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Satisfaire ses besoins en encaissant du même coup une plus-value, voilà ce que promet le marché immobilier contemporain. Si les vêtements que l’on porte perdent inévitablement de la valeur à l’usage, le logement, lui, nous dit-on, peut protéger des intempéries et offrir un espace d’intimité, de confort et de repos, tout en gagnant simultanément en valeur. Le logement est ainsi un des seuls biens – voire le seul – qui satisfait à la fois une nécessité vitale et représente un investissement lucratif. Trop beau pour être vrai ? Comme le souligne d’entrée de jeu la préface de Christian Topalov, « l’immobilier est un pays de mirages », ce que vise précisément à démontrer Le promoteur, la banque et le rentier de Louis Gaudreau. Puisant à la fois dans la théorie marxiste et dans la théorie de la régulation, Gaudreau analyse le processus historique qui a mené à la forme financiarisée du marché de l’immobilier et ses effets pervers sur l’accès au logement.

S’appuyant sur une vaste recherche historique et sociologique concentrée sur les cas canadien et états-unien, Gaudreau expose les fondements et l’histoire du marché de l’habitation. Dans un premier temps, il rappelle que la transformation du logement (un bien immobile) en marchandise (une valeur qui circule) ne va pas de soi. Tablant sur les idées de David Harvey, Gaudreau montre que la fixité de la propriété immobilière est à la fois une condition de possibilité et un obstacle à la circulation du capital. Ainsi, à chaque étape de l’évolution du marché de l’immobilier, il a fallu mettre en place des stratégies de liquéfaction du bien fixe qu’est le logement ; la titrisation des hypothèques permettant leur revente sur un marché secondaire étant la plus récente innovation qui favorise la marchandisation du logement.

Après avoir présenté ce cadre conceptuel, Gaudreau analyse chacune des « étapes » du marché de l’immobilier, soit la consommation, la production et le financement. Se dégagent alors trois phases historiques marquées par des logiques propres : l’industrialisation, l’organisation fordiste et la financiarisation néolibérale. L’intérêt de cette perspective historique est d’arriver à une compréhension plus fine de la situation actuelle. D’aucuns se surprendront d’apprendre que l’État canadien joue un rôle clé dans l’évolution du marché immobilier. Dans un premier temps, en ayant favorisé l’accès à la propriété et stimulé la construction de masse grâce à un ensemble de régulations et de programmes d’aide à la construction durant la période fordiste (1930-1980) et, dans un deuxième temps, en s’étant porté garant des prêts hypothécaires et en ayant encouragé les institutions financières à prêter davantage en investissant lui-même, au moyen de la Fiducie du Canada pour l’habitation, dans le marché (secondaire) des titres hypothécaires.

En uniformisant et en faisant croître la demande, le fordisme a aussi favorisé l’émergence de la grande entreprise de construction. Pourtant, Gaudreau nous apprend que l’intégration des multiples fonctions dans une même entreprise fut une parenthèse de la période fordiste. Les grands promoteurs d’aujourd’hui, comme les rentiers d’autrefois, ont largement recours à la sous-traitance. Au nom de la flexibilité, les promoteurs ne conservent habituellement que les tâches stratégiques de direction et de financement (soit la gestion des partenariats avec les fonds d’investissement). La construction, l’élaboration des plans, les études juridiques, les ventes et le marketing sont maintenant sous-traités par des entreprises où l’emploi est dès lors d’autant plus précaire. Magnanime, la promotion immobilière offre toutefois une solution de rechange à la précarisation du salariat : le prêt hypothécaire. Gaudreau montre en effet comment, dans la période néolibérale, l’investissement immobilier fait office de succédané pour les travailleurs et travailleuses qui ne peuvent plus, comme la génération antérieure, miser sur leur salaire et leur fonds de pension pour assurer leurs vieux jours.

Publicité à l’appui, les courtiers et les banques ne cessent de répéter que l’immobilier est un bon investissement, et force est d’admettre qu’ils n’ont pas tort ; il suffit de jeter un oeil sur les taux de croissance des valeurs foncières dans les grandes villes canadiennes comme Vancouver, Toronto et Montréal pour s’en convaincre. Pourtant, Gaudreau montre que cette transformation du logement en investissement produit une irrépressible pression à la hausse sur les prix qui a pour effet de maintenir les personnes les plus vulnérables dans la précarité et parfois même dans l’insalubrité. L’augmentation du coût d’entrée dans le marché immobilier a aussi pour effet d’accroître l’endettement des particuliers, et de garder bien réel le risque d’une répétition de la crise de 2008, lors de laquelle, faut-il le rappeler, des milliers de familles américaines ont été jetées à la rue.

Au moment où, en raison de la pandémie de COVID-19, l’économie des centres-villes vacille, Gaudreau nous invite, avant de distribuer l’aide étatique à tout vent, à situer l’état du logement urbain dans un temps long et à nous demander ce que nous voulons vraiment sauver : la rente, c’est-à-dire la possibilité pour les uns et les autres de tirer un profit de leurs investissements dans le foncier urbain, ou la propriété d’usage, c’est-à-dire la possibilité pour tout un chacun de vivre dans un logement décent ? Que plusieurs aient même de la difficulté à distinguer ces deux choses montre à quel point la financiarisation a accentué l’encastrement de l’habitation dans le capitalisme. De surcroît, elle en a remis le fardeau sur ceux qui en tirent le moins d’avantages : les propriétaires endettés à revenu moyen ou faible. Premiers à souffrir pendant la crise de 2008, ceux-ci semblent condamnés à défendre un système qui les désavantage. Mais n’est-ce pas le propre du mode de production capitaliste que de placer ceux qu’il exploite dans une situation où, pour survivre, ils n’ont d’autres choix que de défendre le système qui les exploite ? L’ironie du monde actuel est de faire croire aux exploités qu’ils ne sont plus des prolétaires-salariés, mais des propriétaires-rentiers, un statut autrefois réservé aux nobles et aux seigneurs ! Ultimement, Gaudreau démontre de manière convaincante que ceux qui profitent pleinement de la rente immobilière à l’ère néolibérale ne sont pas ceux qui ont besoin d’un logement, mais les banques, les fonds d’investissement et les promoteurs.

La vue d’ensemble à laquelle se consacre Gaudreau a cependant un revers, soit une perte du détail et une malheureuse impression de téléologie historique. Le grand récit qu’il raconte laisse en effet dans l’ombre les tensions entre les différents acteurs du marché de l’habitation. Par exemple, il affirme que les grandes entreprises de promotion immobilière ont su tirer profit de la mise en place de politiques d’urbanisme durant la période fordiste. Sans être fausse, cette lecture ne met pas de l’avant la précarité de l’imbrication du logement et du capital, un thème pourtant cher à l’auteur, ni la manière dont ce qu’il appelle la propriété éminente du sol de l’État peut être utilisée pour défaire cette imbrication. Bref, le logement « démarchandisé » qu’appelle à développer Gaudreau a somme toute peu de place dans son ouvrage.

En outre, l’organisation du livre par « étapes » de la circulation marchande du logement (consommation, production et financement) produit plusieurs va-et-vient et répétitions, au point où l’on peut se demander si un découpage historique n’aurait pas été plus heureux.

Qui plus est, afin de procéder à sa grande synthèse historique, Louis Gaudreau a largement puisé dans la littérature secondaire sur le marché immobilier, ce qui ajoute au caractère quelque peu répétitif de l’ouvrage. De fait, la principale contribution du livre est de faire le pont entre les recherches en cours sur la financiarisation du logement, recherches difficiles en l’absence de données canadiennes sur la promotion immobilière, et les travaux historiques sur l’évolution de la propriété foncière.