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Malgré les différentes vagues de décentralisation et une intégration européenne accrue, l’État français demeure pleinement souverain dans la conception, l’exécution et l’évaluation des politiques d’enseignement public des langues. La détermination des besoins admissibles et la définition des moyens envisageables relèvent toujours de la compétence des services centraux et déconcentrés du ministère de l’Éducation nationale (MEN), même si l’exercice de cette compétence exclusive doit s’accommoder, par stratégie ou par défaut, du concours parfois décisif d’acteurs formels et informels, nationaux ou étrangers, explicites ou implicites, partenaires ou prestataires (Gaudin 1999).

Cette évidence juridique, qui consacre l’autorité du décideur public, oblitère l’inégalité d’importance des acteurs dans l’attribution d’un fond et d’une forme à la décision publique. Elle occulte, de même, l’éventuelle inertie des acteurs institutionnels légitimes face aux acteurs non étatiques ou représentants d’autres d’États, ce qui devrait suffire à susciter l’intérêt des politistes français pour les questions de politiques éducatives qu’ils délaissent ordinairement (Buisson-Fenet 2007). Le pilotage de l’enseignement du néerlandais standard et du flamand occidental dans le département du Nord offre un assez bon exemple de la relative faiblesse pragmatique de la puissance publique en tant qu’instituant légitime.

Officiel aux Pays-Bas, en Belgique et au Surinam, le néerlandais standard est une langue transfrontalière normée et promue par la Nederlandse Taalunie (NTU). Depuis le traité du 9 septembre 1980, cette organisation intergouvernementale initialement belgo-néerlandaise puis, par suite de la fédéralisation de la Belgique, flamando-néerlandaise, développe le bon usage de cette langue au sein des administrations publiques des pays susmentionnés, dans les pratiques effectives de la population soumise aux pouvoirs publics, parmi les allochtones désireux de communiquer en néerlandais sur les territoires et hors des frontières de ces pays. Sa mission est donc moins descriptive (observation académique des pratiques) que prescriptive (définition monopolistique légitime des bonnes pratiques). Dépourvu d’officialité, le flamand occidental, quant à lui, est une langue transfrontalière en France et dans la partie occidentale de Flandre belge ; ses formes françaises sont recensées et promues par l’Institut de la langue régionale flamande, une association française créée en 2004.

Nous nous proposons de savoir qui exerce quelle compétence, avec quelle légitimité et sous l’influence de quels acteurs, dans l’élaboration et la mise en oeuvre de l’offre pédagogique publique du néerlandais standard et du flamand occidental dans le Nord afin d’éprouver la souveraineté réelle de l’État français en la matière et, le cas échéant, de discerner la prépondérance d’un État tiers investi dans une des formes d’ingérence décrites dans la littérature spécialisée des relations internationales (Moreau-Defarges 2000). Nous n’avons pas pour ambition de faire ici la sociogenèse de la langue (trans)nationale néerlandaise en tant que langue nationale, ni non plus du flamand occidental en tant que langue régionale de France, comme a pu le faire Nuria Garcia (2011 ; 2014) pour la langue nationale luxembourgeoise, mais bel et bien d’établir la sociogenèse d’une langue vivante étrangère (le néerlandais) et, corrélativement, la sociogenèse d’une langue vivante régionale (le flamand occidental).

Autrement dit, plutôt que de nous en tenir à l’institutionnalité contemporaine d’un enseignement de langue, fût-elle complète pour le néerlandais ou absente pour le flamand occidental, nous entendons observer les processus d’institutionnalisation qu’ont enclenchés, poursuivis ou entravés des acteurs qu’il nous faut extraire de l’anonymat collectif artificiel de l’institution et dont il nous faut analyser les desseins. Partant, notre approche sera résolument pluridisciplinaire et notre analyse empruntera à plusieurs cadres théoriques. Dans un premier temps, nous objectiverons l’institutionnalisation – ou son défaut – de nouvelles matières en examinant le processus aboutissant à leur pérennisation ou leur terme. Dans un deuxième temps, nous démontrerons l’importance de conjonctions favorables et défavorables à cette institutionnalisation.

L’institutionnalisation, processus probatoire et éliminatoire

De la grande variété des définitions disponibles, il ressort que l’institutionnalisation s’appréhende essentiellement comme un processus paramétrant interactif (Tournay 2011). Elle s’opère donc par étapes au cours desquelles s’effectuent une formalisation, une normalisation, une intégration, une pérennisation et une légitimation de l’institué par le jeu des négociations de l’instituant (généralement pluriel). Il nous appartient donc de discerner des étapes, d’analyser des paramétrages et d’étudier l’instituant à travers ses acteurs et ses actions, pour déterminer la part de souveraineté dans l’offre pédagogique publique du néerlandais et du flamand occidental dans le Nord[1]. Les étapes peuvent être classées en catégories de phases d’institutionnalisation : insertion, continuation, normalisation juridique (pérennité administrative) et représentationnelle (légitimé sociale). Elles doivent être observées aux deux niveaux d’institutionnalisation des enseignements (administratif et disciplinaire).

De nouvelles offres pédagogiques dans un territoire spécifique

À un niveau administratif, il convient de mettre en évidence l’intégration pérenne d’une discipline dans le corpus curriculaire. L’intégration curriculaire d’une nouvelle discipline et sa normalisation procèdent ordinairement d’une logique politique assumée comme telle ou induite implicitement. Les sciences de gestion, par exemple, ont gagné l’université française quand, au milieu des années 1960, s’est répandue l’idée d’une vertu économique et démocratique de la formation managériale des cadres en vue de la modernisation de l’économie (Pavis 2003). Un semblable souhait de modernisation sociale et politique du Québec explique l’intérêt pour une formation spécifique des administrateurs civils et la volonté subséquente du premier ministre Jean Lesage de développer institutionnellement les sciences de gestion (Dufour 2011).

Cependant, aucune logique politique nationale n’a présidé à l’introduction d’un enseignement du néerlandais et du flamand occidental dans le Nord, seulement une logique culturelle locale liée aux spécificités linguistique et géopolitique du Nord. Il s’avère que le département du Nord, composé pour moitié de territoires du comté de Flandre annexés au XVIIe siècle, jouxte la partie néerlandophone de la Belgique où, pour être plus exact, depuis la fédéralisation de la Belgique (Domenichelli 1999), le département du Nord et l’entité subétatique flamande sont limitrophes. Cette proximité géographique peut acquérir un sens très différent selon l’évolution des réalités économiques (enrichissement économique flamand et désindustrialisation nordiste) et politiques (incitation européenne à la coopération transfrontalière et transfert accru des compétences à la Flandre).

Autre spécificité du département du Nord, dans l’arrondissement de Dunkerque (entre Dunkerque et Armentières), une partie toujours décroissante et vieillissante de la population française parle le flamand occidental en plus du français. Selon l’Atlas des langues en danger de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) (Moseley 2010)[2], leur nombre serait comparable à celui des bascophones français et supérieur à celui des locuteurs de gallo, sachant que le nombre total de locuteurs de part et d’autre de la frontière franco-belge serait supérieur à celui des bascophones des départements français et des autonomies espagnoles. Leur flamand occidental, qui comporte quelques traits distinctifs par rapport à celui en usage en Flandre occidentale, a fait l’objet de plusieurs études descriptives qui permettent d’apprécier sa différence d’avec le néerlandais standard : les monographies savantes du XIXe siècle (Carnel 1891), les observations des agents des renseignements généraux (Ghillebaert 2007, 315-316), les travaux dialectologiques belges initiés par Willem Pée durant l’entre-deux-guerres (Ryckeboer 1989) et continués après la Seconde Guerre mondiale à l’Université de Gand (Ryckeboer 1997), les quelques ouvrages à vocation pédagogique ou lexicographique publiés en France depuis les années 1970 (Sepieter 1978 ; Marteel 1992 ; 2013 ; Devos 2011 ; Akademie voor Nuuze Vlaemsche Taele 2018).

Selon certains chercheurs (Meertens Instituut 2003 ; Heeringa 2004), les différences entre ce flamand occidental et le néerlandais standard seraient comparables à celles entre le frison ou l’allemand standard et le néerlandais standard. À bien des égards, le flamand occidental et le néerlandais standard sont des langues collatérales (Eloy 2004 ; 2007), à savoir des variétés dont la proximité et la distinction linguistiques et sociolinguistiques, subjectives et objectives, s’expliquent par les modalités historiques de leur développement. Cela étant, la qualification de ce flamand occidental au regard du néerlandais standard ne fait pas l’objet de consensus, car certains auteurs le considèrent comme une variante du néerlandais (c’est-à-dire un dialecte flamand du diasystème néerlandais), quand d’autres le regardent comme un système idiomatique autonome (une langue régionale en France comparable au catalan ou au basque) avec une continuité transfrontalière limitée à une province belge[3]. D’ailleurs, l’habitude universitaire et scientifique flamande et néerlandaise dominante est de signaler systématiquement le nord de la France lors de la description de l’aire néerlandophone censément originelle (Bakker et Dibbets 1977 ; Brachin 1977 ; Van der Horst 1992 ; Van der Wal 1992 ; Van Santen 1997).

Au reste, cette habitude est propre à entretenir une confusion entre une aire néerlandophone dite historique et la néerlandophonie présumée des habitants de cette aire. L’aire néerlandophone dite historique désigne l’ensemble des territoires où la langue en usage est classée comme étant une des formes du néerlandais (vieux néerlandais, moyen néerlandais, néerlandais contemporain) ou une de ses variantes (standard/dialecte). La supposée néerlandophonie lato sensu passée des habitants du Nord (et très exceptionnellement du Pas-de-Calais), en l’espèce la pratique orale du flamand occidental, ne peut en aucun cas être assimilée à la néerlandophonie stricto sensu actuelle, caractérisée par des compétences linguistiques et une littératie en néerlandais standard. Cette confusion peut être incidente, faute d’une documentation ou d’une formation spécifique, ou insidieuse, par suite d’une interprétation biaisée des données disponibles ou des lacunes présentes.

En l’occurrence, sur la base des mêmes données liées aux spécificités du Nord, deux logiques culturelles locales distinctes expliquent le lancement des premiers cours de néerlandais et de flamand occidental dans l’enseignement public. D’un côté, c’est un souhait de modernisation patrimoniale et sociale qui a primé, le néerlandais étant présenté comme le destin linguistique des ouest-flamandophones français et une opportunité de participation concrète au projet européen. De l’autre côté, c’est une volonté de sanctuarisation patrimoniale et culturelle qui a prévalu, le flamand occidental étant considéré comme l’héritage linguistique commun aux ouest-flamandophones français et belges et comme une occasion de résistance aux acculturations française et mondiale jugées aliénantes.

Le brevetage curriculaire d’une invention disciplinaire

D’un côté comme de l’autre, ces cours ont été demandés, obtenus et mis en place par des acteurs du monde associatif lors de la première étape de l’institutionnalisation, à savoir l’insertion. À cette étape correspondent, en fait, trois moments distincts pour l’enseignement du néerlandais : ouverture d’un cours officiel dans un collège public à Bailleul en 1972, dans le cadre de plusieurs circulaires (10 janvier 1970 ; 17 juillet 1970 ; 8 mars 1971) ; introduction d’heures d’enseignement dans une école primaire de Wervicq-Sud en 1985, suivant une décision du recteur de 1983 et de concert avec une association flamande de collaboration au développement et d’assistance technique financée par l’autorité flamande (la Vlaamse Vereniging voor Ontwikkelingssamenwerking en Technische Bijstand) ; duplication de cette initiative à Bailleul en 1990. Quant au flamand occidental, il a été introduit dans six collèges et quelques écoles primaires avec l’autorisation de l’Inspection académique du Nord (IA59) sur la base de circulaires sur les langues régionales du 21 juin 1982 et du 30 décembre 1983 (Sansen 1988 ; Ghillebaert 2001). Lors de cette première étape, l’enseignement du flamand occidental, langue régionale, n’a été aucunement lié à l’enseignement du néerlandais, langue vivante étrangère, sur les plans organisationnel et curriculaire ; ces enseignements n’étaient pas alors considérés comme des versions potentiellement alternatives ou concurrentes d’une même offre pédagogique.

Il faut noter, à ce stade de l’analyse, que l’insertion a relevé d’une logique ascendante et que, en matière d’enseignement en France, la pérennisation ne pouvait procéder que d’une logique descendante. Le rôle originel de l’instituant légitime, à savoir les services centraux et déconcentrés du ministère de l’Éducation nationale (MEN), a donc été de permettre un enseignement, sans le susciter effectivement, puis ce rôle a dû évoluer pour garantir une suite demandée à cet enseignement, sans la désirer vivement. Cette absence de volonté proactive initiale chez l’instituant légitime, pour ne pas dire sa réticence, a configuré ab initio son cantonnement « compétenciel » à une supervision réglementaire et à un approvisionnement budgétaire ainsi que sa délégation d’expertise à des acteurs étrangers à l’institution, voire à des étrangers à la France. Cette délégation s’est d’abord apparentée à une forme d’externalisation, lors de la première phase et au début de la phase de continuation ; elle est devenue une forme de dépendance lors de la phase de continuation à proprement parler.

En effet, s’il n’était ni illégal, ni officieux, l’enseignement ne disposait pas pour autant d’une assise organisationnelle sûre et d’un cadre statutaire stable pour ses enseignants. Jusqu’au milieu des années 1990, la phase de continuation est marquée, pour le néerlandais, d’un accompagnement important en ressources financières, pédagogiques, techniques et humaines de la part de la Flandre belge qui s’est assurée, directement ou indirectement, d’une continuité d’enseignement au-delà des moyens et des ambitions de l’IA59, ce qui a accentué la dépendance de l’instituant légitime envers des bailleurs financiers et des sous-traitants étrangers (formation ; enseignement). Pour le flamand occidental, pendant cette même période, cette dépendance a reposé uniquement sur quelques enseignants d’autres disciplines sans le renfort logistique systématique du tissu associatif local dans son intégralité.

Or, le milieu des années 1990 a été une période critique pour le passage de la phase de continuation à la phase de normalisation. Au niveau national, il s’agit de la période de transition de l’« entreprise réformatrice » du Conseil national des programmes (1985-1994) à l’établissement du socle commun de compétences (Clément 2012) sur fond d’introduction rampante du nouveau management public au sein de l’Éducation nationale (Aebischer 2012). C’est à ce moment-là qu’est créé un certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) de néerlandais (arrêté du 27 avril 1995), facteur instituant majeur permettant la normalisation de l’enseignement du néerlandais au sein de l’Éducation nationale (nomination de fonctionnaires français titulaires, dotation en ressources régulières, formation des enseignants, etc.). Cette normalisation juridique est organisationnellement complétée par la création d’une cellule de néerlandais au sein du Bureau des langues de l’Académie de Lille en 1996. C’est aussi à ce moment-là que les enseignants de flamand occidental ont tour à tour mis un terme à leur enseignement pour des motifs personnels (santé, mutation, changement de carrière).

Étonnamment, la phase de normalisation n’a pas modifié ou révoqué la configuration initiale explicitée plus haut, mais elle l’a maintenue, voire renforcée, car la dépendance de l’instituant légitime envers les acteurs allochtones n’a pas cessé avec l’appropriation nomenclaturale française de l’enseignement du néerlandais par des enseignants reçus au CAPES de néerlandais. D’une part, cet enseignement fait l’objet d’un conventionnement spécial entre l’Inspection académique du Nord et la Nederlandse Taalunie depuis 2003 (conventions du 28 novembre 2003, du 14 mars 2006, du 17 mars 2008, du 19 septembre 2012, du 7 février 2014 ; protocole d’accord du 20 mars 2017) avec un cadre particulier pour le primaire et le secondaire, différent de celui des autres langues, en vertu duquel des ressources particulières sont allouées à l’IA59 par la NTU. Ce cadre implique, entre autres, l’allocation d’un personnel NTU et d’un personnel MEN[4].

D’autre part, sur le plan disciplinaire, l’institutionnalisation de l’enseignement du néerlandais s’est réalisée par l’admission durable et par la banalisation de la discipline nouvelle dans un corpus didactique constitué. À la suite des travaux de Guy Brousseau (1998), de nombreux auteurs ont démontré l’importance de la décontextualisation des conditions d’élaboration des connaissances et des méthodes nouvelles pour une reconnaissance accélérée et une acceptation généralisée (Kaheraoui et Goret 2014). Certains auteurs insistent sur la nécessité d’une formalité des savoirs devenus officiels et sur la formalisation collaborative de ces savoirs et savoir-faire lors des interactions d’enseignement (Reuter 2010). Or, ces connaissances, savoirs et savoir-faire ont été très majoritairement élaborés, pendant la décontextualisation, hors de la maîtrise de l’instituant légitime et par des acteurs également investis dans la présentation de l’institué, alors même que cette présentation est doublement fondamentale puisqu’elle co-construit l’objet enseigné autant qu’elle conduit son objectivité (Schneuwly et Dolz 2009).

Par contraste, l’enseignement du flamand occidental n’a pas pu atteindre la phase de normalisation dans les années 1990 à cause d’une phase de continuation fatalement défectueuse ; réintroduit dans les années 2000, il est désormais empêché d’atteindre cette phase de normalisation. En effet, depuis la fin des années 1990, le flamand occidental n’est pas mentionné dans les circulaires sur l’enseignement des langues régionales (5 septembre 2001 ; 12 avril 2017) et ne peut donc pas bénéficier des dispositions accordées aux autres langues régionales. Une nouvelle phase d’insertion s’est ouverte en septembre 2007 avec le lancement d’une « expérimentation » en application de l’article 34 de la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005. Cette expérimentation, unilatéralement paramétrée par l’IA59, s’est singularisée par ses restrictions (trois établissements primaires sans extension possible au secondaire), ses irrégularités (absence d’évaluation annuelle réglementaire ; reconduction du statu quo en dépit des limites réglementaires) et ses incohérences (obstruction de la cellule de néerlandais à des projets pour le flamand occidental). Reconduite tacitement en dépit de demandes associatives de normalisation et d’extension (Ghillebaert 2018), elle a pris fin avec le départ en retraite, en 2019, du seul personnel MEN assurant l’enseignement. Ces singularités du cadre de l’enseignement et de la situation administrative font du flamand occidental une « langue régionale marginalisée » au sein du MEN (Puren 2016).

L’institutionnalisation, résultat de conjonctions peu aléatoires

Notre présentation des étapes du paramétrage de l’enseignement du néerlandais comme discipline curriculaire permet certes d’objectiver son institutionnalisation, mais elle n’explique rien de l’optimalité de l’agencement favorable des facteurs instituants. L’analyse seule des étapes condamne, selon nous, à un double écueil. D’une part, elle induit une perspective téléologique selon laquelle l’une des deux langues serait destinée à la réussite et l’autre, à l’échec, tant et si bien qu’on est tenté de parer la langue elle-même des vertus propices, par essence ou de facto, à son développement institutionnel ou de l’affubler de vices fondamentaux ou pratiques contraires à l’idée même d’une possible institutionnalité. Or, comme il sera démontré plus loin, la non-institutionnalisation de l’enseignement du flamand occidental, notamment dans les années 2000, n’est pas la conséquence prévisible d’une valeur linguistique et patrimoniale objectivement inférieure du flamand occidental, cependant que l’institutionnalisation de l’enseignement du néerlandais n’est pas sans lien avec une valorisation économique et culturelle supérieure du néerlandais. D’autre part, l’analyse seule des étapes tend à sur-rationnaliser les acteurs décisifs de l’institutionnalisation de l’enseignement du néerlandais, lesquels, au demeurant, semblent être également des acteurs décisifs de la non-institutionnalisation de l’enseignement du flamand occidental, car cette analyse par étapes occulte des motivations affectives ignorées par l’instituant légitime et empreintes de nationalisme. Il nous faut donc repérer l’implication d’acteurs dans la survenue de conjonctions favorables éventuellement étrangères à la seule politique éducative française.

Le balisage d’un terrain étonnamment miné

Au préalable, il convient de préciser que la détermination des acteurs décisifs, au-delà des parties prenantes apparentes, et l’analyse de leurs desseins hypothétiques et actions effectives ont requis l’exploitation de sources multiples, variées et souvent peu accessibles. Les données disponibles dans les quelques rares publications universitaires (Charlemagne 2004) et dans les nombreuses revues culturellement engagées (Duthoy et Persyn 1978 ; Persyn 1995 ; Van Assche 2000) nous ont permis de retrouver, dans notre première section, les étapes majeures de l’implantation de l’enseignement du néerlandais dans le Nord. Mais les auteurs ne fournissent pas de matériau fiable et précis pour déterminer quel acteur a utilisé quelle ressource dans quel contexte et selon quelle affinité pour s’assurer de l’introduction, de la continuation et de la normalisation de l’enseignement du néerlandais. C’est pourquoi il nous a fallu entreprendre une investigation originale susceptible de nous fournir ce matériau, fût-il sous la forme d’archives écrites (relevés de décisions, correspondance, organes d’association, etc.) ou d’archives orales (mémoire d’acteurs certainement ou potentiellement impliqués).

L’enquête auprès des acteurs institutionnels évidents[5], lesquels constituent l’instituant légitime, s’est révélée presque aussitôt fructueuse, non pas pour la qualité ou l’exhaustivité de ce matériau, mais pour le bornage heuristique et théorique de cet article. En effet, le refus initial, durable et réitéré de presque tous ces acteurs de communiquer toute documentation utile ou de partager toute information pertinente, d’une part, et, d’autre part, leur affirmation de l’inexistence ou de la disparition de tout ou partie de cette documentation ou de ces informations nous ont permis de tester immédiatement l’hypothèse de l’implication « particulière » d’institutionnels flamands belges et/ou néerlandais et de sonder le « système d’acteurs » (Crozier et Friedberg 1977) en dehors du spectre visible des institutionnels évidents.

Nous avons passé au crible la masse documentaire des exécutifs et des législatifs flamands belges et néerlandais disponibles sur les sites institutionnels, à la faveur de politiques nationales d’archivage numérique en ligne efficaces, et repéré les lacunes documentaires ainsi que les personnels susceptibles de les combler. C’est de cette manière que, par l’intermédiaire d’un parlementaire flamand belge siégeant au sein de la Commission interparlementaire de contrôle de la Nederlandse Taalunie, Bart Caron, nous avons pu nous procurer des documents présentés comme disparus ou inexistants par les acteurs institutionnels évidents français, malgré nos relances et notre annonce de saisine de la Commission d’accès aux documents administratifs. Parallèlement, nous avons parcouru, parmi la littérature militante nationaliste flamande belge, les revues abordant volontiers la question de la Flandre française.

Dans une certaine mesure, nous avons enquêté en « terrain difficile » (Boumaza et Campana 2007) sans réellement encourir des risques physiques ou nous exposer à des dangers corporels ou professionnels, car les réticences des enquêtés, autrement supérieures à celles ordinairement signalées dans la littérature spécialisée sur les enquêtes en sciences sociales, étaient assorties de sous-entendus comminatoires[6]. De la même façon, nous pouvons considérer notre terrain comme miné, non pas tant à cause de dangers physiques ou symboliques qu’à cause des « mines méthodologiques » (Albera 2001) qui l’ont jonché. Le choix de la langue et de l’exemption ou de l’insertion d’erreurs lexicales ou syntaxiques, la sélection des éléments autobiographiques et des données déjà disponibles ou encore lacunaires, le recours à une recommandation (Pinçon et Pinçon-Charlot 1991), la définition du temps de latence entre la reprise de contact avec un même enquêté ou entre deux enquêtés sont, entre autres, les paramètres qui préviennent ou, au contraire, précipitent la rétention d’informations ou leur falsification partielle, comme nous avons pu l’apprendre à nos dépens, ou, parfois, à notre avantage. Au reste, un même paramètre peut à la fois miner une partie du terrain et en déminer une autre, comme notre insertion dans les réseaux savants et culturels flamands de France, simultanément une garantie précieuse d’accès immédiat à toute documentation sur la promotion du flamand occidental de France et un argument de soupçons pour les promoteurs du néerlandais en France. Si elle permet la position nécessaire d’observateur participant (Lefebvre 2010), cette insertion n’abolit pas pour autant nos contingences scientifiques, lesquelles rendent alors notre implication insuffisante aux yeux des promoteurs du flamand occidental.

Une faute d’inattention de l’Éducation nationale

En l’occurrence, à l’origine de l’enseignement public du néerlandais dans le Nord ne se trouve pas un entrepreneur universitaire ou scientifique engagé dans la « commercialisation de sa science » (Colyvas 2007), mais des entrepreneurs nationalitaires devenus des entrepreneurs linguistiques qui, par voie de lobbying, ont instruit l’institutionnalisation de cet enseignement selon une méthode employée ailleurs en Europe (Garcia 2011). En effet, l’enseignement public de néerlandais a été introduit à Bailleul à l’initiative de Camille Taccoen, animateur d’un cours privé de néerlandais organisé par une association flamande belge, le Komittee voor Frans-Vlaanderen (KFV). Cette organisation, fondée en 1947, avait commencé à dispenser gratuitement des cours de néerlandais dans des communes françaises à partir de 1958 afin de maintenir un lien entre Flandre française et Flandre belge par la diffusion d’une langue présentée comme commune, le néerlandais, conformément à la recommandation de l’abbé Ward Corsmit (Verbeke 1970). Or, ce prêtre belge, directeur de la succursale lilloise d’une oeuvre apostolique belge pour les travailleurs flamands émigrés en France connue sous le nom de Werk der Vlamingen (Byls 2013), avait été l’ami et l’assistant du prêtre français Jean-Marie Gantois, principal promoteur du pannéerlandisme en France et avocat de la « renéerlandisation » linguistique du Nord-Pas-de-Calais (Ghillebaert 2007). Il s’avère que Taccoen était, en outre, un enseignant du collège public de Bailleul et un membre du conseil municipal, aux côtés d’un autre membre français du KFV, Jérôme Steenkiste, et de Jean Delobel, par la suite maire de Bailleul (1977-2006) et député (1997-2007), membre de la puissante fédération socialiste du Nord à l’époque de Noël Josèphe[7]. C’est cette conjonction qui semble avoir été favorable, sinon décisive, pour l’implantation première de l’enseignement du néerlandais, comme il a été souligné à la fin des années 1970 et au début des années 1980 dans l’organe officiel de l’Algemeen Nederlands Verbond (ANV), organisation néerlandaise fondée en 1895 pour renforcer les liens entre la Flandre et les Pays-Bas, laquelle a d’ailleurs gratifié Taccoen d’un prix spécial en 1979.

En réalité, cette conjonction semble avoir été la configuration inaugurale dont a dépendu, jusqu’à ce jour, le lien entre instituant et institué, avec des acteurs impliqués directement ou indirectement dans le nationalisme flamand ou le pannéerlandisme en dialogue régulier avec les autorités administratives du MEN. En appui de cette hypothèse, nous pouvons signaler, lors de la phase de normalisation, la décision de l’IA59 de charger la propre fille du maire Delobel, Sandrine Demange-Delobel, alors institutrice, de la mise en place d’une Maison du néerlandais à Bailleul (1999). Référence de l’enseignement associatif du néerlandais depuis lors, cette Maison du néerlandais a bénéficié du soutien logistique et financier de la commune de Bailleul, de fonds de collectivités territoriales, de subsides européens et de l’aide financière significative du KFV – lui-même subventionné très généreusement par les autorités flamandes belges et néerlandaises (Van der Wee 2005, 340). Le profil des directeurs n’est pas anecdotique. Y ont succédé à Demange-Delobel et Steenkiste, d’abord Eric Vanneufville, puis Henri Vaassen. Docteur en histoire médiévale, énarque, écrivain régional, Vanneufville a présidé la section française du Marnixring, un réseau de clubs privés promouvant en Belgique, aux Pays-Bas, en France et en Afrique du Sud la plus intime coopération entre les territoires de langue néerlandaise, ce qui lui vaut parfois la qualification d’organisation pannéerlandiste (Brouwer et Pleij 1997). Quant à Henri Vaassen, naguère enseignant dans la ville-siège du KFV, il est un membre belge actif d’un autre groupement élitaire, l’Orde van den Prince, qui défend officiellement les intérêts et le rayonnement de la langue et de la culture néerlandaises maximo sensu[8]. Vanneufville comme Vaassen fréquentent des nationalistes flamands et des pannéerlandistes. Par exemple, ils sont intervenus le 14 octobre 2014 à un colloque organisé par une association prônant la réunification des Pays-Bas méridionaux et septentrionaux, auquel participaient, notamment : Jan Verleyen, président du Marnixring, Edwin Truyens, ancien idéologue du Vlaams Blok (Mudde 2000, 88), Edouard Maillet, ancien trésorier de la Vlaams Huis de Lambersart[9], Luc Vermeulen, leader historique de la branche flamande de Voorpost (Govaert 1992), Kris Mercier, figure de proue du nationalisme flamand en France dans les années 1980-1990 et cadre du Parti fédéraliste flamand, ainsi que Frank Allacker, inscrit dans la même veine et désormais vice-président de l’Association des professeurs de néerlandais de l’enseignement secondaire (voir infra).

Accessoirement, l’introduction d’un enseignement du néerlandais dans une école primaire à Wervicq-Sud, présentée plus haut comme un moment clé de la première étape d’institutionnalisation, n’apporte pas de contradiction à notre hypothèse de configuration inaugurale marquée par l’imprégnation nationaliste. Cette commune est l’un des rares cas de villes séparées en deux parties, l’une française, l’autre (flamande) belge, par Louis XIV lors de l’annexion d’une partie du comté de Flandre. Le projet initial d’immersion maximale en néerlandais semble correspondre moins à des attentes ou des caractéristiques linguistico-culturelles de la population locale, essentiellement issue de l’immigration (Minney 1999), qu’à une expérimentation de « renéerlandisation » linguistique dans un lieu à forte charge symbolique nationaliste selon la logique de la « reconquête flamande » des territoires limitrophes.

Par conséquent, à l’origine, l’introduction du néerlandais dans l’enseignement secondaire et primaire s’apparente à la transformation et/ou la duplication d’initiatives privées d’acteurs perméables au nationalisme flamand, sinon au pannéerlandisme, en des initiatives publiques, sous l’effet conjoint d’élus français et d’associatifs français ou belges, avec l’appui financier, matériel et humain direct ou indirect des autorités flamandes et néerlandaises. En d’autres termes, pour reprendre l’analyse classique de la publicisation des problèmes sociaux (Gusfield 1981), il y a eu une congruence entre l’agenda conjoncturel d’associations nationalistes (ou apparentées) et l’agenda politique local jusqu’à que cette congruence mute en une congruence de l’agenda institutionnel étatique français avec cet agenda associatif. Cette dernière congruence a été favorisée par la congruence parallèle ou préliminaire entre ce même agenda associatif et l’agenda institutionnel flamand belge. Il ressort de nos recherches que le dessein nationalitaire potentiel ou avéré des initiateurs associatifs n’a pas été décelé par l’instituant légitime, car la vigilance ou réticence proverbiale du MEN a été exceptionnellement déjouée par l’excellent crédit du garant socialiste français de l’agenda politique local, en pleine période mitterrandienne, et par le crédit incontestable du garant institutionnel flamando-néerlandais, en pleine période d’ajustement diplomatique français aux nouvelles réalités étatiques belges.

Si l’instituant légitime n’a pas évalué le sens nationaliste dérivé de la requête curriculaire, c’est vraisemblablement pour deux raisons. D’abord, l’instituant légitime avait probablement une méconnaissance du caractère protéiforme du nationalisme flamand et fait une mésanalyse du nationalisme comme un phénomène réductible à l’extrême droite, ignorant ainsi la compatibilité du clivage rokkanien centre/périphérie avec la possibilité d’un spectre partisan large. Ensuite, l’instituant légitime n’avait certainement pas les compétences linguistiques (ou culturelles) pour procéder à une vérification systématisée de ses partenariats et s’en est remis à des acteurs non institutionnels qu’il a institutionnalisés, se défaussant d’une partie de son rôle traditionnel. Ayant sondé, formellement ou informellement, ponctuellement ou régulièrement, entre 2016 et 2018, des personnels de plusieurs services centraux et déconcentrés, y compris au cabinet du ministère et à la direction académique de Lille[10], nous avons constaté que, hors la cellule de néerlandais du Bureau des langues, personne ne connaît l’intérêt belge ancien et croissant pour le Nord, en général, et pour la zone ouest-flamandophone, en particulier, alors même que, selon notre recensement[11], cet intérêt est explicite dans au moins deux interventions en séance plénière de l’organe législatif flamand (1974), cinq interventions en commission (1994, 1996, 2001, 2005, 2008) et quatorze questions écrites (1991, 1995, 2003, 2005, 2007, 2008, 2009, 2010, 2013), la plupart de ces questions ayant été posées par des parlementaires nationalistes et d’extrême droite. Par parenthèse, il faut signaler que le manque d’attention originel de l’instituant légitime envers les promoteurs et les développeurs du néerlandais semble être compensé, depuis les années 2000, par un excès de méfiance envers les promoteurs du flamand occidental, lesquels sont souvent amenés à se défendre de toute arrière-pensée nationaliste pourtant déjà absente et insoupçonnée vingt ans plus tôt. Ironie du sort, les soupçons sont parfois alimentés par des acteurs du monde associatif flamand belge pour tenter de disqualifier une entreprise jugée hostile ou concurrente à l’enseignement du néerlandais.

En fait, l’intérêt belge pour la Flandre française, voire pour le Nord jusqu’à la Somme, est appelé de manière convenue aandacht (« attention ») dans les milieux nationalistes flamands et pannéerlandistes. Issue d’un courant irrédentiste du XIXe siècle, cette attention s’est transmise depuis les chanteurs belges de Pro Westlandia enclins au collaborationnisme (Meyers 1978 ; Nuyttens et Somers 1984) jusqu’aux idéologues du parti nationaliste flamand belge d’extrême droite Het Vlaams Belang[12], au point d’être partagée encore par une multitude de nationalistes plus ou moins détachés du radicalisme dont le « regard de néerlandophones demeure tourné vers la Flandre française[13] ». Éventuel effet de l’assomption de l’« habitus nationaliste flamand », l’aandacht consiste à garantir, en Flandre et aux Pays-Bas, la publicité de l’existence d’une partie putative de la communauté flamande en France, de sa supposée culture et du soi-disant mouvement intellectuel promoteur de cette culture. La redistribution partisane de l’aandacht contemporaine a été rendue possible par le consensus général sur l’indiscutabilité du fondement linguistique des revendications nationalistes flamandes (Von Busekist 1998).

Or l’interlocuteur français privilégié de l’aandacht a longtemps été l’abbé Gantois, responsable des « interférences belges » sur le réseau culturel flamand de France (Ghillebaert 2016). Ses quelques émules ont cherché à maintenir l’aandacht dans les années 1970-1980 en multipliant les liens avec les nationalistes flamands belges et leurs porte-voix parlementaires, au point de les convaincre, gagnant d’abord l’aile radicale, de la nécessité d’une intervention politique flamande en Flandre française. Le cas du Français Frank Allacker est ici très éloquent. Initialement proche d’organisations radicales (Voorpost, Vlaamse Militante Orde), interdit de tribune au pèlerinage de l’Yzer après un discours véhément en 1986 contre l’indolence des autorités flamandes et néerlandaises vis-à-vis de la Flandre française, actif au sein de groupements français perméables au pannéerlandisme et à la xénophobie (Menschen Lyk Wyder ; le Parti fédéraliste flamand) dans les années 1980-1990, familier du Vlaams Blok/Belang, il a su trouver les bons relais français et flamands pour la diffusion récente de son ancien concept de « néerlandais, langue d’intérêt régional » et pour son intégration dans des groupes de travail (méta-)institutionnels (exemple Comité Grand Lille), s’assurant à la fois l’invisibilité médiatique de ses desseins controversés et l’efficacité pratique de son influence. Par exemple, la série de questions écrites au Parlement flamand sur les progrès de l’enseignement du néerlandais dans le Nord et sur les implications du gouvernement flamand a été initiée par le blokkiste Luk Van Nieuwenhuysen, un ancien du groupuscule radical pannéerlandais Were Di (dont Gantois avait fréquenté les membres), sur la base d’une action menée par Frank Allacker et son entourage.

Du reste, plus qu’aux Pays-Bas, la question des « dialectes » reste particulièrement épineuse en Flandre belge où le nationalisme s’est historiquement constitué sur la base de revendications linguistiques autour de la moedertaal[14] ou, du moins, de ses représentations homothétiques plutôt que de sa réalité linguistique homogène. En un sens, le néerlandais y est largement une « langue imaginée », comme on parlerait, pour une nation, de « communauté imaginée » (Anderson 1983). Cause et conséquence de l’action nationaliste, le recours systématisé et spontané à des normes linguistiques désignées sous le générique de « néerlandais » a moins été une donnée linguistique initiale que l’objet même de la néerlandisation de la Flandre par émulation des élites, par éducation scolaire et par voie légale. Cette néerlandisation n’a pas mis un terme à la pratique de normes linguistiques concurrentes plus ou moins intercompréhensibles, fussent-elles propres aux soi-disant dialectes originels (régiolectes flamands et topolectes communaux) ou à l’interlangue sud-néerlandaise (accommodation du néerlandais standard et des substrats régiolectaux).

En revanche, en Flandre française, la classe des clercs nécessaire à la mise en branle nationaliste (Gellner 1992) ne s’est jamais formée ou reproduite autour d’un objet linguistique tel que le néerlandais. Sitôt l’annexion achevée, la référentialisation linguistique des élites locales dorénavant soumises à la domination légitime francophone ainsi que la médiocrité des dividendes sociaux tirés de leur investissement dans la néerlandophonie ou même de leur participation à la production et à la consommation littéraires en néerlandais ont dissuadé les élites locales de voir dans le « flamand », générique recouvrant indistinctement le flamand occidental, les formes littéraires de type interlangue et le néerlandais standard, autre chose qu’un objet d’étude original dans le jeu social particulier réglé par le mouvement savant au XIXe siècle (Mihail 2006). D’ailleurs, les rares nationalistes flamands de France du XXe siècle sont passés de l’action nationalitaire à l’action nationaliste en devenant des militants linguistiques (Thiesse 2006) en rupture avec la sociabilité savante (Ghillebaert 2019) par contamination avec les nationalistes flamands (Ghillebaert 2016).

Une question domestique française pour des enjeux étrangers ?

À vrai dire, la configuration inaugurale évoquée plus haut a beaucoup dépendu d’une autre conjonction favorable, sinon décisive, plus particulièrement pour la normalisation de l’enseignement du néerlandais. C’est, en effet, dans les années 1990, que le gouvernement flamand a développé une ambitieuse paradiplomatie identitaire pour accroître sa visibilité et sa capacité d’action au niveau international selon une logique à la fois conforme au nationalisme flamand et compatible avec le maintien au sein de la Belgique (Massart-Piérard 1999 ; Paquin 2004 ; Massart-Piérard 2009 ; Paquin, Kravagna et Reuchamps 2015), tirant ainsi remarquablement avantage du transfert partiel de la compétence belge dans le domaine des affaires étrangères (Paquin 2002 ; Suinen 2008). La rapidité et l’efficacité de ce développement ont été possibles grâce à la préexistence d’organisations à vocation internationale, financées publiquement pour grande partie ou pour totalité, et à l’extension d’un réseau consulaire spécifique notamment par l’intermédiaire des délégations générales du gouvernement de la Flandre qui ont été ouvertes de 1993 à 2009 dans huit pays. Or, de toutes les compétences acquises en matière de relations internationales lors du transfert, la plus évidemment indisputable est celle relative à la Nederlandse Taalunie que régissaient, jusqu’alors, de pair à pair, l’État néerlandais et l’État belge (Paquin 2003, 629). Si, à ce jour, nous n’avons pas pu documenter le très probable soutien appuyé du gouvernement flamand à la création d’un CAPES de néerlandais, nous pouvons à tout le moins apprécier son engagement continu pour la pérennité de l’enseignement du néerlandais ainsi institutionnalisé ; nous postulons que cet engagement participe à la fois de la volonté gouvernementale d’exercer le plus exhaustivement et intégralement la compétence suscitée et de l’habitude subjective d’assumer le plus conséquemment l’habitus nationaliste sus-décrit.

Premièrement, sans même revenir sur l’implication flamande dans la détermination de l’offre pédagogique française, par le biais de la représentation paritaire de la NTU à la cellule de néerlandais du Bureau des langues de l’Académie de Lille, nous pouvons démontrer le rôle constant de l’exécutif flamand dans l’éducatif français et sa contribution à l’indissociation institutionnalisée de la promotion du néerlandais et de la détraction du flamand occidental. Ainsi, quoique les contreparties financières et symboliques au développement, par les services déconcentrés du MEN, de l’enseignement du néerlandais soient des contributions liées au conventionnement entre l’IA59 et la NTU, d’autres contreparties peuvent intervenir de manière moins évidente mais tout aussi effective. Nous pouvons, à cet égard, signaler l’attribution du titre de chevalier de l’ordre de Léopold, la plus haute distinction belge, au directeur académique des Services de l’éducation nationale du Nord (DASEN59), René Dunoyer, pour la formalisation réglementaire française de la coopération avec la NTU et le développement de l’enseignement du néerlandais[15]. Cette distinction, donnée en 2004 en récompense de l’aboutissement de négociations sous la forme de la convention de 2003[16], lui a été remise par le consul général de Belgique à Lille, Peter Martin, par ailleurs lié d’amitié avec Dunoyer en amont des négociations académiques, et à la demande de Jos Aelvoet, premier diplomate nommé à la tête de la Délégation générale du gouvernement de la Flandre ouverte à Paris en 2002. Incidemment, Aelvoet faisait alors partie du présidium de l’Orde van den Prince, groupement élitaire évoqué plus haut dont est membre également Henri Vaassen.

En fait, dans la documentation officielle flamande de la première décennie du XXIe siècle (rédigée en langue néerlandaise à destination de néerlandophones), le positionnement du gouvernement flamand est clairement exprimé. Par exemple, en 2003, la ministre flamande de l’Enseignement a publiquement expliqué le recours à une stratégie conjointe avec les autorités néerlandaises pour l’enseignement du néerlandais dans le Nord, vanté les succès du gouvernement flamand en la matière (notamment par sa représentation au Bureau des langues de l’Académie de Lille) et confirmé le rôle proactif du délégué général Aelvoet auprès des autorités françaises[17]. En 2007, le ministre flamand de la politique étrangère a concédé avoir engagé les forces politiques et diplomatiques flamandes et néerlandaises pour le rétablissement des épreuves du CAPES de néerlandais, provisoirement suspendues. Cette même année, les autorités flamandes ont vivement protesté contre l’absence de concertation préliminaire avec l’Inspection académique du Nord lors du lancement de l’expérimentation de l’enseignement du flamand occidental dans le Nord, perçue comme une erreur diplomatique[18] ; parallèlement, un groupe de travail « Promotion de la langue des voisins » était réuni à l’ambassade de France en Belgique pour améliorer l’exploitation des services consulaires[19]. En 2008, le vice-ministre-président s’est abstenu d’infirmer la responsabilité de la NTU et du gouvernement flamand dans le refus, par l’IA59, d’étendre l’expérimentation de l’enseignement du flamand occidental, tout en déclarant péremptoirement qu’« il n’est pas opportun de proposer un dialecte flamand parmi les disciplines de l’enseignement officiel » en France[20]. Enfin, en 2009 et en 2010, le gouvernement flamand a confirmé publiquement son soutien à plusieurs projets de développement du néerlandais dans le Nord[21].

Deuxièmement, les gouvernements flamand et néerlandais accordent, depuis de nombreuses années, en connaissance de cause, un financement systématique à plusieurs associations dites à vocation culturelle ciblant le nord de la France, au premier rang desquelles le KFV et Ons Erfdeel. La première, déjà évoquée, a été historiquement marquée par l’abbé Cyriel Moeyaert, ancien enseignant et inspecteur de néerlandais en Belgique, admirateur de l’abbé Gantois, proche des principaux leaders du nationalisme flamand (indépendantistes ou pannéerlandistes). Cité parmi les généreux donateurs « encourageant » les animateurs français des cours de néerlandais dans les années 1970-1980 (Ghillebaert 2001, 59), Moeyaert a exercé une influence réelle dans la perpétuation de l’aandacht et dans la préférence exclusive du néerlandais au détriment du flamand occidental (notamment dans le nord de la France). Son ancien élève et son obligé de toujours, Geert Bourgeois, en fournit parfois l’illustration, puisque le vice-ministre-président de la Flandre et ministre flamand des Affaires étrangères a sévèrement condamné l’enseignement du flamand occidental que l’agence flamande pour l’emploi de Bruges proposait aux allochtones en 2012 pour faciliter leur intégration dans un secteur secondaire principalement ouest-flamandophone[22]. Quant à Ons Erfdeel, des publications périodiques assurent à cette fondation un monopole éditorial au sujet des territoires entre le nord de la France et les Pays-Bas. Son directeur, décoré de la médaille d’honneur du Marnixring, Luc Devoldere, est une personnalité culturelle de premier rang en terre néerlandophone et entretient notoirement un rapport ambigu à la notion d’unité culturelle flamando-néerlandaise[23]. Représentant typique du nationalisme « bon teint », Devoldere semble agir tel un relais d’un blanchiment idéologique propice au développement d’un sentiment politiquement correct d’unité culturelle flamando-néerlandaise.

Par blanchiment idéologique, nous entendons l’ensemble des pratiques qui ont pour finalité et/ou pour effet de filtrer les items idéologiques les plus radicaux d’une offre idéologique originelle. Dans le cas des différentes formes du pannéerlandisme (Groot-Nederlandse/Heel-Nederlandse/Dietse gedachte), les propositions idéologiques originelles avaient été développées, à défaut d’avoir été initialement élaborées, par des mouvements radicaux flamands et néerlandais durant l’entre-deux-guerres (Verhoeyen 1975). Si les doctrines radicales constituées autour de ces propositions idéologiques – ou avec celles-ci – ne sont plus acceptables par la majorité requise pour un soutien maximal à l’action nationaliste, alors lesdites propositions sont détachées des doctrines radicales auxquelles elles étaient associées afin d’en restituer ou d’en garantir l’acceptabilité contemporaine. La neutralité idéologique apparente de l’intérêt gouvernemental flamand pour le développement de l’enseignement du néerlandais dans le Nord élude la neutralisation idéologique sous-jacente d’une aandacht compatible avec une dynamique paradiplomatique d’autant plus immédiatement réalisable qu’elle concerne le premier des voisins.

En outre, cette neutralité ne doit pas s’entendre comme une impartialité contingentaire du gouvernement flamand dans les questions linguistiques du Nord. En témoigne une décision du ministre flamand Bourgeois du 4 mars 2005 qui a imposé au gouverneur de la province de Flandre occidentale d’« assister le gouvernement flamand dans l’élaboration de la stratégie globale vis-à-vis du nord de la France » en établissant des « contacts nécessaires sur le terrain » et en rédigeant des rapports réguliers[24]. Le gouverneur de la province flamande limitrophe du département du Nord devait donc appliquer les orientations des notes stratégiques du gouvernement flamand. La note de 2006, fondamentale, rangeait la question linguistique parmi les « éléments prioritaires » de la politique étrangère flamande, estimait d’une « importance capitale » l’enseignement du néerlandais dans le Nord et exprimait la condition explicite qu’« on [y] enseigne le néerlandais, pas de dialecte flamand »[25]. Parallèlement, depuis la création de groupements européens de coopération territoriale (GECT) Eurométropole Lille-Courtrai-Tournai (2008) et Flandre-Dunkerque-Côte-d’Opale (2009), le personnel politique et administratif de cette province ne cesse d’insister sur la nécessité de développer l’offre pédagogique du néerlandais pour garantir l’égalité et l’efficacité de la coopération.

Enfin, une dernière conjonction favorable pour la configuration inaugurale et sa rémanence doit être repérée : l’inquiétude institutionnelle pour l’unité linguistique hors du Nord. En effet, depuis les années 2000, la Commission interparlementaire de la Nederlandse Taalunie (IPC), organe de contrôle composé paritairement de parlementaires flamands et néerlandais, a souvent eu l’occasion d’exprimer sa préoccupation grandissante vis-à-vis des risques liés à la variation intrasystématique telle que l’observent les linguistes de la NTU. Ces risques, qui pèsent sur l’intelligibilité du néerlandais et sur l’intercompréhensibilité des néerlandophones, sont majorés par la survenue ou l’accentuation de phénomènes sociolinguistiques tels que l’anglicisation des mondes universitaire, scientifique et élitaire aux Pays-Bas marginalisant le néerlandais, le recours toujours décomplexé en Flandre aux « variétés régionales » du néerlandais dans les médias et parmi les élites (« dialectes » flamands et interlangue sud-néerlandaise), l’attribution de statuts spéciaux à certaines langues aux Pays-Bas (exemple : co-officialité du frison en Frise), l’autonomisation institutionnelle sud-africaine par rapport à la NTU sur la question de l’afrikaans, l’influence des langues allochtones (van der Meulen 2018). La pertinence même de la NTU est de plus en plus discutée, ce qui explique un surcroît d’effort de sa part pour la conservation et la promotion d’un néerlandais standard ainsi que contre la conservation et la promotion des « dialectes » intra et extra muros.

Par conséquent, il n’est rien d’étonnant à ce que l’IPC marque également un intérêt pour le nord de la France depuis l’extrême fin des années 1990, ainsi que l’attestent les ordres du jour et les comptes rendus disponibles[26], sans que cet intérêt des parlementaires flamands et néerlandais soit particulièrement lié à l’aandacht ou à la démonstration de puissance paradiplomatique (Bélanger 1997 ; Aldecoa et Keating 1999). De fait, deux mois seulement après la parution du rapport (Bernard) Cerquiglini (1999) qui faisait figurer le flamand occidental parmi les langues de France, l’IPC fixait une visite de travail inédite dans le Nord-Pas-de-Calais. Le contenu de cette visite reste, à ce jour, confidentiel, tout comme celui des deux autres visites de travail à Paris en juin et novembre 2004, moins d’un an après la signature de la convention entre la NTU et l’IA59 et après la tenue des Premières Assises nationales des langues de France qui ont donné lieu à la création de l’Institut de la langue régionale flamande. L’importance grandissante de ces visites est confirmée par leur priorisation dans l’ordre du jour. En juin 2005, l’IPC a convoqué à La Haye Jean-François Baldi, numéro deux de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), pour évaluer la transférabilité éventuelle du modèle français de conservation et d’expansion linguistiques, ainsi que pour examiner l’appréciation officielle française de la situation linguistique contemporaine de la Flandre française et des évolutions possibles. Ces deux motifs de convocation semblent, dans le verbatim, intimement liés l’un à l’autre. Implicitement, l’IPC sondait les positions institutionnelles françaises sur le flamand occidental et sur le néerlandais standard dans cette région, notamment en termes de reconnaissance officielle et de qualification statutaire. L’objectif était suffisamment polémique pour entraîner une réponse laconique de Baldi, vraisemblablement peu désireux d’envisager une collaboration entre la DGLFLF et la NTU dans le traitement du flamand occidental/néerlandais dans le Nord.

Conclusion

Arrivé au terme de cette étude, nous pouvons conclure que le cas de l’enseignement public du néerlandais et du flamand occidental dans le département du Nord de la France offre un éclairage complémentaire sur les politiques éducatives et linguistiques en France, un champ encore trop peu investi par les politistes malgré leur intérêt croissant (Itçaina 2010a, 19), le caractère fondamentalement politologique du rapport à la langue (Dubois 2001, 47) et les enjeux politiques nouveaux autour de questions comme la toponymie (Calvez 2012 ; Destrem 2017 ; Aigouy-Campoy, Marchand et Ratinaud 2019) ou les délégations en matière linguistique au sein d’exécutifs territoriaux[27].

Nous avons vu que, sur la base d’une proposition privée en lien avec le nationalisme flamand, l’institutionnalisation de cet enseignement du néerlandais s’est produite sous l’effet combiné de conjonctions politico-institutionnelles favorables et d’une certaine inertie[28] originelle de l’instituant légitime. Nous avons pu ainsi démontrer que cette institutionnalisation résulte de l’accommodation autochtone publique d’une proposition essentiellement propice à des intérêts politiques, corporatifs et économiques allochtones[29]. Ce service autochtone aux intérêts allochtones, moins abordé dans la littérature scientifique que les logiques collaboratives ou conflictuelles interétatiques, est supposable ou observable dans la mesure où la connaissance du néerlandais en France favorise les échanges avec les pays néerlandophones, conduit à une prise en charge française des coûts linguistiques de la concurrence commerciale avec ces pays et soutient l’expansion en France du marché des biens culturels en langue néerlandaise. Nous avons remarqué, de plus, que la proposition d’accompagnement technique, pédagogique, humain et financier par la Nederlandse Taalunie lors de l’institutionnalisation de l’enseignement du néerlandais a provoqué une forme de délégation de facto de compétence et hâté une sorte d’inadvertance de l’instituant légitime pendant l’évaluation de la requête, en amont, et pendant la normalisation de l’offre, en aval. Nous avons relevé, à cette occasion, le rôle facilitant et banalisant d’un élu français influent et honorable dont l’appui a profité à l’ignorance totale du sens éventuellement nationaliste de cet enseignement.

Par conséquent, nous pouvons comparer cette délégation lors de l’institutionnalisation à une externalisation qui aurait, cependant, résisté à la ré-internalisation des ressources lors de la normalisation curriculaire puisque, malgré la maîtrise propre des carrières et des postes, le ministère de l’Éducation nationale co-définit ses orientations avec la NTU et collabore avec la paradiplomatie flamande. Notre comparaison est, par ailleurs, soutenue par le fait que les questions relatives aux initiatives de l’Inspection académique du Nord avec la Flandre et les Pays-Bas « échappent » régulièrement, sinon systématiquement, à la direction académique aux relations européennes, internationales et de la coopération de Lille au profit de la cellule de néerlandais du Bureau des langues.

Dès lors, le rôle joué par la NTU, en général, et par l’exécutif flamand, en particulier, dans le dossier de création d’un enseignement de langue régionale ouest-flamande (Puren 2016 ; Ghillebaert 2018) paraît d’autant plus négativement déterminant que ces acteurs allochtones sont devenus des co-instituants légitimes pour les questions relevant de la « néerlandophonie » lato sensu (selon la nomenclature universitaire et scientifique flamando-néerlandaise dominante). Ce rôle, qui n’est pour l’instant pas perçu majoritairement comme une forme d’ingérence flamande dans des affaires françaises, doit être apprécié à l’aune des capitaux économiques, politiques et sociaux dont disposent la NTU et, plus largement, les exécutifs flamands et néerlandais. Leurs capitaux sont, de fait, considérablement supérieurs à ceux de l’Institut de la langue régionale flamande, principal porteur de projet pour l’enseignement public du flamand occidental.

Ce constat, qui s’ajoute à ceux de la petite taille du territoire concerné et de la faiblesse numérique des locuteurs, motive le mimétisme praxéologique et le commensalisme militant de l’Institut de la langue régionale flamande, comme en témoignent les liens désormais très étroits avec les acteurs de l’institutionnalisation des politiques linguistiques territoriales ailleurs en France. Les politiques territoriales qui visent à pallier, suppléer, compléter ou améliorer les politiques éducatives linguistiques nationales se sont effectivement peu à peu institutionnalisées, à des degrés divers selon les régions, ces vingt dernières années et plus encore depuis l’acte III de la décentralisation, parce que la défense et la promotion des langues régionales ont été toujours plus intégrées dans les projets de dynamisation économique et culturelle et de redéfinition de l’identité des territoires (Itçaina 2010b ; Tourbeaux et Valdès 2014). C’est peut-être moins par souci d’une écologie linguistique que par souhait d’accroître l’attractivité territoriale que des collectivités se sont dotées d’organes dédiés à la conception et à la mise en oeuvre de politiques linguistiques. La décision de créer un Office public du flamand occidental, prise en 2018 par le Conseil régional des Hauts-de-France sur proposition de l’Institut de la langue régionale flamande, est donc conforme, sur les motifs, à celle qui a permis la constitution d’un premier Groupement d’intérêt public, l’Office public de la langue basque, en 2004, puis de plusieurs établissements publics de coopération culturelle, à savoir : l’Office public de la langue bretonne en 2010, l’Office public de la langue occitane en 2015 et l’Office public de la langue catalane en 2016 (Darretche et Lasserre 2006 ; Itçaina 2010b ; Lacroix 2011 ; Pierre 2013 ; Beucher 2017). Autre organe émanant des exécutifs locaux, le Groupement européen de coopération territoriale peut avoir un impact positif sur le développement en France d’une langue régionale transfrontalière, comme c’est le cas de l’Eurorégion Nouvelle Aquitaine-Euskadi-Navarre ou du GECT Pyrénées-Cerdagne érigés en 2011. Mais un GECT peut également demeurer sans effet, comme dans le cas du flamand occidental avec le GECT West-Vlaanderen / Flandre-Dunkerque-Côte d’Opale.

En définitive, notre étude de cas conforte aussi, en miroir, les travaux sur les effets de la transfrontaliarité sur l’institutionnalisation des politiques linguistiques. La mise en place de dispositifs institutionnels pour le développement de l’éventuelle langue transfrontalière commune a certes déjà été déterminée comme un indicateur de l’institutionnalisation des relations transfrontalières (Harguindéguy 2007). Mais l’implication des entités infra-étatiques limitrophes dans le développement de l’usage et/ou de l’enseignement d’une langue régionale transfrontalière avait jusqu’ici été jugée soit favorable, comme dans le cas du catalan ou du basque (Tourneaux et Valdès 2014 ; Izquierdo 2019, 50), soit nulle, comme dans le cas du corse ou du picard (Harguindéguy et Cole 2009). Nous avons à présent, avec le cas du flamand occidental, la preuve que cette implication peut également être défavorable. L’effet de l’implication de ces entités semble être déterminé par plusieurs facteurs : le statut desdites entités, le statut de la langue transfrontalière (son officialité), les provisions légales et réglementaires pour son enseignement, l’activité et l’efficacité du milieu associatif, mais aussi la reconnaissance de la langue transfrontalière comme langue et la position dominante à son sujet parmi les groupes nationalistes existants.

Enfin, nous pouvons considérer que l’institutionnalisation de l’enseignement du néerlandais dans le Nord illustre la notion de path dependence de Paul Pierson (2000 ; 2004) dans la mesure où la direction prise par les acteurs décisifs et décisionnaires lors des « conjonctures critiques » (Berins Collier et Collier 1992 ; Mahoney 2000) semble avoir mené à la condamnation d’une voie parallèle, celle de l’enseignement d’une langue collatérale (Eloy 2004), que ne peut dorénavant plus emprunter l’instituant légitime sans admettre avoir fait fausse route jusqu’alors, étant donné l’argumentaire initial en faveur du néerlandais dans cette zone en particulier. Eu égard à la configuration, aucune issue pour le flamand occidental ne paraît envisageable à moins d’une réévaluation de l’engagement des parties prenantes de l’enseignement du néerlandais, d’une révision de la perception du flamand occidental à la lumière des études en langues et cultures régionales et d’une reformulation de la représentation du néerlandais, soit autant de coûts élevés pour l’instituant légitime[30]. Pour l’heure, la délégation à l’origine de l’institutionnalisation de l’enseignement public du néerlandais dans le Nord reste synonyme d’une relégation de l’institutionnalisation de l’enseignement public du flamand occidental dans ce même département.