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Ce texte interroge la démocratisation des municipalités régionales de comté (MRC) québécoises depuis 2002. Ces instances supramunicipales instaurées en 1979 regroupent plusieurs municipalités et ont pour compétences initiales l’aménagement et le développement de leur territoire. Gouvernées par un conseil de maires des municipalités membres, les MRC sont longtemps restées à peu près invisibles du grand public. Pourtant, un double mouvement semble aujourd’hui ouvrir de nouvelles avenues pour ce palier : l’élargissement de ses champs de compétences dont plusieurs touchent plus directement les citoyens, ainsi que la possibilité d’élire au suffrage universel direct son président – appelé préfet.

En effet, les MRC ont vu leur portefeuille de compétences s’élargir progressivement et couvrir aujourd’hui la gestion des cours d’eau et des matières résiduelles, la sécurité civile et la sécurité incendie, la planification et le développement de zones agricoles. Depuis 2015, leurs responsabilités accrues en matière de développement local et régional (MAMH 2019) leur permettent d’agir dans les domaines du tourisme, du transport collectif et adapté, de la production d’énergie, des télécommunications, de la culture, de l’agroalimentaire, des politiques familiales, etc. En outre, les municipalités membres peuvent leur confier d’autres compétences ou fournitures de services. Ainsi fondées sur le « volontariat institutionnel » (Proulx 1999), les responsabilités des MRC se révèlent être à géométrie variable, selon les décisions de chaque conseil des maires. Ce renforcement des compétences impose à son tour de nouvelles exigences en matière d’imputabilité envers les municipalités locales ainsi qu’envers la population. Les enjeux d’aménagement du territoire, de développement économique ou d’environnement sont particulièrement propices à des mobilisations citoyennes, qu’elles soient suscitées par les MRC comme dans le cas de la démarche d’une vision stratégique (Le Berre 2017), ou initiées par des mouvements anti-gaz de schiste (Chailleux 2015).

Politiquement, les MRC sont dirigées par des préfets élus par et parmi les maires des municipalités qui composent le conseil de la MRC. Ce mandat s’ajoute à celui de maire pour la personne ainsi désignée. Depuis 2002, une modification législative offre la possibilité de dissocier la fonction préfectorale de la fonction mayorale. Pour les MRC qui en font le choix, le poste de préfet est mis en élection au scrutin universel direct (SUD), tous les quatre ans, au moment des élections municipales. Depuis deux décennies, 18 des 76 MRC éligibles se sont prévalues de cette modalité. Bien qu’en nombre restreint, ces MRC ont explicitement rompu avec le modèle municipal et supramunicipal traditionnel, provoquant l’apparition d’une démocratie supramunicipale à deux vitesses selon le mode de désignation du préfet retenu.

Les enjeux qui se manifestent dans les MRC québécoises ne sont pas étrangers à ceux suscités par les réformes institutionnelles et électorales menées dans d’autres contextes nationaux. En effet, on assiste dans plusieurs pays à un certain élargissement du type de postes soumis à des élections directes, que ce soit dans les municipalités ou les structures supramunicipales. Annick Magnier (2006) rappelle que ces réformes sont présentées comme autant de tentatives pour répondre à la crise de la démocratie locale, qui se manifeste entre autres par un désintérêt électoral, un manque de relève politique, des blocages décisionnels ou encore des mobilisations citoyennes de type Not in My Back Yard (NIMBY). Au cours des dernières décennies, plusieurs réformes ont ainsi renforcé la position mayorale en la soumettant au scrutin populaire, comme en Italie (Mattina et Allum 2000) ou au Costa Rica (Ryan 2012). Plus récemment, l’Angleterre a offert le choix aux grandes villes de faire élire leur maire au suffrage universel direct, sans grand succès (Hambleton et Sweeting 2014). En France, la question de l’élection au suffrage universel des instances intercommunales est posée lors de chaque nouvelle réforme (Le Saout 2001 ; Caillosse 2002 ; Le Saout et Vignon 2015). Le pouvoir des présidents intercommunaux reste jusqu’à présent étroitement associé à la base communale de ces instances (Kerrouche 2012). Pour certains observateurs (Demaye 1999 ; Caillose et al. 2001, Le Saout 2001 ; Thomas 2011 ; Frinault 2019), cette situation découle d’ailleurs de la résistance des décideurs du palier intercommunal à l’élection directe. La longue expérience française en matière d’intercommunalité a généré de nombreux travaux de recherche dont il est possible de tirer des clés de lecture pour analyser les MRC québécoises. En proposant l’élection au SUD des préfets en 2002, le gouvernement du Québec participe à ces tentatives de réforme du palier supralocal observées ailleurs. Vingt ans après son adoption, il convient toutefois de s’interroger sur les effets de cette disposition législative. Nous soutenons ici la thèse selon laquelle l’élection des préfets au SUD, bien que porteuse de changements, n’a pas fondamentalement modifié les logiques mayorales à l’oeuvre dans les MRC et, de ce fait, n’a pas permis non plus de démocratiser en profondeur ce palier. L’échelon supramunicipal reste ainsi largement « confisqué » par les maires, au sens de Fabien Desage et David Guéranger (2011), et ce, quel que soit le mode de nomination des préfets.

Les travaux de ces auteurs sur les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) français procurent ainsi d’intéressants repères d’analyse pour aborder les MRC québécoises. Ils affirment que les EPCI sont des « espaces politiques confisqués » par les élus. Cette confiscation peut s’observer sur deux plans. Tout d’abord, les élus locaux ont su s’approprier les diverses tentatives de réformes du palier supracommunal. Selon les termes de Desage et Guéranger (2013, 1) « les réformes nationales de grande ampleur [de l’intercommunalité] apparaissent comme des moments privilégiés de mobilisation et d’implication des maires, alors particulièrement soucieux de neutraliser les objectifs d’intégration supracommunale et de préserver leurs prérogatives ». Cette mobilisation est notamment possible grâce au travail des associations d’élus locaux, comme l’Association des maires de France, dont le rôle dans l’élaboration des réformes de décentralisation a été clairement documenté (Le Lidec 2012). Ensuite, la confiscation peut également s’observer dans les « moments “où rien ne se passe” du point de vue de la loi » (Desage et Guéranger 2013, 1), c’est-à-dire dans le fonctionnement quotidien des instances supracommunales. Sur ce plan, la confiscation s’explique par un « mode de gestion entre-soi » (Desage et Guéranger 2010, 25), où les conflits partisans ont tendance à être occultés au profit de « négociations intercommunales [qui] s’effectuent en coulisses, à l’abri des regards des conseils municipaux, des médias locaux et des citoyens » (Desage et Guéranger 2011, 12). Ainsi, la recherche de consensus, la faible publicité des débats, l’opacité de la prise de décision et le marchandage entre représentants des communes sont autant de facettes de cette confiscation. Toujours selon Desage et Guéranger (2011 ; 2013), la « domestication des réformes » de l’intercommunalité par les élus communaux ajoutée au mode de gestion entre-soi contribue à préserver le pouvoir discret des maires de communes locales sur l’intercommunalité et à neutraliser la démocratisation de ce palier.

La thèse défendue ici, celle de la confiscation des MRC par les maires, s’appuie sur deux séries de matériaux. Dans un premier temps, nous avons réalisé l’analyse d’un corpus documentaire. La période de la fin des années 1990 et du début des années 2000 est marquée par une effervescence de prises de parole sur l’avenir du monde municipal et supramunicipal au Québec. Ces réflexions menées dans le cadre de la Commission nationale sur les finances et la fiscalité locale (1999) et du Livre blanc sur la réorganisation municipale (MAMM 2000) mettent la table pour le débat sur l’élection du préfet au suffrage universel qui se déroule à l’Assemblée nationale du Québec en 2002. Notre corpus est constitué de la documentation officielle produite lors des réflexions de 1999 et de 2000 ainsi que la documentation (mémoires déposés, énoncés de politique, débats à l’Assemblée et en Commission parlementaire, etc.) portant plus directement sur l’élection des préfets au suffrage universel. L’analyse de ce corpus nous a permis de reconstituer l’évolution des propositions de réforme et de repérer les argumentaires ayant justifié l’adoption de cette mesure par l’État québécois. Parallèlement, nous avons réalisé une enquête dans quatre MRC de la région de l’Outaouais, située à l’extrême ouest du Québec, afin de mieux comprendre les incidences de l’élection du préfet au suffrage universel sur le fonctionnement politique des MRC, y compris la participation publique à l’échelle de la MRC. Ces quatre MRC représentent un intérêt particulier puisque dans chacune d’elles l’option de l’élection du préfet au suffrage universel a été débattue. Ces débats, menés à des périodes variables, ont abouti à des choix également divers. Deux de ces territoires (la MRC Vallée-de-la-Gatineau et la MRC Pontiac) ont opté pour l’élection au suffrage universel de leur préfet, un troisième (la MRC des Collines-de-l’Outaouais) s’est engagé à la faire à partir du scrutin de novembre 2021. Finalement, un quatrième territoire (la MRC Papineau) a fait le choix de garder le fonctionnement traditionnel. Au-delà de la diversité des choix effectués, ces quatre MRC ont été des lieux de production de discours par les acteurs locaux pour ou contre l’élection du préfet. Nous y avons réalisé neuf entrevues exploratoires en 2020 et 2021 avec les quatre préfets de l’Outaouais, deux maires de municipalités locales, un ancien maire et préfet maintenant devenu chargé des projets spéciaux de sa MRC, et deux directeurs généraux. Ces entrevues permettent à la fois de cerner le discours local sur l’élection préfectorale et de voir dans quelle mesure le choix réalisé a influé sur la dynamique de prise de décision, y compris la place occupée par la participation publique.

La première section de ce texte retrace les raisons qui ont incité le gouvernement à offrir aux MRC la possibilité d’élire leurs préfets au suffrage universel et montre comment les ambitions initiales de démocratisation se sont atrophiées au fil du processus de production de la réforme de l’organisation municipale. Cela tend à confirmer deux éléments. D’une part, cette réforme a d’abord consisté à résoudre le problème de fragmentation municipale (Collin 2002) sans vraiment chercher à renforcer les structures de la démocratie locale et, d’autre part, face à la diversité des points de vue municipaux, le gouvernement s’est gardé d’amorcer une réforme d’ampleur, confirmant ainsi une domestication de la réforme par les élus municipaux (Desage et Guéranger 2011). La seconde section resserre la focale sur quatre MRC de l’Outaouais et montre le décalage entre les discours des acteurs locaux affirmant le potentiel de renforcement démocratique de l’élection du préfet et l’usage qui en est réellement fait. Sur le terrain, nous constatons que les pratiques varient peu dans les quatre MRC, même si les préfets élus peuvent se dévouer entièrement à l’échelon supramunicipal. Ainsi leur disponibilité et leur neutralité municipale ne suffisent pas à renverser le rapport de force avec les maires qui siègent au conseil. Ces derniers restent les détenteurs presque exclusifs de la représentation démocratique et du pouvoir décisionnel par consensus. Finalement, dans ce contexte, les préfets comme les maires se montrent peu enclins à mettre en place des dispositifs de démocratie participative.

La réforme du palier MRC « domestiquée » par les élus locaux québécois

Au début des années 2000, le gouvernement du Parti québécois entame une réforme majeure du monde municipal dont l’objectif principal est de s’attaquer à la fragmentation municipale du territoire, considérée comme problématique (Mévellec 2008). Dans le discours gouvernemental, elle est associée au manque d’efficacité et de cohérence dans la production de politiques publiques à l’échelle locale, en plus d’être une source d’iniquité fiscale entre les habitants des quartiers centraux et ceux des municipalités de banlieues. Depuis les années 1960, les gouvernements successifs ont proposé des réformes visant les regroupements municipaux, le plus souvent sur une base volontaire, sans toutefois réussir à modifier substantiellement le maillage municipal. À la fin des années 1990, la province compte encore près de 1600 municipalités. Une réforme plus dirigiste est alors envisagée afin de remédier à cette situation en ciblant prioritairement les agglomérations urbaines et les MRC. Toutefois les ambitions initiales des réformateurs concernant les MRC se verront être considérablement réduites au fil des négociations avec les acteurs municipaux.

De grandes ambitions initiales pour « un renforcement majeur » des MRC

Le processus de réforme s’amorce par la signature d’un nouveau pacte fiscal entre le gouvernement et les municipalités, communément appelé « Pacte 2000 » (ou rapport Bédard), qui contient des propositions favorables au renforcement des MRC. Ce pacte est basé sur le travail de la Commission sur les finances et la fiscalité locale dont le mandat était d’étudier « non seulement la problématique financière du secteur local, mais également la question de ses responsabilités, de son organisation et de ses structures », afin d’émettre des recommandations au gouvernement pour lui permettre d’enrayer le problème de fragmentation municipale (Bédard 1999, 3). La commission envisage trois options : le recours à la collaboration volontaire des municipalités, la maximisation des fusions municipales et le renforcement majeur du palier supramunicipal (ibid., 263). Il est précisé dans les recommandations que les fusions doivent être réservées aux grandes agglomérations, alors que le renforcement du palier supralocal doit être privilégié pour le reste du territoire. Selon les auteurs, cette dernière option est celle qui possède le plus grand potentiel pour régler les problèmes induits par le morcellement du territoire. Le renforcement majeur du palier supralocal place les MRC au coeur de la réforme et cherche à en faire « le centre de gravité de la planification du développement et de l’offre de services sur leur territoire » (ibid., 267).

Pour les auteurs du rapport, le renforcement du palier supramunicipal passe par l’élargissement de ses compétences, la révision du mode d’élection de ses dirigeants et la possibilité d’avoir des revenus propres. Sans que le terme soit utilisé, il s’agit ni plus ni moins de faire des MRC un palier de gouvernement à part entière, en leur confiant des responsabilités et des moyens supplémentaires, tout en leur donnant une légitimité démocratique forte (Leclerc 2007). Dès lors, l’idée de « renforcement majeur » sous-entend le transfert de plusieurs compétences municipales vers les MRC, dans une logique d’économies d’échelle, d’une meilleure équité fiscale ainsi que d’une amélioration de la cohérence territoriale des politiques publiques (Bédard 1999, 268). De plus, le rapport propose d’abolir le système de financement des MRC basé sur les quotes-parts des municipalités[1] et d’accorder aux MRC des sources de revenus autonomes liées à la taxation ou encore à la tarification.

Cette vision des MRC supposait également l’élection au suffrage universel direct de tous les membres du conseil des MRC. Une telle option devait permettre d’éviter le problème de la double allégeance des dirigeants, « dont la première va aux municipalités locales qu’ils représentent » (Bédard 1999, 171). Comme ailleurs (voir par exemple Reigner, Frinault et Guy 2010), les conflits de loyauté caractérisent le fonctionnement des instances supramunicipales et limitent l’émergence d’une vision commune du développement du territoire. Finalement, le déficit démocratique des MRC est également souligné, car « bien que leurs dirigeants soient des représentants municipaux élus au suffrage universel dans leur localité, aucun suffrage direct ne permet aux citoyens d’exprimer leurs besoins de nature supralocale » (Bédard 1999, 168). Ainsi, la tenue d’élections dans les MRC impliquant des mises en candidatures, des campagnes électorales, des débats, etc., est vue comme un moyen de faire connaître la MRC auprès des citoyens et de leur donner l’occasion de se prononcer publiquement sur les enjeux qui touchent leur région.

Cependant, les auteurs de cette proposition de réforme la reconnaissent complexe puisqu’elle nécessite de « développer une instance actuellement embryonnaire, la MRC, revoir son découpage territorial, mettre en place un nouveau mode électoral et un nouveau régime de financement, sans compter tout ce que suppose l’opérationnalisation du transfert des responsabilités : réorganisation administrative, transfert d’effectifs, d’équipements, etc. » (ibid., 268). Elle vient aussi modifier les rapports de force entre municipalités et MRC de manière considérable. À terme, la réforme sur l’organisation territoriale du tournant des années 2000 n’en retiendra que quelques bribes.

Une réforme à la carte, dans le respect de l’autonomie des municipalités

En l’an 2000, le Livre blancsur la réorganisation municipale publié par le gouvernement du Québec, qui sert de base de discussion avec les différents groupes concernés, reprend essentiellement le même diagnostic (une fragmentation problématique) et les mêmes solutions, soit les fusions municipales sur le territoire des principales agglomérations urbaines et le renforcement des MRC pour le reste de la province. Toutefois, ce dernier ne passe plus que par un élargissement des compétences de ces instances alors que la question de leur fonctionnement démocratique est complètement écartée. Ainsi, le Livre blanc ne fait aucune mention de l’élection des préfets comme solution pour pallier le déficit démocratique évoqué plus haut. Concrètement, il faut attendre que le volet urbain de la réforme soit mis en oeuvre, via des fusions municipales (Mévellec 2008) et des communautés métropolitaines (Tomàs 2012), pour que le sujet soit de nouveau abordé lors des discussions parlementaires autour de projets de loi omnibus. C’est une première fois le cas en 2001, lorsque le gouvernement présente le projet de loi n° 29 (Loi modifiant diverses dispositions législatives en matière municipale, adoptée en juin 2001) qui regroupe une série de dispositions visant à compléter les premiers textes de loi. On y trouve en particulier de nouvelles dispositions concernant les MRC rurales auxquelles sont attribuées des compétences exclusives, sans droit de retrait pour les municipalités, en matière de voirie locale, d’évaluation foncière, de gestion des matières résiduelles, de transport des personnes handicapées, de logement social et de gestion des cours d’eau (Soucy 2002). Les MRC peuvent également élaborer des politiques publiques ayant trait au développement culturel, patrimonial, économique, touristique, et établir des modalités de financement pour tout équipement, infrastructure, ou activité à caractère supramunicipal. Enfin, le projet de loi n° 29 donne le droit à ces MRC rurales d’élire leur préfet au suffrage universel.

C’est de nouveau le cas, l’année suivante, lorsque le projet de loi n° 77 (Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant les municipalités régionales de comté, adoptée en décembre 2002) est discuté à l’Assemblée nationale. Il porte précisément sur les MRC non exclusivement rurales. Au cours des débats parlementaires, plusieurs voix se sont élevées pour appuyer l’élection au SUD des préfets, cette fois-ci pour l’ensemble des MRC du Québec. C’est l’occasion pour André Boisclair, nouveau ministre des Affaires municipales, d’associer explicitement l’élection des préfets et le développement de leur capacité à prendre en charge leurs nouvelles compétences, ce qui semble par ailleurs être l’objectif principal de cette mesure :

[J]e suis convaincu que nous avons fait un bon choix en permettant l’élection du préfet au suffrage universel pour les MRC à caractère rural. Le monde rural a besoin de cette institution parce que, dans certaines situations, les municipalités de plus petite taille n’ont pas toujours… pas qu’elles manquent de volonté, mais elles n’ont pas toujours l’expertise et les ressources pour accomplir des tâches et s’acquitter de responsabilités… dont le monde municipal doit s’acquitter. Pensons à l’aménagement, pensons aux préventions incendie, pensons à la gestion des matières résiduelles, des champs qui sont importants.

Assemblée nationale 2002

La Fédération québécoise des municipalités (FQM 2002) et Solidarité rurale (SRQ 2002), deux associations qui représentent respectivement les petites municipalités et le monde rural, plaident pour la généralisation de l’élection au SUD des préfets, et par là même pour la mise en place d’un « gouvernement de nature régionale » (FQM 2002, 5). Ces deux groupes déploient essentiellement les deux mêmes argumentaires. Le premier est axé sur la volonté de renforcer le leadership des préfets jugé « nécessaire pour mobiliser les forces vives du milieu et assurer le développement endogène » (ibid., 4), ou encore pour offrir un point d’ancrage territorial aux efforts de décentralisation que Solidarité rurale appelle de ses voeux (Assemblée nationale 2002). Dans ces discours, la légitimité démocratique des préfets est jugée nécessaire pour assurer la prise en charge pleine et entière des nouveaux champs de compétence offerts aux MRC et favoriser leur capacité « de faire » largement laissée aux mains des fonctionnaires. À titre d’exemple, Solidarité rurale souligne le rôle politique que pourrait jouer un préfet élu en matière d’aménagement du territoire : « L’élection du préfet au suffrage universel devrait également servir à renouer les liens significatifs avec la population. Il importe ici que le schéma d’aménagement d’une MRC redevienne un projet de vie plus global qu’il ne l’est actuellement et puisse rejoindre les gens dans leur quotidien » (Assemblée nationale 2002). Le second argumentaire est quant à lui davantage centré sur l’idée que l’élection permettrait surtout de sortir de l’ornière de la double allégeance des préfets-maires (FQM 2002, 5), tout en améliorant le fonctionnement interne des MRC. Pour Solidarité rurale, des préfets élus pourraient favoriser « la collégialité au conseil de la MRC plutôt que la polarisation qu’entraîne le système actuel » (Assemblée nationale 2002). Ce double argumentaire amène particulièrement Solidarité rurale à recommander non seulement que toutes les MRC de la province puissent élire leur préfet au SUD, mais aussi que « le gouvernement québécois prévoie une date butoir pour rendre obligatoire cette disposition pour toutes les MRC du Québec » (ibid.).

Cet enthousiasme n’est pourtant pas partagé par tous. L’Union des municipalités du Québec (UMQ), qui représente les grandes et moyennes villes de la province, adopte une position complètement différente. Pour elle, le fait d’introduire un dispositif électoral au niveau des MRC revient à créer un nouveau palier de gouvernement non nécessaire, et « cette possibilité vient contredire le principe fondamental du respect de l’autonomie du pouvoir des municipalités locales » (UMQ 2002, 17). Pour l’UMQ, l’assemblée des maires demeure le mécanisme idéal pour la concertation entre municipalités sur les enjeux régionaux et elle demande le statu quo en cette matière. Bernard Gagnon, président de l’UMQ à l’époque, exprime clairement la position de l’Union, soucieuse de défendre avant tout l’autonomie municipale :

[Le fait] d’avoir un préfet élu au suffrage universel et un ensemble de maires qui sont là par délégation comme telle, ça crée un problème, c’est clair. À cet égard-là, il y a d’autres avenues qui peuvent être employées pour arriver aux mêmes objectifs, et ces avenues-là pourraient respecter l’ensemble du monde municipal tel qu’il existe maintenant. Et ce n’est pas un principe accessoire, le principe de l’autonomie des municipalités, c’est un principe de base.

Assemblée nationale 2002

Le statu quo prôné par l’UMQ concerne deux éléments. Tout d’abord, le mode de désignation des préfets, qui doit selon elle rester celui de la cooptation afin de ne pas créer de nouveaux espaces de conflits. Suivant le principe de l’autonomie municipale, il est impensable qu’un préfet tente d’imposer sa vision au conseil de la MRC. Ensuite, l’UMQ n’est pas non plus favorable à l’élargissement des compétences des MRC qui pourrait accompagner ou découler de la présence de préfets élus, pas plus qu’à l’idée d’accorder aux MRC un pouvoir de taxation qui en ferait un véritable palier gouvernemental. Enfin, pour l’UMQ, les villes sont capables d’assumer le rôle moteur du développement en région, mais doivent pour cela jouir pleinement de leur autonomie.

Ainsi, alors que le gouvernement de Lucien Bouchard impose avec fermeté sa politique de fusions municipales, et ce, malgré les réticences d’une partie des élus municipaux (Collin 2002 ; Mévellec 2008), sa réforme du palier MRC s’avère beaucoup plus prudente, peu contraignante et segmentée. Les MRC dites rurales sont dotées de quelques compétences obligatoires supplémentaires alors que dans les MRC dites mixtes (c’est-à-dire rurales mais possédant un pôle urbain), les municipalités locales peuvent exercer certains droits de retrait. Peu de modifications sont apportées au mode de fonctionnement des MRC. Le principe de double majorité guidant la prise de décision au conseil des maires est maintenu, avec quelques amendements visant à empêcher les villes de contrôler les décisions. Quant à l’élection, seuls les postes de préfets sont concernés, et le choix est laissé aux MRC d’adopter ou non ce nouveau mode de désignation[2]. En somme, les ambitions de démocratisation qui accompagnaient les premières propositions de réformes se sont largement étiolées au moment où le gouvernement a finalement légiféré. Étant donné la portée limitée des mesures introduites et leur caractère optionnel, les ambitions du législateur deviennent plus floues et difficiles à cerner.

Si le rapport Bédard laissait présager de grands changements par rapport au fonctionnement démocratique des MRC, le seul élément ayant été introduit sur ce plan est l’élection des préfets au SUD. Or, cette mesure semble plutôt avoir été conçue pour accroître la capacité des MRC à prendre en charge de nouvelles responsabilités, et non pour véritablement démocratiser ce palier. La démocratisation apparaît tout au plus comme un effet désirable de cette mesure dans le discours des autorités publiques, sans que le gouvernement n’ait toutefois prévu les moyens pour que cela devienne tangible. Au nom de l’autonomie des municipalités défendue par l’UMQ, le gouvernement a finalement laissé à chaque conseil de MRC le soin de trancher à propos de la pertinence d’élire leur préfet. Ainsi, seuls les maires sont appelés à se prononcer, la population étant maintenue à distance de cet enjeu. Finalement, on peut voir dans la faible percée du dispositif électoral des préfets la résistance des maires des municipalités locales jaloux de leur contrôle sur ces instances, et ce, en dépit de la présence d’incitatifs financiers offerts aux MRC jusqu’en 2009 qui visaient à assumer les coûts liés à la tenue des élections, ainsi qu’une partie de la rémunération des préfets élus (Assemblée nationale 2009). Cet aboutissement n’est pas sans rappeler ce que Desage et Guéranger (2010, 21) qualifient de « réforme domestiquée » dans la mesure où l’opposition d’élus locaux (ici par la voix de l’UMQ) a réussi à désamorcer les ambitions de changement et à favoriser l’option du statu quo supramunicipal. La mise en oeuvre de la réforme repose alors sur des compromis locaux, et le renforcement de l’échelon supramunicipal perd de son importance au sein d’une réforme territoriale qui se sera finalement surtout axée sur les grandes villes. Ce portrait en demi-teinte du processus de réforme invite néanmoins à explorer les pratiques mises de l’avant par les préfets élus et leurs équipes, c’est-à-dire leur appétit à démocratiser les MRC « par le bas ».

Une « gestion entre-soi » qui fait peu de place aux préfets, même élus

Dans cette seconde partie, nous resserrons la focale sur la mise en oeuvre de cette réforme dans quatre MRC de l’Outaouais, à travers les discours produits par les préfets et leur entourage[3]. Les entrevues ont montré que les arguments en faveur de l’élection des préfets au SUD se rapportent essentiellement à la possibilité d’occuper cette fonction de manière exclusive, ce qui se décline sous les registres de la disponibilité et de la neutralité de ces préfets. De plus, l’élection du préfet ne constitue pas une remise en cause du fonctionnement par consensus qui caractérise les MRC. Les maires continuent d’y occuper un rôle pivot. Finalement, l’élection des préfets influence peu la place accordée à la démocratie participative à l’échelle des quatre MRC étudiées, la « proximité » des élus faisant, selon eux, office de principe de consultation.

« Disponibles » et « neutres », des préfets élus entièrement dédiés à l’échelon supramunicipal

Lorsque nous les interrogeons sur les avantages de l’élection au SUD des préfets, nos interlocuteurs évoquent la disponibilité accrue du préfet de façon presque unanime. Cette dernière est d’abord exprimée en nombre d’heures consacrées au mandat supramunicipal. Ainsi, si un préfet-maire consacre « entre 80 et 100 heures à toutes les semaines » (E6) à ses deux mandats, un préfet élu indique plutôt travailler de 60 ou 70 heures par semaine (E1) uniquement pour la MRC. La question du temps est mise en lien avec l’augmentation de la charge de travail des préfets au cours des dernières années, qui découle elle-même de l’élargissement des compétences obligatoires des MRC (aménagement du territoire, gestion des cours d’eau, sécurité civile, développement économique, culture, etc.) et des compétences optionnelles (corps policier, cour municipale, réseau de transport en commun).

Le travail des préfets requiert des investissements qui dépassent l’échelon supramunicipal, que ce soit au niveau régional au fil des rencontres régulières avec leurs homologues au sein de la Conférence des préfets de l’Outaouais (CPO) ou, plus épisodiquement, avec des ministres. En tant que porteurs de dossiers, les préfets sont amenés à travailler avec les députés et les gouvernements des paliers fédéral et provincial. La relation est bidirectionnelle. D’une part les préfets « talonnent » (E1) les députés pour faire avancer leurs dossiers et, d’autre part, les ministres privilégient les interactions avec les préfets, moins nombreux que les maires de municipalités locales, comme l’explique ce cadre : « les gouvernements, les différents niveaux, ils n’ont pas le temps de faire le tour des 60 municipalités de l’Outaouais. Donc ils demandent aux préfets de se déplacer [à Gatineau] pour l’ouverture de ci, le lancement de ça. Québec et Ottawa veulent être sûrs [que] quand ils font des annonces les politiciens locaux sont de leur bord. » (E3) Quel que soit l’initiateur, ces rencontres nécessitent la préparation de dossiers et demandent à chaque préfet de pouvoir défendre les intérêts de sa MRC sur les enjeux discutés : « Moi je connais tous mes dossiers par coeur, j’ai le temps de les analyser, de les regarder et de les défendre dans le meilleur intérêt de l’Outaouais. Mais ce n’est pas comme ça partout parce que [les autres préfets] ont des municipalités dont ils doivent s’occuper. » (E1)

Pour les préfets-maires, ces rencontres régionales alourdissent un agenda déjà surchargé (E6), comme le décrit l’un d’entre eux :

Maintenant il y a beaucoup plus de responsabilités au niveau régional avec la Conférence des préfets de l’Outaouais. Je n’ai pas le temps que j’aimerais avoir pour m’impliquer au niveau régional, mais aussi pour faire des représentations à Québec. Je suis aussi impliqué sur le conseil d’administration de l’UMQ en tant que maire et sur plusieurs commissions et comités. Donc il y a la municipalité locale, la MRC, le régional Outaouais, l’UMQ, et je travaille avec deux administrations, deux directeurs généraux, deux conseils… C’est énorme !

E5

Pour conclure, la charge de travail est décrite comme croissante et multiniveau, ce qui amène les personnes interviewées à mentionner que le manque de temps nuit autant aux MRC qu’aux municipalités. Elles sont ainsi plusieurs à souligner que les préfets-maires ne peuvent effectuer leur travail sans « délaisser » ou « négliger » certains dossiers de la MRC au profit de ceux de leur municipalité ou inversement :

Je crois que mes responsabilités comme maire de [municipalité] étaient un peu délaissées parce que là j’avais presque deux emplois à temps plein chacun.

E5

Je pense que le suffrage universel devrait être obligatoire pour toutes les MRC pour une meilleure gestion équitable pour tous nos citoyens. Je ne dis pas que ceux qui ne sont pas au suffrage universel ne sont pas équitables, mais ça doit être difficile. Tu négliges l’un des deux.

E1

La spécialisation de la fonction, induite par l’élection au SUD, est ainsi avancée comme la raison première de se distancier du modèle traditionnel de nomination. En plus de la disponibilité, la neutralité des préfets élus est énoncée comme un deuxième avantage. Comme envisagée dans le rapport Bédard (1999), l’élection au SUD est présentée comme une solution au problème de loyauté des préfets. La légitimité territoriale élargie du préfet élu au SUD lui permettrait d’avoir une vision régionale des enjeux et de se placer au-dessus des intérêts municipaux. Cette position serait beaucoup plus difficile à tenir pour des préfets élus par leurs pairs. Dans l’extrait suivant, la position intenable d’un préfet-maire est ainsi expliquée : « [Quand tu es maire, tu es] redevable envers tes citoyens parce que ce sont eux qui t’ont élu. Mais quand tu arrives à la table en tant que préfet, tu dois mettre ton chapeau neutre et défendre l’ensemble des municipalités [alors que] tu sais que chez vous, ta municipalité ne voudra pas de ce projet-là. » (E1)

Ce dilemme ne relève pas seulement des préfets, mais est intériorisé par les autres maires membres du conseil de la MRC, comme en témoigne cette citation :

Je peux difficilement demander au préfet de venir m’appuyer dans mon projet de développement, mon projet immobilier, en sachant que ses citoyens s’opposent à ce type de développement parce qu’eux autres disent que ça va faire de la pollution lumineuse. Ils ont peur des risques sur la nappe phréatique aussi parce qu’on va devoir pomper de l’eau pour s’en servir. Alors monsieur X en tant que préfet [et maire], ça serait délicat pour lui de venir m’aider.

E2

Ainsi, un préfet élu au SUD aurait l’avantage de ne représenter aucune municipalité locale et pourrait plus aisément affirmer un leadership, nécessaire pour aider les maires à négocier entre eux ou encore pour imposer des projets qui, bien que nécessitant un investissement direct de la MRC, ne semblent pas a priori avoir des retombées supramunicipales. Sa neutralité lui permet par exemple d’argumenter devant le conseil des maires que la construction d’une piscine publique à tel endroit (E9) sera bénéfique à l’ensemble du territoire.

La neutralité renforcée des préfets élus est également évoquée par certains répondants comme un moyen d’éviter des formes de favoritisme. Il existe deux principaux mécanismes visant à assurer la neutralité des préfets. Premièrement, élus ou non, ils n’ont le droit de vote qu’en cas d’égalité des voix au conseil. Deuxièmement, une fois nommé préfet, un maire peut désigner un autre représentant de sa municipalité pour siéger et délibérer à sa place au conseil des maires. Malgré ces dispositifs, à mots plus ou moins couverts, plusieurs personnes interviewées ont rappelé qu’avec un préfet-maire, il existe toujours un risque que celui-ci puisse utiliser sa position pour attirer des projets de développement et des services sur son territoire ou, dit autrement, pour « tirer la couverture de son bord » (E8). D’autres, plus soucieux de ne pas prêter de mauvaises intentions aux anciens préfets, ont plutôt utilisé des formules comme « un manque indirect d’objectivité en raison de la position de maire du préfet » (E2). À l’inverse, pour les répondants de la MRC ayant choisi le statu quo, la confusion des rôles ou les potentiels conflits d’intérêts inhérents à la position d’un maire-préfet ne sont pas problématisés et n’appellent donc aucune mesure de correction :

Nous on n’a jamais senti qu’il pourrait y avoir des conflits d’intérêts. L’ancien préfet a été là pendant quinze ans puis moi je n’ai jamais senti qu’il pourrait y en avoir.

E6

Je pense que les maires étaient conscients qu’il pourrait y avoir apparence de conflit d’intérêts, le chapeau maire versus le chapeau préfet. Les gens disaient que ça serait peut-être plus clair si c’était un préfet élu au suffrage universel parce que la personne n’aurait pas deux chapeaux. Mais outre ça, je pense que les gens voyaient beaucoup plus d’avantages à avoir un préfet nommé par les pairs qu’un préfet élu au suffrage universel.

E7

Selon les mêmes personnes, si le double chapeau porté par certains préfets constitue un inconvénient pour le citoyen, il serait possible de remédier à ce problème par de bonnes communications :

Ce qui est le plus difficile à mon avis c’est de bien expliquer le rôle du préfet aux citoyens. Parce que souvent tu vas parler dans les médias puis le citoyen ne sait jamais qui parle. Est-ce que c’est le préfet ou c’est le maire de sa municipalité ? Il faut vraiment faire attention quand on communique dans les médias et avec les citoyens.

E6

Ainsi, les entrevues témoignent d’un certain consensus sur l’avantage clarificateur d’un poste de préfet élu dans les MRC ayant adopté ce mode de désignation. Toutefois, l’argument de la neutralité n’apparaît pas suffisant dans les MRC où l’élection par les pairs se maintient. Ce fonctionnement traditionnel y est même naturalisé, faisant partie de « leur culture, leur identité ou leur ADN » (E7).

Les préfets élus au service des consensus entre maires

Les entrevues ont aussi permis de mettre au jour, en contexte québécois, plusieurs logiques qui sont au coeur de la confiscation politique et de la gestion entre-soi repérées en France. La primauté mayorale ressort comme un thème central dans le discours des acteurs. Trois principaux registres argumentaires convergent dans cette conception municipaliste de la MRC, c’est-à-dire considérée comme une coopérative de services dont l’existence n’est justifiée que par sa capacité à répondre aux besoins des municipalités locales. On note d’abord que cet échelon reste mal connu de la population. Cette discrétion n’est pas seulement liée aux compétences traditionnelles qu’elle exerce, mais aussi à l’attitude des maires qui s’imposent comme les relais exclusifs de l’information supramunicipale. Finalement, le préfet, qu’il soit élu ou non, peine à s’imposer dans un environnement où le mode de gestion est caractérisé par le consensus mayoral.

Tous les répondants s’accordent sur l’existence de lacunes en matière de communication et de transparence dans leur MRC. De manière générale, les citoyens en savent très peu sur cette instance, tant en termes de champs de compétence qu’en termes de décisions précises : « Les gens connaissent le rôle des municipalités, ils connaissent le rôle des gouvernements, mais là ils se posent un peu la question à savoir ce que fait une MRC. » (E6) Or, jusqu’à tout récemment, peu d’efforts ont été faits pour assurer cette visibilité et favoriser la transparence du fonctionnement des MRC, maintenant celles-ci dans le registre de la discrétion. Le personnel comme les élus se retrouvent plutôt en mode réactif, attendant que les gens viennent les solliciter pour en profiter et faire un peu d’éducation sur le rôle et les responsabilités des instances supralocales : « À moins qu’il y ait un problème puis qu’ils viennent nous voir à la municipalité, là on va leur dire que c’est une compétence partagée avec la MRC et ils vont poser des questions puis ils vont comprendre un peu plus. Autrement, si tout va bien, pas de nouvelles, bonnes nouvelles. » (E2)

Il faut dire que si les MRC existent depuis un peu plus de quarante ans, plusieurs commencent à peine à développer leurs communications. Ainsi, seule une des quatre MRC étudiées possède une politique de communication et une personne-ressource à cet effet, et une autre s’est dotée d’un agent de communication il y a deux ans. Dans les entrevues, cette situation est justifiée par le manque de moyens financiers et de temps :

Je pense qu’il commence à y avoir de plus en plus de MRC qui se dotent d’agents de communication, mais tout dépend de la capacité de se doter d’une ressource. Là on est à l’étape où est-ce qu’il faut communiquer pour que les gens connaissent le rôle des MRC puis les interventions qu’on fait dans le milieu parce qu’on investit beaucoup sur le territoire ? Mais souvent on n’a pas l’opportunité ou on est tellement dans l’action qu’on n’a pas le temps de diffuser puis de dire ce qu’on fait.

E7

Surtout, les maires s’imposent comme les acteurs pivots de la communication des MRC : que ce soit pour « diffuser l’information dans les municipalités » (E5) ou pour « faire monter les enjeux des municipalités vers la MRC » (E2). Or, ce système n’assure pas le partage de l’ensemble de l’information, ni vers la population ni même vers les conseils municipaux. En effet, en entrevue, un préfet élu au SUD raconte qu’en effectuant une tournée des municipalités locales, il a constaté que certains maires ne transmettent pas les décisions prises à la MRC à leur conseil (E9). L’anecdote suivante racontée par un maire illustre le pouvoir détenu par les maires quant au fait de déterminer ce qui est à partager, ou non, avec leur conseil, et de choisir la manière dont ils rapportent les faits dans leur municipalité. Ainsi, ils peuvent s’attribuer les mérites de certains projets lorsque cela les avantage et rejeter la faute sur la MRC lorsqu’il y a de l’insatisfaction :

Si ça fait un mois et demi que le maire se fait achaler [importuner] par les citoyens puis à chaque fois il appelle la MRC pour que le service soit rendu, mais qu’on ne reçoit jamais de réponse positive, bien à un moment donné je dirais que même si le maire a tenté le politique, c’est beaucoup plus facile pour lui de dire publiquement que la MRC n’a pas voulu nous aider […] Donc le préfet est un peu dans une position où, s’il ne fait pas ce qu’il doit faire pour les municipalités, il va se le faire reprocher aux prochaines élections parce que les maires auront dit publiquement qu’il y a des problèmes.

E8

Ce maire va même jusqu’à dire que l’un des avantages de l’élection au suffrage universel est de renforcer l’imputabilité du préfet envers les maires :

Avant c’était facile de dire que les maires ne faisaient pas leur travail. Mais le fait d’avoir un préfet qui est là [à temps plein], qui se fait questionner par les maires, parce qu’il est quand même redevable aux maires, c’est nous qui payons les [quotes-parts]. Et on s’entend, 99 % de la MRC ça consiste à rendre des services aux municipalités […] Mais maintenant avec quelqu’un qui est élu et qui est présent en tout temps, on est capable de dire à cette personne-là que la volonté du conseil c’était ça, alors pourquoi ça ne s’est pas réalisé ? Et cette personne-là a des comptes à rendre.

E8

Cet extrait témoigne d’une conception « municipaliste » de la MRC. Le locus du pouvoir reste fondamentalement situé dans les municipalités qui peuvent déléguer des compétences, mais conservent leur droit de regard sur la façon dont le travail est accompli. Toute prétention de la MRC à venir s’ingérer dans les affaires locales est considérée comme illégitime : « C’est très mal venu sur le territoire, une MRC qui va essayer de se mêler des choses qui se passent dans une municipalité locale. » (E7) De plus, l’argument des quotes-parts est ici mobilisé pour rappeler aux préfets que ce sont les municipalités qui financent le budget des MRC, commandant une certaine imputabilité sur la manière dont ces sommes sont gérées. Généralement faiblement dotées en ressources, les municipalités tendent à neutraliser les élans des préfets qui seraient peu soucieux de leur réalité.

Toujours dans cette optique municipaliste de la MRC, il est difficile pour un préfet de revêtir un rôle plus politique autour d’une vision commune du développement. Même dans les MRC où l’élection au suffrage universel du préfet est adoptée, il est clair pour les maires que le rôle de celui-ci doit rester limité. C’est pourquoi les préfets, même dotés d’une légitimité démocratique directe, n’ont pas toute liberté pour imposer leur programme ou leur vision du développement au conseil des maires. Ils doivent constamment les consulter afin de bâtir un consensus le plus large possible : « Il faut que le préfet élu soit en mesure […] d’aller chercher le consensus. Il ne peut pas juste dire qu’il représente la population. Il doit travailler pour arriver à un consensus avec tous les maires autour de la table pour pousser tout le monde ensemble. » (E4) Ce prérequis décisionnel force les préfets à suivre un modus operandi spécifique, comme le décrit ce préfet élu au SUD : « J’avise d’abord les maires quand j’ai des projets ou des actions que je vais prendre et que je sais qu’on va devoir frapper fort politiquement. Je demande l’avis de tous les maires. S’ils me disent “go”, là je peux y aller. » (E1)

Cette recherche du consensus auprès des maires se traduit dans toutes les décisions du conseil. L’analyse des procès-verbaux des MRC révèle que la plupart des décisions sont prises à l’unanimité, sans débat. En moyenne, dans les quatre MRC à l’étude, seulement cinq votes sont organisés par année, alors que les conseils se réunissent une fois par mois et qu’une quinzaine de points sont à l’ordre du jour à chaque réunion. En outre, les résultats des votes montrent que l’opposition reste très minoritaire et que les décisions sont systématiquement adoptées.

À l’instar des constats réalisés par Desage et Guéranger (2011) dans les EPCI français, la recherche de consensus est le mode de décision privilégié des MRC. Or, ces consensus, en France comme au Québec, ne résultent pas de débats et de délibérations relatifs à un « intérêt général d’agglomération », mais proviennent au contraire de « l’absence de consensus, c’est-à-dire [de] l’absence d’accord sur des objectifs d’agglomération et sur la préservation du rôle d’intermédiaire obligé des maires » (2011, 123). Ce mode de prise de décision permet d’évacuer les conflits et d’empêcher par le fait même que les enjeux ne soient trop politisés.

Situés au centre de toutes les décisions et pouvant veiller à ce que la MRC ne sorte pas, ou seulement de façon marginale, du cadre de ses fonctions de services aux municipalités locales, les maires s’assurent que leur vision municipaliste de la MRC se traduise en actes.

Prolonger la démocratie « de proximité » sans pour autant l’institutionnaliser

La confiscation par les élus, décrite précédemment, se décline également dans leur rapport à la consultation publique. Une conception commune du rapport avec les citoyens se dégage, par-delà le mode de désignation des préfets. Les élus (préfets et maires) accordent beaucoup d’importance au rapport direct, de proximité, avec les citoyens et beaucoup moins aux processus de consultations formels, ce qu’un préfet résume en ces termes : « Ma stratégie [pour consulter] n’est pas trop compliquée parce que les gens viennent à moi. Peu importe ce que ce sera : tourisme, économie… Les gens viennent à moi. » (E1) La citation suivante de la part d’un maire est également très évocatrice :

Les principaux décideurs, les principales personnes intéressées, ce sont les élus. Par contre, on est beaucoup sur le terrain, puis [l’avantage] d’être dans des petites municipalités [c’est que] ça nous permet d’entendre nos citoyens et de les écouter. Comment je pourrais dire ça ? Chaque maire est presque sûr de rencontrer au moins un citoyen quand il va à son épicerie ou au dépanneur. C’est vrai pour les maires, mais pour le préfet aussi. On s’entend que le préfet ne peut pas se cacher non plus quand il va faire son épicerie ! C’est sûr qu’on rencontre un citoyen [n’importe où l’on va]. Puis qu’on le veuille ou non, on est des élus, on est peut-être en congé ces journées-là, mais on prend le temps d’écouter. Ça ne prend pas nécessairement une journée de consultation publique, ou des consultations publiques écrites, pour que les maires soient intéressés ou interpellés.

E8

Les élus mobilisent abondamment ce thème de la proximité dans leur discours, expliquant qu’ils peuvent prendre le pouls de la population, car ils sont constamment en interaction avec les citoyens. Ils les rencontrent partout où ils vont, ou encore ces derniers se déplacent à leur bureau ou les appellent directement pour leur poser des questions. Cela confirme les résultats obtenus par Anne Mévellec et Manon Tremblay (2016), qui repèrent aussi dans le discours d’élus municipaux québécois le registre de la proximité géographique exprimé comme un gage de qualité de la représentation. D’une part, ce type de discours permet aux élus de se légitimer en réaffirmant le postulat selon lequel la politique locale est nécessairement plus démocratique (que l’échelon national, plus éloigné) grâce à un lien de proximité entre élus et citoyens. Or, plusieurs auteurs (notamment Lefebvre 2005) soulignent que ce discours est plus souvent tenu pour acquis que vérifié par des études empiriques sur les relations entre gouvernants et gouvernés. D’autre part, la référence à la proximité permet aux élus de justifier le fait qu’ils n’ont pas besoin de passer par des processus plus formels de participation et de consultation publique pour connaître l’avis de la population. En ce sens, la proximité serait gage d’efficacité dans la production de « l’intérêt général local » par rapport à d’autres modes procéduraux (Rangeon 2005). Un préfet élu au SUD explique ainsi, avant d’énumérer une longue liste de ce qu’il affirme être les priorités des citoyens de sa MRC, qu’il « ne sor[t] pas nécessairement pour consulter la population », mais que « [s]es idées [lui] viennent du public » quand même (E9). Cette apparente contradiction démontre que les élus misent sur leur proximité-accessibilité pour mettre de l’avant leurs idées et se rendre légitimes. Au contraire, les consultations publiques sont délégitimées puisque jugées inefficientes et inefficaces, comme le révèle l’extrait suivant :

Mais la démocratie c’est un peu comme un élastique. C’est infini. On peut consulter tous les jours comme on peut consulter une fois par année, aux quatre ans ou au besoin […] Mais c’est sûr qu’à un moment donné il faut que quelqu’un décide. Parce que c’est bien beau consulter mais à un moment donné… D’abord ça coûte cher des consultations. Ça te prend du monde, ça te prend des dossiers, etc. Puis ceux qui sont consultés ne le sont jamais assez quand tu leur parles. Ils considèrent qu’il aurait dû y avoir plus de consultations.

E3

En cela, les préfets élus ne se distinguent guère de leurs homologues nommés ou encore des maires qui siègent autour de la table du conseil de la MRC. Lorsque nous les avons interrogés sur la question de la participation du public, les préfets élus ont systématiquement mis de l’avant leur disponibilité accrue, c’est-à-dire leur capacité de prendre du temps pour aller sur le terrain, à la rencontre des citoyens. Un préfet élu au SUD (E1) relate comment, à plusieurs occasions, il a pris l’initiative d’aller rencontrer les gens pour discuter d’enjeux qui les concernent directement (lors de la fermeture de plusieurs lacs à la pêche hivernale, de la création d’un kiosque touristique et d’un marché agricole, ou encore de l’acquisition de terrains pour de jeunes entrepreneurs qui souhaitaient démarrer un projet d’érablière, etc.). En citant ces exemples, ce préfet faisait clairement référence à son accessibilité et à sa disponibilité. Aucune des entrevues réalisées n’a permis de faire de liens spécifiques entre l’élection du préfet et la mise en place de dispositifs de consultation publique plus formalisés, allant au-delà du recours à la démocratie de proximité.

Cette conception de la consultation publique axée sur des rapports de proximité qui est mise en pratique par les élus interrogés est assez cohérente avec le modèle de fonctionnement « entre-soi » que nous avons pu repérer dans ces MRC. Les canaux de communication plus informels que maintiennent les élus dans cette démocratie de proximité semblent tout à fait compatibles avec un mode de prise de décision consensuel entre maires porteurs, en premier lieu, des intérêts de leur municipalité locale. À l’inverse, les consultations publiques sont vues comme des dispositifs dont ils ne contrôlent ni les ressorts ni les conclusions. La réticence de ces élus, autant les préfets élus au SUD, les préfets-maires que les maires, à envisager un renforcement des consultations publiques plus institutionnalisées prolonge et consolide la confiscation par le politique des MRC.

Conclusion

Ce texte avait comme intention de départ d’interroger les effets d’une réforme initialement fondée sur l’ambition de démocratisation du palier supramunicipal. Au-delà du simple constat de chiffres (l’élection au SUD n’est adoptée que par une minorité de MRC), quelles sont les leçons à tirer vingt ans après ?

Suivant l’approche mise de l’avant par Desage et Guéranger (2011), nous avons interrogé cette ambition de démocratisation sur deux plans, soit dans le processus de fabrication de la réforme elle-même puis dans le fonctionnement de quatre MRC. Le choix du gouvernement de limiter le caractère contraignant de sa réforme confirme la thèse d’une domestication de cette dernière par les élus municipaux, soucieux de conserver leur pleine autonomie. Le monde municipal québécois se montre ainsi assez imperméable aux velléités de renforcement de la démocratie locale exprimées dans les années 1990. Les ambitions initiales explicitées dans le rapport Bédard s’effritent et perdent en clarté au fil du processus législatif, pour ne donner naissance qu’à une réforme, somme toute modeste, du palier supramunicipal. Non seulement le renforcement du lien électoral est resté optionnel, mais la réforme a été amputée des autres mesures que plusieurs jugeaient essentielles à une démocratie supralocale revigorée. La moindre portée de la réforme et sa domestication expliquent probablement les changements en demi-teinte observés au niveau de la participation ou consultation publique.

L’examen de quatre MRC de la région de l’Outaouais laisse voir la prédominance d’un mode de prise de décision dominé par les maires qui mettent de l’avant les intérêts de leur municipalité locale et considèrent la MRC comme un simple prolongement de celle-ci. De façon générale, la faible place accordée à la communication avec les citoyens tend à confirmer la confiscation par les maires de l’échelon supramunicipal. Cette vision municipaliste de la MRC se traduit également par une pratique de la consultation publique qui valorise les rapports de proximité plutôt que des mécanismes plus institutionnalisés de participation du public. Si l’entrée en scène de préfets élus a parfois pu être mise en tension avec le modèle dominé par les maires, dans l’ensemble la gestion entre-soi s’est maintenue. En somme, tant sur le contenu de la réforme que sur ses effets pratiques, le potentiel de démocratisation du palier MRC a été étouffé.

À la lumière des constats, on peut conclure en reprenant le titre d’un article de Desage et Guéranger (2010) que la « démocratisation du palier supracommunal n’aura pas lieu ». Au-delà de cette affirmation générale, il convient toutefois de continuer à travailler sur le fonctionnement des MRC. Dans celles étudiées ici, l’élection au scrutin universel direct ne fait finalement que peu de différence dans la pratique. Au-delà de la présence de préfets exclusivement dédiés à leur responsabilité supramunicipale, les modes de fonctionnement restent partout dominés par la recherche de consensus entre les maires des municipalités locales. Ainsi, ni l’extension des compétences ni l’élection au SUD des préfets n’ont pour l’instant permis de remettre en cause l’idée que les MRC restent, comme à leur origine, à la remorque des municipalités. À l’heure où les municipalités québécoises s’affranchissent enfin de leur statut de « créatures du gouvernement » traditionnellement associé au modèle municipal canadien (Chiasson et Mévellec 2014), les maires ne se montrent guère prêts à céder leur pouvoir à l’échelon supramunicipal, comme le résume l’un d’entre eux : « On dit que les municipalités sont des créatures du gouvernement du Québec, je dirais que les MRC sont une créature d’une créature. » (E8)