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Professeur émérite en littérature québécoise à l’Université McGill, Yvan Lamonde s’est notamment fait connaître pour ses grandes synthèses d’histoire intellectuelle parues entre 2000 et 2016, à savoir l’Histoire sociale des idées au Québec, 1760-1929 (2 tomes, chez Fides) et La Modernité au Québec, 1929-1965 (2 tomes, Fides et Gallimard, respectivement). D’une certaine manière, sa Brève histoire des idées au Québec 1763-1965 cherche à résumer cette imposante quadrilogie. « Les idées analysées dans cette étude concernent la société civile et la démocratie et non pas seulement la politique. Le civique, le politique plutôt que la politique », précise-t-il d’entrée de jeu (p. 7). L’auteur vise surtout à restituer l’interaction discursive de la presse, des institutions religieuses, des politiciens, des artistes et des différents penseurs québécois. Il adopte également un parti pris idéologique résolument moderniste : « L’objectif est de comprendre de quelle manière [la] structure intellectuelle et civique croise des formes modernes qui la contestent […] Cela s’impose comme une nécessité dans une société où le changement est à la fois un angle mort et un interminable désir de compréhension de soi », annonce-t-il en avant-propos (p. 8). « [S]aisir le moderne dans cette histoire » relèverait d’ailleurs de « l’exigence même d’explication que porte l’histoire » (p. 241).
L’ouvrage se décline en huit chapitres, oscillant entre 13 et 46 pages chacun. La période 1763-1815 est rapidement survolée, l’auteur s’attardant surtout sur l’introduction du constitutionnalisme britannique, l’émergence de l’opinion publique et l’alliance durable entre le clergé et le colonisateur anglais. Les chapitres 2 et 3 se concentrent ensuite sur l’émergence des idées libérales et nationalistes dans la vallée du Saint-Laurent au début du XIXe siècle. Lamonde insiste sur le rôle du chef patriote Louis-Joseph Papineau et du penseur modéré Étienne Parent, chacun incarnant un « hémisphère » du cerveau canadien-français (p. 237) : le premier proposerait une vision politique et émancipatrice de la nation, alors que le second personnifierait une approche plus réformiste, culturelle et apolitique. L’originalité de cette section tient surtout à l’intégration des réflexions américaines sur les Rébellions patriotes, notamment celles de l’historien George Bancroft (1800-1891). Notons que Lamonde refuse de qualifier de « défaite » les révoltes de 1837-1838 : « Le propos historique, on le comprendra, n’est pas de porter un jugement politique sur ce projet inaccompli, mais bien de prendre une mesure pondérée de ses causes » (p. 236). Le reste du XIXe siècle (1839-1896) est davantage négligé, cette période occupant deux fois moins de pages que celle des patriotes (1815-1839). Considérant les intérêts de recherche de l’auteur, on ne s’étonnera pas de la place de choix qu’il octroie aux « rouges » de l’Institut canadien de Montréal et aux manifestations de l’anticléricalisme au Canada français.
Le chapitre 5 aborde surtout le rôle des mouvements nationalistes, des organisations jeunesse et du réformisme social au tournant du XXe siècle (1896-1930). La décennie 1930-1940 présentée au chapitre 6 constituerait une étape majeure de l’entrée du Québec dans la modernité : « La crise des années 1930 a tout bousculé : les finances, l’économie, le travail, les valeurs religieuses, les convictions politiques et intellectuelles » (p. 160). Ces bouleversements auraient favorisé l’émergence d’une certaine subjectivité : « La modernité est un rapport au temps lorsque l’espace se modernise […] Au Québec, les années 1930 inaugurent cette valorisation du sujet, du “je” face à un “nous” jusque-là impérial » (p. 162). Jacques Maritain et d’autres penseurs français, généralement issus de la famille du personnalisme chrétien, occuperaient donc l’avant-scène du monde intellectuel québécois, alimentant la réflexion des courants réformistes et nationalistes. Le chapitre 7 dissèque l’antagonisme du gaullisme et du pétainisme au Québec durant la Seconde Guerre mondiale, tout en soulignant les différents aspects modernisateurs de cette période (droit de vote des femmes, montée du syndicalisme, nouveaux courants artistiques, etc.). Enfin, le long chapitre 8 explore la période d’après-guerre en se concentrant sur les contestations multiples du régime de Maurice Duplessis, notamment dans les milieux culturels (télévision, presse, arts), syndicaux et intellectuels (Cité Libre, Le Devoir, etc.). Les débats entre nationalistes de droite et de gauche, catholiques progressistes et traditionalistes, marxistes et réformistes sociaux, couvrent la majeure partie de cette section. Lamonde nuance l’ampleur de la rupture politique amorcée par Jean Lesage dans les années 1960, qu’il dépeint comme un conservateur déguisé en libéral. « À vrai dire, devant une certaine mémoire collective qui en avait un grand et pressant besoin, les “libérateurs” de 1960 ont été placés en tête du cortège de l’Histoire. On leur a fait récolter les fruits d’arbres plantés par des hommes et des femmes perdus de vue et de mémoire », déplore l’auteur (p. 244). Les nombreux gains du féminisme de deuxième vague et le phénomène d’américanisation des moeurs et des consciences ferment la marche de cette petite synthèse.
En conclusion, Lamonde insiste particulièrement sur le rôle (néfaste) du colonialisme et plus encore d’un certain nationalisme culturel, loyaliste et clérical dans l’histoire du Québec. Selon lui, « [l]a dissociation des synonymes que sont alors le catholicisme et le nationalisme, synonymie qui prévaut depuis 1840, est la brèche par laquelle entre la modernité » (p. 240). Il explique l’échec des projets radicaux (patriotes, indépendantistes, laïcistes, etc.) par l’attitude fondamentalement réformiste des Canadiens français, héritée du colonialisme britannique et du catholicisme. Le livre s’achève sur une ouverture assez abstraite, qui pose le défi de la « coalescence » du traditionalisme et du modernisme dans la trajectoire intellectuelle du Québec, « dont il faudra un jour se demander où elle tombe et pour quelles raisons » (p. 245).
Il fallait remonter aux livres de Fernande Roy (Histoire des idéologies au Québec aux XIXe et XXe siècles, Boréal, 1993), de Georges Vincenthier (Histoire des idées au Québec, des troubles de 1837 au référendum de 1980, VLB éditeur, 1983) et de Denis Monière (Le développement des idéologies au Québec, des origines à nos jours, Éditions Québec-Amérique, 1977) pour obtenir un regard global et synthétique sur l’histoire des idées au Québec. Voilà donc une publication fort bienvenue, tout à fait pertinente, qui offre d’ailleurs une belle porte d’entrée à l’oeuvre d’Yvan Lamonde. Résumer le contenu de quatre imposantes synthèses, dépassant plus de 1650 pages et couvrant près de deux siècles, en un livre de 250 pages représente une impressionnante réalisation. L’auteur se démarque sans surprise par une connaissance de fond des réseaux intellectuels québécois, ainsi que par sa remarquable érudition. Les cercles politiques, la presse et les milieux culturels présentés sont tous bien mobilisés et imbriqués les uns aux autres. L’ère patriote et la crise spirituelle du XXe siècle figurent certainement parmi les passages les plus stimulants, et rappellent la complexité et la diversité du monde intellectuel et politique canadien-français. Pour alléger l’ouvrage et le rendre plus accessible, les références n’ont pas été incluses en notes en bas de page, et la bibliographie demeure très mince : le lecteur est invité à consulter la quadrilogie originale pour prendre connaissance du matériel utilisé.
Devant l’ampleur du sujet abordé, l’auteur a dû faire des choix : une description exhaustive et complète de l’histoire des idées au Québec relevait de l’impossible. Ces choix ne sont toutefois ni présentés ni justifiés. On verra, par exemple, l’ouvrage se concentrer exclusivement sur le discours des élites francophones, écartant tous les autres groupes ethnolinguistiques qui habitaient le territoire québécois (anglophones, Autochtones, minorités culturelles, etc.). La période 1839-1930 souffre de plusieurs manques : Lamonde effleure à peine la pensée des libéraux modérés ou des conservateurs, et un personnage politique aussi marquant qu’Honoré Mercier ne se trouve jamais mentionné. Plus loin, Jean Lesage est quant à lui réduit à une déclaration somme toute très secondaire sur le bien-fondé du catholicisme. L’auteur accorde une attention excessive aux polémiques, pamphlets, controverses entre journalistes et penseurs, conférant peut-être à certains courants de pensée radicaux une importance disproportionnée dans l’écosystème idéologique québécois. La trame chronologique demeure très dense, truffée de personnages et de références historiques qu’un lecteur amateur ne reconnaîtra vraisemblablement pas tous. Les idées elles-mêmes ne sont que rarement conceptualisées : bien que l’auteur présente le catholicisme, le libéralisme et le nationalisme comme les trois piliers idéologiques du Canada français, jamais ils ne sont décortiqués pour eux-mêmes – pas plus que le conservatisme, l’anticléricalisme ou le personnalisme chrétien, d’ailleurs. Le choix d’écarter la période de la Nouvelle-France, justifié pour motif d’insuffisance historiographique, semble également procéder de la vision moderniste propre à Lamonde. En effet, selon lui, le processus de modernisation commencerait avec l’introduction du parlementarisme et de la presse, donc après la Conquête. Cette épistémologie moderniste aurait pu être davantage détaillée, ne serait-ce que pour mieux justifier les choix de l’auteur.
Évidemment, Yvan Lamonde s’impose toujours comme une référence incontournable dans le domaine de l’histoire politico-culturelle québécoise, et les analyses qu’il présente demeurent très stimulantes. S’il est possible de critiquer certains de ses choix, ou encore leur manque de justification, on ne saurait ignorer la qualité de l’ouvrage, tant sur la forme que le fond. La lecture est fluide, avec un style autant soutenu qu’accessible. Cette synthèse permet de concilier les différentes thèses développées par l’auteur dans ses ouvrages précédents. Elle apparaît surtout idéale pour les étudiants, les amateurs et même les chercheurs qui voudraient s’initier à l’oeuvre de Lamonde, ou à l’histoire des idées au Québec en général.