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Avec Dans le rouge, sept auteur·rices cherchent à déconstruire le présupposé économique dominant selon lequel l’endettement serait une problématique individuelle, produite par l’analphabétisme financier ou la surconsommation. Empreint d’une dimension paternaliste, l’argument individualiste comprend donc avant tout le phénomène comme une faillite morale personnelle attribuable à de mauvaises moeurs. Le point de départ de la critique proposée dans l’ouvrage est que cette approche dominante peine à expliquer l’augmentation globale du nombre de ménages vivant dans une situation d’endettement permanent (et en particulier au Québec). Face à cette limite et à partir du cas des ménages québécois, l’ouvrage dirigé par Sébastien Rioux se donne alors pour mission de « brosser un portrait global de l’endettement et confronter la myopie des discours dominants » (p. 182).
L’argument défendu de manière transversale voit l’endettement non pas comme un problème individuel donc, mais plutôt comme un phénomène systémique, inhérent au capitalisme moderne. L’explication qui le soutient repose sur deux axes. D’abord le capitalisme financiarisé, dans sa quête perpétuelle de croissance, se doit de reposer sur une consommation de masse pour garantir son bon fonctionnement. Dans cette optique, le crédit constitue alors un puissant outil pour stimuler la consommation. Ensuite, le néolibéralisme depuis son émergence a grandement affaibli la santé économique des ménages, avec entre autres la restructuration du rôle de l’État et la diminution de son rôle social, la détérioration des conditions d’emploi, la stagnation des salaires, la marchandisation croissante de l’éducation ou encore la hausse des coûts du logement. Dans un tel contexte de haute pression financière, l’endettement constitue finalement, pour de nombreux ménages, le seul moyen de s’en sortir.
Depuis cette approche systémique du phénomène, les auteur·rices choisissent donc de se concentrer sur les causes structurelles de l’endettement, tout en déconstruisant l’individualisation du problème prôné par les approches économiques dominantes. Il apparaît alors comme symptomatique d’une crise du système capitaliste, mais également comme un puissant outil de contrôle social et de retrait d’autonomie aux populations vulnérables, dont les rangs ne cessent d’ailleurs de croître.
Pour étayer ces propos, les auteur·rices ne se contentent pas d’aborder la question sous l’angle économique et adoptent des démarches de recherche et des niveaux d’analyse diversifiés. Notons par ailleurs que l’ouvrage rassemble des chercheur·es provenant de disciplines variées, parmi lesquelles la sociologie, la science politique, la géographie, l’économie ou encore l’histoire. Dans un premier temps, Julia Posca propose un retour historique sur l’émergence de la société de consommation de l’après-guerre et sur le rôle attribué au crédit dans la croissance économique. Sébastien Rioux identifie ensuite les causes de l’endettement des ménages québécois à partir d’une étude sur les conséquences de la restructuration néolibérale du marché de l’emploi, en tant que moteur de précarisation, avec notamment la diminution du rôle social de l’État et la transformation des rapports entre travailleur·euses et employeur·euses. Mathieu Dufour déconstruit quant à lui le discours dominant sur le fardeau de la dette, qui, dit-il, participe à la délégitimation de l’État providence. Philippe Hurteau et Charles Guay-Boutet proposent une étude ciblée sur un secteur particulier en analysant respectivement le cas de l’endettement immobilier, gonflé par la croissance du crédit hypothécaire, et le soutien financier aux études comme un régime d’endettement organisé par l’État, dans un contexte de hausse des frais de scolarité. Enfin la dernière contribution de l’ouvrage, proposée par Patrick Ducharme, étaye l’argument de la dette en tant qu’outil de contrôle social, dès lors qu’elle repose sur et nourrit un appareil financier capable de surveiller nos transactions.
En conclusion, Sébastien Rioux présente plusieurs pistes de solutions à l’endettement croissant des ménages québécois, suivant trois axes. Le premier repose principalement sur un renforcement du rôle social de l’État et s’adresse plutôt à la problématique de l’appauvrissement des ménages. Il défend alors une hausse des financements publics à l’éducation, au travail, à l’accès au logement, aux retraites, ou encore la hausse du salaire minimum. Le second axe aborde l’enjeu de la hausse exponentielle des inégalités à partir de la fiscalité. Les propositions portent alors sur les sujets de l’évasion fiscale, l’impôt sur la fortune ou les avantages fiscaux liés à la philanthropie. Le dernier axe argumente en faveur de la nationalisation du secteur bancaire, afin de mieux gérer les biens excédentaires produits par la société.
Plutôt destiné à un public large, Dans le rouge s’inscrit dans une réflexion engagée et constitue ainsi une contribution tant publique que scientifique. L’objectif poursuivi par les auteur·rices est principalement de mettre en lumière le phénomène de l’endettement depuis un angle nouveau, apportant ainsi une alternative aux approches économiques individualistes, largement dominantes dans la sphère publique. On pourrait reprocher aux analyses proposées un certain manque de profondeur avec notamment des solutions peu innovantes (celles-ci étant principalement axées sur un retour de l’intervention de l’État et le refinancement du secteur public). Néanmoins la priorité des auteur·rices a plutôt été mise ici sur la portée élargie de l’ouvrage, dès lors que la clarté et la facilité de lecture de chacun des chapitres sont au service de son accessibilité, elle-même renforcée par la présence d’analyses sur des secteurs précis qui aident le lecteur à prendre toute la mesure des arguments avancés. Ainsi, le propos du livre oscille continuellement entre généralisations et critiques systémiques d’un côté, analyses localisées de l’autre, offrant des points de repère clés pour la bonne compréhension des thèses défendues.
Finalement, alors que la pandémie de COVID-19 accentue davantage l’appauvrissement généralisé des ménages en partie provoqué par des crises économiques répétées, l’analyse proposée par Dans le rouge est d’une actualité criante. La mise au pas de certains secteurs de l’économie générant quantité d’emplois a en effet entraîné ou accentué la précarisation et l’endettement de certaines franges de la société, avec par exemple une communauté étudiante amputée d’une part significative de ses sources de revenus. Dans un monde post-2008, marqué par l’endettement massif et symptomatique d’un capitalisme en perte de vitesse, la déconstruction d’une approche individuelle au profit d’une approche collective face à ce défi systémique est à bien des égards la bienvenue.