Au printemps 2021, alors que le Canada s’apprêtait à célébrer le 1er juillet son 154e anniversaire, les découvertes de tombes anonymes d’enfants sur les sites d’anciens pensionnats en Saskatchewan, au Manitoba et en Colombie-Britannique ont suscité une vague de colère et d’indignation. Moins de cinq ans après la présentation du rapport final de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) du Canada sur les conséquences du système des pensionnats sur les peuples autochtones du pays, ces découvertes ajoutent une note macabre à l’histoire de la violence d’État au Canada et soulignent les ambiguïtés du processus de « réconciliation ». Le recueil Devoir de mémoire : perspectives sociales et théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques, dirigé par la sociologue Leila Ceilis et l’anthropologue Martin Hébert, se propose d’analyser les ambivalences autant conceptuelles que pratiques de la réconciliation, tout en s’interrogeant sur les formes que prend la justice transitionnelle. À travers ses onze chapitres, cet ouvrage collectif, qui entend rassembler les voix et les recherches d’universitaires, de militant·es et de survivant·es, autochtones comme non autochtones, engage une réflexion critique sur les programmes de justice sociale dans les Amériques, tout en présentant leurs résultats mitigés. Sur le plan de sa structure, le volume est divisé en deux parties, chacune couvrant une aire géographique spécifique. La première se concentre sur les dissonances dans la politique canadienne en matière de réconciliation avec les peuples autochtones. Les articles de la militante mohawk Ellen Gabriel et du chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec-Labrador, Ghislain Picard, servent de prolégomènes engagés à cette section et mettent l’accent sur la duplicité des discours officiels (chap. 1 et 2). Ces auteurs remettent en question notamment la portée du processus de réconciliation si celui-ci n’inclut pas de réelles restitutions territoriales, politiques et sociales. Ils soutiennent tous deux que le cadre actuel, dans lequel s’inscrit la justice transitionnelle, est insuffisant au regard des obstacles systémiques qui entravent une autodétermination autochtone effective. Le texte de Martin Hébert approfondit cet enjeu en se penchant sur les manières dont la pluralisation des institutions sous un régime néolibéral et multiculturel ne remet pas en question l’asymétrie concrète des pouvoirs et perpétue ainsi, sous couvert d’inclusion, des dynamiques inégalitaires (chap. 3). Brieg Capitaine et Karine Vanthuyne présentent comment la CVR canadienne a ouvert des espaces de contestation qui ont permis une « resignification » de l’expérience traumatique des pensionnats pour les survivant·es autochtones (chap. 5). Capitaine et Vanthuyne soulignent que ce processus de réappropriation d’une mémoire collective et de valorisation des récits, pour et par les acteur·rices autochtones, peut constituer un vecteur d’émancipation. Dans son exploration des polémiques publiques autour du film Of the North de Dominic Gagnon et les pièces de théâtre Kanata et SLĀV de Robert Lepage, Nicolas Renaud analyse, quant à lui, les inconstances entre discours progressiste et production artistique (chap. 4). Sous couvert d’universalisme, ces oeuvres reproduisent subrepticement des formes de subordination et de racisme. Renaud dénonce la manière dont la liberté d’expression, érigée en étendard par les médias, transforme les privilégiés en victimes. Malgré la pluralité des points de vue, l’ensemble des contributions de cette première partie critiquent ouvertement les processus gouvernementaux de restitution et de réparation, le colonialisme économique interne, ainsi que la persistance de violences symboliques et directes envers les membres des Premières Nations au Canada. La seconde partie de l’ouvrage s’attèle à l’analyse des luttes sociales et juridiques pour la vérité et la justice dans plusieurs pays d’Amérique latine. Contrairement à la partie précédente, les articles composant cette section se focalisent davantage sur les mobilisations des groupes marginalisés. …
Devoir de mémoire : perspectives sociales et théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques, sous la direction de Leila Celis et Martin Hébert, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020, 220 p.[Record]
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Marwan Attalah
Département de sciences des religions, Université du Québec à Montréal
attalah.marwan@gmail.com