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En vue de l’élection fédérale canadienne de 2019, le groupe Equal Voice – qui milite pour une participation égale des femmes en politique – lançait son portail « Power in Parity – Pouvoir en parité » qui recensait des informations sur les femmes candidates et la réalité des femmes en politique[1]. Le contenu de celui-ci a été relayé à plusieurs reprises sur les médias socionumériques, dont les pages Facebook et les comptes Twitter du groupe[2] et de ses chapitres, basés dans les différentes provinces canadiennes. Les publications étaient accompagnées des mots-clics (hashtags) personnalisés #powerinparity (en anglais) et #pouvoirenparité (en français). Le groupe a également fait usage du #102, qui illustrait le nombre de femmes à élire pour atteindre le 30 % de femmes élues, soit l’objectif que s’était fixé le groupe en vue de l’élection.

Au cours des dernières années, la présence sur les médias socionumériques est devenue centrale pour les groupes d’intérêts, notamment en raison de la présence de gens des milieux politique et médiatique sur ces plateformes (Chacon, Lawlor et Giasson 2019). Celles-ci contribuent également à transformer le travail des groupes pour qui le mandat ne se limite plus seulement aux efforts d’influence politique, mais est désormais intrinsèquement lié à la présence qu’ils exercent dans la sphère numérique auprès des instances politiques (Binderkrantz, Fisker et Pedersen 2016 ; Johansson et Scaramuzzino 2019).

Dans la lignée des travaux de Håkan Johansson et Gabriella Scaramuzzino (2019), cette recherche vise à déceler les logiques de l’advocacy numérique déployées par des groupes de femmes canadiens sur les médias socionumériques qui revendiquent une meilleure représentation politique des femmes. Sept groupes, basés dans trois provinces différentes – l’Alberta, l’Ontario et le Québec –, ainsi qu’un groupe national ont été étudiés. L’analyse de leurs publications Facebook et Twitter (n = 1248), l’étude de leur site Web et la conduite d’entretiens de recherche avec des membres de certains groupes ont permis de mieux comprendre les stratégies déployées sur les médias socionumériques.

Cet article permet de documenter le discours et les stratégies de groupes de femmes en faveur de la parité en contexte canadien. Il contribue à approfondir les connaissances dans des champs qui demeurent peu documentés, soit le discours sur la place des femmes en politique canadienne, les usages numériques des organismes à but non lucratif (Laforest 2019 ; Dennis et Hall 2020) et, encore plus spécialement, celui de l’advocacy numérique des groupes de femmes. Il participe également à élargir les connaissances à propos des mobilisations féministes en ligne en proposant de s’intéresser aux stratégies des groupes d’intérêts plutôt qu’aux mobilisations articulées autour de l’activisme de mots-clics, par exemple #metoo et #stopcultureduviol (Khoja-Moolji 2015 ; Keller, Mendes et Ringrose 2018 ; Mendes 2019). Concrètement, les résultats offrent une meilleure compréhension des choix de stratégies d’advocacy numérique effectués par les groupes de femmes et la façon dont celles-ci se traduisent en discours d’information et de sensibilisation au sujet d’un enjeu de démocratie qu’est la place des femmes en politique.

Problématique

L’enjeu paritaire

Au Canada, la mobilisation des groupes de femmes à l’égard des mesures visant à contrer la sous-représentation politique des femmes est relativement récente ; les prises de position en faveur des quotas et de mesures incitatives pour atteindre plus rapidement la parité sont plus nombreuses depuis quelques années (Maillé 2015). Au Québec, entre autres, le Groupe Femmes, Politique et Démocratie a lancé en 2016 une initiative appelée « En marche pour la parité » regroupant des partenaires qui réclament l’inscription de la parité dans une loi à l’Assemblée nationale (Lebeuf 2019). Au Canada anglais, des groupes revendiquant la parité fondés au cours des dernières années ont choisi de l’indiquer clairement dans leur nom[3]. Le nom du blogue Equal Voice lancé dans le cadre des élections fédérales – Power in parity / Pouvoir en parité – constitue un autre exemple de ces prises de position plus évocatrices. Leur intérêt, désormais bien réel, se manifeste par l’utilisation de diverses actions et stratégies pour offrir du soutien aux femmes qui souhaitent se lancer en politique, mais également réclamer des changements législatifs et structurels. Nombre de ces groupes sont présents sur les médias socionumériques – qui offrent de nouvelles possibilités pour rejoindre la population et susciter l’intérêt pour leur cause (Laforest 2019). Les récentes mobilisations féministes en ligne ont cependant fait l’objet de peu de recherches.

Les mobilisations féministes en ligne

Les études sur l’utilisation des médias socionumériques par les groupes de femmes et le mouvement féministe ont démontré que, comme plusieurs mouvements sociaux, le féminisme contemporain profite des possibilités offertes par les médias socionumériques pour dialoguer, réseauter ou organiser des mobilisations et des résistances contre le sexisme et la misogynie (Paveau 2017 ; Mendes, Ringrose et Keller 2019).

Loin d’être confinées aux plateformes socionumériques, des mobilisations féministes en ligne récentes ont obtenu l’attention des médias de masse (Mendes 2019) et ont pris une place importante dans l’actualité, pouvant aller jusqu’à conduire à des changements politiques (Khoja-Moolji 2015 ; Mendes, Ringrose et Keller 2019 ; Suk et al. 2019 ; Hübner et Pilote 2020). C’est le cas notamment des mobilisations centrées autour des violences sexuelles (#MeToo, #onvouscroit) ou de l’enlèvement de jeunes femmes au Nigéria (#BringBackOurGirls). Ces mobilisations conduisent à l’activation de « l’espace de la cause des femmes » (Bereni 2015), un espace pluriel qui englobe différentes sphères de la société qui militent d’une façon ou d’une autre pour l’égalité des femmes (Hübner et Pilote 2020).

Ces mobilisations s’inscrivent dans une tendance observée dans plusieurs mouvements sociaux, soit celle de l’activisme de mots-clics[4]. Cette pratique de l’utilisation de mots-clics composés de mots clés portés par les mouvements et les organisations contribue à la construction d’une certaine trame narrative autour d’une expression-clé (Yang 2016). Elle fait ainsi appel à une fonction associée à la plateforme Twitter qui facilite la connexion et les échanges en créant des canaux autour de sujets précis (Davis 2013 ; Boulianne, Lalancette et Ilkiw 2020, 210). Pour les mouvements sociaux et les groupes d’intérêts, l’activisme de mots-clics permet de centrer le support et la mobilisation autour d’un message-clé destiné à sensibiliser et à attirer l’attention autour d’un enjeu (Feldmann 2016). Étant donné le rôle-clé des mots-clics dans les mobilisations en ligne, plusieurs études se sont donc centrées sur cet aspect dans leur collecte de données pour l’analyse des mobilisations féministes en ligne (voir entre autres Khoja-Moolji 2015 ; Mendes, Ringrose et Keller 2019 ; Suk et al. 2019 ; Hübner et Pilote 2020).

Cette stratégie revêt des fonctions pratiques pour l’étude de mobilisations centrées autour de mots clés précis dans une période donnée, associées à des mouvements sociaux (de type grassroots) comme #MeToo. Elle présente toutefois des limites pour l’étude des groupes d’intérêts, dont les stratégies d’advocacy diversifiées ne s’incarnent pas uniquement à travers des mots-clics ayant le potentiel d’être repris par un ensemble d’usager·ères des plateformes socionumériques. En effet, des différences de structure (Johansson, Scaramuzzino et Wennerhag 2019), d’objectifs (Gilman 2017) et de ressources à leur disposition (Laforest 2019 ; Dennis et Hall 2020) peuvent influencer les stratégies mobilisées et le discours déployé sur ces plateformes.

Advocacy numérique

Les possibilités offertes par les médias socionumériques

Bien que les pratiques de participation en ligne aient été qualifiées de « slacktivisme » en raison de l’engagement politique minimaliste qu’elles peuvent requérir (Morozov 2011), elles ont considérablement transformé les pratiques d’action politique et les moyens d’accéder aux différents acteur·rices, dont les médias et les membres de la classe politique (Lalancette, Crandall et Raynauld 2019 ; Dennis et Hall 2020). Pour les groupes d’intérêts, l’arrivée des plateformes socionumériques a permis, voire forcé un changement dans les stratégies d’action politique. Alors qu’elles étaient auparavant orientées en grande partie sur l’influence politique pour l’atteinte d’objectifs d’advocacy, la présence sur les médias socionumériques est désormais devenue une composante essentielle pour assurer la représentation (Binderkrantz, Fisker et Pedersen 2016 ; Leroux, 2019).

Les fonctions des médias socionumériques pour l’activisme sont multiples. En effet, ceux-ci ont bouleversé les stratégies d’action politique, que ce soit en transformant ou en facilitant certaines pratiques, ou en favorisant la création de nouvelles pistes d’action (van Laer et van Aelst 2010). Ils soutiennent notamment la diffusion d’information auprès des citoyen·nes (Dennis 2018 ; Touir, Millerand et Latzko-Toth 2019) et simplifient l’organisation de contestations (Poell 2014 ; 2019 ; Raynauld, Lalancette et Tourigny-Koné 2016), en plus d’offrir la possibilité d’organiser des contestations en ligne (Bailo et Vromen 2017). Les médias socionumériques permettent également aux membres de groupes minoritaires et/ou marginalisés d’accéder plus facilement à la politique (Raynauld, Richez et Wojcik 2020) et de susciter l’attention du public à leur égard (Boulianne, Lalancette et Ilkiw 2020). Cet intérêt accru pour les mobilisations en ligne permettrait également d’attirer une réponse politique (Boulianne, Lalancette et Ilkiw 2020 ; Raynauld, Richez et Wojcik 2020).

Ces plateformes constituent en outre des outils importants pour que les groupes d’intérêts et les mouvements sociaux puissent porter leurs revendications auprès de l’élite politique et médiatique. Elles offrent une forme d’accès inédite aux personnes politiques, qui y sont de plus en plus présentes (Dahlgren 2015), de même qu’aux journalistes, pour qui elles sont devenues des outils incontournables de leur travail (Hermida 2010 ; Chacon, Giasson et Brin 2015 ; Chacon, Lawlor et Giasson 2019). Pour James Dennis (2018, 17), les technologies socionumériques – en raison de leur large potentiel de diffusion – aident à créer un pont entre l’activisme en ligne et les lieux de pouvoir. Elles permettent en outre de proposer une trame narrative différente de celle des élites (Clark 2019) ou susceptible de déranger l’agenda politique (voir Boulianne, Lalancette et Ilkiw 2020).

Plus spécifiquement, l’intérêt médiatique pour certaines mobilisations en ligne contribuerait à la mise en salience de l’enjeu (Freelon, McIlwain et Clark 2016 ; Richez et al. 2020) qui forcerait une réponse de la part des personnes politiques. Bien que cette réponse ne se traduirait pas forcément par des politiques spécifiques ou un investissement supplémentaire (Richez et al. 2020), elle peut parfois conduire le gouvernement à revenir sur des décisions qui suscitent une vive opposition (McCurdy 2019).

Toutefois, le contexte de compétitivité fait en sorte qu’il est difficile de se démarquer parmi l’ensemble des discours et des mobilisations présentes. Les gens et les groupes qui souhaitent profiter des possibilités d’influence offertes par les médias socionumériques doivent donc mobiliser des stratégies de réseautage spécifiques telles que « la publication constante de nouveau contenu, le renvoi vers des sources de nouvelles externes, l’identification de personnalités influentes dans leurs commentaires, afin de susciter de l’intérêt (entre autres par l’usage de descriptions sensationnalistes et/ou qui incitent à la réflexion) » (Chacon, Lawlor et Giasson 2019, 187 [notre traduction]). Les utilisateur·rices de ces plateformes doivent ainsi déployer des stratégies de diffusion de contenu leur permettant de devenir des leaders d’opinion sur leur sujet (Leroux 2019).

Les répertoires d’action politique et les logiques de l’advocacy numérique

Nous situons nos travaux dans la lignée des recherches en communication politique sur l’advocacy[5] numérique, plus spécifiquement celles à propos des groupes d’intérêts (Johansson et Scaramuzzino 2019). Suivant les travaux de Håkan Johansson et Robert Scaramuzzino (2019), nous envisageons les logiques propres à l’advocacy numérique entre une logique d’influence – qui consiste à chercher à exercer une pression sur les structures en place à partir d’un message-clé – et une logique de présence – qui vise l’obtention et le maintien d’un statut et d’une reconnaissance dans un monde où plusieurs groupes sont en compétition, en misant sur la promotion de l’identité du groupe plutôt que sur sa mission. Cette logique de présence se manifeste notamment dans trois sphères d’action politique : l’accès, l’information et la protestation. Les groupes disposent de la possibilité d’amplifier des connexions avec la classe politique (ou d’en créer de nouvelles), de diffuser des messages et les positions du groupe sur leurs médias socionumériques, et ont ainsi la possibilité de personnaliser leurs messages dans des événements de manifestation et de protestation collectifs. Cet article, qui vise à documenter le discours et les stratégies des groupes de femmes sur les médias socionumériques, permettra de distinguer les logiques de l’advocacy numérique qui sont mobilisées par les groupes de femmes et de mieux comprendre les raisons qui justifient ces choix.

Groupes à l’étude et méthodologie

Sélection des groupes

La recherche, centrée sur l’étude de huit groupes, repose sur l’analyse du contenu des médias socionumériques et la réalisation d’entretiens avec des membres de ces groupes afin de mieux comprendre les stratégies mobilisées. Les critères de sélection des groupes, basés sur une approche de la netnographie (Kozinets 2020), étaient les suivants : (1) activité sur au moins une des deux plateformes choisies au cours des trois périodes étudiées ; (2) publications ou gazouillis fréquents – plus d’un par semaine – sur l’une des deux plateformes ; (3) références à l’enjeu de la représentation politique des femmes dans les publications. Cette stratégie itérative s’inspire également de celle utilisée pour l’étude des stratégies numériques de groupes environnementaux canadiens (Touir, Millerand et Latzko-Toth 2019). Une volonté de combiner des groupes qui oeuvrent à large échelle dans leur province ainsi que des groupes plus locaux, c’est-à-dire orientés vers une ville ou une région, a également guidé le processus de sélection (4).

Au total, huit groupes de femmes ont été sélectionnés : un agit à l’échelle provinciale alors que les autres sont basés dans l’une ou l’autre des trois provinces suivantes : l’Alberta, le Québec et l’Ontario. Le groupe Equal Voice présent sur la scène fédérale a été fondé en 2001 (Equal Voice 2021). Ce groupe est composé de chapitres dans différentes régions du Canada, dont trois font partie des groupes étudiés ici : Equal Voice Alberta South, Equal Voice Alberta North[6] et Equal Voice Toronto sont actifs dans leur milieu respectif en plus d’être dotés d’une organisation propre et de gérer eux-mêmes leurs médias socionumériques. Parmi les autres groupes provinciaux, on compte le groupe albertain Parity YEG, basé à Edmonton, qui a été fondé en 2017 (Parity YEG 2021) et le groupe ontarien Women & Politics, basé à London (Women & Politics s.d.). Au Québec, un groupe sélectionné agit à l’échelle provinciale, le Groupe Femmes, Politique et Démocratie (GFPD), fondé en 1999 ; et le groupe Promotion des Estriennes pour amorcer une nouvelle équité sociale (PÉPINES) est basé dans la région de l’Estrie (PÉPINES s.d.).

Les trois provinces choisies ont un historique différent ou une préoccupation distincte à l’égard de la place des femmes en politique. En 2013, les auteures Linda Trimble, Jane Arscott et Manon Tremblay soulignaient le sexisme et l’absence de financement étatique comme des obstacles à la participation politique des femmes. Un programme de financement a été recensé en 2017, mais il s’agit d’un intérêt relativement récent. L’Ontario, pour sa part, connaissait une plus grande mobilisation de la part des groupes de femmes, notamment par l’entremise d’Equal Voice – où est basé le chapitre pancanadien (Raney 2013)[7]. Les groupes de femmes québécois disposent pour leur part de financement étatique ainsi que d’institutions dont le mandat touche l’égalité (Tremblay et Mévellec 2013). Ainsi, la sélection de groupes basés dans des provinces qui n’ont pas le même parcours en ce qui a trait au mouvement des femmes et à la mobilisation en faveur d’une plus grande présence de celles-ci en politique offre une perspective d’étude plus large du mouvement des femmes canadien qui ne constitue pas un bloc monolithique (Tremblay 2005).

Collecte et analyse des données socionumériques

L’étude repose sur l’analyse du contenu des plateformes Facebook et Twitter, des médias socionumériques utilisés par de grandes portions de la population (CEFRIO 2018)[8] lors des campagnes électorales, moments propices aux discussions entourant les enjeux de représentation politique des femmes. La collecte s’est échelonnée sur une période allant de dix jours précédant le déclenchement des campagnes électorales fédérale, provinciales et municipales des régions concernées par les groupes, jusqu’à dix jours suivant l’annonce des résultats électoraux[9].

Toutes les publications et tous les gazouillis produits au cours de cette période ont été colligés par une assistante de recherche et l’auteure principale de l’étude au cours des mois de février, mars et avril 2020. Pour Facebook, les données ont été obtenues en défilant la page pour recueillir les publications toujours disponibles. Pour Twitter, la recension des gazouillis originaux et ceux partagés par les groupes a été facilitée grâce à l’application All My Tweets qui recense les 3000 derniers gazouillis. Pour chacune des plateformes, une capture d’écran a été réalisée et le contenu joint aux publications (photos, adresses URL, par exemple) a également été sauvegardé lorsque disponible[10]. Une capture d’écran a été faite de chaque publication. Les données ont ensuite été compilées dans un tableau Excel qui recensait la date, le contenu de la publication et la présence d’éléments joints (photos, URL, etc.). Toutes les photos jointes aux publications ont en outre été archivées et les adresses URL jointes, lorsqu’elles étaient encore disponibles, ont été sauvegardées. Le tableau 1 présente la liste du contenu recueilli pour chacun des groupes.

Tableau 1

Nombre de tweets et de publications recueillis pour chaque groupe étudié

Nombre de tweets et de publications recueillis pour chaque groupe étudié

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D’emblée, il est possible de constater que Twitter est la plateforme qui comporte le plus de contenu, bien qu’elle ne soit pas utilisée par tous les groupes : Women & Politics ne possède pas de compte Twitter et les PÉPINES n’ont utilisé cette plateforme que pour la période des élections municipales québécoises de 2017. Si certaines différences ont été observées entre les deux plateformes – entre autres : publications Facebook plus longues que les gazouillis ; partage de gazouillis plus fréquents que les partages sur la plateforme Facebook –, il convient cependant de souligner que les contenus abordés étaient généralement semblables. Chaque publication ou tweet a donc été analysé comme une occurrence (Kozinets 2020), sans égard à la plateforme de provenance. Le contenu des deux plateformes a été codé par l’auteure principale de l’étude suivant un processus inductif d’analyse de contenu qualitative (Dérèze 2009) à l’aide du logiciel NVivo. Il a été effectué en deux temps : le repérage des idées significatives qui serviront de catégories d’analyse ; le codage de l’ensemble des unités d’analyse en fonction des catégories déterminées lors de la première étape (ibid.). Cette méthode a permis de classer les tweets et les publications sous quatre grandes catégories qui représentent les sphères visées par la publication ou le tweet : (1) mission et affaires internes, (2) sphère politique, (3) égalité et femmes en politique, (4) interaction avec les groupes et la population. À noter qu’un même tweet ou publication pouvait être codé dans plus d’une catégorie puisque les éléments diffusés pouvaient concerner plus d’une sphère, sans que l’une ou l’autre n’apparaisse comme prioritaire ou prédominante.

Réalisation et analyse des entretiens

Tous les groupes ciblés par la collecte des médias socionumériques ont été contactés afin de solliciter leur participation à des entretiens ; trois entretiens – deux individuels et un autre par groupes de deux – regroupant des personnes ayant oeuvré au sein de quatre groupes ont été menés : Groupe Femmes, Politique et Démocratie, Parity YEG, Equal Voice Alberta North, PÉPINES. Les entretiens semi-dirigés étaient d’une durée d’environ 60 minutes. Plus spécifiquement, trois grands thèmes ont été abordés : (1) la place des médias socionumériques dans l’ensemble de leurs actions d’advocacy ; (2) les stratégies de gestion des médias socionumériques (utilisation des options de réseautage et de connexion offertes par ces plateformes, fréquence de publication, choix du contenu à partager, etc.) ; (3) les stratégies et les choix spécifiques relatifs à l’enjeu de la représentation politique des femmes. Cette combinaison des méthodes de collecte de données est une stratégie utilisée dans plusieurs recherches « netnographiques » (Heinonen et Medberg 2018) qui permet de comprendre les nuances et les complexités qui sont présentées sur le Web (Kozinets 2020). Ces entretiens ont ainsi permis une meilleure compréhension des choix effectués par les groupes en regard leur stratégie d’advocacy en ligne.

Résultats

La présentation des résultats combine l’analyse des données collectées sur les médias socionumériques et les informations recueillies lors des entretiens avec les groupes, permettant ainsi de réfléchir, à la lumière de ces entretiens, sur les stratégies des différents groupes et les choix effectués. De manière générale, sans forcément disposer de plan détaillé et structuré pour guider leur utilisation des médias socionumériques, les personnes interrogées ont souligné la distinction entre les actions et les stratégies d’influence politique déployées en ligne et hors-ligne. Si les groupes reconnaissent que les médias socionumériques peuvent servir à entrer en contact avec les milieux politique et médiatique, ils disent ne pas avoir choisi cette voie pour le faire, privilégiant plutôt les canaux traditionnels et les contacts en personne.

Mission et affaires internes

La première catégorie, dite interne, comprend des événements relatifs à la mission des groupes, tels que la tenue d’événements à caractère politique et les formations, la présence des groupes dans les médias, l’expression de revendications, ainsi que les publications et les tweets portant sur les affaires de logistique interne, notamment la tenue d’assemblées générales ou la diffusion d’offres d’emplois.

Les événements diffusés sont notamment des formations destinées aux femmes politiques, aux aspirantes candidates ou aux jeunes femmes sur plusieurs enjeux et thèmes liés à l’organisation d’une campagne électorale ou à la vie politique en général (voir l’exemple 1). Plusieurs groupes mobilisent les médias socionumériques de cette façon, dont Equal Voice et ses chapitres, ainsi que le GFPD. Pour ce dernier organisme, dont le financement gouvernemental est lié à la mission d’éducation, les formations occupent en effet une place centrale. Les formations, autour desquelles les groupes de femmes se sont longtemps concentrés comme solution à la sous-représentation des femmes en politique (voir Tremblay 2005 et Maillé 2012), font toujours partie des stratégies des groupes, qui en font la promotion sur les médias socionumériques et qui en dressent le bilan une fois celles-ci terminées.

Exemple 1

Equal Voice Toronto – Élections municipales – Publication no 4 (https://www.facebook.com/page/197337733699881/search/?q=hurricane%20hazel, consulté le 9 mai 2020).

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De plus, quelques groupes utilisent les plateformes socionumériques pour énoncer des revendications et des prises de position. Le déploiement de la campagne « Power in Parity – Pouvoir en parité », mise sur pied par Equal Voice, s’est manifesté à travers la diffusion de contenu issu de leur blogue du même nom et des mots-clics #powerinparity et #pouvoirenparité lancés par Equal Voice dans le cadre de la campagne fédérale. Cette stratégie constitue une forme d’image de marque (branding) (Lilleker 2006) qui s’insère dans la lignée du blogue Pouvoir en parité créé par le groupe dans le contexte de l’élection pour faire la promotion de la parité.

Ces plateformes sont également utilisées pour démontrer la légitimité des groupes au regard des médias en diffusant un certain nombre de publications où les groupes partagent les liens d’entrevues médiatiques dans lesquelles ils sont intervenus (voir exemple 2), ce qui contribue à positionner les groupes comme étant des acteurs importants sur la question des femmes et de la politique (Leroux 2019).

Exemple 2

Parity YEG – Élection fédérale – Gazouillis no 25 (https://twitter.com/ParityYEG/status/1177289299886084096, consulté le 19 février 2020).

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Pour les groupes, les médias socionumériques s’avèrent d’ailleurs très pratiques pour la diffusion de telles informations. Chez Parity YEG et Equal Voice Alberta North, il s’agissait d’ailleurs de la principale raison invoquée pour justifier l’utilisation des médias socionumériques. Du côté du GFPD, la présidente, Thérèse Mailloux, explique lors d’un entretien (mené le 22 novembre 2018) que la mission d’éducation est au coeur de la raison d’être du groupe : « Depuis 20 ans, la grande majorité des activités du groupe, c’est vraiment la formation, le soutien, l’accompagnement, le mentorat. » Les activités centrales du groupe, qui reçoit le financement gouvernemental nécessaire à son fonctionnement, occupent donc une place importante sur leurs médias socionumériques.

Sphère politique

La seconde catégorie, celle relative à la sphère politique, comprend le partage de publications ou de propos de personnes politiques, les tweets et les publications qui leur sont adressés, ainsi que la mention de leur présence à leurs événements. Des publications portent également sur l’incitation à voter et à participer à la vie démocratique.

À titre d’exemple, les publications relatives aux EVA (Equal Voice Alberta) Awards, événement organisé par le volet fédéral d’Equal Voice, mettent de l’avant plusieurs femmes politiques actuelles ou passées, telles Rachel Notley et Kim Campbell (voir exemple 3). La diffusion d’images ou de tweets qui illustrent le contact entre les groupes de femmes et le milieu politique contribue à les positionner comme ayant une certaine influence et une légitimité auprès des femmes politiques, puisqu’elles entretiennent des relations avec elles dans différentes circonstances, une démonstration de leur accès aux personnes politiques influentes (Beyers 2004).

Exemple 3

Equal Voice Alberta – Élections municipales – Gazouillis no 26 (https://twitter.com/EqualVoiceYYC/status/921502783945113600, consulté le 2 mai 2020).

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Par ailleurs, les données relatives aux marqueurs d’identification (les @) ont permis de relever une tendance nette à établir des conversations auprès des femmes politiques. Sur les 208 occurrences d’identification de personnes du milieu politique, 80,7 % concernaient des femmes politiques, élues ou candidates et prenaient notamment la forme de tweets qui félicitent les femmes élues pour leur élection ou qui relaient leurs propos. Il est par ailleurs intéressant de constater que peu d’occurrences (6,7 %) concernent les partis politiques, et ce, bien que des tweets et des publications de revendications auprès des partis aient été recensés (voir exemple 4).

Exemple 4

Groupe Femmes, Politique et Démocratie – Élections provinciales – Publication no 30 (https://www.facebook.com/GroupeFemmesPolitiqueetDemocratie/photos/a.127742493946392/1806188326101792/?type=3, consulté le 28 février 2020).

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Alors que les marqueurs de conversation peuvent s’avérer des outils efficaces permettant aux utilisateur·rices des médias socionumériques de rejoindre les élites politiques (Chacon, Lawlor et Giasson 2019), les groupes ne semblent pas avoir axé leur stratégie sur cet aspect. L’utilisation de marqueurs auprès des femmes politiques peut certes contribuer à mettre celles-ci davantage en valeur, mais cela ne permet pas au groupe de profiter d’une prise de contact avec les partis politiques et les personnes élues susceptibles de mettre en place des mesures visant à favoriser l’atteinte de la parité.

Cette tendance peut s’expliquer par le fait que les groupes de femmes sont des groupes politiques non partisans qui comptent plusieurs ancien·nes membres de la classe politique. Les PÉPINES expliquent que cette présence constitue un avantage pour le groupe, puisque les ex-élues qui ont joint leurs rangs disposent d’un réseau de contacts important et déjà établi avec les élu·es en place. Par ailleurs, elles expliquent qu’elles prônent une stratégie de persuasion plus positive que revendicatrice, celle-ci étant, selon elles, plus garante d’une adhésion de la part de la classe politique. Du côté du GFPD, cet accès auprès des partis politiques s’est concrétisé avec l’aide de partenaires de son initiative « En marche pour la parité ». Le groupe a ainsi sollicité une rencontre avec la totalité des chef·fes des principaux partis politiques en vue des élections, au cours desquelles il était accompagné de partenaires – souvent des gens à la tête de grandes entreprises – qui ont mis de l’avant les avantages de la parité dans leurs organisations ainsi que les stratégies mises en place pour l’atteindre. Cette stratégie n’a cependant pas fait l’objet de promotion sur les médias socionumériques.

Par ailleurs, l’utilisation de mots-clics dénote une tendance différente d’inscription dans la conversation politique. Des 1235 mots-clics relevés, 49,2 % (608) étaient associés aux sphères politiques, par exemple #polcan (politique canadienne), #elxn42 (élection fédérale canadienne de 2019), #polqc (politique québécoise), #yegvote et #yegcc (politique municipale Edmonton). Les marqueurs d’identification associés aux femmes et à la politique viennent en second avec 41,6 %[11]. On compte parmi cette catégorie des mentions comme #elect102 ou #powerinparity, citées précédemment, ou encore #paritépourdebon, utilisée par le GFPD lors de la campagne électorale provinciale québécoise. Qui plus est, l’utilisation de mots-clics plus généraux contribue à inscrire leur discours dans des fils de conversation destinés à un plus large public intéressé par la politique ou les enjeux d’égalité. Ainsi, ces usages s’inscrivent davantage dans une logique de présence.

Égalité et femmes en politique

La troisième catégorie relève de partage d’informations relatives aux enjeux associés à l’égalité et aux femmes politiques. Celle-ci prend entre autres la forme d’informations concernant les femmes candidates ou le nombre de femmes en politique (voir exemple 5), les enjeux et les obstacles par rapport à l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes, y compris la mise en lumière de violences vécues par les femmes politiques. Elle peut par ailleurs se manifester par la promotion ou la mise en valeur de femmes modèles ou de percées et d’avancées en matière d’égalité.

Exemple 5

PÉPINES – Élections municipales – Publication no 16 (https://www.facebook.com/Pepines/posts/1626871894041937?__tn__=-R, consulté le 16 mars 2020).

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Enfin, un autre type de partage d’informations concerne les femmes politiques « modèles » qui partagent leur vécu, entre autres par le biais du blogue Equal Voice dans lequel d’anciennes politiciennes influentes ont été invitées à collaborer, dont Kathleen Wynne, première ministre de l’Ontario de 2013 à 2018. Des publications partagent également de l’information à propos de femmes politiques que les groupes considèrent inspirantes (voir exemple 6), telles la première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, l’ancienne candidate à la présidentielle américaine, Hillary Clinton, la mairesse de San Juan, Carmen Julin Cruz, qui a tenu tête à Donald Trump après que celui-ci l’ait insultée.

Exemple 6

PÉPINES – Élection fédérale – Publication no 18 (https://www.facebook.com/Pepines/posts/2651389748256808?__tn__=-R, consulté le 6 mars 2020).

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Cette catégorie témoigne d’une utilisation des médias socionumériques par les groupes à des fins d’information. Toutefois, pour les groupes interrogés, cette information s’adresse principalement à la population en général et n’a pas pour visée d’informer les médias (Johansson et Scaramuzzino 2019). Chez Parity YEG et Equal Voice Alberta North, les médias socionumériques sont principalement utiles pour partager des événements, mais le contact avec les médias était déjà bien établi en dehors de ces plateformes. Ils ont néanmoins permis de relayer le message au sein de la communauté : « Women need to be asked! » Cette stratégie visait à augmenter le support offert aux femmes qui souhaitent se porter candidates alors qu’elles reçoivent moins d’encouragement que les hommes à poursuivre une carrière politique (Tremblay et Mévellec 2013).

Qui plus est, si les groupes reconnaissent l’importance des médias et que certains ont entrepris différentes actions pour que les médias s’intéressent davantage à l’enjeu de la représentation des femmes en vue des élections provinciales québécoises, ces actions n’ont pas été entreprises par le biais des médias socionumériques. De plus, pour le GFPD et les PÉPINES, convaincre la population du bien-fondé des quotas n’est pas au coeur de leurs stratégies ; ils arguent qu’il est plus facile de changer l’opinion de quelques personnes au sein des partis politiques et des médias que celle de l’ensemble de la population. Thérèse Mailloux explique ce choix (entretien du 22 novembre 2018) : « C’est sûr qu’une partie de la population est d’accord, mais ceux qui ne sont pas d’accord, je ne suis pas certaine qu’on va les convaincre même si on y met beaucoup d’énergie et je trouve que l’énergie est mieux mise sur les décideurs parce qu’il y a plusieurs arguments qui vont les toucher. »

Le choix de diffuser de l’information sur le nombre de femmes en politique ou sur leur vécu semble plutôt constituer une stratégie privilégiée par certains groupes afin d’exposer la variété des réalités vécues par les femmes en politique et, sans que ce soit mentionné explicitement, contribuer à justifier l’importance des mesures pour atteindre la parité en politique. Une telle stratégie de partage de contenu sur des enjeux relatifs aux femmes et à la politique peut aider à positionner les groupes comme des leaders d’opinion sur ces enjeux en les caractérisant comme « des lieux de prédilection pour obtenir des informations intéressantes dans un domaine particulier » (Leroux 2019, 261). Les PÉPINES soulignent que leur page Facebook remplit essentiellement une fonction d’éducation. Sans vouloir camper l’organisation dans une posture spécifique, elles associent ce choix à une posture féministe transformative plutôt qu’à des actions de revendication par le biais de pétitions et de marches, par exemple. De plus, la mise en visibilité des femmes élues et des femmes influentes – alors qu’elles constituent encore une minorité en politique – contribue à les présenter comme modèles pour d’autres femmes (Lawless et Fox 2005 ; 2010). Une telle stratégie peut s’avérer bénéfique pour « normaliser » la présence des femmes en politique alors que « le manque de role models et la perception que la politique est une affaire d’hommes peut contribuer à dissuader des femmes de se lancer en politique » (Trimble, Tremblay et Arsott 2013, 307 [notre traduction]).

Interaction avec les groupes et la population

La quatrième catégorie, dite interactionnelle, porte quant à elle sur l’utilisation de marqueur de conversation (@) auprès de personnes citoyennes ainsi que le relai d’informations relatives à des initiatives ou à des événements organisés dans leur communauté et la diffusion d’événements d’autres groupes. Cette stratégie permet conséquemment aux groupes de demeurer actifs sur les médias socionumériques tout en offrant davantage de visibilité aux événements qui s’inscrivent dans la mission qu’ils partagent. Cette catégorie témoigne d’une exploitation des possibilités de réseautage offertes par les médias socionumériques auprès de la population et des autres groupes citoyens. Pour les PÉPINES, cette stratégie s’est d’ailleurs manifestée par le choix de concentrer ses efforts sur la plateforme Facebook, après 2017, où se situait davantage le public cible des publications à visée informative.

Principaux constats

Les sujets abordés dans les publications et les stratégies de réseautage indiquent une utilisation des médias socionumériques axée sur une logique de présence plus que d’influence. Les entretiens réalisés ont permis de mieux comprendre les choix des groupes. Les stratégies en ligne des groupes de femmes interrogés s’inscrivent consciemment dans une logique de présence plutôt qu’une logique d’influence, du moins en ce qui concerne les médias et la classe politique. En étant centrés davantage sur l’enjeu systémique et les modèles positifs, les groupes s’assurent d’une dépersonnalisation, évitant ainsi d’accuser les partis politiques par rapport à leur manque d’efforts à recruter des femmes politiques, augmentant du coup leurs chances de maintenir des interrelations plus positives.

Discussion et conclusion

Cette étude des stratégies socionumériques de huit groupes de femmes canadiens qui revendiquent la parité – un enjeu complexe – poursuivait deux objectifs : (1) documenter le discours des groupes de femmes sur le sujet de la représentation politique des femmes sur les médias socionumériques ; (2) étudier les logiques de l’advocacy numérique qui sont mobilisées par les groupes de femmes sur ces plateformes. L’analyse a permis de mieux comprendre pourquoi et comment ces groupes mobilisent les plateformes numériques Twitter et Facebook.

Dans un premier temps, l’analyse des tweets et du partage de contenu dans Facebook lors des élections a fait ressortir un discours centré autour de quatre pôles : (1) mission et affaires internes ; (2) politique ; (3) égalité et femmes en politique ; (4) interaction avec les groupes et la population. La variété de sujets abordés, plus précisément en ce qui concerne la sphère égalité et femmes politiques, confirme l’idée avancée par Chantal Maillé (2015) selon laquelle les groupes de femmes ne se concentrent plus uniquement sur une offre de formation aux aspirantes candidates. Leur présence en ligne témoigne d’une volonté d’aborder plusieurs enjeux spécifiques à la place des femmes en politique, tels que leur sous-représentation numérique, les obstacles systémiques et les violences vécues par celles-ci. Les revendications exprimées témoignent également, chez certains groupes, d’une prise de position en faveur de mesures d’action dites contraignantes pour atteindre la parité : les quotas imposés aux partis politiques. L’offre de formations et la tenue d’événements de réseautage apparaissent toujours importantes. Pour le GFPD, entre autres, cette activité est au coeur de leur mission et une partie du financement du groupe est rattachée à cette offre auprès des aspirantes candidates.

Dans un deuxième temps, les stratégies déployées sur les plateformes socionumériques s’avèrent axées sur la logique de présence plus que sur l’utilisation des possibilités d’influence auprès de la classe politique et des médias. La curation de contenu, soit le partage de contenu Web externe, peut en effet contribuer à positionner les pages comme des leaders d’opinion sur les questions de femmes et de politique (Leroux 2019). Les contacts numériques avec la classe politique, principalement auprès de femmes politiques, font cependant exception à ce choix. Qu’ils soient concrétisés par la mention de leur présence lors d’événements ou avec l’identification de celles-ci au moment de souligner leur élection, ils illustrent la présence de liens entre les groupes et ces femmes ou la volonté d’en créer. Les stratégies relatives à l’accès politique – qui peut s’exercer à la fois auprès des instances et des personnes politiques (Beyers 2008) – s’avèrent donc centrées sur les femmes politiques. Leur mise de l’avant sur les médias socionumériques des groupes permet non seulement de normaliser la présence de femmes en politique en mettant de l’avant ces femmes qui agissent comme des « modèles » pouvant inspirer d’autres femmes à se lancer en politique (Lawless et Fox 2005 ; 2010), mais aussi de maintenir un réseau avec des élues susceptibles de porter le message dans l’espace public (Carroll 2006), lien qui demeurait à créer il y a quelques années au Canada (Thomas et Young 2014).

Dans un troisième temps, la diffusion d’informations témoigne d’une volonté de mise en visibilité à la fois des groupes eux-mêmes et de l’enjeu qu’ils défendent. La mise de l’avant des événements et des formations organisés par les groupes de femmes contribue à assurer une présence des groupes dans la sphère numérique et la diffusion d’informations, alors que l’expression de revendications s’avère principalement orientée vers la présence de l’enjeu de la place des femmes en politique que défendent les groupes. La diffusion d’informations au sujet des femmes modèles et le peu d’accent mis sur la revendication des quotas peuvent, à première vue, s’apparenter à l’approche dite de l’incremental track[12], une approche qui pourrait paraître contraire aux positions en faveur des quotas et des mesures d’action positive. En effet, les groupes de femmes sont nombreux à avoir pris position en faveur des quotas – une position associée à la voie rapide (fast track) – et à les réclamer derrière des portes closes, sur leurs sites Web ou dans des mémoires déposés en commission parlementaire, mais peu d’entre eux l’énoncent explicitement ou régulièrement dans leurs publications. Le cadrage de leurs communications socionumériques est plutôt orienté vers la compréhension des obstacles systémiques vécus par les femmes qui souhaitent se lancer en politique. Ce type de cadrage, qui relève de l’information politics, consiste à déployer l’information de façon stratégique dans les arènes publiques par le partage d’information et s’inscrit dans un processus de négociation symbolique qui vise à susciter un consensus à l’égard de leurs actions (Beyers 2004 ; Della Ratta et Valeriani 2012). Ainsi, pour les groupes de femmes, ce choix d’information s’avère stratégique puisqu’il peut contribuer à faciliter l’adhésion aux idées portées par les groupes, dont les quotas – une position peu populaire au Canada (Angus Reid Institute 2018). Il permet par ailleurs de proposer un argumentaire différent aux idées souvent évoquées contre la parité, notamment celles selon lesquelles les femmes sont simplement moins intéressées par la politique que les hommes (Navarro 2015) ou que les mesures d’action positive favoriseraient les femmes au détriment des hommes (Lovenduski 2005 ; Tremblay 2015).

Ainsi, l’étude des stratégies de communication des groupes de femmes canadiens qui font la promotion de la parité sur les médias socionumériques a permis de mieux comprendre le nouveau discours à propos des mesures d’action positive. Les résultats démontrent un intérêt bien réel des groupes pour l’enjeu de la représentation politique des femmes : ces groupes réclament à la fois des changements systémiques – à plus long terme – et des changements législatifs pour assurer une parité numérique. Les résultats révèlent également une logique de revendication centrée sur la promotion et la présence des groupes d’intérêts dans la sphère numérique (Johansson et Scaramuzzino 2019), de même qu’une mise en visibilité des obstacles systémiques qui pavent la voie des femmes politiques. Ces stratégies se situent à l’intersection des pratiques déployées par les groupes d’intérêts dits traditionnels qui cherchent à se démarquer dans un espace numérique compétitif tout en s’inscrivant dans une mobilisation plus large – caractéristique des mouvements sociaux – « davantage associée à une vision positive de l’advocacy pour un type de société particulier et faisant la promotion d’une meilleure et d’une plus grande démocratie » (Johansson, Scaramuzzino et Wennerhag 2019, 360). De tels résultats offrent des pistes intéressantes pour comprendre le rôle que peuvent jouer les organisations traditionnelles dans les mobilisations sur les médias socionumériques et dans le recours à des stratégies d’influence auprès des sphères décisionnelles.

L’analyse réalisée soulève également des questions et des pistes de réflexion qu’il serait intéressant d’explorer : les pratiques déployées par les groupes trouvent-elles écho auprès des sphères visées (politique, médiatique, population) ? Les mots-clics créés par les groupes (ex. : #elect102) sont-ils repris par la communauté socionumérique comme l’ont été d’autres mots-clics associés aux revendications féministes ? Nous croyons qu’il serait d’actualité de sonder un plus grand nombre de groupes de femmes qui s’intéressent à la représentation des femmes en politique afin de valider si la différence entre les groupes francophones et anglophones observée par Chantal Maillé (2007) et Manon Tremblay (2005) est toujours présente. En effet, bien que tous les groupes étudiés n’aient pas utilisé ces plateformes pour se présenter officiellement en faveur des quotas et des mesures d’action positive, cette absence a été notée chez des groupes francophones tout comme des groupes anglophones. De plus, il serait intéressant d’élargir l’étude à d’autres groupes de femmes, telles les femmes autochtones et les femmes issues de la diversité, qui rencontrent des obstacles spécifiques dans leur cheminement pour être élues (Andrew et al. 2008) et pour qui l’instauration de quotas de genre peut avoir des impacts différenciés (Lépinard 2013 ; Celis et al. 2014).