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Jardim Gramacho est un quartier situé au nord-est de l’État de Rio de Janeiro, qui a accueilli entre 1978 et 2012 l’un des plus vastes dépotoirs au monde. Environ 70 millions de tonnes de déchets ont été déversés dans cette décharge durant ces 34 années, dont la grande majorité provenait de la ville de Rio de Janeiro (p. 18). En se basant sur un travail de terrain réalisé entre 2005 et 2012, l’ouvrage de l’anthropologue Kathleen M. Millar offre à la fois une riche description ethnographique des activités menées par les catadores – des personnes qui collectent des matières recyclables dans des décharges brésiliennes pour ensuite les vendre – et une analyse tranchante de plusieurs propositions courantes en sciences sociales sur des enjeux tels que la précarité, le travail et l’économie.
Millar commence son étude en critiquant le concept d’humanité surnuméraire, qui est souvent utilisé en anthropologie et en sociologie pour désigner les personnes dont le travail n’est pas nécessaire à la reproduction du capital et qui ne disposent pas de protections sociales garanties par un État. Millar souligne que son terrain avec les catadores de Jardim Gramacho lui a permis de découvrir un monde social qui n’était pas régi strictement par la rareté et la survie, et auquel prenaient part de nombreuses personnes qui ne pouvaient pas être définies sommairement comme des êtres superflus (p. 4). Les femmes et les hommes qui collectaient des matières recyclables dans cette décharge menaient une vie marquée par la précarité et l’urgence, mais il·elle·s y développaient aussi des projets et des complicités, des savoir-faire et des stratégies. Ces personnes avaient des motivations pour travailler, et parfois vivre, dans la décharge qui ne relevaient pas d’un simple manque de ressources ou de droits. Surtout, elles trouvaient dans la collecte de matières recyclables une manière de vivre en dehors du salariat, ce qui leur permettait de mieux affronter les défis du quotidien tout en s’acquittant de leurs différentes obligations à l’endroit de leurs proches.
Le premier chapitre prête attention aux rapports que les catadores entretenaient avec la décharge, en se concentrant plus particulièrement sur l’arrivée à Jardim Gramacho. Millar affirme que cette arrivée n’était pas un événement isolé, qui coïnciderait avec la première journée de travail d’une personne dans la décharge, mais plutôt un processus qui menait éventuellement cette même personne à réfléchir et à agir comme un·e catador·a, en apprenant comment trier et départager rapidement les déchets récupérables et ceux qui ne le sont pas, comment reconnaître au toucher différents types de plastique, de papier, de carton, de métal ou de caoutchouc, et ainsi de suite (p. 59). Ce chapitre nous indique aussi que la relation des catadores à la décharge était ambivalente plutôt qu’entièrement négative, Jardim Gramacho étant conçu à la fois comme un espace où se créaient de nouvelles formes de vie et un lieu renfermant des traces de mort (p. 61).
Le deuxième chapitre souligne que le travail dans la décharge assurait aux catadores une possibilité de développer ce que Millar appelle une autonomie relationnelle. La collecte de matières recyclables permettait effectivement aux catadores de contrôler leur horaire, de travailler autant qu’il·elle·s le désiraient tout en pouvant cesser de travailler pour des périodes plus ou moins longues au besoin. Les activités menées par les catadores à Jardim Gramacho pouvaient ainsi s’ajuster aux urgences du quotidien, ce qui s’avérait particulièrement utile dans un contexte marqué par la pauvreté et la violence, tout en facilitant l’entretien des relations sociales à l’extérieur du travail (p. 89-90).
Le troisième chapitre se concentre sur les manières dont les catadores dépensaient les revenus qu’il·elle·s obtenaient avec la collecte de matières recyclables sur la décharge. Millar souligne que la difficulté des catadores à épargner leurs revenus était associée à leurs efforts pour construire des projets de vie et aux obligations qui les liaient à différentes personnes dans leurs réseaux (p. 109). Ce chapitre précise également que Jardim Gramacho constituait, pour des personnes désignées sous le terme de moradores, un refuge dans lequel elles pouvaient mieux vivre avec leur dépendance à certaines drogues, en comptant sur le soutien d’une communauté dans la décharge et l’accès à une source de revenus fiable et rapide (p. 114-115).
Le quatrième chapitre offre pour sa part une critique des conceptions trop rigides de l’économie, et plus particulièrement de la dichotomie entre les économies dites « formelles » et celles qui seraient plutôt « informelles ». Millar propose de remplacer cette dichotomie par le concept de plasticité, qui met davantage l’accent sur l’interaction entre différentes formes d’activité économique (p. 137). Cette invitation à élargir notre définition de ce qui constitue une activité productive, afin notamment d’éviter une marginalisation ou une invisibilisation de certaines formes de travail, rappelle à certains égards les études de Dorothy Smith en ethnographie institutionnelle et les recherches féministes sur la reproduction sociale.
Le cinquième chapitre analyse le travail mené par des catadores depuis le début des années 2000 pour fonder une coopérative, l’Associação dos Catadores do Aterro Metropolitano de Jardim Gramacho (ACAMJG), ainsi que les tensions qui ont entouré cette initiative. Bien que l’ACAMJG ait été créée pour améliorer les conditions de travail et de vie des catadores dans la décharge de Jardim Gramacho, les pressions concurrentielles sur le marché des matières recyclables l’ont obligée à fonctionner, dans une large mesure, comme une entreprise capitaliste (p. 165-166), ce qui a mené plusieurs catadores à favoriser des stratégies d’organisation collective à la fois plus éphémères et moins contraignantes (p. 170-171).
La conclusion du livre illustre finalement les différentes manières dont la fermeture de la décharge en 2012 a déstructuré les formes de travail et de vie qui s’y étaient développées : plusieurs catadores n’ont pas trouvé une autre source de revenus leur permettant de maintenir leur autonomie relationnelle, l’ACAMJG fait face à des difficultés et des moradores ont perdu la vie après que leur réseau de soutien ait été privé de leur principal lieu de rassemblement, parmi bien d’autres exemples (p. 184-185).
L’étude de Millar constitue une référence utile à plusieurs égards. Elle nous aide d’abord à repenser la précarité et à examiner plus finement les manières dont les acteur·rice·s s’adaptent à des conditions de travail qui ne correspondent pas aux paramètres couramment associés au salariat, tout en créant des formes et en conférant des significations aux activités qu’il·elle·s mènent. Une telle approche peut alimenter nos réflexions dans d’autres domaines, par exemple l’industrie de la construction, où les travailleur·euse·s doivent souvent conjuguer avec des contrats de travail de courte durée, qui peuvent être interrompus selon les besoins des chantiers.
Plusieurs analyses des favelas, des déchets, des « économies informelles » et de l’action collective tendent à imposer une seule manière de donner une forme à une activité particulière, tout en privant certains acteur·rice·s de leur capacité à produire leurs propres formes et leurs propres ordres. Reclaiming the Discarded : Life and Labor on Rio’s Garbage Dump de Kathleen M. Millar offre une critique féconde de ces analyses, puisque le travail des catadores vise précisément à donner une forme à des déchets, à redonner une valeur d’usage à ce qui semblait voué à l’abandon. Plus largement, cette étude rappelle l’importance de parvenir à un équilibre entre, d’une part, la mise en lumière des violences structurelles auxquelles différentes personnes et communautés font face et, d’autre part, la compréhension et la reconnaissance de ce que ces mêmes personnes et communautés produisent, par leurs activités et leurs projets, en termes de valeurs, de relations, de subjectivités et de mondes sociaux. Un tel équilibre permet d’analyser les conditions qui mènent actuellement à différentes formes de souffrance sociale tout en soulignant la créativité de ceux·elles qui doivent conjuguer avec ces mêmes conditions.