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Comment le capitalisme et le colonialisme structurent-ils l’existence contemporaine ? Fidèle à la phénoménologie, Dalie Giroux n’approche pas ces systèmes directement, mais plutôt de biais, en passant par l’expérience vécue où ils prennent leur sens et, plus particulièrement, l’expérience de l’habitation telle qu’elle est vécue par le segment majoritaire de la population canadienne : la classe moyenne, les colons (settlers). Cette expérience se vit sur le mode du déracinement, plus précisément comme mise en mouvement sans cesse accélérée et comme prise de terre.
La première section du livre, « Habiter le capitalisme », se concentre sur l’expérience de la vie économique des classes moyennes en milieu urbain. La routine y est décrite minutieusement dans ce qu’elle ouvre à une compréhension de l’être-circulé, où la circulation et la dépense des énergies des producteurs et productrices s’imposent à eux plutôt que d’être choisies et vécues comme leur étant propres. Le capitalisme contemporain apparaît comme une accélération de la circulation des biens, des personnes et du capital. Cette accélération fait de l’espace une matière, de la matière une énergie, et de l’énergie une valeur. Elle dépend d’accumulateurs de puissance, comme les métropoles, qui permettent une concentration de ce mouvement d’accélération et captent chaque élément pour le transformer. Plutôt que de déployer une histoire des modes de production, l’autrice s’arrête sur un moment de redéfinition du rapport à l’espace qui eut lieu entre les deux grands conflits européens et mondiaux du vingtième siècle. Ce sont ainsi Martin Heidegger avant tout, ainsi qu’Edmund Husserl et Carl Schmitt, qui offrent un cadre théorique à Giroux, qui s’empare de leurs idées pour saisir davantage que les seuls bouleversements du rapport à l’espace auxquels étaient confrontés ces penseurs, à savoir les conséquences contemporaines de ces bouleversements.
Dans une seconde section, « L’architecture de la captivité », l’autrice montre que l’État vise lui aussi une accumulation, celle du pouvoir répressif, vers une monopolisation des sources de vie. L’État semble pour elle toujours être un État colonial, la distinction entre la forme générale et une forme plus particulière de l’État étant absente du livre – peut-être seulement parce qu’il s’agit d’une étude de la vie en Amérique du Nord. Elle montre que la prise de terre fut pensée au moment où son étendue concrète par un système d’impérialismes était à son apogée, mais seulement en termes abstraits, par des philosophes inquiets de la réification de l’espace. Giroux gagne néanmoins de cette lecture des outils conceptuels qui permettent de surmonter l’oubli de l’espace et la délocalisation de l’existence humaine, qu’elle retourne ensuite vers la formation culturelle états-unienne, dans une perspective critique.
La méthode phénoménologique vise ici à mettre au jour les fondations de la politique, que ce soit en relation aux politiques déployées vers l’espace en urbanisme, en relation à l’expérience du paysage, ou en relation à l’État lui-même. Elle permet de montrer le poids de l’acquiescence individuelle à des mouvements qui, après tout, dépassent les limites des choix individuels. L’imaginaire est une source d’analyses par le biais de témoignages, de récits autobiographiques, de films et de chansons du folklore. Le mythe et plus généralement la culture forment la jonction du matériel et du symbolique, exprimant la communauté et le rapport à la nature, tandis que l’imaginaire est plus généralement le lieu d’une justification de la violence et de la terreur qui ont été le fait de l’appropriation du territoire américain. Ce que Giroux nomme une articulation cosmologique – la définition de la réalité et la prescription des rituels et des usages qui en découle – est le fondement de l’ordre politique et ainsi le centre de toute transformation politique significative. Ainsi l’un des espaces de remise en question de l’ordre politique nord-américain est celui que dessine la résistance des peuples autochtones, tant par leur attachement aux lieux que par la résistance politique et les histoires qui la symbolisent. Giroux reprend par ce biais l’analyse de plusieurs autrices (surtout) autochtones de la prise de possession du territoire comme passant par la prise de possession des corps, où la violence du rapport au territoire se comprend au prisme des violences contre les corps autochtones. En se tournant vers l’articulation cosmologique, elle suggère aussi une piste qui permettra que la pensée euro-canadienne croise explicitement les pensées autochtones.
Étant donné la brièveté relative du livre – environ deux cents pages bien aérées qui rendent la lecture plaisante et, avec les photographies qui illustrent chaque chapitre, en font un objet esthétique –, on ne s’étonnera pas que les huit chapitres laissent en plan certaines analyses qu’on aurait voulu voir développées davantage, certaines idées qui auraient pu être explorées plus loin. C’est que la méthode porte sur la variation des expériences, des vues des mêmes phénomènes, et des liens entre la vie matérielle et symbolique, plutôt que sur l’exhaustivité des descriptions. Le livre vise après tout à démontrer une thèse qui ne va pas de soi : que l’habitation a une part politique, que l’usage de l’espace-terre est justifié par une série d’opérations quotidiennes tant matérielles qu’imaginaires. Le capitalisme, le colonialisme et l’État qui les soutient en leur donnant la justification de la souveraineté sont des affaires d’expropriation et d’appropriation. En arrachant tout à la terre, et peut-être surtout en mobilisant les forces humaines, il en résulte une déterritorialisation et un déracinement généralisés.
Cette thèse a son complément politique : isoler et rejeter le mythe de la nécessité tant d’un agir qui ne vise qu’à l’accumulation que de la violence fondatrice de l’ordre étatique en Amérique du Nord. En termes éthiques, il s’agira également de se déprendre personnellement de son intrication aux structures de dépossession et de déracinement. L’horizon de La généalogie du déracinement est ainsi décolonial plutôt que postcolonial. Si l’autrice définit cet horizon en relation à la liberté, nous pourrions aussi indiquer qu’il ouvre une perspective de transformation pour celles et ceux qui bénéficient seulement relativement des systèmes décrits et en souffrent aussi, une affirmation d’autres désirs qui iront à l’encontre de ceux qui les dominent et les empêchent de cesser leur participation à la domination et à l’oppression des autres.