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Dans leur programme politique de 2016, un parti relativement nouveau, l’Alternative für Deutschland, ou l’Alternative pour l’Allemagne (ci-après AfD), a demandé que l’on cesse de stigmatiser le dioxyde de carbone (CO2) et qu’on ne le présente plus comme un polluant, mais plutôt comme étant « indispensable à la vie » (AfD 2017, 65). Bien que ce parti soit avant tout connu du public pour la fermeté de sa position anti-immigration, l’AfD a, à plusieurs reprises, nié le réchauffement climatique dans divers de ses axes d’intervention. Depuis 2016, les succès électoraux considérables de ce parti, tant au niveau régional que fédéral, ont réussi à altérer la nature des débats sur le changement climatique et les politiques qui en relèvent en Allemagne. En juin 2017, le Cercle de Berlin (Berliner Kreis), un groupe conservateur au sein du Parti chrétien-démocrate (CDU) d’Angela Merkel, a exigé que le gouvernement allemand repense sa politique climatique, reconnaisse les aspects positifs d’un climat plus chaud, tout en qualifiant la COP23[2] du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat de « cirque pour soi-disant sauveurs du monde » (Weltrettungszirkus) (Die Zeit 2017). Quelque temps plus tard, les intervenants du Climate Reality Forum de 2019, organisé par le Heartland Institute, célèbre organisation climatosceptique américaine, avaient de quoi être étonnés de voir pour la première fois l’Europäisches Institut für Klima und Energie / EIKE (Institut européen pour le climat et l’énergie), un think tank allemand, parmi la liste des participants : une première historique.

En effet, tous ceux qui ont suivi l’élaboration des politiques environnementales en Allemagne avaient raison d’être surpris, car le climatoscepticisme cadre très mal dans le portrait de famille des think tanks allemands, eux qui ont été des contributeurs de premier ordre dans l’édification de l’excellente réputation des politiques climatiques de ce pays. Au cours des trois dernières décennies, une série de gouvernements de coalition (dont les chrétiens conservateurs, les sociaux-démocrates et les verts) ont travaillé en coopération pour que l’Allemagne soit à l’avant-garde des politiques climatiques européennes, et même mondiales. Des projets ambitieux, tels des investissements à grande échelle dans la transition vers les énergies renouvelables (Energiewende), ont été rendus possibles grâce à une large adhésion de son élite politique à la science du climat. Ce succès est d’autant plus impressionnant lorsqu’on tient compte de tous les obstacles pourtant indéniables au sein de la structure fédérale de l’Allemagne, avec ses nombreuses possibilités de vetos qui ont souvent réussi à paralyser une quantité de politiques fédérales (Renn et Marshall 2016). La reconnaissance de la gravité de ce sujet par le pouvoir allemand ne saurait être mieux démontrée qu’avec les mots employés par la chancelière Angela Merkel en 2020, à l’occasion de son discours au Forum économique mondial de Davos lorsqu’elle a présenté la lutte contre le changement climatique comme une « question de survie » (Gehrke 2020).

En tenant compte de ce contexte, il devient tentant d’expliquer les succès électoraux de la formation d’extrême droite qu’est l’AfD principalement par sa rhétorique anti-immigration, tout en supposant aussi que ses électeurs ne s’intéressent pas à ses positions climatosceptiques où en ignorent le contenu. Aussi pratiques que soient ces explications, elles ne sont cohérentes ni avec les stratégies de communication politiques de l’AfD, ni avec l’évolution de l’opinion publique en Allemagne. Les interventions climatosceptiques ont effectivement leur place dans les programmes du parti et sont bel et bien publicisées lors des campagnes électorales. De plus, les données d’une étude internationale, intitulée « Perceptions européennes du changement climatique » (EPCC), montrent clairement que les idées climatosceptiques ont plus que doublé en Allemagne, passant de 7 % en 2011 à 16 % en 2016 (Steentjes et al. 2017).

En plus d’étudier cette évolution de l’écosystème politique et de cartographier le paysage du climatoscepticisme en Allemagne, le présent article vise à comprendre pourquoi les positions climatosceptiques semblent en voie de sortir de la marginalité dans la République fédérale. En effet, si la faune allemande des think tanks climatosceptiques n’est en rien comparable à celle des États-Unis quant au nombre d’organisations, aux budgets et à son influence sur les gouvernements, il demeure urgent de trouver une explication à l’émergence tardive de la « contre-expertise » environnementale qui fissure désormais le consensus climatique dans l’Allemagne contemporaine.

Afin de faire ressortir les liens d’influence et de mieux comprendre les pratiques des climatosceptiques en Allemagne, cet article emploie une approche relationnelle (Emirbayer 1997) pour mettre à nu l’architecture relationnelle (Saunders 2007, 233) de ce milieu et découvrir l’influence réciproque entre le comportement des organisations et les réseaux de relations qui partagent cette même épistémologie anti-interventionniste (ibid., 234). Cette perspective relationnelle éclaire également la compréhension de ce qu’est l’expertise et de ce que font les experts. L’expertise peut être « comprise comme un ensemble de compétences, de connaissances spécialisées, de caractéristiques personnelles et même comme une position sociale détenue par un individu ou un groupe » (Ruser 2018c, 769). Cependant, Jürgen Habermas (1968) et Stephen Turner (2015) avancent que l’expertise ne découle pas seulement d’un ensemble de compétences ou de la maîtrise d’un système de connaissances. La relation allant des conseillers jusqu’aux décideurs politiques (Habermas) et la prise en considération de la « politique de l’expertise » (Turner) suggèrent que « l’autorité des compétences, les caractéristiques individuelles, les connaissances ou la position dans la structure sociale ne sont pas objectivement “données”, mais qu’elles sont l’expression de normes culturelles, sociales, politiques ou économiques, qui, de plus, sont sujettes à des changements » (Ruser 2018c, 769). En d’autres termes, il ne faudrait pas négliger le caractère hautement sociologique de l’expertise qui doit aussi être vue comme le fruit d’un commerce autant économique que symbolique en constante évolution au fil du temps. De même, il ne suffit pas de concentrer son attention sur les failles réelles ou alléguées chez les experts d’une époque pour comprendre l’essor d’une contre-expertise. En plus de rappeler l’intégration institutionnelle de l’expertise, l’approche relationnelle fournit à l’observateur les clés pour illuminer les flux de ressources au sein d’un réseau qui a pour objectif de « subvertir les faits établis » (Brulle 2014, 681), comme ceux concernant le changement climatique d’origine anthropique.

Pour atteindre ses objectifs, cet article est structuré en quatre sections. Premièrement, il sera question des rôles spécifiques des think tanks, aussi appelés groupes de réflexion ou laboratoires d’idées, dans les débats sur le changement climatique en Allemagne et sur sa politique climatique. Deuxièmement, les particularités du « consensus » allemand en matière de lutte contre le réchauffement qui ont reposé jusqu’alors sur un écosystème d’expertise hostile au climatoscepticisme seront soulevées. La troisième section se concentrera sur la participation de l’Institut européen pour le climat et l’énergie (EIKE) au Climate Reality Forum en 2019, en insistant sur le caractère inédit de cet événement dans l’histoire des think tanks allemands. La quatrième section présentera les principaux résultats d’une analyse exploratoire des réseaux climatosceptiques émergents en Allemagne. D’autres questions de recherche et leurs conséquences politiques seront par ailleurs abordées dans les remarques conclusives.

Question de recherche et approche méthodologique

La question de recherche directrice de la présente démarche porte sur les raisons de la croissance des idées climatosceptiques en Allemagne et sur l’effet de courtier joué par le think tank qu’est l’EIKE. Plutôt que de fonctionner avec une approche descendante (ou top-down) voulant, par exemple, que l’ordre établi découle d’une chaîne de décisions au sein de structures hiérarchiques et d’étudier ensuite leur incidence sur les pratiques, l’approche relationnelle se concentre sur « l’émergence de l’ordre à partir des pratiques » (Mutch, Delbridge et Ventresca 2006, 613). Cette approche est particulièrement appropriée pour étudier l’influence des think tanks climatosceptiques en Allemagne et ailleurs, car elle permet de découvrir des liens de collaboration inattendus. Plutôt que de reposer sur l’érudition et la culture professionnelle du chercheur, les approches relationnelles permettent, une fois les acteurs principaux sélectionnés, d’emprunter les canaux que les acteurs ont tissés entre eux pour arriver à cartographier un réseau à partir des pratiques empiriques.

De plus, si l’on envisage les entités retenues en termes relationnels – qu’il s’agisse d’un parti, d’organisations, d’experts –, l’agentivité devient le maître-mot de l’approche relationnelle. L’agentivité fait référence aux moyens par lesquels « les acteurs peuvent entrer en relation avec des personnes, des lieux, des significations et des événements environnants » (Emirbayer 1997, 294). Ce plongeon dans la complexité d’un réseau nécessite d’insister sur les moyens et les contextes dans lesquels l’interaction a réellement lieu. En conséquence, les capacités ou le « pouvoir » des acteurs ne peuvent être dérivés ni des « attributs préconstitués » (ibid., 293) ni des seuls facteurs contextuels. Du point de vue relationnel, le pouvoir et l’influence des acteurs peuvent être vus comme une « excroissance de la position qu’ils occupent dans un ou plusieurs réseaux sociaux » (ibid., 292). Ainsi, en fonction de la question de recherche retenue pour cet article, cela signifie que l’influence potentielle des think tanks climatosceptiques en Allemagne ne peut être comprise entièrement à l’aide de « caractéristiques organisationnelles » (par exemple, le nombre d’employés ou des ressources humaines dans un think tank) ni uniquement par des macro-indicateurs (par exemple, un changement de gouvernement). Aussi, au lieu de se concentrer sur les caractéristiques matérielles des acteurs (par exemple, les sommes allouées pour les campagnes médiatiques ou les dons entrants), la performance et l’importance d’un think tank sont estimées en fonction de la réceptivité liée à son comportement au sein des réseaux d’organisations.

En résumé, au-delà des enjeux matériels et de l’évolution de l’opinion publique observable dans les intentions de vote, cet article suppose qu’une organisation peut voir son influence s’accroître grâce au rôle clé qu’elle joue au sein d’un réseau d’acteurs animés par une même vision et des intérêts similaires. En effet, certaines qualités organisationnelles et « conditions environnementales » sont des aspects indispensables pour expliquer, notamment, qu’un acteur donné soit capable d’occuper une « position de pouvoir » au sein d’un réseau (Donati 2015, 89). Cette lecture de la réalité permet d’éviter d’exclure d’emblée des organisations qui ne sembleraient pas pertinentes aux yeux de l’observateur, car des acteurs improbables peuvent malgré tout être des acteurs clés dans un réseau, surtout lorsqu’il est question d’influence. Pour minimiser ce risque, la perspective relationnelle théorique doit être traduite en une approche méthodologique adéquate. Cet article s’appuie sur l’analyse des réseaux sociaux (social network analysis), une méthode particulièrement adaptée puisque « les réseaux sociaux et l’analyse des réseaux sociaux sont fondamentaux pour observer la constitution, l’institutionnalisation, la diffusion et la décomposition des “objets sociaux”, car ce sont des espaces où s’instaurent et se développent des interactions et des liens » (Prandini 2015, 9). L’analyse des réseaux sociaux vise à étudier « les relations dans un contexte relationnel » (Marin et Wellman 2011, 14) et peut aider à distinguer les acteurs puissants et les lignes d’influence à leur disposition.

Cependant, l’adoption d’une perspective relationnelle et l’utilisation de méthodes d’analyse des réseaux sociaux posent certains problèmes de conception de la recherche. Surtout lorsqu’elles sont utilisées pour enquêter sur des réseaux émergents, comme le scepticisme climatique en Allemagne ; il peut en effet être difficile de spécifier les limites du réseau (Emirbayer 1997, 303 ; Marin et Wellman 2011, 12). Il est primordial de trouver une solution convaincante au problème, car l’analyse des réseaux sociaux doit saisir les relations « significatives » entre les acteurs. Le défi consiste donc à trouver des définitions justifiables pour lesquelles les acteurs (« noeuds ») doivent être inclus (ou exclus) et quels types de relations (« liens ») doivent être pris en compte. Les critères de sélection sont particulièrement importants dans des contextes relationnels dépourvus de frontières codifiées (appartenance officielle, définitions légales, etc.). Puisqu’il n’y a ni liste officielle des membres ni obligation de s’enregistrer en tant qu’« organisation climatosceptique », toute stratégie d’échantillonnage doit commencer par une approche inductive.

Pour justifier ce point de départ inductif et surmonter le problème du tracé des frontières, cet article insiste sur les relations et les événements (Marin et Wellmann 2011, 12). Les approches basées sur les relations nécessitent une connaissance du domaine qui permet de sélectionner un point de départ (« noeud de départ ») à partir duquel le réseau peut être étendu pour inclure d’autres noeuds qui « partagent des types particuliers de relations » (ibid.). Pour déterminer et justifier les types particuliers de relations qui constituent le réseau, il faut élaborer une stratégie distincte permettant de préciser et compter les relations pertinentes. Les approches événementielles orientent l’attention vers les principales possibilités pour forger, maintenir et approfondir les liens entre les membres d’un réseau. Elles peuvent donc éclairer la collecte de données puisque la formation de réseaux interorganisationnels peut être conçue comme se produisant par et pendant des activités conjointes. Planifier et mener des « efforts collectifs » (Saunders 2007, 239) sont des processus qui présupposent une décision active d’entrer en relation et de rejoindre un réseau. À son tour, l’attention accordée aux événements collaboratifs peut révéler des détails inattendus sur la nature des alliances stratégiques au sein d’un réseau. À ce titre, des questions intuitives sont généralement des plus éclairantes, comme : quels acteurs sont approchés ou acceptés comme collaborateurs ; ou quelle est la proximité ou l’intensité d’une telle coopération ?

Il est particulièrement important de soulever ces questions en Allemagne. Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, les particularités de la culture et du système politiques allemands posent des obstacles spécifiques aux organisations qui nient le consensus sur le changement climatique anthropique et, par conséquent, la politique climatique.

Le consensus proclimat des think tanks allemands

Pour les chercheurs intéressés par l’analyse de l’influence et de l’impact des think tanks, la politique climatique offre un domaine d’étude riche. Une des raisons de cela est étroitement liée à la définition même de ce que sont les think tanks. Décrit comme « flou, mutable et controversé » (Medvetz 2012, 23), le terme fait référence à un groupe hybride d’« organisations à but non lucratif non partisanes engagées dans l’étude des politiques publiques » (Abelson 2009, 9). Pour Diane Stone (1996, 95), les think tanks sont des switchboards qui effectuent le routage entre les connaissances scientifiques et les conseillers politiques responsables d’élaborer les politiques. Cependant, l’univers des think tanks étant peuplé d’une quantité impressionnante d’organisations variées, d’utiles sous-catégories se sont installées dans la littérature et sont même devenues essentielles pour qui cherche à parler avec précision de ces organisations. Selon Kent R. Weaver (1989), les think tanks se divisent en deux grandes catégories : d’une part, il y a ceux qui sont d’abord voués à la recherche. Ces think tanks présentés comme des « universités sans étudiants » sont majoritairement composés d’universitaires, maintiennent une certaine indépendance vis-à-vis des camps politiques, et adhèrent aux normes de bonne pratique scientifique. Leur tâche principale est de « traduire » des recherches scientifiques complexes et parfois opaques pour le bien du débat public et politique. L’autre grande catégorie est celle des think tanks dits « de plaidoirie » ou advocacytanks. Ceux-là visent les gains politiques ainsi que l’influence et s’engagent au nom d’une cause. La recherche qu’ils produisent et qu’ils mobilisent est intégrée dans leurs opérations de communications qui sont déployées dans les luttes verbales que sont les débats publics. Enfin, le succès des différents types de think tanks, qu’ils soient engagés envers une cause politique ou pas, dépend du « régime de connaissances » dans lequel ils évoluent (Campbell et Pedersen 2011), c’est-à-dire de l’environnement institutionnel qui affecte la manière dont les connaissances pertinentes pour les politiques sont générées et diffusées (Ruser 2018b, 189 et suiv.). Le régime de connaissances « axé sur le marché » des États-Unis, par exemple, favorise le courtage agressif et la « vente » d’idées dans un contexte de large concurrence entre les organisations productrices de contenu. En conséquence, les services des advocacy tanks y foisonnent plus que nulle part ailleurs. En contraste, le régime de connaissances plus « consensuel » de l’Allemagne, avec son vaste secteur public et l’accent mis sur la production de connaissances non partisanes, a peu recours à la recherche de combat. Au lieu de cela, les think tanks de « type universités sans étudiants » – en particulier avec une expertise en science du climat – sont recherchés pour aider les décideurs politiques de tous les camps à traduire une science complexe en informations pertinentes pour les politiques.

Même théoriquement, on peut présumer que les enjeux climatiques offrent différentes possibilités à ces deux types de think tanks, qu’il soit question de déployer des stratégies d’influence ou de contribuer à des politiques publiques basées sur les faits. La complexité de la science du climat et l’opacité de ses processus de recherche hautement spécialisés font en effet que le recours aux intermédiaires que sont les think tanks est légion dans le monde d’aujourd’hui, que ce soit pour traduire en langage commun diverses connaissances scientifiques, pour expliquer les conséquences à long terme de certaines décisions, sinon pour transformer les découvertes scientifiques en informations politiques « utilisables » (Stone 1996 ; Abelson 2009 ; Ruser 2018a). En même temps, étant donné les conséquences potentiellement énormes d’une politique climatique sur les pratiques commerciales établies et le mode de vie d’une société, la science du climat est aussi plus que susceptible d’être un sujet polarisant (Ruser 2018a, 36-37 ; Machin et Ruser 2019, 205 et suiv.). Les menaces que ferait peser une politique climatique d’envergure pour des intérêts variés, ses capacités à ébranler les fondements économiques des industries basées sur les combustibles fossiles et à rendre les modes de vie « normaux » « non durables » peuvent sans le moindre doute faire émerger de réels clivages politiques capables de remuer l’ordre établi. En conséquence, les think tanks de type advocacy qui défendent une position politique forte devraient facilement trouver des clients qui ont des intérêts à promouvoir dans le but de stopper ou de ralentir l’élaboration des politiques publiques allant contre leurs intérêts.

Plus encore, le sujet du changement climatique permet aussi de dévoiler le degré de polarisation politique qui existe dans une société et au sens large dans un même pays. En effet, la véritable guerre de tranchées observable dans les débats publics et politiques sur le changement climatique aux États-Unis, par exemple, ne peut être expliquée en fonction des connaissances scientifiques ; car le réchauffement climatique est un phénomène mondial qui existe objectivement indépendamment des perspectives nationales. Au moins en principe, les représentants élus, les médias et le grand public ont le même accès aux mêmes informations scientifiques. La polarisation marquée dans ce pays entre les think tanks autour de cette thématique illustre en effet que la recherche des think tanks sert souvent de munition dans les luttes politiques (Jacques, Dunlap et Freeman 2008 ; Antonio et Brulle 2011). À l’inverse, le fait que la science du climat a été jusqu’à récemment largement acceptée en Allemagne est une expression de l’approche non partisane à la connaissance scientifique au sein d’un régime de connaissances axé sur le consensus. L’absence jusqu’à récemment de partis climatosceptiques et de controverses agressives sur les enjeux climatiques indique que les think tanks abordant le sujet de l’environnement en Allemagne fonctionnent dans un écosystème qui était alors plus sain et plus à même de faire progresser les politiques publiques en cette matière.

Les think tanks environnementaux en Allemagne et le consensus climatique

En considérant son régime de connaissances, sa culture politique environnementale et le consensus général entourant les enjeux climatiques, la croissance apparente des climatosceptiques autoproclamés dans le débat politique allemand demande à être élucidée. Contrairement aux États-Unis où plusieurs think tanks climatosceptiques, comme le Heartland Institute, reçoivent du financement substantiel de donateurs et de fondations conservatrices et réussissent à influencer le débat politique le long des clivages partisans établis (Brulle 2014 ; McCright et Dunlap 2015), la situation est tout autre en Allemagne où les think tanks se prononçant sur les questions environnementales sont limités à un petit nombre d’acteurs établis (pour la plupart avec un solide ancrage universitaire) et où les politiques sur ce thème sont moins sujettes à divisions (Thunert 2004 ; Ruser 2018a, 150 et suiv.). Et à l’inverse des États-Unis où les think tanks prennent publiquement des positions politiques (Dunlap et Jacques 2013 ; McCright et Dunlap 2015), les think tanks environnementaux allemands renseignent principalement les administrateurs politiques, fournissent des informations scientifiques de base ou mènent des études sur la mise en oeuvre des politiques publiques. Plutôt que de mettre l’accent sur des affinités partisanes partagées ou sur l’affiliation à un parti, les cadres supérieurs administratifs allemands sélectionnent des experts en fonction de leur appartenance à des organisations universitaires, des associations et des sociétés savantes prestigieuses.

L’appartenance à des organisations scientifiques de premier plan telles les sociétés Helmholtz ou Leibnitz, des liens avec des universités respectées et de solides titres universitaires sont des conditions préalables nécessaires pour se qualifier en tant qu’expert « non partisan » à l’est du Rhin. Le système allemand avantage sans ambiguïté les think tanks universitaires semi-publics comme le Potsdam Institute for Climate Impact Research (PIK) ou le Wuppertal Institute (Ruser 2018a, 151). Ceux-ci correspondent bien à la description de Weaver des think tanks de type « universités sans étudiants » (1989, 564). Composés de scientifiques éminents qui font régulièrement office de titulaires de chaire et de personnel scientifique dans les universités publiques, ces groupes de réflexion sont des éléments déjà bien intégrés dans la science climatique. Le PIK, par exemple, participe activement à la production des rapports d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avec Ottmar Edenhofer, alors économiste en chef du PIK, coprésident du groupe de travail III du GIEC « Mitigation of Climate Change » dans le rapport de 2014.

Une autre particularité du système allemand est le rôle prédominant des « fondations politiques » ou des « think tanks de partis politiques » (Thunert 2004, 78). Bien qu’elles soient financées par des fonds publics, les fondations politiques sont officiellement considérées comme des « organisations non gouvernementales » (Dakowska 2005, 150). Chaque fondation politique est « affiliée » à l’un des principaux partis représentés au Parlement allemand (Bundestag) et partage sa vision fondamentale du monde. Cependant, les « think tanks de partis politiques » allemands ne doivent pas être confondus avec les advocacytanks américains. Plutôt que de fournir une expertise servant de munition dans des conflits partisans, les fondations politiques allemandes sont actives dans la « socialisation des normes » (ibid.), assurent la relève en accordant des subventions et des bourses aux étudiants et en gérant des « académies » internes qui s’engagent avec les étudiants et les universitaires (Thunert 2004, 79). Par ailleurs, les fondations politiques elles-mêmes jouent un rôle dans la commande d’« expertises » et entretiennent ainsi des liens étroits avec les think tanks ayant un comportement de type universitaire. Un récent rapport de projet de la Fondation Friedrich-Ebert (affiliée au Parti social-démocrate) sur les « mythes, faits et arguments » concernant le changement climatique ne s’appuyait pas seulement sur les publications du PIK, mais était coécrit par des membres du personnel du Wuppertal Institut (Arens et al. 2019). En somme, puisque les fondations politiques (à l’exception notable de la fondation Desiderius-Erasmus nouvellement créée, voir ci-dessous) sont encastrées elles aussi dans la culture politique et le régime de connaissances allemand, et donc qu’elles adhèrent aussi au consensus sur le changement climatique, ces fondations politiques contribuent à leur tour à la marginalisation effective des advocacytanks qui chercheraient à le renverser (Ruser 2018a, 115).

La nature de « club sélect » propre à l’univers de la recherche sur les politiques climatiques en Allemagne a, en conséquence, longtemps prévenu le débat public et politique allemand sur le changement climatique en Allemagne de la paralysie partisane. Le consensus des partis sur la science du climat était constamment renforcé par des fondations politiques et un petit nombre de groupes de réflexion universitaires qui entretenaient des liens étroits avec les universités (ibid., 117 et suiv.).

En conséquence, les grands groupes de réflexion climatosceptiques bien financés n’étaient pas seulement absents en Allemagne. Leurs fondateurs et donateurs potentiels ont également été découragés d’investir dans la contre-expertise en raison du système politique qui offre peu de possibilités en ce sens. En tenant compte de cela, ni les approches au niveau micro, qui reposent sur le succès d’individus oeuvrant au sein d’organisations climatosceptiques, ni les études au niveau macro, qui visent à lier le nombre croissant de climatosceptiques aux changements dans les systèmes politiques, ne semblent particulièrement prometteuses. Même les récents succès aux urnes de l’AfD ne peuvent expliquer les nouvelles attitudes envers le changement climatique d’origine humaine. En tant que parti d’opposition, l’AfD n’a (jusqu’à présent) aucune influence sur les décisions des ministères et autres autorités publiques telles que l’Agence allemande pour l’environnement et n’a jusqu’ici pas été en mesure de mettre fin au consensus concernant les politiques climatiques. Pour fournir des preuves de l’essor de l’influence du scepticisme climatique, l’accent devrait être mis sur le récent développement des relations et des alliances entre les acteurs climatosceptiques en Allemagne.

L’advocacy tank EIKE et ses nouveaux alliés politiques

Le réseau étroit d’institutions de recherche universitaires, de fondations politiques et de ministères décrit ci-dessus rend extrêmement difficile pour les dissidents de la lutte au réchauffement climatique d’y « faire leur entrée ». Contrairement aux États-Unis, l’Allemagne manque d’organisations bien financées et expérimentées telles que CATO, Heartland ou Competitive Enterprise Institute. En fait, le plus grand groupe de réflexion climatosceptique allemand, fondé en 2007, l’Europäisches Institut für Klima und Energie ou EIKE (Institut européen pour le climat et l’énergie), n’est pas à la hauteur de ses homologues américains. L’Institut est organisé comme une association privée et son personnel, composé de moins d’une cinquantaine d’individus, n’inclut aucun expert politique de haut niveau ni aucun ancien décideur politique. De même, l’EIKE manque du soutien de riches donateurs ou de grandes entreprises. Ensuite, sa « production scientifique » récente se révèle aussi plutôt modeste. Entre 2014 et 2019, les membres du personnel de l’EIKE ont publié un total de seize articles et infographies soit dans des revues internationales de renom comme Climate of the Past ou le Journal of Environmental Science and Engineering, soit dans des revues moins connues comme l’International Journal of Modern Physics, ou des choix plus discutables comme le Journal of Fisheries and Livestock Production publié par OMICS Publishing Group, un éditeur de « revues prédatrices » (Manley 2019) qui, en 2016, avait été accusé de « pratiques de publication trompeuses » par la Federal Trade Commission des États-Unis (FTC 2016).

En plus de la maigreur de cette production littéraire, l’EIKE a été actif en tant qu’hôte d’événements climatosceptiques. En novembre 2019, l’EIKE a organisé la treizième International Conference on Climate and Energy, une réunion de deux jours visant à mettre en contact les climatosceptiques allemands et internationaux (EIKE 2019). Plus important encore, il entretient des liens actifs avec de nouveaux populistes du paysage allemand, notamment avec le parti Alternative for Germany (AfD) fondé en 2013 et la fondation Desiderius-Erasmus née en 2017. L’attaché de presse et un vice-président de l’EIKE sont tous deux membres de l’AfD (et membres du comité politique de l’AfD sur l’énergie). En outre, tant les responsables de l’AfD que ceux de la fondation Desiderius-Erasmus utilisent l’EIKE comme plateforme pour publier des éditoriaux sur les politiques climatiques et énergétiques.

Il y a donc des raisons de croire que l’EIKE, malgré sa petite taille et son sous-financement, occupe actuellement une position plus centrale au sein d’un réseau émergent de climatosceptiques allemands. Cependant, ce changement ne peut s’expliquer ni par un afflux soudain d’argent, ni par un changement radical dans la structure organisationnelle, ni par une hausse notable de son personnel en fonction.

Un réseau en émergence, les résultats d’une analyse de données centrée sur les réseaux personnels (ego-networks)

Pour savoir si l’EIKE est en train d’améliorer sa situation et en fournir une explication, la conception de l’étude empirique s’est concentrée sur les relations structurées des acteurs climatosceptiques. L’une des raisons était l’absence apparente de nouveaux joueurs sur le terrain. À l’exception (notable) de la fondation Erasmus-Desiderius nouvellement créée (en 2017), aucune organisation climatosceptique n’a été fondée ces dernières années en Allemagne. De plus, tout comme l’EIKE, les acteurs existants n’ont pas changé leur vision organisationnelle ; leurs positions concernant les sujets les plus importants sont restées les mêmes au fil du temps. Ainsi, au lieu de rechercher des indicateurs intraorganisationnels d’une importance accrue à l’intérieur de l’EIKE, ce sont les aspects interorganisationnels qui renferment les clés pour comprendre l’essor du climatoscepticisme en Allemagne. Pour notre étude, nous posons le postulat que l’EIKE est un think tank qui a joué un rôle de courtier entre les composantes du sous-écosystème des acteurs climatosceptiques allemands. L’EIKE a donc été choisi comme « noeud de départ » (comme l’illustre la figure 1), car son apparition dans le temps précède de six ans la fondation de l’AfD, le seul vrai parti politique qui exprime des positions propres à la négation du réchauffement climatique et exige le démantèlement des politiques environnementales allant en ce sens.

Plus techniquement, la présente démarche emploie le langage propre à l’analyse des réseaux sociaux des pionniers Stanley Wasseman et Katherine Faust (1994, 42) où l’acteur central nommé ego déploie des liens avec d’autres parties nommées alter. Cette approche permet en effet de cartographier une communauté épistémique et ses sous-communautés et, plus encore, de déterminer à l’aide d’indicateurs chiffrés qui joue le rôle de « courtier » dans ces groupes, c’est-à-dire de facilitateur ou d’agrégateur, en se basant sur des indicateurs de confiance.

Suivant sur une approche événementielle, nous avons conçu un échantillonnage en boule de neige (snowball sampling) (Caiani et Wagemann 2009, 71) dans lequel nous avons inclus une redondance afin d’indiquer un degré de saturation suffisant, le tout axé sur les collaborations entre l’EIKE et d’autres acteurs (ego-alter relations), ainsi que sur les activités conjointes entre les partenaires de collaboration de l’EIKE (alter-alter relations). Les données sur les activités conjointes et la collaboration comprenaient 63 sources en ligne telles que les sites web d’organisations, les programmes de conférences, les publications des invités, les communiqués de presse, les apparitions publiques, les rapports, les éditoriaux et la participation à des événements, qu’il s’agisse d’ateliers ou de discussions devant public organisés par le réseau respectif des partenaires entre janvier 2017 et décembre 2019. L’échantillonnage s’est déroulé en deux étapes. Dans un premier temps, des données sur les relations ego-alter ont été obtenues en analysant les programmes de conférences, les publications, les ateliers et les communiqués de presse publiés sur le site web de l’EIKE. Cela a permis de produire une liste des partenaires de collaboration qui a ensuite été examinée plus en détail pour établir les relations alter-alter pertinentes. Pour être incluses dans l’échantillon, les activités de collaboration devaient correspondre à la thématique (science du climat, politique du changement climatique) et à l’orientation géographique (internationale, européenne et/ou allemande). Les relations alter-alter ont été envisagées lorsque « l’événement » collaboratif pouvait être confirmé par des sources primaires (sites web, programmes de conférences, listes de publications) de tous les acteurs concernés.

En fonction de ces paramètres, l’estimation de la taille du réseau est donc conservatrice. Étant donné que les grandes organisations peuvent ne pas répertorier la collaboration avec des organisations partenaires pour des raisons subjectives, la liste confirmée est susceptible de sous-estimer l’étendue réelle du réseau. Cependant, la stratégie d’échantillonnage restrictif offre plus de robustesse aux données, puisque les liens de réseau ne peuvent être tracés qu’avec au moins deux sources indépendantes. Cette meilleure qualité des données permet à son tour d’illustrer des liens de réseaux significatifs, surtout pour calculer les valeurs associées aux noeuds qui pointent vers les rôles de courtage (voir le tableau 1) au sein du réseau.

Dans l’analyse des réseaux sociaux, le « courtage » est défini comme la capacité de servir de pont entre des « trous structurels » qui laisseraient autrement des noeuds sans connexion (Sasovova et al. 2010, 639). Pour détecter de tels trous structurels, il est nécessaire d’établir les noeuds (acteurs) qui assurent la seule connexion entre deux ou plusieurs noeuds. Toute suppression (hypothétique) d’un tel noeud déconnecterait donc les noeuds précédemment connectés. En conséquence, détecter les noeuds structuraux nécessite de rechercher « l’absence de liens » dans un réseau (De Nooy, Mrvar et Batagelj 2011, 167). L’existence de trous structurels indiquerait que certains acteurs du réseau occupent une position privilégiée leur permettant de servir de courtiers.

Résultats : nouvelles alliances, vieilles connaissances

Le résultat produit par la présente méthode compte 21 noeuds (un ego, 20 alter) et un total de 42 liens mutuels, c’est-à-dire bidirectionnels. Afin de détecter qui tient le rôle de courtier parmi les noeuds de ce réseau, un degré de dépendance a été calculé pour détecter les trous structurels. Ce degré de dépendance allant de 0 à 1 donne une estimation de l’importance relative des relations dans un ensemble. Plus le score d’un noeud est bas, plus son importance est déterminante dans le réseau. Inversement, plus son score s’approche de 1, plus son rôle est marginal au sein du groupe et le retrait de ce noeud est sans conséquence pour le réseau (De Nooy, Mrvar et Batagelj 2011, 168). Le tableau 1 liste la contrainte agrégée produite pour chaque noeud et révèle une hiérarchie abrupte au sein du réseau. Avec une valeur de contrainte inférieure à 0,14, le think tank EIKE déclasse pour le rôle de courtier d’autres noeuds – tels la Société du Mont-Pèlerin (0,35), l’Institut CATO (0,36) le Réseau Atlas (0,38) et l’Institut Heartland (0,39) – par une marge considérable. De plus, les résultats indiquent que ni l’AfD (0,42 pour la section fédérale du parti et 0,59 pour la section régionale) ni la fondation Desiderius-Erasmus (0,59) ne jouent un rôle de courtage important dans les réseaux des climatosceptiques, ce qui suggère que le nouveau parti ambitieux et sa fondation affiliée ne créent pas de nouveaux réseaux, mais cherchent plutôt à accéder aux structures existantes.

Tableau 1

Coefficients de contrainte globale, l’EIKE, ego-réseau (ego et alter)

Coefficients de contrainte globale, l’EIKE, ego-réseau (ego et alter)

Notes : Calculs de l’auteur. Plus le coefficient est bas, plus l’entité est importante au sein d’un réseau.

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L’AfD, mais aussi d’autres acteurs climatosceptiques (tels que le média FreieWelt, le Netzwerk Vernunftkraft ou la fondation Desiderius-Erasmus) dépendent de l’EIKE pour les mettre en relation avec le contre-mouvement climatosceptique établi aux États-Unis. L’EIKE leur offre la possibilité (par exemple lors de ses conférences internationales sur le climat et l’énergie) d’échanger des informations. Cela permet de voir la double fonction jouée par l’EIKE qui tient à la fois le rôle de courtier au niveau national et celui d’agent de connexion allemand avec le réseau international des acteurs du contre-mouvement climatique.

Les données ont ensuite été testées pour relever l’existence de « sous-groupes cohésifs », c’est-à-dire de « sous-ensembles d’acteurs entre lesquels il y a des liens relativement forts, directs, intenses, fréquents ou positifs » (Wasserman et Faust 1994, 249). Bien qu’il existe de nombreuses méthodes pour détecter de tels sous-groupes (ibid., 251), l’approche appropriée pour ce cas-ci relève d’un test de modularité utilisant la méthode de Louvain. Les tests de modularité se concentrent en général sur les aspects structurels du réseau dans son ensemble et permettent de détecter « des groupes de sommets densément connectés, avec une ou des connexions plus clairsemées avec les autres groupes » (Newman 2006, 8577). La présence de tels groupes ou de « modules » dans un réseau est empiriquement importante, car ils peuvent indiquer l’existence de « communautés » théoriquement significatives. Les tests de modularité utilisant la méthode de Louvain attribuent chaque noeud à une communauté « afin de maximiser la modularité du réseau » (De Meo et al. 2011, 89). Cette stratégie d’optimisation a révélé trois communautés distinctes, indépendantes du noeud focal, et un résultat de modularité globale pour le réseau de Q = 0,309245. Une quatrième communauté peut être détectée entre l’EIKE et six alter périphériques, c’est-à-dire faiblement connectés entre eux. La figure 1 affiche en détail la communauté et les liens du réseau climatosceptique allemand. Pour des raisons de clarté, seules les communautés qui n’incluent pas le noeud focal sont mises en évidence à l’aide de cercles.

Figure 1

Structure et communautés reliées à l’EIKE, réseau ego-centré

Structure et communautés reliées à l’EIKE, réseau ego-centré

Notes : Calculs de l’auteur. Réseau complet, tests modulaires avec la méthode de Louvain.

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Le test de modularité révèle des résultats intéressants sur l’intégration de l’EIKE dans trois autres réseaux plus vastes et déjà bien structurés. La première communauté qui a pu être identifiée comprend des noeuds de la « nouvelle droite » en Allemagne. Cela montre une proximité entre tous les niveaux (fédéral et régionaux) de l’organisation de l’AfD, sa fondation politique affiliée, Desiderius Erasmus, le site d’information Freie Welt (Monde libre) et le Netzwerk Vernunftkraft. Alors qu’il fallait s’attendre à une proximité entre le parti et sa fondation, l’inclusion de ces deux derniers acteurs apporte des éclairages précieux sur les stratégies de communication climatiques de la « nouvelle droite ». Le journal/blogue en ligne Freie Welt fait partie du réseau Coalition Zivile, une association civile basée à Berlin sous la présidence du conjoint de la dirigeante adjointe de l’AfD. Le journal en ligne offre une plateforme aux politiciens et aux sympathisants de l’AfD, y compris pour les membres du personnel de l’EIKE. Le Netzwerk Vernunftkraft est un regroupement d’associations régionales qui coordonnent et soutiennent la protestation citoyenne locale contre les projets d’infrastructures renouvelables, en particulier les éoliennes. Ce réseau, qui se présente comme un mouvement populaire de citoyens concernés, a été accusé d’être un exemple rare d’astroturfing (ou de faux mouvement citoyen) en Allemagne (Walker 2016). Le réseau est susceptible de bénéficier de manière disproportionnée de ses liens avec l’EIKE qui le met en relation avec les architectes des « fausses » mobilisations sociales anti-climatiques comme les think tanks Heartland Institute et Committee for a Constructive Tomorrow (CFACT). Cette mise en contact permet à son tour au groupe de pression Netzwerk Vernunftkraft de reproduire les stratégies du mouvement anti-climat américain en Allemagne (Stegen 2018).

La deuxième communauté comprend principalement des think tanks et des organisations néolibérales américaines qui se sont avérés aussi être les plus sceptiques concernant le réchauffement climatique et les politiques climatiques. Réunissant les Heartland, CATO et Competitive Enterprise Institute, ces trois advocacy tanks très actifs ont orchestré la campagne médiatique publique contre la tournée d’Al Gore « An Inconvenient Truth » et lancé des initiatives à grande échelle pour jeter le doute sur le consensus des scientifiques spécialistes du climat. La campagne « We Call it Life » de 2006 instiguée par le Competitive Enterprise Institute a réagi au succès du documentaire d’Al Gore en lançant une campagne médiatique massive jouant avec les craintes d’une économie sans émission de carbone et visant à éliminer la « stigmatisation » du dioxyde de carbone dans la catégorie des polluants (Levy et Spicer 2013). De même, en 2003, le Heartland Institute a mis sur pied le Groupe d’experts international non gouvernemental sur l’évolution du climat (NIPCC), imitant le GIEC, et dont le but était de fournir une contre-expertise scientifique sur les enjeux climatiques (Machin et Ruser 2019). De plus, cette communauté comprend l’étoile polaire de la galaxie néolibérale anti-régulation qu’est le Réseau Atlas. Au début 2020, ce dernier rassemblait 509 advocacy tanks qui, par la production de recherches, militaient pour étendre les principes du marché libre dans toujours davantage de pays et sur une quantité croissante d’enjeux de politiques publiques (Atlas Network 2020), tout en s’opposant farouchement à la réglementation étatique sur pratiquement toutes les questions politiques (Smith, Thompson et Lee 2016). Enfin, la communauté comprend le Committee for a Constructive Tomorrow (CFACT), autre organisme à but non lucratif et membre de longue date de la Cooler Heads Coalition, un réseau américain de climatosceptiques et de négationnistes de la science du climat (Ruser 2018a, 84-85). Les liens de l’EIKE avec ces experts américains permettent aux climatosceptiques allemands d’accéder à des connaissances sur différentes tactiques (des campagnes médiatiques publiques jusqu’au déploiement de contre-expertise scientifique) et de les mettre en contact avec la vaste machine des organisations internationales néolibérales et anti-régulation (Mirowksi 2014, 44-45 ; Salles-Djelic 2017, 26 et suiv.).

La troisième et dernière communauté rassemble des acteurs qui promeuvent le marché libre et les politiques économiques libérales en Allemagne. Bien que la fondation politique Naumann, affiliée au Parti libéral-démocrate (FDP), n’a certainement pas l’agressivité des « fondamentalistes du marché libre » américains (Krugman 2010), l’Institut fűr untrnehmerische Freihei (Institut pour la libre entreprise, IuF ci-après) ne se consacre pas seulement à la promotion du marché libre, mais cherche à freiner toute forme d’« intervention gouvernementale », le tout en soulignant également sa coopération étroite avec divers advocacy tanks américains partageant les mêmes idées (Institute for Free Enterprise Berlin 2020). La Société Friedrich von Hayek, fondée en 1998 pour préserver l’héritage et promouvoir la vision politique de cet économiste, ressemble à bien des égards à la Société du Mont-Pèlerin : ces deux organisations soutiennent effectivement la disparition des obstacles entourant les échanges commerciaux en tout genre et s’opposent de facto aux politiques keynésiennes et socialistes. Ces dernières années, la Société von Hayek a été l’objet de nouvelles critiques pour avoir été « infiltrée » par des politiciens de l’AfD (Amann 2017) qui cherchent à fusionner le programme de marché libre des sociétés Hayek avec les positions eurosceptiques et nationalistes de l’AfD (Riedel et Pittelkow 2017).

Enfin, la société du Mont-Pèlerin, bien qu’elle soit souvent présentée comme un think tank américain, doit plutôt être vue comme un réseau international de gens d’influence sans siège social (Mirowsi et Plehwe 2015). C’est pourquoi elle est représentée sur la figure 1 entre les deux communautés néolibérales, allemande et américaine.

Dans l’ensemble, le test de modularité révèle que l’EIKE est connecté à trois sous-réseaux bien organisés et dotés de ressources importantes. Ses liens avec la nouvelle droite politique et son porte-parole en ligne peuvent conduire à une nouvelle augmentation de son importance politique. De plus, la connexion de l’EIKE à la coalition des promoteurs du marché libre offre de bons indices quant à la nature de la rhétorique qu’il déploiera pour contrecarrer les mesures climatiques gouvernementales en Allemagne. Dans une de ses déclarations, l’AfD combine effectivement le scepticisme de la science du climat (« la science n’est pas réglée ») avec des attaques contre une « économie dirigée » qui ouvrirait prétendument la voie à toujours plus de régulation du marché (AfD 2020). Tout cela permet de confirmer l’intuition qui était au coeur du cadre théorique et de la question de recherche du présent article. Le think tank qu’est l’EIKE semble bien être l’acteur central dans l’émergence du réseau climatosceptique en Allemagne, le tout en servant de pont avec la scène climatosceptique bien établie aux États-Unis.

Conclusion et perspectives

Le paysage politique allemand poursuit ses transformations, comme en témoignent les succès électoraux de l’Alternative für Deutschland, formation populiste qui ébranle désormais le système partisan tel qu’il s’était établi depuis le début du XXIe siècle. Même s’il demeure vrai que l’AfD continue de recevoir plus d’attention en raison de la fermeté de ses politiques anti-immigration, il a réussi à introduire un récit climatosceptique dans le discours politique alors que l’écosystème politique allemand en était jusqu’alors épargné. L’introduction du chapitre « Climat et énergie » dans son programme aux élections législatives de 2017 atteste que « le dioxyde de carbone (CO2), un gaz traceur, n’est pas un polluant, mais est essentiel à la vie » (AfD 2017, 65). Surtout pour les lecteurs américains, cette phrase peut sembler étrangement familière. Lorsque le Competitive Enterprise Institute, advocacy tank américain, a lancé une série de clips médiatiques pour contrebalancer l’attention publique accordée au livre An Inconvenient Truth d’Al Gore (2006), cette organisation a lancé une offensive publicitaire vidéo montrant des scènes de paysages naturels et dans laquelle une voix apaisante explique qu’« il y a quelque chose dans ces images que nous ne pouvons pas voir. Il est essentiel à la vie […] c’est ce qu’on appelle le dioxyde de carbone » (Ruser 2021). Ce qui pourrait être une ressemblance frappante pour certains pourrait n’être qu’une coïncidence pour d’autres. Le mimétisme des stratégies climatosceptiques américaines observable dans le discours politique allemand devrait en tout cas être pris au sérieux, de surcroît lorsqu’on considère les résultats empiriques présentés ici. Partout en Occident, des advocacy tanks comme l’EIKE en Allemagne pourraient jouer un rôle similaire et accélérer la formation de réseaux climatosceptiques, même là où le réchauffement climatique fait consensus dans les classes politique et universitaire. Bien qu’il ne dispose pas des ressources financières ou humaines des think tanks américains, l’EIKE sert d’intermédiaire entre les réseaux allemands et internationaux. Il offre aux climatosceptiques allemands la possibilité d’apprendre, d’échanger des idées et – éventuellement – de coordonner leurs stratégies et discours politiques.

L’émergence d’un courtier climatosceptique, tel que l’incarne l’EIKE, ne préfigure pas nécessairement que les discours politiques et publics sur le changement climatique prendront bien les allures de la guerre de tranchées idéologique américaine (Ruser 2018a, 58). Le consensus établi parmi les conseillers politiques ainsi que la masse critique des experts du climat en Allemagne contribueront fort probablement à maintenir l’EIKE bien en dehors des lieux où s’élaborent les politiques climatiques. Cependant, les réseaux émergents qui relient les climatosceptiques allemands et américains pourraient jouer un rôle crucial dans le développement d’un espace alternatif où la négation des dérèglements climatiques sera désormais banalisée. Lors de la Mecque annuelle des sceptiques du climat que fut le Climate Reality Forum en 2019, de jeunes influenceurs allemands actifs sur YouTube ont participé avec, entre autres, le soutien logistique et financier du Heartland Institute. Cet événement avait pour objectif d’établir des canaux de communication plus directs afin que les idées, les arguments et les perspectives climatosceptiques puissent rejoindre un jeune public de langue allemande (Climate Reality Forum 2019). L’occurrence de tels efforts collectifs peut en effet être interprétée comme une preuve de la « structuration réflexive » (Sydow 2004, 205) de ce genre de réseau. Cela signifie que les liens de réseau confirmés ne reflètent pas seulement des préférences organisationnelles « données » et stables, mais créent, favorisent ou modifient l’image de soi et les stratégies des membres du réseau. Le réseau actuel autour de l’EIKE, par exemple, non seulement représente les positions respectives des acteurs climatosceptiques, mais affiche des modèles relationnels qui, au fil du temps, peuvent avoir des répercussions sur les opportunités et les logiques organisationnelles de ses membres et créer de nouveaux contextes collaboratifs (Sydow 2004, 207).

En terminant, les résultats de la présente démarche permettent de rappeler l’importance des aspects relationnels lorsque vient le temps d’évaluer l’influence politique des think tanks et de leurs alliés politiques. Si l’EIKE continue d’engranger les succès quant à l’élaboration de son réseau, il faudra déployer d’autres études afin de vérifier si les acteurs de la nébuleuse climatosceptique allemande ont réussi à influencer les débats publics ou, pire, les politiques climatiques dans ce pays.