Article body

Le sociologue Loïc Wacquant mène depuis plus de trois décennies des recherches à la croisée de nombreuses disciplines et portant sur des thèmes aussi variés que le système de justice pénale, les inégalités ethnoraciales et le néolibéralisme. Cet ouvrage dirigé par John Flint et Ryan Powell vise à introduire les analyses de Wacquant et à montrer comment elles sont prises en compte ou remises en question par des chercheur·euse·s en sciences sociales.

L’introduction de l’ouvrage, rédigée par Flint et Powell, présente les lignes directrices du projet intellectuel de Wacquant. Le sociologue propose une analyse relationnelle et réflexive des rapports matériels et symboliques qui constituent le monde social, en prêtant attention aux inégalités urbaines et aux manières dont elles peuvent être examinées avec une triade analytique unissant la question des classes, des identités ethnoraciales et de l’État. Les trois éléments de cette triade ont notamment permis à Wacquant de documenter l’émergence d’un nouveau gouvernement de l’insécurité sociale au cours des dernières décennies (p. 12).

Dans le chapitre suivant, Wacquant offre un aperçu de son oeuvre en se basant sur trois concepts centraux, soit la marginalité avancée, qui désigne une forme de marginalité liée organiquement à la financiarisation et à la restructuration néolibérale des économies capitalistes avancées, le confinement punitif comme stratégie pour gouverner les populations identifiées comme « problématiques », ainsi que la pénalisation et la racisation en tant que formes apparentées de déshonneur et de contrôle social. Ces trois concepts permettent d’analyser le néolibéralisme comme un projet politique qui promeut à la fois la discipline de marché et l’expansion des fonctions pénales de l’État (p. 27).

Le chapitre de Talja Blokland se base sur une ethnographie menée dans un immeuble de logements publics aux États-Unis afin de critiquer la distinction proposée par Wacquant entre les ghettos communautaires et les hyperghettos. Le terrain qu’elle a étudié ne se caractérise effectivement ni par des liens de solidarité forts qui seraient entretenus par l’entremise d’institutions locales ni par une dislocation sociale complète qui priverait les résident·e·s de tout repère. Blokland insiste plutôt sur les manières dont les mères monoparentales avec lesquelles elle a collaboré parviennent à conjuguer avec les différents défis auxquels elles sont confrontées au quotidien (p. 71-72). Larissa Povey se concentre pour sa part sur les stratégies de contrôle étatique des mères vulnérables, qui perdent la garde d’un enfant après avoir été qualifiées « d’inaptes » par les services sociaux ou pénaux. Povey souhaite ainsi prolonger le cadre théorique de Wacquant en partant du point de vue de ces femmes, ce qui lui permet d’examiner comment l’État renforce leur hypermarginalisation et utilise son pouvoir symbolique afin de prioriser l’intérêt supérieur de l’enfant, sans prendre en compte les besoins complexes de ces mères et les effets dévastateurs liés au fait de perdre la garde de leur enfant (p. 82-83).

Emily Ball se penche quant à elle sur le concept des deux mains de l’État élaboré par Wacquant, soit une main gauche protectrice et une main droite punitive, à partir d’une étude des projets d’intervention familiale et du programme pour familles en difficulté établis en 2012 au Royaume-Uni. Elle souligne que la tendance chez Wacquant à centrer ses analyses sur le cas américain le mène parfois à minimiser les variations locales dans la gestion des problèmes sociaux. Ball affirme aussi que Wacquant ne prend pas suffisamment en compte comment les employé·e·s des services sociaux résistent à une simple application des principes néolibéraux dans leurs pratiques professionnelles, en favorisant plutôt une éthique du soin (p. 128). Fabien Truong soutient dans son chapitre que les identités gagnent à être interprétées comme une réalité fluide, à mi-chemin entre les représentations par l’entremise desquelles les acteur·rice·s accordent une signification à leurs activités et la formation des groupes sociaux. À partir d’une ethnographie menée dans deux banlieues françaises, Truong met en lumière la diversité des trajectoires et des stratégies d’identification dans des environnements sociaux similaires, afin de nuancer certaines thèses proposées par Wacquant sur les rapports entre la structure de classe et les identités ethnoraciales (p. 139-140).

Isabella Clough Marinaro situe les camps italiens réservés aux communautés roms au sein d’une cartographie analytique où se croisent la production de la marginalité, la racisation de la pauvreté et les techniques à travers lesquelles les corps et les activités des groupes déshonorés sont gouvernés sous le néolibéralisme. Marinaro introduit le concept de néo-ghetto afin de mieux prendre en compte les modalités diffuses de confinement et de contrôle des communautés roms dans l’économie et la vie urbaine en Italie. Les néo-ghettos se distinguent entre autres de l’hyperincarcération et de l’hyperghetto tels que Wacquant les a analysés dans ses propres travaux (p. 178-179). Ryan Powell et David Robinson étudient la marginalité urbaine en se concentrant sur l’accès au logement. Les deux auteurs insistent sur la nécessité de dépasser les discours qui expliquent la crise résidentielle au Royaume-Uni par un simple manque de logements ou par une immigration qui serait devenue trop importante (p. 196), en nous invitant plutôt à passer en revue les politiques néolibérales mises en place à partir des années 1980 afin de faciliter la marchandisation du logement social, au détriment des personnes les plus démunies et notamment de celles issues de l’immigration récente, dont 40 % étaient en situation de précarité résidentielle en 2011 dans ce pays (p. 203).

Reuben J. Miller examine l’incarcération de masse en prenant pour objet les dossiers criminels et leurs rapports avec les institutions dédiées au soin. Il soutient que ces institutions (le travail social, les organismes communautaires, mais aussi les éducateur·rice·s, les programmes de réintégration, etc.) tendent de plus en plus à fonctionner selon une logique coercitive à cause des lois très sévères qui, depuis les années 1980, encadrent les personnes détenant un dossier criminel aux États-Unis. De plus, ces lois rendent les organismes qui fournissent des soins responsables des faits et gestes illégaux de leurs usager·ère·s, ce qui entraîne ces mêmes organismes dans un processus de « dévolution carcérale » (p. 223-224). Ian Cummins analyse pour sa part l’impact des politiques néolibérales sur les manières de pratiquer le travail social au Royaume-Uni. Il constate que ces mesures ont encouragé l’adoption d’une approche disciplinaire, axée sur une culture de travail managériale et renforcée par la rareté des ressources disponibles, qui mène plusieurs usager·ère·s des services sociaux à développer une opinion négative des travailleur·euse·s sociaux·ales, qui sont alors perçu·e·s comme des figures répressives plutôt que des personnes cherchant à les aider (p. 241-242).

Le chapitre de Gaja Maestri, inspiré d’une étude de terrain réalisée en 2013, attire notre regard sur le rôle du milieu associatif dans la marginalisation des communautés roms en Italie. Depuis les années 1990, les membres de différentes organisations (des partis politiques, des associations de défense des droits, des groupes religieux, etc.) adoptent des discours et des pratiques à connotation néolibérale, qui ont pour effet de perpétuer la ségrégation des communautés roms (p. 265). De plus, l’accent mis dans ces discours et ces pratiques sur les responsabilités plutôt que sur les droits de ces mêmes communautés risque de légitimer le retrait de la provision publique pour des services de base tels que la santé et l’éducation (p. 272). Chris Herring se penche sur la question de l’itinérance, et plus précisément sur la relation entre les centres d’hébergement temporaire et la rue, qui constituent ensemble un « complexe sociospatial dédié à la gestion des sans-logis » (p. 282 ; notre traduction). Herring met en lumière le fait que les centres d’hébergement temporaire à San Francisco permettent de retirer des rues plusieurs personnes en situation d’itinérance, ce qui correspond aux attentes des commerces et des résident·e·s plus nanti·e·s, tout en offrant un prétexte pour réprimer les personnes en situation d’itinérance qui, pour différentes raisons, préfèrent demeurer dans la rue plutôt que dans les centres (p. 300-301). Wacquant partage en conclusion des réflexions sur les propositions mises de l’avant par les auteur·rice·s, en prêtant notamment attention aux croisements entre l’expansion de l’État pénal au cours des quatre dernières décennies, l’évolution des politiques sociales sous le néolibéralisme avancé et la criminalisation du précariat dans les villes contemporaines (p. 320-321).

Cet ouvrage édité par John Flint et Ryan Powell offre une introduction stimulante aux travaux de Wacquant, ainsi qu’à plusieurs recherches qui dialoguent avec ces mêmes travaux. Il sera intéressant d’observer dans les prochaines années comment les mobilisations internationales pour le définancement des forces policières après la mort de George Floyd, un homme afro-américain décédé tragiquement lors d’une arrestation en mai 2020, seront intégrées aux recherches portant sur les inégalités urbaines et la gestion punitive des problèmes sociaux au XXIe siècle.