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Concentrant plus de la moitié de l’humanité, les villes contemporaines sont le théâtre d’intenses luttes de pouvoir. Se distinguant par leur architecture verticale et leurs gratte-ciel, elles concrétisent matériellement et symboliquement un système capitalistique sexiste, comme l’explique Leslie Kern, géographe féministe et professeure associée à l’Université Mount Allison, dans son ouvrage Feminist City: Claiming Space in a Man-made World paru en 2020. Selon elle, les villes sont pétries de contradictions puisqu’elles participent autant à l’émancipation des femmes qu’à leur oppression. Face à ce paradoxe, la géographie féministe offre de précieux outils pour appréhender et déconstruire les relations que les agent·es sociaux·ales entretiennent avec leur environnement, bâti particulièrement : « Une perspective géographique du genre offre les moyens de comprendre comment le sexisme fonctionne sur le terrain[1]. » (p. 13)
Situant la corporalité comme point de départ d’une analyse féministe de la ville, Kern souligne que les espaces urbains et périurbains n’ont pas été pensés pour les femmes, constamment limitées dans leur liberté de mouvement. D’une part, la banlieue – créée par et pour les ménages fortement dotés en capital économique, social et racial – impulse l’isolement spatial et interactionnel des femmes, restreignant leurs capacités d’organisation et d’action. D’autre part, la ville néolibérale – marquée par une gentrification galopante qui promeut une conception classiste, validiste et raciste de la « femme active » – participe à l’oppression des femmes racisées, embauchées pour effectuer le travail domestique de leurs homologues (blanches) aisées. La ville contemporaine comme sa banlieue perpétuent ainsi respectivement la division raciale et genrée du travail. Pour l’autrice, la réalisation d’une ville non sexiste et égalitaire repose dès lors sur notre capacité collective à dépasser la ville patriarcale en désacralisant le modèle de la famille hétéronormée, d’une part, et en déconstruisant le sujet urbain « par défaut » à la fois masculin, blanc, valide et cisgenre, d’autre part : « La ville féministe est une ville où les barrières – sociales et physiques – sont abattues, une ville centrée sur le soin et le soutien d’autrui, découlant du pouvoir inhérent des villes à rassembler. » (p. 54)
Ainsi, la ville est un espace créateur de lien social et de solidarités. « Pratiques de création du monde » (p. 57), les amitiés féminines – pourtant peu considérées par l’urbanisme féministe – constituent une force féconde pour repenser la ville. Avec le déclin du modèle hétéropatriarcal du foyer, ces amitiés – véritables « outils de survie urbaine » (p. 56) pour les opprimées – offrent un nouveau champ des possibles pour réinventer la ville et nos interactions en son sein. Selon la chercheure, il est désormais impératif de déconstruire – socialement et spatialement – la centralité de la famille hétéronormée en élaborant un urbanisme « par le bas », à l’initiative des « marges » (p. 54), qui prenne le contre-pied de la planification urbaine, historiquement chasse gardée des hommes blancs, cisgenres et hétérosexuels : « Imaginer une ville centrée sur les amitiés où les femmes dédieraient plus de leur amour, de leur temps, de leur travail émotionnel à leurs amitiés, remet en cause le fondement même de la famille et de l’État. » (p. 85)
Notre capacité à paisiblement nous mouvoir seul·es dans la ville traduit un rapport privilégié à l’espace. À cet égard, Kern rappelle que la flânerie est toujours réservée à une minorité masculine, blanche et valide ; minorité souvent incapable de penser les femmes comme des êtres libres d’exister par et pour elles-mêmes dans l’espace public. Or cette habilité des femmes à se déplacer seules et en sécurité dans la ville est d’autant plus cruciale qu’elles sont régulièrement dépossédées de leur subjectivité et de leur autonomie dans l’enceinte du foyer, contraintes de performer gratuitement le travail du soin donné à autrui. La circulation des femmes dans l’espace public a longtemps été circonscrite aux centres commerciaux ; ces espaces de (sur)consommation qui, en associant les femmes à la sphère domestique, ont participé à la normalisation d’une féminité (blanche et bourgeoise). Or avec l’évolution des modes de consommation impulsée par la tertiarisation et la féminisation de l’économie, les urbanistes et les pouvoirs publics cherchent désormais à attirer les « femmes » (catégorisées comme blanches, cisgenres, valides et issues des classes moyennes et supérieures). Une conception homogénéisante des « femmes » hautement problématique selon Kern, puisqu’elle occulte le vécu des femmes racisées, queer ou en situation de handicap, invisibilisant les oppressions structurelles auxquelles ces dernières font face : le patriarcat et la suprématie blanche s’enracinent dans l’environnement urbain. Les politiques de « revitalisation » des quartiers marginalisés – destinées selon les pouvoirs publics à « sécuriser » les villes – ont ainsi provoqué la disparition d’espaces où se retrouvaient les classes populaires et les communautés minorisées, tels les troquets et les bars sportifs, au profit de nouveaux lieux de consommation exclusifs, par exemple les coffee shops, destinés aux populations (et aux femmes) privilégiées. D’après la géographe, le droit à la ville fonctionne comme un indicateur des structures de domination dans l’espace urbain. Ultimement, une question demeure : comment démanteler les rapports oppressifs qui façonnent l’urbain ?
Concentrant les accès aux moyens de communication et aux instances de pouvoir, la ville est un terrain propice à l’organisation militante. Selon Kern, la conceptualisation et l’édification d’une ville juste reposent sur notre capacité à déconstruire le statu quo oppressif : « La ville féministe requiert une forme d’engagement militant, une volonté à se battre pour elle. » (p. 140) Effectuant un retour sur son expérience militante, l’autrice souligne néanmoins que les organisations activistes – souvent dirigées et administrées par des hommes – sont loin d’être irréprochables en matière d’égalité genrée. À l’instar de certains milieux corporatistes, les cas d’agression et de harcèlement en leur sein sont communs, dénonce-t-elle. Les organisations activistes ne font par ailleurs pas assez d’efforts pour s’adapter au quotidien de leurs militantes, contraintes de performer une double (voire une triple) journée entre leurs obligations professionnelles, activistes et familiales/personnelles. Enfin, l’autrice précise qu’en descendant dans la rue et en se réappropriant subversivement l’espace public par leur engagement militant, les femmes font face à un risque accru de violences policières lors des manifestations.
Il existe ainsi une tension entre le caractère émancipatoire et menaçant des villes. Si les agressions et le harcèlement de rue participent d’une peur commune aux femmes, celle-ci se nourrit aussi des processus conjoints de socialisation et d’internalisation collectives de récits (classistes et racistes) autour de la (supposée) dangerosité inhérente de l’urbain. Or, selon Kern, cette anxiété généralisée a une fonction sociale (p. 147). Invisibilisant les violences perpétrées dans l’enceinte du foyer, elle agit comme un « programme de contrôle social hautement efficient » (p. 152) qui circonscrit les femmes à l’espace privé et au travail domestique, celui-ci étant indispensable à la reproduction de la force de travail et donc à la perpétuation du système capitaliste : géographie et contrôle social agissent ici de concert. Dans le même temps, les politiques urbaines destinées à « protéger les femmes » participent à la criminalisation, à la dépossession et au déplacement des communautés minorisées, des travailleur·euses du sexe et des personnes itinérantes. Kern note que le déploiement d’opérations de marketing autour de condos « sécuritaires » dispendieux à destination de femmes (racialement et économiquement privilégiées) transforme la sûreté de toutes en une « commodité privée » (p. 165) inaccessible aux plus démunies. Néanmoins, il n’existe pas de solutions « clé en main » en matière de sécurité urbaine. D’après l’autrice, toute solution doit venir « du bas » et intégrer des particularismes sociétaux, culturels et économiques ainsi que la matérialité du bâti : « L’urbanisme a besoin d’une approche intersectionnelle qui prenne en considération les besoins des plus vulnérables » (p. 165) en donnant notamment la parole aux femmes. Seule une telle approche permettra d’appréhender les interconnexions inhérentes qui lient sphères privée et publique.
« La ville capitaliste est une ville qui n’appartient à personne », écrit la géographe (p. 170). Nonobstant ses contradictions, la ville contemporaine offre un terrain fertile pour démanteler le système capitaliste hétéropatriarcal blanc. De Black Lives Matter à Idle No More en passant par la campagne E15, des mouvements sociaux d’envergure – fondés par des femmes aux quatre coins du globe – participent à réinventer la ville sur un modèle inclusif, juste et solidaire qui défend invariablement l’autonomie et l’émancipation de toutes les personnes : « La ville féministe est un projet en perpétuel devenir » (p. 175), un nécessaire et pressant effort de réflexion et d’action collectives auquel l’inspirant ouvrage de Leslie Kern contribue avec force et conviction.
Appendices
Note
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[1]
J’ai traduit librement les passages de la littérature scientifique en anglais.