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Spécialiste de la politique canadienne et québécoise, auteur d’un nombre remarqué d’écrits traitant des droites et des conservatismes canadiens, Frédéric Boily a récemment publié Droitisation et populisme aux Presses de l’Université de Laval. Dans un contexte international d’affaiblissement de l’« esprit démocratique », l’ouvrage se propose d’éclairer les effets de recomposition qui agitent les droites contemporaines au Canada, au Québec et aux États-Unis. Cinq chapitres viendront brosser un panorama général des droites nord-américaines et de la tentation populiste – notamment – à laquelle elles font face. L’ouvrage intéressera donc autant les sociopolitistes qui espèrent un éclairage contemporain sur les droites canadiennes (sujet encore peu traité par la littérature universitaire, spécialement francophone) que ceux travaillant sur le temps long du populisme nord-américain.
Les cinq chapitres de l’ouvrage distinguent la droitisation comme phénomène culturel et politique, et le populisme comme style. S’appuyant sur la définition de Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser, quasi hégémonique dans le champ, ainsi que sur les travaux de Pierre-André Taguieff et Benjamin Moffitt, Boily qualifie le populisme de style politique compatible avec toutes les idéologies. Façon d’être en politique ou position dans un espace politique donné, il est donc mobilisable de manière permanente ou occasionnelle, selon une dimension identitaire (peuple défendu pour ses qualités propres, ethnoculturelles), ou protestataire (dénonciation des élites d’en haut contre le peuple détenteur de « bon sens »).
La droitisation, phénomène multidimensionnel, fait l’objet du premier chapitre – la nature et la définition du phénomène étant, de l’aveu de l’auteur, sujettes à débats (signification tantôt économique, culturelle ou religieuse). En s’appuyant sur une approche culturelle du phénomène, Boily peut déduire qu’il n’y a pas de droitisation au Canada (il y aurait plutôt libéralisation des moeurs). Politiquement, en revanche, l’auteur, distingue trois grandes vagues de droitisation dans les démocraties libérales : la première, entre 1980 et 2008, est marquée par l’anticommunisme (Ronald Reagan aux États-Unis), les politiques d’austérité (Brian Mulroney au Canada, Ralph Klein en Alberta) et une lutte sur le terrain des valeurs par une réappropriation de la pensée gramscienne (Nicolas Sarkozy en France et, indirectement, Stephen Harper au Canada). La seconde, de 2008 à 2020, serait marquée par le retour de l’État sur les plans économique et sécuritaire, les questions identitaires supplantant les questions de libéralisation économique. L’intégrisme religieux de nature chrétienne y occupe une place importante. Les caractéristiques de la droite politique auraient donc changé, même si Boily insiste sur la nature complexe de la droitisation – non linéaire et en perpétuelle négociation entre les droites.
Dans le deuxième chapitre, l’auteur nous invite à une réflexion sur la nature du phénomène populiste historique. À partir des travaux de Richard Hofstadter (The Age of Reform), Boily nous en brosse un portrait critique, appuyé entre autres par les écrits de Charles Postel. Le populisme des fermiers en constitue la principale illustration : valorisation de l’idéal communautaire et coopératif, mythification du monde rural, moralisation d’un conflit entre les agriculteurs et les puissances prédatrices de Wall Street… Ce sont les multiples facettes du populisme historique américain qui sont dévoilées – tantôt progressiste, tantôt raciste ou religieux ; alors que le populisme d’après 1945 est davantage marqué par une dimension antidémocratique, un style paranoïaque et un rapport troublé à l’autorité. Phénomène persistant, le populisme serait une « manifestation diffuse » dans l’espace politique américain. On le retrouverait aujourd’hui chez Donald Trump, Elizabeth Warren ou Bernie Sanders – quoique le trumpisme soit parfois confondu dans l’extrême droite, et les partisans de Sanders dans ce que certains appellent le « connectivisme ». Boily inscrit ainsi les nouveaux visages du populisme dans les débats universitaires contemporains sur sa nature et ses frontières.
Si le populisme semble traverser l’histoire politique américaine, à quel point peut-on parler de populisme au Canada ? Pour y répondre, le troisième chapitre nous invite à un survol des années 1960 à 2020. À partir des figures de John Diefenbaker (Parti conservateur) et de Réal Caouette (représentant au Québec du parti du Crédit social), Boily démontre que le populisme canadien est une réalité politique – à condition de ne pas commettre l’erreur analytique d’une confusion entre populisme, obsessions identitaires et extrême droite. Le style populiste canadien apparaît avant tout protestataire bien plus qu’identitaire. Mobilisé comme stratégie d’émergence en politique, il n’aura encore jamais permis de conserver le pouvoir, a fortiori au niveau fédéral. Protestataire, le populisme canadien s’incarne aussi dans le Parti réformiste de Preston Manning, nourri par l’opposition historique aux libéraux sur les questions énergétiques et climatiques. Il s’agit là pour Boily d’un populisme plébiscitaire, installé sur une base régionaliste, prônant un ensemble de mécanismes institutionnels (référendums), afin de se donner un levier pour reprendre une parole perçue comme « confisquée » par l’Ouest. Au-delà de cet exemple, les manifestations récentes du populisme donnent à voir un populisme canadien « liquide », banalisé : du chef du Nouveau Parti démocratique Jack Layton (les tables de cuisine des familles ordinaires, contre les tables des entreprises) à celui de l’Action démocratique du Québec, cette fois-ci qualifié d’identitaire, en passant par celui de la Coalition avenir Québec, de Doug Ford en Ontario, voire, dans une certaine mesure, de Jason Kenney en Alberta. Il est notable que ces personnalités restent cantonnées à un niveau provincial, le système politique bipartisan les excluant quasiment de fait de la scène fédérale. Diffus, le populisme traverse un ensemble de formations politiques qui dévoilent des « facettes de populisme » généralement populo-régionaliste, quoique remettant parfois en cause le multiculturalisme.
Le quatrième chapitre s’attelle à un examen de la nature des droites canadiennes au niveau fédéral, et des défis auxquels elles doivent faire face. Boily s’interroge sur les processus de fragmentation et de reconstruction des « trois soeurs », celle de l’Ouest, la canadienne-française, celle des tories traditionnels de l’Ontario et celle des Maritimes. Marquées historiquement par l’indécision idéologique et la difficulté à faire cause commune, celles-ci demeurent une force d’opposition crédible – mais, pour les conservateurs du moins, dépendante à l’endroit des provinces de l’Ouest avec lesquelles des clivages centraux persistent. On pense à la question climatique (projet de pipeline Énergie est) ; ou encore aux convictions religieuses (LGBTQ ; avortement). Les droites seraient ainsi tentées par le repli régional (le séparatisme albertain l’obligeant à se positionner), social et religieux et, finalement, par le populisme (incarné par Maxime Bernier et le People’s Party of Canada).
Le dernier chapitre, exploratoire, observe le traitement de certains objets politiques (l’élection de Trump, le terrorisme, l’islamisme) à partir du regard intellectuel canadien, féminin, et de droite. L’analyse des écrits journalistiques de trois francophones – Lise Ravary, Denise Bombardier et Nathalie Elgrably-Lévy – et deux anglophones – Barbara Kay et Diane Francis – donne à voir un rapprochement des droites, autour d’une montée des questions identitaires dans le champ politique et intellectuel conservateur.
C’est bien à une troisième vague de droitisation conjuguée au populisme à laquelle on assiste, conclura Boily. Dès lors, moins qu’à une mutation des catégories idéologiques (droite/gauche), c’est plutôt la permanence du phénomène populiste qu’il convient d’interroger, autant que les recompositions de la droite autour de lui, et les questions identitaires.
L’ouvrage Droitisation et populisme de Frédéric Boily a de nombreuses qualités : la première est d’insister sur les racines historiques du populisme nord-américain et sur le besoin d’une clarification conceptuelle d’un terme souvent confondu avec ses expressions radicales et racistes. D’un point de vue théorique, Boily questionne les différentes acceptations du « populisme » dans les travaux contemporains (notamment ceux de Jan-Werner Müller autour de l’anti-pluralisme). Le traitement des populismes canadiens est précieux, tant ils sont peu traités par la littérature scientifique, à plus forte raison francophone. La notion de « populisme régionaliste », qu’il aborde avec l’exemple albertain, est utile pour les mêmes raisons : elle invite le lecteur à penser d’autres lignes de fractures politiques (non ethniques ou culturelles) et à questionner les mécanismes institutionnels de prévention du populisme : le confédéralisme serait-il un remède au populisme ? Des travaux en sociologie politique comparée mériteraient certainement d’être conduits sur ce point. L’ouvrage nous invite plus généralement à penser le populisme comme typologie continue, plutôt que comme catégorie fermée – et, donc, à une finesse analytique à partir des pratiques des acteurs.
Quelques précisions cependant : l’analyse des vagues de droitisation et de l’opposition droite/gauche peut être source de confusion pour le lecteur hors Amérique du Nord, qui aura du mal à percevoir une « gauche » dans le Parti libéral et qui comprendra les droites au sens économique plutôt que réduites, comme c’est davantage le cas ici, à un conservatisme social et religieux. Par ailleurs, rappelons aux chercheurs intéressés qu’il ne s’agit que d’un premier panorama et pas d’une étude sociohistorique complète des populismes canadiens et québécois (ainsi du Crédit social, peu évoqué au-delà de Caouette, ou de Québec solidaire, non mentionné). Il ne s’agit pas non plus d’une analyse systématique des populismes partisans, puisque ce sont avant tout des personnalités qui sont analysées, sur la base de discours ou du choix d’une politique migratoire.