiques observées in situ. Enfin, j’ai triangulé ces données avec une analyse documentaire des productions militantes à l’égard du grand public ou des élu·es interpellé·es. J’ai examiné ces documents à partir de plusieurs catégories de codage et d’analyse, afin de comparer les résultats pour chaque collectif à l’étude[1]. Tout cela a permis de faire ressortir des rapports spécifiques à la politique et les modes d’action qui en sont corollaires, peu étudiés par la littérature sur la participation politique et l’action collective (Theocharis et van Deth 2018). Je souhaite interroger plus généralement la propension de tous les acteurs·actrices défendant une citoyenneté politique augmentée.

Comment devient-on citoyen·ne-contrôleur·euse ? Une analyse des rapports critiques et argumentés à l’égard de la politique

Dans cette partie, je reviens sur les propriétés et les trajectoires des acteurs·actrices étudié·es afin de comprendre comment ils et elles en viennent à formuler le souhait et l’impératif de démocratiser les interactions entre gouvernant·es et gouverné·es. Ce geste analytique est indispensable pour ensuite saisir les dispositions des acteurs·actrices à agir par le contrôle citoyen sur l’action des élu·es.

Les propriétés sociales des citoyen·nes-contrôleur·euses de la dette publique

Les collectifs d’audit citoyen émergent dans la conjoncture de crise de la dette, à l’aube des années 2010, au sein des mouvements sociaux anti-austérité pour contester le récit officiel sur la dette publique. Ils affirment que l’augmentation de la dette publique n’est pas causée par l’explosion des budgets sociaux, et que les mesures de rigueur budgétaire sont illégitimes. Toutefois, l’indignation ne suffit pas à expliquer pourquoi les militant·es se mobilisent (Mathieu 2010) et pourquoi ils et elles vont réclamer la mise en place de contrôle citoyen des élu·es. L’étude de leurs rapports à la politique nécessite de revenir sur leurs propriétés sociales. Sur le plan scolaire, 69 des 77 auditeur·rices-citoyen·nes[2] des six collectifs ont un diplôme de l’éducation supérieure (14 ont au moins une licence, 36 un master et 14 un doctorat), ce qui les place au-dessus de la moyenne de leur pays respectif[3]. Les militant·es français·es sont les plus âgé·es et les moins diplômé·es, par rapport à leurs homologues espagnol·es et belges, dans la mesure où ils et elles n’ont pas autant bénéficié que ces dernier·ères des politiques de démocratisation scolaire. Par ailleurs, les militant·es français·es, espagnol·es et belges sont surtout diplômé·es des sciences sociales (33 sur 77), d’économie (14 sur 77), de mathématiques, d’ingénierie et de physique (11 pour les trois disciplines sur 77) ou du domaine (para)médical (9 sur 77). Sur le plan professionnel, ils et elles sont majoritairement en activité (45 sur 77), sauf pour les collectifs de Nîmes, de Grenoble et de Madrid–Région où les retraité·es sont sur-représenté·es. Concernant l’activité professionnelle principale (présente ou passée) des militant·es, un tiers (29 sur 77) exerce ou a exercé une profession liée à l’enseignement (professeur·es du secondaire, universitaire ou métiers périscolaires) ; 13 militant·es sur 77 travaillent dans le secteur des ONG (organisations non gouvernementales) ou des associations. Il y aussi plusieurs anciens fonctionnaires territoriaux ou hauts fonctionnaires (dans les collectifs français et à Madrid–Région). Viennent ensuite les métiers que l’on peut considérer comme relevant du registre démopédique (ONG, associations, médias), ce qui concerne surtout les actifs et actives belges et espagnol·es.

L’horizon professionnel des auditeur·rices-citoyen·nes, situé en moyenne dans les professions intellectuelles, donne à voir l’exercice de métiers où le savoir est une dimension valorisée et valorisable. Cela permet au moins en partie de comprendre les logiques d’engagement autour d’une question telle que celle de la dette publique, et le fait de se mobiliser dans des collectifs qui privilégient une démarche d’enquête, et de l’expertise plus généralement en rapport avec la stratégie du nombre (Offerlé 1998)[4]. Ces dispositions intellectuelles des militant·es peuvent être objectivées par leurs pratiques culturelles, sondées au moyen des entretiens et des observations. Les militant·es partagent des références communes, telles que des documentaires militants (Debtocracy, Catastroïka), de la littérature hétérodoxe sur la dette (David Graeber, Éric Toussaint), sur l’économie (surconsommation du Monde diplomatique en France et en Espagne), ou des contenus marxistes (Karl Marx notamment, Paul Mason, Toni Negri, David Harvey, ou encore Jean-Marie Harribey).

Ces propriétés professionnelles et sociales des acteurs·actrices rendent compte d’un rapport particulier et familier à la culture, à la valorisation du savoir, mais aussi à la puissance publique. Si toutes et tous ne travaillent pas strictement pour l’État, elles et ils sont proches des pouvoirs publics, les métiers associatifs dépendent par exemple en partie de subventions publiques, ils sont usagers de services publics d’éducation, de la santé, de la culture. Ils et elles font valoir en entretien leur « attachement à l’État » (Hugrée et Barrault-Stella 2020), ou du moins à certains domaines d’action qu’ils et elles définissent comme relevant du pré carré de la puissance publique. Ils et elles puisent dans leurs propres expériences des services publics de fortes exigences quant à ce que doit être l’État au service des citoyen·nes (en leur garantissant une relative sécurité économique et sociale, comme elles et eux en ont bénéficié). Des militant·es font directement le lien entre leurs propres expériences et la « financiarisation » du monde, corollaire de ce qu’ils et elles considèrent comme une « déliquescence » des pouvoirs publics. Certain·es considèrent que l’austérité dégrade leurs conditions de vie. Ont été recensées par les enquêté·es des difficultés liées à l’insertion sur le marché du travail par rapport aux compétences universitaires des militant·es espagnol·es fraîchement diplômé·es au moment de leur entrée dans l’audit citoyen, la difficulté pour un militant français de maintenir un emploi de chauffeur de bus dans des entreprises qui ne cessent de se restructurer pour répondre à des critères de rentabilité, ou encore des expériences de déclassement de plusieurs militant·es (français·es et belges) dans leur carrière professionnelle. En cela, la volonté de surveiller l’allocation des finances publiques et le comportement de leurs élu·es puise en partie dans leurs propres expériences[5]. Jusque-là, les propriétés mises en valeur ne distinguent pas les citoyen·nes-contrôleur·euses d’autres populations militantes déjà étudiées (Agrikoliansky et Sommier 2005). C’est pourquoi il faut s’intéresser à d’autres variables pour voir ce qui les dispose aux pratiques de contrôle citoyen.

Des citoyen·nes passé·es (et déçu·es) par les voies traditionnelles du militantisme

En dehors des dispositions intellectuelles des militant·es, ils et elles ont souvent un bagage militant étoffé. Rares sont les néo-militant·es (6 sur 77) politisé·es à la suite d’un événement politique. Je propose d’explorer trois trajectoires saillantes de militant·es issu·es des trois espaces politiques nationaux, et relativement représentatives du type-moyen de militant·e dans les trois pays.

À 73 ans et retraitée au moment de l’entretien, Marlène a un bagage militant conséquent. Après un diplôme en lettres classiques et lorsqu’elle prépare le certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES), elle se mobilise pour la première fois en 1968. Elle participe à des comités de grève pour protester contre une réforme sur les conditions de travail des professeur·es, puis elle s’affilie au Syndicat national de l’éducation secondaire. Elle devient également responsable d’une section locale du Parti communiste français. À la fin des années 1990, elle s’investit dans l’Association pour la taxation des transactions financières et l’action citoyenne (ATTAC) et délaisse ses engagements antérieurs. En 2003, elle adhère au Comité pour l’annulation des dettes du tiers-monde (CADTM), à Grenoble. Pour elle, l’engagement dans le collectif d’audit grenoblois, qui se crée en décembre 2011, est dans la continuité de son engagement au CADTM, puisqu’elle est alors mobilisée depuis une dizaine d’années sur la thématique de la dette. La trajectoire de Marlène illustre une carrière militante composée de diverses expériences (partisanes, syndicales, associatives). Il y a là une combinaison récurrente chez les plus vieux et plus vieilles militant·es à l’étude, surtout en France, mais aussi à Madrid–Région ou à Liège : des expériences politiques, syndicales, avant de se tourner vers l’espace des mouvements sociaux (Mathieu 2007). Ce dernier fidélise, en général, le temps le plus long des carrières des auditeur·rices-citoyen·nes. Beaucoup investissent les collectifs d’audit citoyen à la suite de nombreux réajustements dans leur carrière militante. Il s’agit dès lors d’adopter d’autres modes d’action que ceux auxquels ils et elles étaient jusque-là habitué·es à investir, comme l’affirme ce militant grenoblois (France), ancien trésorier payeur et militant d’ATTAC : « On avait l’habitude de tenter le rapport de pouvoir dans la rue. Mais cette stratégie a fonctionné jusqu’à un certain point. On a donc cherché à se mobiliser autrement, avec l’audit citoyen. » (Entretien téléphonique, 2 octobre 2019.)

Pour de nombreux·euses militant·es, l’audit citoyen constitue une nouvelle séquence de leur carrière militante, où il s’agit d’expérimenter d’autres voies de mobilisation et un rapport moins directement confrontationnel aux autorités politiques. Ils et elles font le choix de l’expertise militante et des pratiques de moralisation politique, à un moment où ils et elles perçoivent que la manifestation et la pétition ont un degré de « rendement » social et politique amoindri.

Un deuxième type de trajectoire, plus typique des militant·es espagnol·es, est celui d’Alvaro (40 ans). Sur les plans scolaire et professionnel, il a obtenu un doctorat en mathématiques de l’Université Complutense de Madrid avant d’y devenir professeur des universités. Pendant l’entretien, il revient sur son parcours militant, entamé à ses 16 ans, lorsqu’il intègre un groupe écologiste local (rural) contre un projet de construction de route. Il rejoint ensuite Ecologistas en acción, une association à portée nationale. Dans les années 2000, il participe aux mobilisations sociales portant sur la question de la dette extérieure de l’Espagne : le référendum populaire en 2000 organisé par le Réseau citoyen pour l’abolition de la dette extérieure, la plateforme « qui doit quoi à qui ? » qui interroge les ressorts de la dette externe de l’Espagne vis-à-vis de pays dits du Sud. Il est ensuite l’un des initiateurs du collectif d’audit citoyen à Madrid, créé en mars 2012. De militant écologiste, il s’est spécialisé sur la question de la dette publique et a acquis des compétences : demander des documents, retraduire les budgets dans un langage plus accessible que ne l’offrent les documents comptables. Depuis ses expériences militantes antérieures, Alvaro peut reconvertir ses savoirs communicationnels et d’interpellation des élu·es pour la défense d’une cause. Comme Marlène, c’est son engagement sur la dette des pays dits du tiers-monde qui conditionne son entrée dans les audits citoyens, où il s’agit désormais de remettre en question les pratiques financières d’élu·es et de responsables locaux·ales.

Enfin, un troisième type de trajectoire est incarné par un militant belge, Guy, qui a 27 ans au moment de l’entretien. Il travaille au CADTM, organisation qui a largement promu la pratique des audits citoyens en Europe depuis les années 2000. Dès le lycée, il s’engage à Oxfam. Il commence aussi à lire les contenus en ligne du CADTM. Ensuite, il entre à l’Université de Liège et il obtient un master en coopération internationale. Il adhère au CADTM en 2014, en même temps qu’il commence à fréquenter le collectif d’audit citoyen de Liège. En 2015, pour son stage de fin d’études, il est recruté par le CADTM qui l’affecte à l’animation du collectif d’audit liégeois. Dans le collectif liégeois, il est chargé notamment de planifier et d’organiser les réunions, de recueillir les préoccupations des membres pour formuler et transmettre l’ordre du jour des réunions. Il met en forme les documents produits par le collectif et assure leur diffusion dans des réseaux militants. Au-delà du volet animation du collectif, il récolte des données financières susceptibles d’aider le collectif à décrypter la situation financière liégeoise. Il existe ainsi plusieurs générations (biologiques et expérientielles) de militant·es au sein des collectifs d’audit. Les plus âgé·es ont connu de multiples réajustements et expriment le besoin de militer d’une autre manière, au contact des élu·es et au niveau local. La majorité des militant·es est mobilisée, immédiatement avant d’intégrer les collectifs d’audit, dans des espaces militants qui font office de nouvelle « période socialisatrice » (Boughaba, Dafflon et Masclet 2018 ; ainsi que Funes, Ganuza et García-Espín 2020 parlent de « période transformatrice »), où l’on valorise le savoir (associations écologistes, CADTM ou ATTAC). Ces espaces intermédiaires entre les formes protestataires classiques et les formes spécifiques de mobilisation dans l’audit citoyen favorisent le passage des premières aux secondes. Ils et elles ont donc certaines dispositions à investir un militantisme technique et intellectuel, tout en reprenant des mots d’ordre constitués dans des engagements passés. C’est le cas de cette ancienne militante écologiste, professeure du secondaire et porte-parole du collectif de Madrid–Ville : « Je me suis engagée dans la militance parce que je considérais que le monde était profondément injuste. Cela ne pouvait pas continuer de cette manière. Il fallait et il faut toujours le changer […] Je suis arrivée sur la question de la dette car c’est un thème magique et pédagogique, pour montrer que le capitalisme est injuste et pervers. » (Entretien à Madrid, 11 juin 2019, ma traduction.)

Elle souligne que la dette est particulièrement stratégique pour remettre en question les processus politiques et leur hétéronomie à l’égard de la logique du capitalisme. Un autre militant, cette fois-ci catalan, bibliothécaire et mobilisé de longue date sur la dette, met en avant :

Grâce à la campagne citoyenne sur l’abolition de la dette des pays du tiers-monde (Espagne, 2000), je connaissais la grande injustice que supposait le paiement de la dette financière pour le développement de ces pays. C’est une forme de la domination de l’impérialisme et du capitalisme global. C’est un complément à la guerre et aux dictatures pour appauvrir les populations des pays les plus pauvres, pour réduire la démocratie. On pille les pays endettés pour favoriser des élites économiques.

Entretien à Barcelone, 5 mars 2019, ma traduction

Il y a là un argumentaire commun au premier extrait. Le militant fait le lien entre la dette publique, l’impérialisme du capital, la situation des classes sociales paupérisées et l’appauvrissement démocratique. À travers l’analyse de ces trajectoires, on voit que les militant·es étudié·es ont une certaine expérience de l’action collective, qui les autorise à exprimer des jugements critiques à l’égard de la politique.

Différentes voies de socialisation critique à la politique

Critiques de la gestion des gouvernant·es dans la gestion de la crise de la dette, les citoyen·nes-contrôleur·euses demeurent pourtant relationnellement proches de la politique, parfois même avant leur entrée dans les audits citoyens. Des citoyen·nes très attentifs et attentives et socialisé·es aux mondes politiques institutionnalisés peuvent émettre des jugements critiques à leur égard (Gaxie 2002). Comprendre les dispositions critiques des militant·es à l’égard de la politique suppose de revenir sur leurs expériences pratiques de la politique. Les auditeur·rices-citoyen·nes les plus critiques sont ceux et celles qui ont eu les expériences politiques les plus directes, partisanes ou électives. C’est le cas de Victor, militant espagnol à la retraite. Diplômé en sciences économiques de l’Université Complutense de Madrid, il se rend ensuite, au milieu des années 1980, au Royaume-Uni où il fait un master en économie de la santé / économie politique de l’État-providence. Quand il rentre en Espagne, et jusqu’à sa retraite, il travaille au Département de santé publique de la communauté de Madrid. Sur le plan militant, il s’engage au Parti communiste espagnol à la fin de la dictature franquiste, au début des années 1970. Il est même élu d’une municipalité en périphérie de la ville de Madrid. Après une décennie de militantisme partisan, témoin des restructurations partisanes qui provoquent sa déception, il se tourne vers les mouvements sociaux : « Pour différentes raisons idéologiques, et parce que je crois qu’en général les partis de gauche ont un caractère autodestructeur, j’ai arrêté le militantisme politique pour les mouvements sociaux […] qui doivent être autonomes des partis. » (Entretien à Madrid, 10 octobre 2018, ma traduction.)

Témoin de luttes de pouvoir et de compromis politiques dans l’exercice même de ses prérogatives, et alors qu’il estime s’être engagé en politique pour défendre des idées et non des intérêts personnels, il développe une forme d’aversion pour les partis et les charges électives, dans leur incapacité à promouvoir une transformation sociale (Font et Ganuza 2018). Il continue pourtant à militer, jamais très loin des formations politiques, au sein du mouvement des voisins, un interlocuteur incontournable des pouvoirs publics locaux à Madrid, au cours des années 1980. Au début des années 2010, il assiste à l’émergence du 15‑M à Madrid, qu’il fréquente et auquel il participe très régulièrement, mouvement au sein duquel la critique à l’égard des partis et des représentant·es est prégnante. Si Victor ne représente qu’une minorité de militant·es à l’étude – seulement 5 sur 77 ont eu des responsabilités électives, toujours d’opposition –, il exprime des critiques à l’égard du champ politique que l’on retrouve chez d’autres auditeur·rices-citoyen·nes, qui ont une expérience directe du militantisme partisan. C’est le cas de Corentin, 29 ans, militant liégeois, animateur au sein d’un centre d’éducation permanente, passé par les rangs du Parti socialiste : « Je devais avoir 19 ou 20 ans [quand je me suis engagé politiquement]. Après deux ans, j’ai aidé à l’organisation d’événements, au collage d’affiches, lors des élections communales […] J’ai été fortement dégoûté par la méthode employée. À part organiser des buvettes, on ne parlait jamais de politique, de société… » (Entretien à Liège, 9 janvier 2019.)

Le même jugement critique que chez Victor se retrouve : les formations politiques ne seraient plus suffisamment centrées sur la production et le débat d’idées. Face au manque d’épanouissement intellectuel au sein d’une formation politique, à son statut de militant de terrain et sans accès aux espaces de réflexions politiques qu’il juge plus nobles, il déserte, pour s’investir dans un collectif d’audit. Ces militant·es passé·es par les espaces de la politique conventionnelle représentent un premier type de rapports à la politique, où le monde politique est vu comme un espace où il s’agit d’abandonner les grands principes idéels au profit de la conquête du pouvoir et de positions, qui passe par la défense de petits intérêts et de compromis politiques (critique que l’on retrouve chez Funes, Ganuza, García-Espín 2020 ; et chez Gourgues et al. 2021).

Particulièrement du côté des militant·es espagnol·es, j’ai observé un deuxième type de rapport à la politique. Sans avoir été encarté·es formellement, ces militant·es fréquentent tout de même par intermittence des formations politiques. Ils et elles donnent à voir un rapport plus instrumental aux partis, comme dans le cas de ce militant catalan, directeur financier et administratif d’une organisation à but non lucratif :

J’ai participé un peu avec Barcelona en comú, mais je me sens plus à l’aise à l’extérieur des partis. Je ne participe que peu à la vie organique du parti. C’est quelque chose de nécessaire, les partis, mais je trouve que c’est un instrument assez moche, comme le syndicalisme, mais heureusement qu’il y a des gens qui y sont engagés, je ne dis pas le contraire […] [J]e suis allé vers Barcelona en comú, car j’ai eu l’impression que l’on pouvait m’écouter. Le PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol] ne m’écoute pas, lui, par exemple.

Entretien à Barcelone, 6 mars 2019, ma traduction

Il n’envisage pas son engagement dans la formation politique comme un pur dévouement de soi au parti, mais comme une possibilité de faire valoir ses propres idées et propositions politiques en son sein, dans les espaces de production d’idées du parti. C’est en cela qu’on peut parler de véritable travail politique de certain·es militant·es, mais administré en direction des formations politiques sous une forme plus distanciée. D’autres formes d’investissement intellectuel et d’expertise en direction des partis ont été observées. C’est le cas d’un militant nîmois, ancien conseiller à la clientèle d’une banque auprès de collectivités locales, qui fait valoir certaines de ses positions au sein des espaces programmatiques de certains partis. Il a, par exemple, fait inscrire la proposition de socialisation d’une banque publique dans le livret « Pour un service public bancaire » de la France insoumise.

Il y a aussi des militant·es actifs et actives lors de campagnes électorales, dans les collectifs d’audit de Madrid–Ville, de Madrid–Région, de Barcelone ou de Liège, où ils et elles s’investissent pour inscrire l’audit citoyen dans les programmes de certaines formations de gauche. Par exemple, le collectif belge a publié un document public détaillant les propositions que les auditeur·rices-citoyen·nes attendent de voir dans les programmes électoraux à l’occasion des élections communales, afin d’appeler les partis candidats à se positionner sur la gestion de la dette de la ville, la participation citoyenne et les processus de transparence. Dans cette perspective, les militant·es estiment faire campagne pour des idées, plutôt que pour les intérêts d’un parti en particulier.

Enfin, un troisième type est encore plus loin des formations politiques. C’est le cas de militant·es dont il est possible d’estimer qu’ils et elles ont été socialisé·es à la politique « par procuration ». Ils et elles fréquentent souvent des élu·es en poste qu’ils et elles connaissaient et fréquentaient auparavant. Souvent dans des positions minoritaires au sein des assemblées où ils et elles siègent, ces élu·es leur rendent compte d’un monde politique désenchanté, où toute tentative de réforme ambitieuse est inhibée par le jeu des équilibres du pouvoir. Par exemple cette militante catalane, chargée de communication d’une structure sociale travaillant à promouvoir la « justice sociale » : « Quand je parle avec les militant·es qui sont entré·es dans l’institution, ils et elles me disent qu’à l’intérieur, rien ne peut se faire car c’est une machine politique faite pour fonctionner d’une manière particulière, pas pour changer. » (Entretien à Barcelone, mars 2019, ma traduction.)

À travers son réseau de relations politiques, cette militante prétend connaître la « réalité » décevante et désabusée des mondes politiques. Le deuxième exemple est tiré d’un entretien avec un militant madrilène, étudiant en anthropologie, s’étant mobilisé dans des mouvements écologistes et pacifistes avant de rejoindre un collectif d’audit citoyen :

Le problème est quand tu rentres dans l’institution […] Tu rentres dans une bureaucratie, dans un système d’experts, qui est très rigide. Tu rentres avec une volonté politique et quand tu y es, tu ne peux rien faire. Il y a des fonctionnaires qui travaillent depuis des décennies, ils se sont habitués aux mauvaises pratiques […] Quand les mouvements sociaux se retrouvent dans les institutions, ils ne peuvent plus rien faire.

Entretien à Madrid, 13 octobre 2018, ma traduction

Il n’a pas d’expérience directe ou localisée de la politique, mais il se réfère à des propos que lui ont rapportés des militant·es ayant décidé de s’investir en politique, et il dénonce les logiques routinières et bureaucratiques difficilement réversibles, qui favorisent des compromis politiques peu ambitieux entre les formations politiques. Jusque-là, j’ai éclairé trois types d’expériences politiques des militant·es. Le premier type est plutôt présent chez les militant·es les plus âgé·es (français·es, celles et ceux de Madrid–Région et les plus vieux et vieilles militant·es liégeois·es). Le deuxième type, qui relève d’un engagement partisan plus distancié, localisé dans les espaces de production des idées, se retrouve surtout en Espagne, où les militant·es ont bénéficié depuis 2015 d’un relatif renouvellement de l’offre politique, notamment à gauche, mettant fin au bipartisme classique du système politique espagnol. Enfin, les militant·es désenchanté·es de la politique après une socialisation par procuration se retrouvent du côté des auditeur·rices-citoyen·nes quarantenaires en Espagne et du côté liégeois.

Ainsi, ces dégoûts exprimés vis-à-vis de la politique la plus conventionnelle ne rejoignent pas les critiques les plus courantes recensées par la littérature (Font et Ganuza 2018 ; Funes, Ganuza et García-Espín 2020 ; Gaxie 2002 ; Hayat 2013 ; Sintomer 2013). Ilsfondent des dispositions critiques des militant·es à l’égard de la politique représentative, qui les incitent non pas à délégitimer cette dernière, mais à la remodeler. Cette aspiration à démocratiser le lien représentatif s’effectue à travers des modes d’action peu analysés par la littérature sur l’action collective, qu’il convient désormais d’éclairer.

Des dispositions aux actes : comment démocratiser le lien représentatif ?

Interpellations politiques feutrées (par l’intermédiaire d’élu·es d’opposition ou de lettres) ou lors des temps électoraux, conférences de presse, production de rapports prescriptifs à destination des élu·es : voici les principaux modes d’action des citoyen·nes-contrôleur·euses que je souhaite désormais mettre en valeur. Ajusté aux profils des militant·es étudié·es, cet univers de pratiques rend compte des diverses modalités de participation citoyenne vis-à-vis des élu·es, qui donnent à voir l’aspiration d’un contrôle citoyen sur les comportements des élu·es ou, dit autrement, la volonté de démocratiser le lien représentatif. Plutôt que d’analyser chaque mode d’action appartenant au répertoire tactique des citoyen·nes-contrôleur·euses, je fais le choix d’insister sur trois modalités d’interaction entre les acteurs·actrices étudié·es et leurs interlocuteurs·interlocutrices institutionnel·les.

Promouvoir de nouvelles modalités d’interaction entre gouvernant·es et gouverné·es

Comme la première partie permet de l’inférer, les citoyen·nes-contrôleur·euses étudié·es disposent d’un intérêt pour la politique (Luskin 1990) qui peut s’objectiver par une lecture régulière de nombreux médias à fort contenu politique (médias généralistes de gauche et presse militante). Les entretiens menés avec les militant·es permettent aussi de faire valoir qu’ils disposent d’une attention forte à l’égard des activités politiques (les plus légitimes), que ce soit à l’échelle nationale ou à des échelles locales. Plus que des consommateur·rices médiatiques, certains militant·es ont l’habitude de produire des contenus informationnels (majoritairement dans des espaces, journaux et blogs militants, ou lors de tribunes dans des médias alternatifs ou classés à gauche). En miroir des travaux sur la socialisation politique, je peux affirmer que les auditeur·rices-citoyen·nes ont une compétence technique de la politique (Gaxie 1978). La compétence politique (technique) des militant·es est perceptible lorsqu’ils et elles formulent, en entretien, des considérations politiques, parvenant à identifier les lignes de clivage entre les forces politiques, y compris au niveau local où l’on observe généralement des structurations politiques (et des logiques de coalition de pouvoir) plus complexes qu’au niveau de la représentation nationale. Les militant·es m’ont même aidé à me repérer au niveau des équilibres politiques au sein des institutions interpellées, ce qui permettait au passage de vérifier leur « compréhension » des rapports de force politiques au niveau local ou régional. Par ailleurs, la pratique du vote était largement prédominante chez les enquêté·es. Le spectre des votes se situe clairement à la gauche de l’échiquier politique : Parti de gauche/France insoumise, Nouveau parti anticapitaliste ou des formations écologistes locales en France ; Parti du travail de Belgique, Écolo ou des formations plus marginales au niveau local en Belgique ; de Podemos à des partis anticapitalistes (Anticapitalistas, Candidatura d’Unitat Popular, Izquierda Unida) en Espagne. Parce que les militant·es connaissent bien et qu’ils et elles disposent d’une forte attention vis-à-vis de la politique, ils et elles ont la prétention de la démocratiser.

De plus, ils et elles disposent de compétences civiques (Brady, Schlozman et Verba 1995), acquises notamment dans des phases d’engagement antérieures, qui permettent d’apprendre à rédiger un tract, de produire et diffuser une note de presse, d’animer un débat. Ils et elles font valoir des ressources communicationnelles et relationnelles qui les amènent à faire de la démopédie (organiser des conférences publiques pour publiciser l’audit citoyen), mais également à solliciter les élu·es afin de convenir de rencontres. Au-delà de ce faisceau de compétences acquises souvent avant l’entrée dans l’audit citoyen, les représentations des militant·es, qui s’ancrent dans des pratiques d’interpellation visant à instituer un contrôle citoyen vis-à-vis des élu·es (transmission d’un rapport élaboré par les collectifs, de lettres ou des interactions en face-à-face lors de rendez-vous sollicités avec les élu·es), donnent à voir des rapports différents aux institutions qu’il convient de mettre en valeur. Considérons d’abord les demandes des collectifs français adressées à leurs élu·es : « Le rôle des élu·es est de défendre les intérêts de leur collectivité et de leurs administré·es, pas d’amnistier des délinquants financiers » (tract du collectif nîmois, 2016), ou « [l]es élu·es ont un devoir de faire respecter le droit et les intérêts des contribuables » (lettre aux élu·es du conseil métropolitain du collectif grenoblois, 2016).

En plus de ces rappels à la représentation substantielle des décideur·euses vis-à-vis de leurs administré·es, les auditeur·rices-citoyen·nes français·es insistent sur l’importance de démocratiser les interactions, pas seulement entre gouvernant·es et gouverné·es, mais entre les élu·es. Par exemple, un militant nîmois adresse au président de la métropole nîmoise (en mars 2018) les exigences suivantes : « il faut faire respecter les droits de l’assemblée délibérante et rendre vivante la démocratie », ou encore « cette démocratie passe par une information complète des élu·es communautaires sur tous les sujets dont ils et elles ont à débattre ». Au-delà de cette prise de position située, les militant·es français·es souhaitent ériger le contrôle citoyen en institution sociale pour jouer les intermédiaires informels entre gouvernant·es et gouverné·es. Mais à aucun moment l’institutionnalisation politique du contrôle citoyen n’est jugée souhaitable : « Qu’il y ait un regard depuis l’extérieur oui, mais si c’est un groupe déjà dans le cercle [décisionnel], cela ne servirait à rien. Il faut que ce soit un groupe extérieur qui ait la volonté de farfouiller. » (Entretien avec une militante grenobloise, à Grenoble, le 18 février 2019.) Ce refus de l’institutionnalisation politique se retrouve aussi dans le discours des membres du collectif de Madrid–Région, contrairement à celles et ceux de Madrid–Ville, de Catalogne et de Liège :

En 1992, quand le Parti socialiste (PSOE) est arrivé au pouvoir […], vu que les mouvements de voisin·es étaient des foyers revendicatifs qui pouvaient déranger, un processus de cooptation, d’absorption s’est produit… Le PSOE a essayé de prendre le pouvoir dans la majeure partie des mouvements. Des gens des associations de voisin·es se sont vu offrir la possibilité de rejoindre les institutions, de travailler […] dans les mairies, au gouvernement. Ça a été la même chose en 2015, après les élections municipales. Beaucoup de militant·es ont abandonné les mouvements sociaux pour aller dans le monde institutionnel […] Nous, on refuse cela. On ne veut pas des initiatives citoyennes qui sont imposées depuis le gouvernement. On veut des initiatives citoyennes depuis le bas.

Entretien avec un militant du collectif de Madrid–Région, à Madrid, 13 octobre 2018, ma traduction

Pour ce militant, il est inenvisageable d’exhorter les pouvoirs publics à institutionnaliser politiquement l’audit citoyen. Celui-ci doit rester extérieur et ne pas être réglé juridiquement, de peur que les élu·es contrôlent le processus d’audit. De plus, dans leurs discours, les militant·es de Madrid–Région prônent la position suivante : « Nous voulons développer un outil qui permette à la population d’être active dans la définition d’un système de santé publique qui privilégie le caractère universel, qui exige la justification transparente de chaque euro engagé dans le bien fondamental qu’est la santé[6]. » (Note de presse, 2016, ma traduction.)

Ainsi, les collectifs français et de celui de Madrid–Région revendiquent la pratique d’un audit informel. De prime abord, ce constat est surprenant dans la mesure où des données comparatives démontrent que les citoyen·nes espagnol·es sont plus méfiant·es à l’égard de leurs représentant·es politiques que leurs homologues d’autres pays européens (Font et Ganuza 2018). Dans mes cas d’étude, les militant·es français·es sont pourtant les plus méfiant·es des institutions, alors que les seul·es militant·es de Madrid–Région partagent cette position face à une majorité de militant·es espagnol·es qui, comme on va le voir, revendiquent l’institutionnalisation. Ces collectifs sceptiques de l’institutionnalisation sont plutôt peuplés par des militant·es les plus âgé·es, souvent déjà passé·es par les formes classiques de militantisme partisan et qui en sont sorti·es déçu·es à bien des égards. À l’inverse, les collectifs de Madrid–Ville, de Catalogne et de Liège souhaitent plutôt conférer au contrôle citoyen un statut et une matérialité institutionnels. À Liège, les militant·es préconisent une commission d’audit citoyen, formée de citoyen·nes tirés au sort, de représentant·es de la société civile et de fonctionnaires, disposant d’un pouvoir d’interpellation contraignant sur le conseil communal. Cela n’est pas étonnant au regard des travaux sur la démocratie belge, qui montrent que les représentant·es politiques sont relativement ouvert·es aux demandes des citoyen·nes (De Rynck et Reynaert 2008). C’est plus surprenant pour les espagnol·es, comme je l’ai déjà exposé, d’autant plus qu’ils et elles ont été plus fortement affecté·es par l’intensité des mesures d’austérité budgétaire que leurs homologues français·es et belges (Kickert, Savi et Randma-Liiv 2015), suscitant une méfiance plus grande à l’égard des institutions politiques. Les acteurs·actrices des collectifs de Madrid–Ville et de Catalogne préconisent la mise en place de processus participatifs plus sophistiqués par rapport au collectif liégeois. Ils et elles souhaitent notamment que l’audit citoyen soit organisé par les autorités politiques assurant la transparence et qui allouent des moyens (techniques, logistiques et financiers) à l’audit, en faisant interagir expert·es (juridiques, de l’économie sociale, des droits de l’homme) et groupements de citoyen·nes volontaires, afin de réaliser un rapport sur les parts « illégitimes » des dépenses publiques dans un exercice donné. Alors que les militant·es catalan·nes revendiquent, après l’exercice de l’audit, la mise en place de nouvelles normes d’action publique conformes au contenu du rapport d’audit, les militant·es madrilènes envisagent de soumettre à référendum l’approbation du rapport, afin d’obliger les gouvernant·es à agir en conséquence. Ainsi, l’imaginaire démocratique diffère selon les collectifs et en fonction des pays.

Conséquemment, pour les collectifs de Madrid–Ville, de Catalogne et de Liège, qui se positionnent en faveur de l’institutionnalisation de l’audit citoyen, les voies de socialisation à la politique ne sont pas les mêmes que pour les collectifs français et de Madrid–Région : ils et elles sont moins âgé·es et plus enchanté·es vis-à-vis du potentiel de nouveaux dispositifs de participation pour contrebalancer les écueils de la représentation politique.

Parallèlement à leur désir et à leur entreprise de reconfigurer le cadre d’interactions entre gouvernant·es/gouverné·es, au moyen de l’institution sociale ou politique de l’audit citoyen, les citoyen·nes-contrôleur·euses étudié·es recourent à d’autres modes opératoires pour faire valoir leur volonté de réformer la division traditionnelle du travail politique représentatif.

Le recours au droit dans les interactions avec les élu·es

Je veux ici montrer comment des militant·es recourent au droit, autant symboliquement qu’en justice, pour instituer un cadre d’interactions plus démocratiques entre les gouvernant·es et les administré·es. Il ne s’agit donc pas seulement pour les auditeur·rices-citoyen·nes de mobiliser le droit afin de réclamer des droits pour eux et elles-mêmes, mais d’exiger des décideur·euses qu’ils agissent d’une manière plus interactive et réactive vis-à-vis des gouverné·es.

Voyons alors certains de leurs usages du droit, qu’il faut contextualiser à la lumière de leurs rapports au droit. De manière assez générale, le droit est considéré comme une ressource légitime et utile dans l’espace des mouvements sociaux mobilisés sur la dette (Baillot 2017), puisque, depuis les années 1980, des militant·es accumulent des argumentaires juridiques permettant de contester l’allocation de finances publiques sur la base d’éléments de droit domestique ou international[7]. De plus, la convocation du droit par les auditeur·rices-citoyen·nes, lorsqu’ils et elles s’adressent à leurs décideur·euses, découle d’un apprentissage préalable du droit, que ce soit au cours des études, de l’exercice d’une profession ou au sein de l’espace des mouvements sociaux. Donnons ici deux exemples. Le premier concerne une militante catalane, diplômée de sociologie et se définissant professionnellement comme une « enquêtrice sur la dette, les institutions financières internationales et les finances responsables ». Au moment où elle réalise un audit de la dette de la région catalane, elle s’appuie sur des références juridiques pour interpeller l’exécutif :

Nous demandons […] à la Generalitat de Catalogne, […] une politique plus proactive dans la transparence et la garantie du droit d’accès à l’information. Nous sommes conscient·es que les administrations publiques ne sont pas prêtes aujourd’hui à se conformer à cette loi ambitieuse [Ley 19/2013, de 9 de diciembre, de Transparencia, Acceso a la Información Pública y Buen Gobierno]. Il est nécessaire d’encourager un changement profond dans l’accès à l’information […] Ce n’est pas seulement un droit, mais un signe de qualité démocratique. (Ma traduction.)

L’invocation du droit est ici corrélée à la volonté de moraliser la politique (plus de démocratie, permettre aux citoyen·nes d’accéder à l’information publique). Elle sous-entend que les institutions ne se conforment pas suffisamment à une loi sur la transparence. Elle administre ainsi un rappel à l’ordre – que j’ai repéré aussi dans les interpellations d’autres collectifs, français comme belges[8] –, au moyen d’une norme de droit jugée conforme aux valeurs que les auditeur·rices-citoyen·nes défendent, et qu’ils et elles considèrent insuffisamment appliquée. Des militant·es se font citoyen·nes-contrôleur·euses, en estimant qu’ils et elles sont en droit de surveiller les agissements de leurs décideur·euses, en vertu de la loi. J’ai aussi repéré d’autres situations de mobilisation du droit par les citoyen·nes-contrôleur·euses, comme dans ce rapport du collectif de Madrid–Ville, adressé à l’exécutif municipal en 2015 :

[U]n audit citoyen de la dette, conformément aux recommandations des Nations Unies sur la nécessaire transparence que les gouvernements doivent avoir avec leurs populations, et également en ce qui concerne la gestion de la dette et les dépenses publiques, est […] une obligation légale pour les États membres de la zone euro […], conformément au Règlement 472/2013 du Parlement européen relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire. (Ma traduction.)

Les militant·es recourent au droit international pour défendre la légitimité de la pratique d’un audit citoyen, jugée souhaitable par les militant·es pour améliorer les pratiques démocratiques entre les décideur·euses et les gouverné·es. Le collectif liégeois invoque également, dans un rapport adressé à l’exécutif communal, ce type de droit : « [L]a Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 précise que “Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentant·es”. » (Document du collectif liégeois, 2014.)

Dans les deux cas précités, les militant·es s’appuient sur le droit international pour conférer de l’autorité à leurs revendications (Gaïti et Israël 2003). Ils et elles dénoncent certaines pratiques politiques, comme la gestion de l’argent public par les décideur·euses, son défaut de transparence, ou encore le manque d’association des citoyen·nes à la fabrique de l’action publique, qui vont selon eux et elles à l’encontre de normes internationales ou domestiques.

Ces rappels à l’ordre légal prennent des formes parfois plus contentieuses. On peut rapporter cela aux dispositions de certains militant·es des collectifs français et de Madrid–Ville. Au sein du collectif grenoblois, il y a un ancien élu municipal et métropolitain habitué des recours en justice administrative, de même qu’un ancien trésorier-payeur d’un département. À Nîmes, le collectif est composé d’un ancien conseiller à la clientèle des collectivités locales au sein d’une banque et d’un ancien procureur adjoint. Pour le collectif espagnol, deux militant·es se sont familiarisé·es au droit, à travers leur profession respective : fonctionnaire à la direction régionale de la Santé publique pour l’un, dans une entreprise publique rattachée au ministère espagnol de l’Économie pour l’autre. C’est l’actualisation de ces dispositions dans des situations précises qui pousse les militant·es à esquisser un détour en justice, lorsqu’ils et elles jugent que leurs interactions avec les décideur·euses ne permettent pas d’aboutir à la concrétisation de leurs revendications. Précisons que l’ensemble des militant·es espagnol·es, dont on a étudié les revendications à travers l’exploitation de la production militante, partagent l’idée qu’il faut criminaliser les responsables politiques lorsque ceux-ci et celles-ci ne respectent pas le droit. Cet élément confirme les travaux qui analysent la forte intolérance des citoyen·nes espagnol·es à l’égard de la corruption politique (Funes, Ganuza et García-Espín 2020). Du côté du collectif grenoblois, ses membres contestent des délibérations de l’exécutif métropolitain, qui valident, en 2016, un protocole transactionnel avec une banque. Depuis plusieurs années, les militant·es exhortaient l’exécutif d’attaquer en justice la banque, dans la mesure où celle-ci avait fait souscrire à la collectivité des emprunts structurés, sans l’en informer de la présence d’un taux d’intérêt potentiellement très variable. À la suite du refus de la métropole d’aller au contentieux face à la banque, les militant·es saisissent le Tribunal administratif :

[Au vu d’un arrêt de 2011] [Conseil d’État, N° 335033, arrêt « Danthony », 23 décembre 2011] […] et […] en vertu de l’article L2121-12 du Code général des collectivités territoriales […], les modalités et les conditions de mise en oeuvre du remboursement anticipé prévues par le protocole pour l’emprunt toxique auraient dû faire l’objet d’une note de synthèse complète et circonstanciée. Les élu·es auraient dû disposer de la méthode et des éléments de calcul de nature à leur permettre de vérifier la validité et le sérieux du calcul de l’indemnité de remboursement anticipé (IRA).

Recours pour excès de pouvoir, Tribunal administratif de Grenoble, août 2016

Ces citoyen·nes-contrôleur·euses grenoblois·es dénoncent le manque de transparence de l’exécutif qui n’a pas transmis certains documents sollicités par le collectif (l’IRA), alors qu’ils et elles souhaitaient disposer d’éléments susceptibles de justifier que le protocole transactionnel était plus avantageux (sur le plan moral, comme financier) qu’une action en justice de la métropole contre la banque. Cette critique de la transparence est doublée d’une critique pointant le non-respect des droits des élu·es d’opposition dans la votation des délibérations. Cela puise dans l’expérience d’un des membres du collectif, ancien élu métropolitain, qui a fait l’expérience du manque de pouvoir d’un élu d’opposition marginalisé dans le champ politique local.

Au regard de ces éléments, j’affirme que les auditeur·rices-citoyen·nes ont une vision juridique de la démocratie. Mais il faut tout de même souligner qu’ils et elles sont conscient·es des limites du droit et du système judiciaire. Ils et elles dénoncent par exemple l’illégitimité de certaines normes préconisant la rigueur budgétaire. Ce dosage critique à l’égard de certains éléments de droit est plus prégnant chez les militant·es français·es et espagnol·es que chez les militant·es belges, qui se contentent plutôt de rappeler à l’ordre leurs élu·es à partir de normes de droit existantes. Ce résultat concorde avec des travaux sur la culture politique belge relativement consensuelle (Lijphart 1981). Ainsi, le recours au droit et à la justice n’épuise pas toutes les possibilités de mettre sous pression les élu·es afin de faire valoir la nécessité de démocratiser leurs interactions avec les citoyen·nes.

Disqualification et requalification de l’action des élu·es

Au-delà du contrôle de conformité des pratiques politiques à l’ordre légal, les citoyen·nes-contrôleur·euses empruntent d’autres voies pour se faire valoir. En plus d’éventuels vices de procédure – comme le fait de ne pas respecter des lois de transparence, le droit des élu·es d’opposition –, il peut s’agir de critiquer le fond de certaines décisions politiques. Les citoyen·nes-contrôleur·euses ne se positionnent plus tant sur la fabrique de ces décisions, que sur leur substance (il s’agit ici d’imputer une « misrepresentation related to policies » ; Guasti et de Almeida 2019). Cette tendance à interroger la substance des décisions démocratiques est largement visible dans le cas des auditeur·rices-citoyen·nes. Ceux-ci, que ce soit en France, en Espagne ou en Belgique, identifient des dépenses publiques qu’ils jugent « illégitimes » et ils et elles interpellent les pouvoirs publics à ce sujet.

En labellisant ces dépenses du sceau de l’illégitimité, ils et elles valorisent une norme – la « dette illégitime » – pour qualifier un ensemble de comportements et d’actions politiques stigmatisés comme une nouvelle forme de déviance politique, que le droit ne sanctionne pas directement. Reprendre le concept de dette illégitime à l’espace des mouvements sociaux mobilisé sur la dette depuis les années 1990, duquel ils et elles proviennent directement ou dont ils sont proches, leur permet de dénoncer la manière dont leurs élu·es font usage des finances publiques. Une telle norme était initialement promue pour dénoncer l’asymétrie des relations financières entre les États dits du Sud et leurs créanciers, considérées comme trop favorables à ces derniers. Elle est ensuite réappropriée par les collectifs d’audit citoyen, d’une manière plus extensive, pour désigner l’ensemble des dépenses publiques, ou des modalités de financement, qui ne répond pas à un impératif d’intérêt général (local). Celui-ci est défini par les militant·es de diverses manières : les militant·es nîmois·es parlent de « l’intérêt des habitants », le collectif catalan de l’« intérêt de la population », celui de Madrid–Ville de l’« intérêt des citoyen·nes », ou encore le liégeois d’« épanouissement social de la ville ». De nouveau, les militant·es rappellent à l’ordre leurs élu·es sur les devoirs qui leur incombent de bien représenter les citoyen·nes (Funes, Ganuza et García-Espín 2020), c’est-à-dire d’assurer la mission sociale des pouvoirs publics à laquelle les militant·es sont attaché·es. La défense de cette vision de l’État social passe par la tentative de diffuser et de légitimer une nouvelle forme de déviance politique non reconnue par le droit. Considérons une première situation dans laquelle des citoyen·nes-contrôleur·euses de Madrid–Région interviennent auprès de militant·es de Podemos, parti espagnol de gauche fondé en 2014, au cours d’une conférence en ligne, en avril 2021. Il s’agit pour le collectif de présenter l’un de ses rapports sur le rôle des acteurs privés dans la gestion de la santé publique dans la région de Madrid, pour l’année 2018. Le contexte est stratégique pour ces militant·es qui souhaitent promouvoir des normes de dépenses plus « socialement utiles » (selon leurs propres dires). En effet, une campagne pour les élections législatives régionales est en cours, au moment de la crise sanitaire liée à la propagation de la COVID‑19. Les militant·es y délivrent des éléments d’analyse de la situation financière et sanitaire régionale à des acteurs·actrices partisan·es (des would-be representatives) qui font campagne, pour les inciter à reprendre les normes promues par le collectif. Pendant la conférence, l’un des porte-parole du collectif, ancien fonctionnaire régional et militant depuis les années 1970, multiplie les critiques à l’égard de l’équipe exécutive en place, représentant le Parti populaire. Pour l’année 2018, il affirme que « le secteur privé absorbe 49,4 % du budget de la santé publique régionale » et qu’« un euro sur deux de [ce budget] est géré par le secteur privé ». Il dénonce la propension de la région à déléguer l’administration des soins à des acteurs privés. Or, selon les membres du collectif de Madrid–Région (rapport de 2014), toute délégation au privé engendre un surcoût financier, par rapport à une situation de non-délégation, qui n’est pas suffisamment justifié par l’exécutif régional : « La dette illégitime, générée par un gouvernement, ne profite pas à l’intérêt général. Une des causes de cette dette est la privatisation des services qui étaient publics et les coûts supplémentaires engendrés par la gestion privée des soins publics, ce qui provoque des pertes de revenus pour le secteur public. »

Dans cette conférence publique, les citoyen·nes-contrôleur·euses s’adressent à des militant·es partisan·es qui occuperont, s’ils et elles sont élu·es, des positions d’opposition dans leurs assemblées politiques, pour promouvoir de nouvelles normes plus morales de dépenses publiques. Les militant·es enrôlent certains segments de leur champ politique, en leur offrant des ressources d’interpellation, pour les faire agir contre les positions exécutives. Tous les collectifs, sans exception, s’appuient sur des élu·es d’opposition pour moraliser leur champ politique respectif. Ainsi, ces pratiques politiques sont tributaires du sens pratique des citoyen·nes-contrôleur·euses et de leur proximité aux mondes politiques. Mais ces relations sont diverses, que l’on se promeuve auprès d’élu·es qui siègent dans une petite formation d’opposition au niveau d’une collectivité où les élu·es d’opposition ont des prérogatives politiques restreintes (Liège, Grenoble, Nîmes), ou auprès d’élu·es d’opposition siégeant dans un parti relativement structuré et dans une assemblée à pouvoir législatif (Madrid–Région, Catalogne). Certains collectifs se limitent à enrôler l’opposition pour réaliser des interpellations déontiques en conseil métropolitain ou communal (collectifs de Grenoble, de Nîmes et de Liège), quand d’autres produisent parfois des motions parlementaires, certes symboliques, qui tentent de faire de la dette illégitime une véritable norme d’action publique, comme c’est le cas du collectif catalan, approuvée par l’institution.

Pour diffuser de nouvelles formes de déviance politique, les citoyen·nes-contrôleur·euses ont aussi tendance à recourir aux médias. Ceux-ci constituent un espace pertinent pour dénoncer certaines dépenses stigmatisées comme non conformes à la vision de l’intérêt général des militant·es. Ces recours dépendent des ressources à disposition des acteurs·actrices et des configurations politiques dans lesquelles ils et elles évoluent. Donnons deux exemples. Le premier est tiré du collectif grenoblois, en 2016, lorsqu’il attaque en justice la Métropole, qui a souscrit des emprunts structurés avec une banque. Dans le collectif, il y a un ancien élu minoritaire siégeant à la Métropole et ayant établi, lors de son mandat (2009-2013), des routines de travail avec un journaliste du Dauphiné libéré. En 2016, le collectif parvient à faire relayer sa parole dans les pages de la presse quotidienne régionale grâce à ce journaliste : « [Deux militant·es du collectif d’audit citoyen à Grenoble] ont rappelé hier leurs arguments : “La collectivité ne pouvait pas souscrire un tel emprunt spéculatif, car c’est un peu comme si elle jouait l’argent des contribuables au loto. Cette dette est immorale, illégitime, on dépouille la collectivité” » (Dauphiné libéré, 5 septembre 2018, 5).

Le journaliste reprend sans filtre le discours des militant·es, qui mêle considérations morales et ton scandalisateur (Offerlé 1998), à partir des pratiques des décideur·euses (« jouer l’argent des contribuables au loto », « dette immorale, illégitime », « on dépouille la collectivité »). Dans d’autres cas, les citoyen·nes-contrôleur·euses produisent eux et elles-mêmes leur propre contenu, destiné à être repris par les médias locaux, comme dans cette conférence de presse du collectif de Madrid–Ville, en mars 2017 :

Nous, collectif d’audit citoyen, nous prétendons aller au-delà des aspects légaux. On souhaite découvrir quelles dépenses, quels revenus et quelle dette dérivée de la mairie il est possible de considérer comme illégitimes, en raison des dommages causés à la population et pour avoir affecté les droits humains, civils, économiques, culturels, environnementaux ou de genre au nom des intérêts d’une minorité.

Compte-rendu de la conférence de presse du collectif de Madrid–Ville, 2017

Ils et elles cherchent à interpeller au-delà de la communauté des décideurs·euses, en s’adressant à un auditoire plus large que sont les lectorats de différents médias. Ils et elles y montrent que la conformité au droit n’est pas suffisante pour garantir une administration plus juste des dépenses publiques. Pour les militant·es, mieux dépenser passe par la stigmatisation des dépenses illégitimes, qu’il convient de ne plus engager dans les futurs exercices budgétaires. À travers ces exemples, je mets en valeur que le contrôle citoyen ne se réduit pas à une surveillance des comportements politiques au regard de la légalité. Dans un répertoire d’action hybride, entre juridique, moral et politique, les militant·es cherchent ainsi à qualifier, disqualifier et requalifier des actes (ou décisions) en déviance politique, qui nuisent à la qualité de la représentation politique.

Conclusion

Cet article a confirmé l’hypothèse selon laquelle il y a bien une aspiration sociale visant à démocratiser le lien représentatif (Font et Ganuza 2018 ; Funes, Ganuza et García-Espín 2020 ; Gourgues et al. 2021). Dès lors, la méfiance politique liée au contexte de crise économique n’a pas nécessairement abouti à l’apathie politique et au rejet de la démocratie représentative. J’ai montré que l’aspiration au contrôle citoyen est commune à plusieurs groupes de militant·es, au-delà du contexte français (Rosanvallon 2006), même si j’ai mis en valeur des variations existantes chez les militant·es sur la forme que doit prendre ce contrôle citoyen. Ces variations s’expliquent davantage par les dispositions et les ressources des militant·es des différents collectifs que par l’effet d’une culture politique nationale qui distinguerait les acteurs·actrices belges, français·es et espagnol·es. Au-delà des cas d’étude, d’autres études portant sur des militant·es bien différent·es convergent vers cette aspiration grandissante à contrôler l’action des représentant·es politiques (Bedock et al. 2020).

En revenant sur les trajectoires, les dispositions critiques, les imaginaires démocratiques et les pratiques des citoyen·nes-contrôleur·euses, l’article a offert plusieurs contributions. La première consiste à révéler un répertoire singulier de pratiques , associé au contrôle citoyen, que la littérature ne prend généralement pas en compte : les recours symboliques au droit ou aux actions en justice pour contraindre les élu·es ; les interpellations morales lorsque le droit semble insuffisant pour améliorer la qualité de la représentation et la manière dont les représentant·es conduisent l’action publique conformément aux valeurs défendues par les citoyen·nes-contrôleur·euses ; et plus généralement la promotion d’un dispositif institutionnalisé ou informel d’évaluation de l’action publique par des citoyen·nes. Ensuite, l’article permet de réinterroger certaines formes de critiques administrées à l’égard de la démocratie représentative, en l’occurrence la qualité et la substance de la représentation (en termes de valeurs devant guider l’action publique, mais aussi sur le devoir de rendre des comptes extra-électoraux aux citoyen·nes).

Dans le prolongement des études de Joan Font et Ernesto Ganuza (2018) et de María Jesús Funes, Ernesto Ganuza et Patricia García Espín (2020), je souhaite réaffirmer que le développement du contrôle citoyen (ou de la surveillance citoyenne, au sens de Rosanvallon) n’aboutit en rien à de l’impolitique ou à ce que Pierre Rosanvallon (2006) dénomme la « démocratie d’empêchement ». Tout au contraire, les citoyen·nes revendiquant une citoyenneté politique plus active contribuent à décloisonner ce qui est habituellement décrit comme la fermeture du champ politique (Gaxie 1978), et à alimenter le débat politique. Il convient toutefois de souligner que si le contrôle citoyen a tendance à être de plus en plus plébiscité, au-delà des cas d’étude, sa mise en oeuvre suppose, comme cela a été analysé pour des militant·es revendiquant une conception active de la citoyenneté politique (Font et Ganuza 2018), un ensemble de savoir-faire et de ressources qui n’est pas distribué également dans la population. Dès lors, il convient de remettre en question le biais élitaire des citoyen·nes-contrôleur·euses. En effet, la généralisation du contrôle citoyen n’aboutirait-elle pas paradoxalement à la mise en place d’une nouvelle élite de citoyen·nes particulièrement assertifs et assertives parlant au nom des citoyen·nes ?