Abstracts
Résumé
La propension de l’électorat de la région de Québec à se situer davantage à la droite du spectre politique, comparativement aux autres régions de la province, a été tellement soulignée que les formules « l’énigme de Québec » ou le « mystère de Québec » sont devenues consacrées. À l’aide d’un sondage effectué auprès de 73 experts des médias des régions de Québec et de Montréal, nous testons l’hypothèse d’un environnement médiatique de la région de Québec campé plus à droite, reflétant les préférences électorales et idéologiques des résidents de la région. Les résultats de notre enquête indiquent que les radios parlées privées véhiculent des idées plus conservatrices que les autres médias dans leur marché respectif, en particulier celles de Québec. Toutefois, selon les données recueillies, cette orientation ne s’applique pas aux autres médias de la région de Québec.
Mots-clés :
- région de Québec,
- conservatisme,
- médias,
- radios parlées,
- sondage auprès d’experts
Abstract
The idea that voters in the Quebec City region lean to the right politically, compared to other regions of Quebec, is commonly known as “the enigma of Quebec” or the “mystery of Quebec.” Using data from a survey of 73 media experts from the Quebec and Montreal regions, this study tests the hypothesis of a more right-leaning media environment in the capital region, one that reflects the electoral and ideological preferences of residents. The results of our survey indicate that private talk radio stations promote more conservative ideas compared to other media in their respective markets, in particular in the Quebec City region. However, our findings do not show a more right-leaning orientation amongst the other media from this region.
Keywords:
- Quebec region,
- conservatism,
- media,
- talk radio,
- expert survey
Article body
L’attrait suscité par des partis politiques de droite dans la région de Québec intrigue les observateurs de cette scène depuis de nombreuses années. La propension de l’électorat de la région de Québec à se situer davantage à la droite du spectre politique, comparativement aux autres régions de la province, a été tellement soulignée que les formules « l’énigme de Québec » ou le « mystère de Québec » sont devenues consacrées. La présence de radios parlées privées, animées par de fortes personnalités aux positions conservatrices et polarisantes, est par ailleurs vue comme un élément constitutif de ce mystère Québec et de sa culture politique plus à droite. Des études (Giroux et Sauvageau 2009 ; Turbide, Vincent et Laforest 2010), des rapports et des essais (Payette 2015 ; 2019) ont même prêté à ces radios une influence importante sur le climat politique et social de la région, de même que sur son environnement médiatique – l’objet plus spécifique de notre étude. Qu’en est-il vraiment ? Est-ce que les radios d’opinion de Québec sont bel et bien campées à droite idéologiquement, proches des partis conservateurs, comme plusieurs l’affirment ? Qu’en est-il des autres médias de la région ? Sont-ils eux aussi plus enclins à offrir un contenu orienté à droite, à l’instar des préférences électorales des résidents de Québec ? En d’autres mots, le « mystère » entourant la capitale provinciale s’étend-il à son environnement médiatique ?
Dans cet article, nous formulons l’hypothèse d’un environnement médiatique de la région de Québec qui refléterait les préférences électorales et idéologiques des résidents de la région en étant campé plus à droite que celui de Montréal. Pour tester notre hypothèse, nous utilisons les données d’un sondage effectué auprès de 73 experts des médias des régions de Québec et de Montréal. Cette méthode éprouvée est utilisée pour la première fois dans le contexte d’une étude comparative de marchés médiatiques au Québec. Les résultats de notre enquête indiquent que les radios parlées privées sont perçues plus à droite que les autres médias dans leur marché respectif, en particulier celles de Québec. Toutefois, les données ne permettent pas de conclure que cette orientation s’applique aux autres médias de la région de Québec.
Ces résultats offrent un éclairage empirique qui vient relativiser l’influence attribuée aux radios parlées privées dans la région de Québec. Notre étude éclaire aussi la recherche sur la politisation et la polarisation des médias dans un contexte nord-américain (Barker et Lawrence 2006 ; Berry et Sobieraj 2014 ; Gentzkow et Shapiro 2010 ; Thibault et al. 2020) et plus spécifiquement dans le contexte québécois, apportant ainsi une contribution importante à l’étude de la communication politique au Québec.
Le « mystère de Québec » dans la littérature
La région de Québec[2] se distingue des autres régions de la province du Québec depuis plusieurs décennies en élisant davantage de politiciens de partis de droite aux élections provinciales et fédérales (Pinard et Rafail 2007 ; Daoust 2017). Souvent contrastée avec la région métropolitaine de Montréal, l’agglomération de Québec a aussi une population plus âgée et homogène sur les plans ethnoculturel et linguistique que la métropole québécoise, bien qu’elle tende à se diversifier (Langlois 2007 ; Statistique Canada 2017 ; 2019). Selon une enquête récente, les électeurs de la région de Québec se disent d’ailleurs « un peu plus à droite » et plus « opposés » à l’idée de redistribuer la richesse aux moins nantis qu’ailleurs au Québec (Daoust 2017, 151). Ce conservatisme paraît paradoxal considérant le rôle de l’État, en particulier de l’administration publique, dans l’économie de la région.
Au fil des ans, des chercheurs ont tenté d’éclairer « le mystère de Québec ». Paul Villeneuve, Yvon Jodoin et Marius Thériault (2007) constatent par exemple que le vote à droite lors d’élections municipales, provinciales et fédérales de 2003 à 2006 est davantage l’affaire des banlieues de Québec. Gilles Gagné et Simon Langlois (2002, 121) avancent de leur côté que la faiblesse du vote pour la souveraineté au référendum de 1995 dans la région de Québec s’expliquerait par le plus grand poids démographique des retraités à cet endroit, une hypothèse que rejettent Maurice Pinard et Pat Rafail (2007, 128) sur la base d’une analyse comparée avec d’autres régions. Pour ces auteurs, l’énigme de Québec s’explique moins par des facteurs socioéconomiques et davantage par les « prédispositions », les attitudes conservatrices et néolibérales de son électorat francophone comparativement à ceux de Montréal et d’autres régions, notamment quant aux perceptions négatives à l’égard des syndicats (ibid., 128-134). Par ailleurs, dans sa recherche documentant le succès économique de la région de Québec depuis la fin des années 1990 – succès associé « au déclin » de la fonction publique dans le marché de l’emploi régional –, Mario Polèse (2012, 133, 152-154) avance l’hypothèse que cet essor économique repose aussi sur l’évolution des mentalités, y compris « le goût pour l’entrepreneuriat. »
Dans une étude plus récente, Jean-François Daoust (2017) nuance quant à lui l’explication selon laquelle les attitudes et les valeurs des habitants de Québec diffèrent de celles de leurs concitoyens des autres régions. S’ils se disent « plus à droite » ou plus « opposés » à la redistribution de la richesse, les électeurs de Québec ne se distinguent pas des autres Québécois sur une panoplie d’autres sujets, dont la taxation, l’immigration et le crime (ibid., 150-151). Selon le politologue, le « mystère de Québec » résiderait davantage dans le fait que les moins nantis de cette région sont « autant à droite que les plus riches » sur le plan économique, alors qu’ils sont plus à gauche dans les autres régions (ibid., 152). En somme, que ce soit le vote des banlieues, l’influence de certaines classes sociales ou les attitudes des électeurs, divers facteurs sont invoqués dans les recherches sur le « mystère de Québec » pour expliquer la culture politique conservatrice de la capitale nationale.
Cette culture politique conservatrice de Québec est aussi souvent associée à la popularité des radios privées populaires au format parlé[3]. Les stations CHOI Radio X (aussi nommée CHOI ou CHOI-FM, ci-après Radio X) et le FM 93 sont sans conteste les leaders dans ce créneau. Elles se classent régulièrement parmi les radios les plus écoutées à Québec (Giroux et Sauvageau 2009 ; Numeris 2020a). En raison de la rhétorique souvent polarisante de leurs animateurs et de leurs opinions tranchées sur des enjeux politiques et des débats de société, Radio X et le FM 93 ont souvent été au centre de controverses (Vincent et Turbide 2004). Leur parti pris marqué à droite et leur influence politique présumée ont été maintes fois signalés par des commentateurs médiatiques (par exemple, Robitaille 2006 ; Bourque 2007). Des acteurs politiques ont aussi dénoncé leur partisanerie, dont le maire de Québec Jean-Paul L’Allier (1989-2005). Au lendemain de sa victoire menant à son quatrième mandat à la mairie de Québec, Régis Labeaume (2017) a déclaré que « [l]es radios ont fait campagne contre [lui] » en notant leur vive opposition à ses politiques de transport collectif.
Selon plusieurs auteurs, les discours tenus par les animateurs de ces stations s’inscrivent dans une mouvance populiste de droite où des sujets comme l’État providence, la bureaucratie gouvernementale, le syndicalisme, le féminisme, l’immigration, les minorités religieuses et le mouvement écologiste sont utilisés pour dénoncer les positions des élites politiques et syndicales et leur déconnexion des besoins du peuple (Gingras 2007 ; Langlois 2004 ; Vincent et Turbide 2004). Ce populisme de droite, ou néo-populisme selon certains, est caractérisé par une « vision économique néolibérale » et par un conservatisme célébrant l’individualisme, le désengagement de l’État et critiquant les mouvements progressistes (Gingras 2007 ; Payette 2015). Au-delà de l’aspect idéologique, d’autres auteurs révèlent l’attitude fort partisane des animateurs de ces stations. Dans un ouvrage récent, Dominique Payette (2019), qui fut candidate pour le Parti québécois en 2014, détaille les multiples instances où le FM 93 et Radio X ont appuyé des candidats et des partis de droite, en particulier lors de campagnes municipales. Payette (2019, 42, 55) avance que ces radios parlées privées ont été « des fers de lance du populisme de droite » dans la région depuis le milieu des années 2000.
Cette partisanerie du FM 93 et de Radio X a d’ailleurs été documentée par le Centre d’études sur les médias (CEM). Dans une analyse de la couverture de l’élection à la mairie de Québec de 2007, le CEM conclut à un traitement inéquitable des candidats par ces stations. L’étude montre, en particulier, que les propos concernant la candidate Ann Bourget « dans les nouvelles, les nouvelles commentées, les commentaires et les opinions lui étaient défavorables 86 % du temps à l’antenne de CHOI, et 77 % du temps, au 93,3 » (Giroux et Sauvageau 2009, 44). À l’inverse, le candidat Régis Labeaume – perçu positivement à cette époque par ces radios – a été traité de manière « neutre, favorable ou très favorable » 80 % du temps (ibid.). Ce parti pris contre Bourget (candidate plutôt écologiste et progressiste dont on a souligné le mode de vie urbain, sans voiture et sans enfant, par contraste avec celui des banlieusards) et la complaisance envers Labeaume, dont l’expérience comme homme d’affaires était mise de l’avant, n’étaient pas justifiés par les événements de la campagne (ibid., 25, 36). Pour les chercheurs du CEM, la partisanerie des radios parlées privées a été un facteur possible dans la défaite d’Ann Bourget, initialement favorite dans les sondages, ce qui les amène à s’interroger sur l’influence de ces radios parlées privées sur l’électorat de la ville : « Nous ne pouvons […] nous empêcher de penser que ce qu’on a appelé le “mystère Québec”, pour désigner le soutien plus grand qu’ailleurs au Québec qu’obtiennent dans la capitale le Parti conservateur sur la scène fédérale et l’Action démocratique sur la scène provinciale, s’explique, du moins en partie, par l’appui fervent que leur accordent certains animateurs de CHOI et du 93,3. » (Ibid., 45)
Comme plusieurs observateurs, les chercheurs du CEM suggèrent que Radio X et le FM 93 auraient des effets politiques importants sur l’électorat de Québec, tirant le vote à droite. Or, la seule étude empirique examinant à notre connaissance le lien entre les radios parlées de Québec et le comportement des électeurs de cette région a été menée par Claire Durand, Jacinthe Dupuis et Julie Racicot (2012). En prenant pour cas d’étude l’élection provinciale de 2007 durant laquelle l’Action démocratique du Québec, un parti de droite, avait fait élire de nombreux députés dans la région, ces auteures ont constaté que l’écoute de la radio parlée n’apparaissait pas liée à une plus grande participation au scrutin et que les auditeurs de ce médium étaient « significativement moins susceptibles d’avoir changé de parti entre l’intention de vote déclarée et le vote » (ibid., 7). L’impact politique de ces radios sur les choix des auditeurs de la région de Québec serait donc moins important que plusieurs l’affirment, à tout le moins si l’on se fie à l’étude de cette élection.
Des recherches similaires à celle de Durand, Dupuis et Racicot (ibid.) ont été menées aux États-Unis et, comme le rappelle Lauren Feldman (2011, 166), elles se scindent généralement en deux camps. Certaines études concluent que les radios parlées exercent une influence sur la participation politique de leurs auditeurs (Barker 1998), sur leurs perceptions des candidats et leurs intentions de vote (Barker et Lawrence 2006) ou sur leur polarisation politique (Jones 2002). À l’inverse, d’autres recherches ont conclu que l’écoute de radios parlées n’avait pas ou peu d’effets sur le changement des opinions et des attitudes de leurs auditeurs, mais contribueraient plutôt à les renforcer (par exemple, Owen 1997 ; Yanovitzky et Cappella 2001). C’est d’ailleurs dans cette perspective que s’inscrit l’étude de Durand, Dupuis et Racicot (2012, 8) selon laquelle les radios parlées ne prêchent qu’à « des convertis ».
Cadre d’analyse : effet de marché et/ou de contagion ?
Il est intéressant de noter que Daniel Giroux et Florian Sauvageau (2009), Claire Durand, Jacinthe Dupuis et Julie Racicot (2012) et Dominique Payette (2019) abordent tous la question de l’influence présumée des radios parlées de Québec sur le vote des électeurs de la région. Mais on peut aussi examiner un effet inverse, à savoir que ces radios parlées de Québec seraient plus orientées à droite parce que ces médias répondraient à une demande. En d’autres mots, les propriétaires et les animateurs de ces stations et, par extension, l’ensemble des médias de l’environnement médiatique de Québec, prendraient acte des préférences politiques des résidents de la région en offrant une couverture médiatique plus orientée à droite – par une sorte d’effet de marché. Cette sensibilité des médias au profil idéologique de leur clientèle a été documentée par la recherche. Dans une étude souvent citée, Matthew Gentzkow et Jesse Shapiro (2010) se sont intéressés aux biais partisans de 400 quotidiens américains et aux raisons pouvant les expliquer. Les résultats de leur recherche montrent que ces biais étaient « fortement liés » aux préférences idéologiques de leurs lecteurs (ibid., 35, 56). Les auteurs ont entre autres constaté qu’au sein des marchés où le Parti républicain est populaire, les quotidiens étaient campés plus à droite (ibid., 56). Pour Gentzkow et Shapiro, les entreprises de presse auraient un incitatif économique à offrir un contenu médiatique conforme à l’idéologie de leur clientèle (ibid., 64).
Il est aussi possible que le « mystère de Québec », ou la culture politique qu’il refléterait, s’étende à son espace médiatique par un effet de contagion. En s’intéressant aux propos dénigrants sur les ondes de Radio X, Olivier Turbide, Diane Vincent et Marty Laforest (2010) ont exposé combien ces discours se répercutent bien au-delà de leurs auditeurs et de leur entourage. Leur analyse des écrits publics et privés en lien avec ces propos offensants – sur des blogues, des forums de discussion, des centaines de courriels et quelque 400 articles et 225 courriers du lecteur de médias de Québec – a révélé l’ampleur de la « circulation de ces discours » compte tenu de leur « répétition, reformulation et réinterprétation », mais aussi de leur persistance dans le temps et leur appropriation par un nombre important d’acteurs au sein de la population (2010, 786, 797 [notre traduction]). Dans un même ordre d’idées, Jeffrey Berry et Sarah Sobieraj (2014) évoquent l’émergence aux États-Unis depuis les années 2000 d’une « industrie de l’indignation » portée en partie par les radios parlées privées pour la plupart campées à droite. Cette industrie contribuerait selon Berry et Sobieraj à répandre une rhétorique politique incendiaire qui est reprise sur différentes plateformes médiatiques parce que la controverse est payante. S’appuyant sur ces auteurs, Payette avance qu’une situation similaire prévaudrait à Québec où les « médias dits traditionnels surveillent attentivement ce qui se dit sur ces radios » : « Il y a désormais de nombreux échanges de contenu et d’animateurs-commentateurs entre les quotidiens de Québec et les stations de radio, et entre les réseaux nationaux, TVA et LCN notamment, et les radios de Québec. » (2015, 21)
Si les observations de Turbide, Vincent et Laforest (2010) et de Payette (2015) portent surtout sur l’amplification de propos offensants et controversés d’animateurs de radios parlées de Québec, une dynamique similaire pourrait se produire avec la diffusion d’idées de droite par ces stations et leur cadrage conservateur des enjeux politiques. Ainsi, que ce soit en raison d’effets de contagion liés à la circulation des discours (Turbide, Vincent et Laforest 2010), à l’influence d’une industrie de l’indignation (Berry et Sobieraj 2014 ; Payette 2015), ou par sensibilité aux préférences idéologiques du public pour des motifs économiques (Gentzkow et Shapiro 2010), plusieurs facteurs pourraient expliquer l’existence d’un environnement médiatique davantage campé à droite. Si tel est le cas, nous pourrons le constater en comparant les données de notre sondage qui révèle les biais perçus des médias de la région de Québec et ceux de Montréal.
La comparaison des marchés médiatiques de Québec et de Montréal se justifie par leur importance, mais aussi parce que ces régions urbaines sont souvent contrastées en raison de leurs différences sur les plans ethnoculturel et linguistique (Langlois, 2007). Dans une étude plus récente, Simon Langlois (2016, 262) montre que la stratification sociale de Québec s’est « rapprochée » de celle de Montréal depuis le milieu du XXe siècle. Le sociologue note néanmoins l’importance des classes moyennes à Québec, une spécificité sur laquelle nous reviendrons dans l’interprétation de nos résultats. Les villes de Québec et de Montréal ont enfin la particularité d’avoir des radios parlées privées parmi les plus populaires dans leur marché respectif[4]. Ainsi, à la lumière des observations énumérées précédemment, nous avons formulé une première hypothèse :
H 1 – Les médias de la région de Québec sont plus à droite que ceux de la région de Montréal.
Par ailleurs, dans la foulée de travaux qui ont examiné la nature polémique, populiste et conservatrice des propos tenus sur les ondes de radios parlées privées au Canada et au Québec (Vincent et Turbide 2004 ; Saurette et Gunster 2011 ; Payette 2019), nous nous attendions à constater des différences entre la perception partisane et idéologique des radios parlées et celle des autres médias dans les deux marchés étudiés. Nous prévoyions enfin observer des différences entre les radios parlées privées de la région de Québec et celles de Montréal en considérant la polarisation présumée des radios parlées de Québec. Les deux hypothèses suivantes ont ainsi été formulées :
H2 – Les radios parlées de Québec et de Montréal sont plus à droite que les autres médias de leur région.
H3 – Les radios parlées de Québec sont plus à droite que les radios parlées de Montréal.
Le retour sur la littérature menant à ces hypothèses soulève un enjeu important : celui de la politisation de la presse, phénomène que nous pourrions définir par la propension des médias à couvrir les événements de l’actualité selon une logique idéologique et/ou partisane. Depuis le XIXe siècle, le processus de professionnalisation de la presse qui a cours en Occident a contribué à amoindrir ce phénomène de politisation. Avec la transition d’une presse partisane à des médias de masse mus par une logique commerciale avec l’objectivité comme norme définissant la pratique journalistique, l’influence politique s’est progressivement affaiblie (Nerone 2008 ; Brin, Charron et de Bonville 2004). Ce fut particulièrement le cas dans les systèmes médiatiques dits « libéraux », comme aux États-Unis et au Canada, caractérisés par le développement précoce d’une presse commerciale de masse et un faible interventionnisme de l’État dans l’environnement médiatique (Hallin et Mancini 2004, 67). Pourtant, même aux États-Unis, l’archétype du système médiatique libéral selon Daniel C. Hallin et Paolo Mancini, des études ont documenté les biais partisans et idéologiques des médias (Barker 1998 ; Jones 2002 ; Barker et Lawrence 2006 ; Berry et Sobieraj 2014 ; Gentzkow et Shapiro 2010). Ainsi, le système médiatique américain s’éloignerait de plus en plus du modèle libéral avec une plus grande orientation partisane et idéologique des médias (Nechushtai 2018, 183-185)[5]. Ces travaux nous incitent à porter attention à ce phénomène dans un contexte canadien et québécois.
Méthodologie
Les sondages auprès d’experts sont utilisés pour évaluer un bon nombre de phénomènes politiques et médiatiques. Ils offrent une méthode de collecte de données rigoureuse et efficace pour éclairer des enjeux complexes (Hooghe et al. 2010). Des politologues les ont notamment employés pour caractériser les personnalités de politiciens (Nai, Martínez i Coma et Maier 2019), le positionnement des partis et leur idéologie (Huber et Inglehart 1995 ; Ray 1999), et la situation démocratique dans le monde (Skaaning 2017). Cette méthode a été également utilisée pour réaliser des analyses comparatives de systèmes médiatiques et leurs marchés. Notre méthodologie s’inspire d’ailleurs d’un sondage auprès d’experts réalisé en Europe, le European Media Systems Survey, dont nous avons utilisé plusieurs questions. Dans cette étude, Marina Popescu et ses collègues (2011, 9) ont sondé des experts sur les inclinaisons idéologiques et la « couleur politique » de médias européens, c’est-à-dire leur proximité perçue avec les positions d’un parti politique. Suivant cette logique, nous avons demandé à des experts québécois d’évaluer divers médias d’information en fonction de leur propension à offrir un contenu perçu comme étant idéologiquement orienté (ou non) dans leur couverture et de leur tendance à être « en accord » (ou non) avec un parti politique en particulier (ibid., 158). Ensemble, ces indicateurs révèlent les évaluations d’experts sur les possibles penchants idéologiques et partisans de divers médias de la province, ce qui nous permet d’examiner si le conservatisme de la région de Québec s’étend à son paysage médiatique.
Notre étude, menée en 2018, s’appuie sur les perceptions d’experts (N = 73) des médias des trois principaux marchés médiatiques de la province du Québec : les marchés francophone et anglophone de Montréal et celui de Québec. Les experts consultés sont des universitaires spécialisés dans l’étude des médias au sein de départements de communication, de journalisme et de science politique d’institutions postsecondaires québécoises. Cent vingt-deux experts ont été invités par courriel à répondre à une enquête en ligne. Soixante-treize questionnaires ont été remplis[6] pour un taux de réponse global de 59,8 %, ce qui est jugé élevé pour les sondages auprès d’experts (Huber et Inglehart 1995 ; Ray 1999). Nous avons joint 42 experts sur 65 pour le Montréal francophone, 14 sur 31 pour le Montréal anglophone et 17 sur 26 experts pour la région de Québec. Il s’agit d’un nombre appréciable d’experts consultés pour une province (à titre comparatif, une vingtaine d’experts en moyenne par pays ont répondu au sondage de Popescu et al. 2011).
Le questionnaire a été adapté aux différences linguistiques des marchés de Montréal et de Québec et les experts ont jugé les médias de leur marché respectif. Par exemple, tous les répondants francophones ont été conviés à évaluer Radio-Canada, TVA, La Presse et Le Devoir, ainsi que Le Journal de Montréal ou Le Journal de Québec selon leur région d’appartenance. De plus, les experts de la ville de Québec ont été appelés à transmettre leurs perceptions au sujet du Soleil et des stations radiophoniques FM 93 et Radio X. Les experts francophones de Montréal ont évalué la station 98,5 FM. De leur côté, les experts anglophones de Montréal ont jugé CBC, CTV, Global, The Gazette et CJAD 800 AM (ci-après CJAD). Les experts ont été appelés à poser un jugement par organisation, toutes plateformes confondues[7].
Deux ensembles d’indicateurs permettent d’évaluer la perception des experts à l’égard de l’alignement idéologique et partisan des médias québécois. Dans un premier temps, nous nous sommes intéressés à la possible orientation idéologique des médias. Nous avons examiné dans quelle mesure les médias des régions mentionnées sont perçus comme offrant une couverture neutre ou orientée sur différents enjeux sur une échelle de 1 à 7, le centre (4) signifiant que la couverture d’un média est équilibrée ou neutre. Nous avons aussi demandé aux experts de répondre en pensant « au contenu de ces médias en général ; c’est-à-dire à leur couverture des nouvelles, mais aussi à leurs éditoriaux, chroniques, blogues et autres textes d’opinion si cela s’applique ». Inspirés de Ryan Bakker et ses collègues (2015, 144), les experts ont ainsi été invités à évaluer dans quelle mesure la couverture médiatique tend à s’orienter (ou non) à gauche ou à droite sur les questions économiques et sociales (voir libellés[8]). Sur l’enjeu de la diversité religieuse, les experts ont évalué si les médias sont favorables, défavorables ou équilibrés dans leur couverture des questions d’accommodement religieux. Cet enjeu nous semblait important à évaluer en raison de son aspect polarisant et de la couverture importante des médias québécois à ce sujet (Giasson, Brin et Sauvageau 2010).
Dans un second temps, nous avons examiné le possible degré de partisanerie des médias en demandant aux experts s’ils pouvaient caractériser « la couleur politique » des médias de leur région en sélectionnant le parti politique fédéral et le parti politique provincial avec lesquels le média tend à être le plus souvent en accord (Popescu et al. 2011). Les répondants avaient aussi la possibilité d’indiquer « aucun parti » ou qu’ils ne savaient pas. Ainsi, pris ensemble, ces indicateurs permettent de comparer les perceptions d’experts à l’égard de l’alignement (ou l’absence d’alignement) idéologique et partisan des médias de chacun des trois marchés, aussi bien qu’entre les radios parlées privées et les autres types de médias. Étant donné que chacune des évaluations individuelles d’un média constitue une observation et que chaque expert est appelé à évaluer plusieurs médias au sein d’un marché médiatique, les analyses de régression présentées dans la section résultats prennent en compte le regroupement de ces évaluations. Ce regroupement tient compte des effets aléatoires dans un modèle linéaire mixte où les experts sont associés à leur marché médiatique, un procédé employé notamment par Alessandro Nai, Ferran Martinez i Coma et Jurgen Maier (2019) lorsqu’ils ont agrégé les évaluations d’experts sur la personnalité de divers politiciens lors de différentes élections.
La variabilité des évaluations des experts
Dans une enquête menée auprès de politologues appelés à évaluer l’orientation de certains partis politiques à l’égard de l’intégration européenne, Leonard Ray (1999) reconnaît qu’il n’y a pas de norme objective dictant le moment à partir duquel un expert émet un jugement qui dévie « substantiellement » du jugement moyen. Il propose toutefois de considérer « suspect » tout expert dont les évaluations sont, en moyenne, à plus d’un écart-type de la moyenne de chacun des éléments évalués. Suivant Ray et d’autres chercheurs (dont Huber et Inglehart 1995 ; et Hooghe et al. 2010), nous évaluons le degré auquel les jugements des experts sondés sont cohérents les uns avec les autres. Les écarts moyens des évaluations des experts à l’égard des enjeux sociaux (écart-type moyen = 1,15) et de la diversité religieuse (écart-type moyen = 1,16) sont légèrement au-delà du seuil d’un écart-type proposé par Ray (1999) ; cependant, ils sont similaires à ceux rapportés par Hooghe et ses collègues (2010), lesquels atteignaient jusqu’à 20 % de l’étendue de l’échelle de mesure[9]. Les évaluations d’experts anglophones au sujet de la diversité religieuse paraissent toutefois moins fiables, en particulier pour la station de radio CJAD pour laquelle il y a un manque de consensus parmi les experts.
Résultats
Nous avons procédé en deux étapes pour tester nos trois hypothèses. Dans un premier temps, nous avons examiné la perception des experts quant aux possibles penchants idéologiques des médias étudiés. Dans un deuxième temps, nous nous sommes intéressés à leur possible partisanerie en évaluant leur proximité perçue aux partis politiques de la scène provinciale québécoise et fédérale, toujours selon les réponses des experts.
Perceptions de l’orientation idéologique des médias dans leur couverture d’enjeux
Dans cette partie, les hypothèses sont d’abord testées à partir de données sur la perception de la couverture d’enjeux économiques et sociaux et d’enjeux liés à la diversité religieuse. Le graphique 1 illustre la distribution des perceptions moyennes des experts des trois marchés quant à l’orientation de chaque média sur une échelle de 1 à 7 (de gauche à droite ou de plus favorable aux accommodements à moins favorable), en précisant au moyen d’un trait horizontal si ces moyennes diffèrent significativement du point milieu (4) de l’échelle, qui signifie que la couverture d’un média est neutre ou équilibrée.
Les perceptions des experts varient selon le média et selon le type d’enjeux. Les experts perçoivent que la plupart des médias du Québec tendent vers la droite sur les enjeux économiques, à l’exception du Devoir, jugé à gauche, et de Radio-Canada et de CBC, au point d’équilibre. Les radios parlées de Québec sont jugées les plus à droite sur l’axe idéologique, proches du maximum dans les cas de Radio X (6,92) et du FM 93 (6,55). Parmi les radios parlées de Montréal, CJAD est aussi perçue très à droite (avec une perception moyenne à 6). La radio parlée 98,5 FM, quant à elle, ne se démarque pas de la plupart des médias se trouvant à la droite de l’axe idéologique (4,96).
Sur la question des enjeux sociaux, un plus grand nombre de médias offrent une couverture se rapprochant du point d’équilibre (4). CTV, La Presse, Le Soleil et The Gazette sont vus comme étant équilibrés ou neutres sur cette question. Global et CJAD semblent plus de centre-droite, bien que l’intervalle de confiance de ces médias englobe aussi le milieu de l’échelle. Radio-Canada et Le Devoir sont les seuls médias perçus à gauche, de même que CBC, qui chevauche néanmoins le point d’équilibre. Les médias associés au groupe Québecor (TVA, Journal de Montréal / de Québec) et le 98,5 FM sont vus comme offrant une couverture à droite, mais plus proche du centre que sur l’enjeu économique. Les radios parlées de Québec sont jugées les plus à droite de tous les médias étudiés sur les enjeux sociaux.
Quant à la question de la diversité religieuse, les experts considèrent que la couverture des médias est partagée et le clivage linguistique semble plus marqué. D’un côté, CBC et Radio-Canada et The Gazette sont jugés plus favorables aux accommodements des minorités religieuses. CTV et Global semblent aussi favorables, bien que leur intervalle de confiance chevauche le milieu de l’échelle. Le Devoir et Le Soleil sont perçus comme étant équilibrés. Fait intéressant, les experts francophones de Montréal jugent La Presse favorable aux accommodements, alors que ceux de Québec la perçoivent équilibrée. De l’autre côté du spectre, les médias de Québecor et le FM 98,5 sont jugés moins favorables aux accommodements, ainsi que les radios parlées de Québec (Radio X et FM 93), fortement opposées. Il n’y a pas de consensus chez les experts évaluant CJAD. Le graphique 1 fait voir assez peu de différences entre les évaluations faites par les experts de Québec et de Montréal, hormis pour les radios parlées de Québec perçues comme étant particulièrement campées à droite.
Ces résultats descriptifs fournissent une première indication de l’absence d’écart important dans la perception des orientations idéologiques des médias des marchés de Québec et de Montréal. Afin de tester si la variabilité des évaluations de la couverture médiatique par les experts est conforme à nos attentes, nous avons ensuite examiné les données agrégées des évaluations des experts de tous les médias d’un marché donné. Pour comparer comment les experts perçoivent l’orientation idéologique de la couverture des médias de la région de Québec à celle des médias des marchés francophone et anglophone de Montréal, tout en prenant en compte l’impact de la radio parlée privée et l’interaction entre ce type de média et le marché médiatique, un modèle linéaire à effets mixtes (Brauer et Curtin 2018) a été établi pour chacun des trois types d’enjeux. Le marché médiatique de Québec a été retenu comme catégorie de référence à laquelle les deux marchés montréalais ont été comparés. Les résultats de ces analyses de régression apparaissent au tableau 1. Indépendamment du marché médiatique, les radios parlées sont considérées plus à droite dans leur couverture des enjeux économiques et sociaux, et moins favorables à la diversité religieuse en comparaison avec les autres médias évalués par nos experts.
Utilisant les coefficients pour les modèles présentés dans le tableau 1, le graphique 2 indique que, pour les médias autres que la radio parlée privée, le marché de Québec ne se distingue pas de ceux de Montréal quant à la couverture des enjeux économiques. Cependant, parmi les radios parlées privées, celles de Québec apparaissent plus conservatrices (moyenne estimée = 6,72) que celle du marché francophone de Montréal (moyenne = 4,95). Les résultats sont sensiblement les mêmes pour les perceptions à l’égard de la couverture des enjeux sociaux. Les radios parlées privées de la région de Québec sont considérées comme tendant plus vers la droite (moyenne = 6,33) que celles de Montréal, que ce soit la radio parlée francophone (FM 98,5, moyenne = 4,57) et celle anglophone (CJAD, moyenne = 4,62). Pour les autres médias, encore une fois, les différences entre les trois marchés illustrées au graphique 2 n’apparaissent pas significatives.
Enfin, en matière d’accommodement à l’égard de la diversité religieuse, les différences linguistiques paraissent plus importantes. La décomposition de l’interaction entre les types de médias et le marché suggère que parmi les médias télévisés et écrits inclus dans l’analyse, ceux du marché anglophone sont perçus comme offrant un contenu plus favorable aux accommodements (2,96) que les médias des marchés francophones de Montréal (4,28) et de Québec (4,30), entre lesquels il n’apparaît pas de différence significative. Chez les radios parlées, celles de la région de Québec sont perçues moins favorables (6,50) aux accommodements que celles de Montréal, incluant la station francophone 98,5 FM (5,14) et la station anglophone CJAD (3,79). Ainsi, en lien avec l’hypothèse 1, ces données ne montrent pas de différence significative entre le marché de Québec et le marché francophone de Montréal sur cet enjeu, l’écart se trouvant plutôt entre médias francophones et anglophones. En revanche, les radios parlées privées de Québec se distinguent de celle de langue française à Montréal en étant plus défavorables que cette dernière aux accommodements relatifs à la diversité religieuse.
Les résultats, illustrés au graphique 2, permettent ainsi de concentrer l’analyse sur les différences d’évaluation entre les médias de Québec et ceux des deux marchés linguistiques de Montréal, et entre les radios parlées privées et les autres types de médias. Dans l’ensemble, les données sur la couverture des enjeux économiques et sociaux et relativement aux accommodements religieux ne soutiennent pas la première hypothèse selon laquelle le marché médiatique de Québec serait plus à droite. Concernant l’orientation idéologique des radios parlées privées, cependant, les résultats soutiennent clairement les attentes exprimées par les deuxième et troisième hypothèses. Les experts perçoivent la couverture des radios parlées comme étant moins équilibrée (H2), et cela est encore plus prononcé pour celles de Québec (H3). En effet, si le contenu des radios parlées privées est globalement perçu comme étant plus à droite, la couverture des stations de Montréal serait généralement moins à droite que celle des radios parlées de Québec.
Partisanerie perçue des médias
Concernant l’alignement avec les partis politiques, nous prévoyions que les médias du marché de Québec ainsi que les radios parlées des trois marchés seraient plus étroitement associés au Parti conservateur du Canada (PCC) et à la Coalition avenir Québec (CAQ). Ces partis sont considérés comme étant les plus à droite parmi ceux représentés à la Chambre des communes du Canada et à l’Assemblée nationale du Québec. Dans le cas de la CAQ, l’étude détaillée menée par Frédéric Boily (2018) à partir de sources documentaires, l’analyse de François Pétry (2013) sur les programmes politiques et l’enquête d’experts de Jean-Philippe Gauvin et Mike Medeiros (2019) montrent qu’il s’agit du parti le plus à droite parmi ceux représentés à l’Assemblée nationale au moment de l’enquête en 2018.
Le tableau 2 présente par marché la proportion des experts qui perçoivent une propension de chaque média à offrir des contenus en accord avec aucun parti ou alors en accord avec les positions de l’un ou l’autre des partis fédéraux ou provinciaux. Le parti associé à un média par le plus grand nombre d’experts est appelé le « parti modal ». Bien que les proportions varient selon les marchés, certaines tendances se dessinent. Au palier fédéral, TVA, Le Devoir, La Presse et Le Soleil sont associés davantage au Bloc québécois (BQ) ou au Parti libéral du Canada (PLC) qu’au PCC. Un écart apparaît entre Le Journal de Québec et Le Journal de Montréal, le premier étant davantage perçu en accord avec le PCC alors que le second est jugé plus proche du BQ. Quant au radiodiffuseur public (Radio-Canada / CBC), si une majorité d’experts ne l’associent à aucun parti, un peu plus de 40 % d’entre eux en moyenne le voient plus aligné avec le PLC. Il est aussi intéressant de noter que TVA, Le Devoir et le 98,5 FM sont les seuls médias privés qu’une majorité d’experts n’associent à aucun parti fédéral. Ces médias sont néanmoins jugés plus partisans au provincial.
Au palier provincial, de multiples experts perçoivent que le contenu de TVA, du journal Le Devoir et du Journal de Montréal / de Québec est davantage en accord avec les positions du Parti québécois (PQ), alors que celui de La Presse et du Soleil est évalué plus en phase avec les positions du Parti libéral du Québec (PLQ) plutôt que de la CAQ. Les radios parlées privées de la région de Québec, le FM 93 et Radio X, se distinguent par la faible proportion des experts qui indiquent que leur contenu n’est aligné sur aucun parti fédéral ou provincial, et par la proportion élevée des experts qui les relient au PCC et à la CAQ. On ne trouve pas d’association aussi forte entre les radios parlées privées de la région de Montréal, le 98,5 FM et CJAD, et les partis conservateurs.
Le graphique 3, enfin, présente le pourcentage d’experts qui ont indiqué que le PCC ou la CAQ était le parti politique sur lequel le contenu de chaque média est le plus aligné. Au premier coup d’oeil, la polarisation des radios parlées privées de Québec est frappante. Au palier fédéral, presque tous les experts considèrent le FM 93 et Radio X comme étant davantage alignés sur le PCC que sur un autre parti fédéral. Une majorité d’experts (50 %) voient aussi le Journal de Québec aligné sur le PCC, alors qu’à Montréal, une portion non négligeable d’experts (entre 33 % et 40 %) perçoit le contenu de CTV, Global et CJAD en accord avec le PCC. Au palier provincial, la presque totalité des experts perçoit les radios parlées privées de Québec comme étant fortement alignées sur la CAQ. Cela dit, mis à part ces stations, seulement une minorité des experts considèrent le contenu de certains médias (TVA, Journal de Québec, Journal de Montréal et le FM 98,5) en phase avec la CAQ, et ce, sans différences substantielles entre les deux villes.
D’une manière générale, les données agrégées de l’évaluation par les experts n’indiquent pas que les médias de la région de Québec soient plus étroitement alignés sur les partis de droite que ceux de la région de Montréal. En revanche, ces données corroborent la troisième hypothèse : ce sont essentiellement les radios parlées privées de la région de Québec qui se différencient des autres médias de ce marché, mais aussi de ceux de Montréal, en s’alignant de façon non équivoque avec la CAQ au provincial et le PCC au fédéral.
Interprétation des résultats et conclusion
En introduction de cette étude, nous nous demandions si la culture politique conservatrice de la capitale provinciale s’étendait à son environnement médiatique. À la lumière des résultats, il est nécessaire de répondre à cette question en deux temps. D’une part, notre analyse ne permet pas de confirmer la première hypothèse voulant que les médias de la région de Québec soient davantage à droite que les médias des marchés francophone et anglophone de Montréal. Nous ne trouvons aucune preuve suggérant que le marché médiatique de Québec soit, dans son ensemble, plus orienté à droite que le marché montréalais[10]. En effet, les analyses agrégées des évaluations d’experts de divers médias au sein de ces marchés ne suggèrent pas que les médias de Québec soient plus conservateurs que ceux de Montréal sur des questions liées à l’économie, à la société ou à l’accommodation de la diversité religieuse. Par ailleurs, à l’exception des stations Radio X et FM 93, aucune différence de fond n’est apparue quant à la question de savoir si les médias de Québec sont plus étroitement associés aux partis politiques de droite[11].
Cela dit, nous trouvons un soutien clair à notre troisième hypothèse selon laquelle les radios parlées privées de Québec sont plus à droite que les radios parlées de Montréal. Si nous avons constaté que les principales radios parlées privées des trois marchés sont davantage à droite que les médias de leur région respective (H2), les radios de Québec se distinguent en étant beaucoup plus campées à droite, selon les experts. Ces résultats donnent du poids aux observations d’analystes qui voient dans l’orientation de droite des radios parlées de Québec un facteur distinctif de la culture politique conservatrice de la région (Giroux et Sauvageau 2009 ; Payette 2019). Ces résultats suggèrent ainsi que le « mystère de Québec » se limiterait à un sous-ensemble de son environnement médiatique. Cette étude permet en effet de confirmer l’alignement très à droite des radios parlées privées de Québec en comparaison avec les médias et les radios parlées de la métropole. Elle documente aussi la propension perçue de ces radios parlées de Québec à présenter des contenus en accord avec les positions du PCC et de la CAQ au moment de l’enquête.
Différentes interprétations des résultats peuvent être faites à la lumière de ces constats. Premièrement, et contrairement à ce que nous avions anticipé, notre recherche ne permet pas de conclure à un effet de contagion des radios parlées auprès des autres médias de la région, que ce soit par l’influence de la circulation des discours (Turbide, Vincent et Laforest 2010) ou l’impact d’une industrie de l’indignation (Berry et Sobieraj 2014 ; Payette 2015) qui auraient contribué à disséminer des idées de droite. Si tel était le cas, nous aurions observé des différences entre l’ensemble des médias de la région de Québec et ceux de la région de Montréal, ce qui n’est pas le cas. Ainsi, à l’instar de la recherche de Durand, Dupuis et Racicot (2012) qui prêtait à la radio parlée de Québec des effets politiques limités sur leurs auditeurs, notre étude relativise l’influence de Radio X et du FM 93 sur l’environnement médiatique de la région.
Dans le même ordre d’idées, nous ne pouvons pas non plus conclure que les médias de Québec offriraient – pour des raisons économiques, par une sorte « d’effet de marché » – une couverture médiatique plus orientée à droite pour s’aligner sur les préférences partisanes et idéologiques des résidents de la région. Cela ne veut pas dire que cette relation démontrée par Gentzkow et Shapiro (2010) ne pourrait pas s’appliquer à une portion plus restreinte du marché médiatique de la région de Québec. Il est en effet possible que Radio X et le FM 93 proposent un contenu idéologiquement orienté pour plaire à un certain public. Au début des années 2000, Simon Langlois (2004, 92-93) avançait que Radio X était la station d’une « classe moyenne jeune à scolarité moyenne et au statut d’emploi incertain » dont les auditeurs étaient « critiques des acquis des générations passées ». Si une enquête qualitative récente auprès d’auditeurs de Radio X et du FM 93 fait état de profils socioéconomiques diversifiés chez ces derniers (Vancompernolle 2019), plus de recherches sont nécessaires pour comprendre la composition des publics de ces stations et leurs préférences idéologiques et partisanes. Cela est d’autant plus pertinent que l’étude de Langlois (2016, 262), qui montre comment les structures sociales de Québec et de Montréal se sont rapprochées, rappelle aussi la « grande place » prise par les classes moyennes à Québec. En somme, l’hypothèse voulant que Radio X et le FM 93 répondent aux préférences d’une fraction plus désavantagée des classes moyennes de Québec mérite d’être explorée pour mieux comprendre l’offre d’un contenu orienté à droite pour ce segment du marché médiatique de Québec.
Enfin, notre recherche offre un éclairage utile quant aux biais idéologiques et partisans des médias québécois dans une perspective comparative. Elle permet de mieux comprendre le phénomène de politisation de la presse dans un contexte québécois et canadien, contribuant par le fait même à nourrir la réflexion sur la politisation de la presse (Barker et Lawrence 2006 ; Gentzkow et Shapiro 2010 ; Berry et Sobieraj 2014) et la nature partisane des systèmes médiatiques libéraux en Amérique du Nord (Nechushtai 2018 ; Thibault et al. 2020). Ce faisant, elle permet de poser un regard plus nuancé sur la typologie de Daniel C. Hallin et Paolo Mancini (2004) qui décrivent le système médiatique canadien comme l’un des moins partisans au sein du monde occidental.
Si notre étude permet de mieux saisir la nature médiatique du « mystère de Québec, » elle n’est pas sans limites. Premièrement, rappelons que l’analyse porte sur les perceptions des experts des orientations idéologiques et partisanes des médias et non sur une analyse classique de contenu des discours transmis par ces médias. Ainsi, le jugement des experts consultés pour ce sondage peut être lui-même teinté par leurs propres préférences politiques, ce qui peut avoir une influence sur leur évaluation, comme l’a observé Curini (2010). Deuxièmement, malgré un taux de réponse élevé, le fait qu’un moins grand nombre d’experts anglophones aient rempli leur questionnaire se traduit par une dispersion de leurs évaluations sur certaines questions, en particulier la couverture de l’enjeu de la diversité religieuse par la radio parlée CJAD (voir graphiques 1 et 2). Troisièmement, l’objectif de proposer un questionnaire avec un nombre raisonnable de questions nous a forcés à faire des choix qui ont compromis certaines analyses. Par exemple, en ne distinguant pas la radio et la télé de Radio-Canada, nous n’avons pas pu comparer la perception de la radio publique à celle des radios parlées privées. C’est une distinction qui pourrait servir une prochaine recherche. Quatrièmement, les résultats de l’enquête quant au positionnement des médias sur la question des accommodements liés à la diversité religieuse, s’ils nous apparaissent instructifs, doivent être interprétés avec discernement puisque cet enjeu transcende l’opposition binaire gauche–droite. Enfin, un sondage auprès d’experts reste le reflet d’un contexte politique et médiatique particulier qui peut évoluer, d’où la nécessité de répéter l’enquête après quelques années.
En dépit de ces limites, cette recherche offre un éclairage empirique nouveau sur les manifestations idéologiques et partisanes de la couverture médiatique au Québec. Il importe de poursuivre cette réflexion compte tenu de la crise du modèle d’affaires des médias d’information, des défis posés par la transition à l’espace numérique (Giroux 2020), sans oublier l’enjeu de la confiance à l’égard des médias et des journalistes (Langlois, Proulx et Sauvageau 2020). De futures études permettraient, par exemple, de jauger l’évolution des biais idéologiques et partisans de La Presse et du Soleil, des quotidiens qui ont longtemps été propriété de la multinationale Power Corporation avant de devenir, respectivement, une fiducie d’utilité sociale et une coopérative de solidarité. Avec ces changements de structure de propriété, ces médias continueront-ils à être perçus comme étant orientés à droite sur les enjeux économiques et proches politiquement du PLQ et du PLC comme l’a révélé notre sondage ? C’est ce genre de questions, essentielles à la réflexion sur les relations entre médias et politique en démocratie, auquel nous convient cette étude et d’autres recherches similaires à l’avenir.
Appendices
Notes biographiques
Simon Thibault est professeur agrégé au Département de science politique de l’Université de Montréal. Ses recherches s’inscrivent dans le champ de la communication politique. Il s’intéresse aux enjeux touchant la pratique du journalisme et les médias au Québec et au Canada, de même qu’aux phénomènes de désinformation en ligne. Il est membre du Groupe de recherche en communication politique (GRCP).
Colin Scott est stagiaire postdoctoral au Département de science politique de l’Université Concordia et membre du Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique (CECD). Ses recherches portent sur le comportement et la psychologie politiques. Il s’intéresse à l’opinion publique à l’égard des politiques de diversité, de même qu’aux enjeux entourant les préjugés, la discrimination, la participation, l’intégration et le bien-être des migrants.
Frédérick Bastien est professeur agrégé au Département de science politique de l’Université de Montréal et directeur du Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique (CECD). Ses activités de recherche sont consacrées à la communication politique. Il s’intéresse à la médiatisation et au journalisme politiques, aux usages politiques du web et des médias sociaux, de même qu’à la méthodologie de recherche.
Colette Brin est professeure titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval et directrice du Centre d’études sur les médias. Ses travaux de recherche s’articulent autour des transformations récentes et en cours des pratiques journalistiques, notamment par l’entremise des politiques publiques et des initiatives organisationnelles en tant que mécanismes de régulation.
Notes
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[1]
Nous souhaitons remercier les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et suggestions. Cette recherche a été effectuée grâce à une subvention du programme de développement Savoir du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH ; chercheur principal : Simon Thibault).
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[2]
La région de Québec est généralement délimitée aux circonscriptions électorales provinciales de Jean-Talon, Louis-Hébert, Vanier-les-Rivières, Lévis, Chutes-de-la-Chaudière, Jean-Lesage, Chauveau, Charlesbourg, La Peltrie, Montmorency et Taschereau (Daoust 2017 ; Pinard et Rafail 2007). Selon Statistique Canada (2019), la population de l’agglomération de Québec, qui recoupe le territoire de la plupart des circonscriptions mentionnées précédemment, était de 800 296 en 2016, dont 531 902 pour la ville de Québec et 143 414 pour la ville de Lévis. Quant à la population de la région métropolitaine de Montréal, elle était de 4 098 927 en 2016 selon l’agence fédérale.
-
[3]
Aussi appelées « radios d’opinion », « radios de confrontation » ou « radios parlées », traduction littérale de talk radio – terme que nous utilisons.
-
[4]
Les stations de radios parlées 98,5 FM et CJAD 800 AM sont premières selon leurs cotes d’écoute dans les marchés francophone et anglophone de Montréal respectivement (Numeris 2020b).
-
[5]
Ce phénomène de politisation ne se manifeste pas nécessairement comme ce fut le cas historiquement, alors que les médias partisans émanaient de partis politiques. Les médias peuvent être politiquement et idéologiquement orientés afin de plaire à un public cible pour des motifs de profitabilité, comme Gentzkow et Shapiro (2010) l’ont démontré.
-
[6]
Nous considérons qu’un questionnaire est rempli dans la mesure où les répondants ont coopéré jusqu’à la fin de l’enquête. Dans les faits, les réponses à certaines questions peuvent être manquantes lorsque les répondants ont préféré ne pas répondre, tout en répondant aux items subséquents.
-
[7]
Nous n’avons pas distingué les services télévisuels et radiophoniques du radiodiffuseur public (Radio-Canada/CBC) dans notre questionnaire pour éviter de l’alourdir en multipliant le nombre de choix.
-
[8]
« Sur les questions économiques, les médias de gauche mettraient l’accent sur le rôle actif des gouvernements dans l’économie afin de réduire les inégalités sociales (par exemple, en favorisant la redistribution de la richesse, une plus grande offre de services publics, etc.). Les médias de droite mettraient l’accent sur le rôle réduit des gouvernements dans l’économie pour préserver le libre marché (par exemple, en favorisant des baisses d’impôts, moins de réglementation, un État providence allégé, etc.). Dans cet esprit, où placeriez-vous la couverture des médias suivants sur cette échelle ? »
« Sur les questions sociales, les médias de gauche auraient tendance à promouvoir des valeurs libérales (par exemple, l’accès à l’avortement, le mariage entre conjoints de même sexe, l’aide médicale à mourir, etc.). Les médias de droite auraient tendance à promouvoir des valeurs conservatrices (par exemple, l’ordre, la tradition, la stabilité, etc.). Dans cet esprit, où placeriez-vous la couverture des médias suivants sur cette échelle ? »
-
[9]
Voir Hooghe et al. (2010, tableau 2). Un écart-type de 1,4 unité serait un niveau de dispersion comparable étant donné que l’échelle utilisée dans cette enquête comporte 7 points.
-
[10]
Ce constat soulève des questions qui pourraient faire l’objet de recherches. Par exemple, le rapprochement de la stratification sociale de Québec avec celle de Montréal, souligné par Langlois (2016), peut-il expliquer cette absence de différences marquées entre les marchés médiatiques de Québec et de Montréal – à l’exception des radios parlées de la capitale nationale ? Une étude sur le profil des publics des médias de ces deux villes (sur les plans socioéconomique, politique, linguistique et ethnoculturel) pourrait apporter des éléments de réponse à cette question. Une telle étude permettrait aussi d’éclairer le profil des auditeurs de Radio X et du FM 93 et leurs préférences, et ainsi de mieux comprendre la spécificité de ce sous-ensemble du marché médiatique de Québec, comme nous le précisons plus loin.
-
[11]
Rappelons que si une majorité d’experts considère le contenu du Journal de Québec comme étant plus proche des positions du PCC, une minorité seulement l’associe à la CAQ.
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